"Un violent désir de bonheur" (2018) de Clément Schneider

La marche de la révolution à la marge

Un petit chemin de campagne menant sur des hauteurs ensoleillées. Deux hommes s’y rencontrent par la jonction linguistique d’un patois méditerranéen si peu entendu dans le cinéma français, le royasque. Ce mélange dialectal entre l’occitan et le ligure est encore parlé dans la vallée alpine de la Roya, ce fleuve côtier qui relie le col de Tende dans le département des Alpes-Maritimes et la cité ligurienne de Vintimille en Italie. On se croirait d’abord dans une variante orientale des fantaisies occitanes guiraudiennes dont le terrain préféré se trouve davantage dans les Grands Causses du sud du Massif central. On se trouve dans les faits dans la France révolutionnaire de 1792, mais en périphérie, du côté de Saorge qui est en effet une cité médiévale très éloignée de l’épicentre parisien, dans ces marges rurales où la condition paysanne est lourdement assujettie aux impôts des baronnies locales, l’âme soulagée par les représentants d’un monachisme guère mieux lotis. La marche de la révolution filmée à la marge serait une belle piste en effet pour substituer à une représentation didactique d’un grand récit national une esthétique du fait révolutionnaire, sensible aux changements quasi-imperceptibles du paysage subjectif.

 

 

Il n’en faudrait pas davantage alors pour se féliciter d’avoir affaire avec Un violent désir de bonheur à l’idéal contrechamp du Peuple et son roi (2018) de Pierre Schoeller sorti il y a tout juste quelques mois. La grande fresque républicaine, avec son lourd cortège de vedettes et son budget avoisinant les 20 million d’euros, engonçait la geste révolutionnaire dans une manière si fardée et ampoulée que ses riches enluminures en contredisaient l’esprit supposément égalitaire. Comment prendre un seul instant au sérieux en effet un film dont le discrédit consiste à être si inégalitaire dans son régime de figuration, avec sa pléiade aristocratique d’acteurs connus dominant le premier plan et la foultitude de ses figurants relégués à l’arrière-plan, tout en plaidant mais au seul niveau de son récit pour l’égalité politique entre représentants parlementaires et citoyens engagés dans les luttes ? En face, on trouverait du coup le second long-métrage de Clément Schneider (Études pour un paysage amoureux tourné en 2013 reste encore inédit), autrement moins tapageur, avec sa petite troupe d’acteurs bien moins connus (sa seule vedette en serait le jeune Quentin Dolmaire, découvert par Arnaud Desplechin à l’époque de Trois souvenirs de ma jeunesse en 2015), le choix de situer l’action de son récit dans les environs de Saorge, son format « carré » 1,33:1, sa durée ne dépassant pas les 80 minutes.

 

 

Autant de marques de discrétion accréditeraient l’idée que l’on est loin en effet du « son et lumière » de Pierre Schoeller, plus proche alors de ces films français qui, le plus souvent en faisant de nécessité vertu, bricolent avec peu des rapports de contrebande entre les signes matériels de la reconstitution historique et l’air du présent à l’instar de La France (2007) de Serge Bozon et Les Chants de Mandrin (2011) de Rabah Ameur-Zaïmeche.

 

 

De l’incorporation à l’incarnation

 

 

Les citations littéraires glissées ici et là (le marquis de Sade, Ernst Bloch et Jacques Lacarrière côtoient Eric Hazan et le Comité invisible), ainsi que les moments musicaux offerts à The Last Poets, Patti Smith et Marianne Faithfull convergent pour témoigner que la question révolutionnaire est rien moins que contemporaine. Et qu’elle ne se résout pas au cinéma dans l’amidon des reconstitutions mais par des agencements dont la modernité continuée consiste à jouer avec la polarisation habituelle de l’actuel et l’inactuel. Un violent désir de bonheur est donc un film moderne parce qu’il pense la révolution de manière contemporaine. D’abord sur le mode molaire d’une incorporation brutalement subie (tous les biens du clergé sont réquisitionnés par l’armée des citoyens pour construire la nation révolutionnaire, à l’instar du petit couvent cistercien où vit le moinillon Gabriel). Ensuite sur le mode plus moléculaire de l’incarnation mystérieusement déployée (Gabriel accepte de porter l’habit révolutionnaire et se fait désormais appeler François mais il décide cependant de ne pas partir avec la troupe et de rester dans le couvent déserté pour y achever notamment la récolte des olives). Faire de nécessité vertu serait alors un programme au fond partagé par Clément Schneider et Gabriel-François (la vertu nécessaire se dit souvent modestie). Le premier qui tire de son économie restreinte l’air nécessaire pour souffler la ritournelle de la révolution contemporaine, le second qui tire de l’événement révolutionnaire s’imposant à lui la possibilité de faire composer en lui l’ancien avec le nouveau.

 

 

Mais là où Un peuple et son roi brosse à gros traits ses ambitieux tableaux jusqu’à se vautrer dans de piteuses manières spectaculaires, Un violent désir de bonheur est paradoxalement victime de la petitesse de ses moyens, sa discrétion en bandoulière mais en deçà de l’ambition visée par un titre qui, malgré son origine trouvée dans La Plus belle aventure du monde de Jacques Lacarrière, lorgnerait aussi du côté de Saint-Just. Bien sûr que son moine-soldat est beau qui, sans bruit, invente une nouvelle disposition subjective appariant l’intégration nationale et la fidélité à la croyance religieuse (et fait merveille la voix enrouée de Quentin Dolmaire, qui fait entendre à la fois les hésitations de l’acteur, les atermoiements de son personnage et la mue qu’il est alors en train d’accomplir). Bien sûr qu’est belle son esclave affranchie, une femme d’origine subsaharienne appelée Marianne qui figure à la fois l’émancipation féminine identifiée aux combats d’Olympe de Gouge et l’avenir noir, africain-caribéen de la révolution du côté d’Haïti (et des Last Poets). Mais l’union sexuelle des nouveaux amants génésiaques qui sont des nouveaux-nés édéniques est un topos, sinon un cliché qui risque de rabattre la novation révolutionnaire sur les impasses de la culture libertaire et hédoniste des années 1970.

 

 

La créolité du couple des nouveaux commencements est évidemment raccord avec l’impureté universelle de l’événement révolutionnaire, moins peut-être la réduction préférentielle de la question politique sur ses seuls versants raciaux et sexuels. Aussi bien intentionnée soit-elle, la décollectivisation de la révolution sous couvert du « miracle cistercien » vanté par Jacques Lacarrière induit aussi sa dépolitisation. Si le peuple demeure l’affaire nécessaire des révolutions, il manque encore de figurer dans le paysage des films de fiction, pauvres ou riches, qui en partagent malgré tout le beau souci.

 

 

P.S. : La vallée de la Roya est le théâtre en plein air de Un violent désir de bonheur. Cédric Herrou y habite en vivant de la production d'huile d'olive. Depuis 2015, il apporte de l'aide aux migrants, souvent d'origine soudanaise ou érythréenne, qui souhaitent passer entre l'Italie et la France. Arrêté une première fois en août 2016, il l'est à nouveau en octobre puis en janvier 2017, poursuivi notamment pour délit de solidarité. Le jeune agriculteur gagne auprès du Conseil constitutionnel en juillet 2018, puis est partiellement relaxé en décembre dernier. L'hospitalité inconditionnelle offerte à l'autre qui vient dans sa nudité, indépendamment de sa nationalité et assumée dans le risque de rompre avec la loi, est une décision éthique qui appartient aux sujets engagés à savoir en effet que le bonheur est non seulement une idée neuve mais aussi révolutionnaire.

 

 

Le 5 janvier 2019


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