"Toy Story 4" (2019) de Josh Cooley

Le temps des adieux

Avec Toy Story, l'industrie du jouet s'est offert un puissant supplément d'âme. Il est certain que la fantasmagorie des marchandises ludiques aura ainsi bénéficié du plus innovant des écrins publicitaires avec un premier long-métrage intégralement réalisé en images de synthèse consacrant le génie technique et informatique des studios Pixar. Il est non moins vrai que la franchise qui compte aujourd'hui quatre films tournés sur près d'un quart de siècle, les deux premiers par John Lasseter (qui est le directeur artistique à la fois pour Pixar et Walt Disney) et les deux suivants par Lee Unkrick et Josh Cooley, a réussi le tour de force de renverser la perspective en donnant aux jouets la consistance imaginaire que nous oublions leur avoir prêtée une fois devenus adultes. Moyennant quoi, le puérilisme structurellement associé à l'industrie du jouet misant sur l'exploitation de nos pulsions infantiles cède la place à la relève d'une enfance dont certains mystères apparaîtraient rétrospectivement constituants d'avoir été ainsi éclaircis.

 

 

Ainsi, l'oubli systématique par les enfants des jouets qu'ils laissent çà et là traîner a enfin obtenu une réponse à la hauteur d'un mystère bien réel mais que l'on avait peut-être oublié : les jouets sont dotés d'une autonomie relative, ils sont animés d'une vie inorganique qui résulte à la fois matériellement et spirituellement de la puissance troublante des jeux de l'inconscient. Et leur personnalité propre n'advient alors qu'au carrefour d'une production sérielle industrielle, d'un archétype ludique et d'une énergie psychique s'accumulant dans la pratique variée et la manipulation répétée d'objets. Le cinéma d'animation se présente ainsi comme l'espace privilégié pour expérimenter l'énigme réitérée d'une spiritualisation de l'inerte. L'esprit ne cesse en effet de se jouer des tours à lui-même par l'intermédiaire dialectique des jouets, ces objets contradictoires où l'imaginaire enfantin comme aire propice à l'invention et la création, la récréation se comprenant comme une recréation, le dispute aux dispositifs mercantiles et infantiles de capture technique de l'imagination.

 

 

L'aire intermédiaire du cinéma d'animation

 

 

L'enfance consisterait ainsi dans la relève à venir des aliénations enfantines, à la double épreuve de l'infantilisme et du puérilisme. L'enfance est ce trésor qui doit être sauvé des appauvrissements puérils ou infantiles et c'est ce à quoi s'emploierait Pixar en convenant seulement que le supplément d'âme offert aux grandes marques de jouet (et aux produits dérivés, jouets, jeux vidéos et parcs d'attraction manufacturés par Walt Disney) se comprendrait aussi comme un supplément originaire. Comme la « supplémentarité » cher à Jacques Derrida qui reconnaît à l'origine une différence, c'est-à-dire un supplément de supplément, aucun contenu déterminé, autrement dit le propre toujours déjà disloqué dans l'impropre. Les aliénations dialectisant l'enfantin par l'infantile se racontent avec la tétralogie Toy Story, qui se figure d'emblée dans le jouet croyant qu'il est un héros de science-fiction (c'est l'histoire de Buzz l'éclair dans le premier épisode, dont le désenchantement est une désublimation pragmatiquement compensée par le pouvoir performatif des prophéties autoréalisatrices). En se figurant ensuite dans l'autre jouet qui croit se racheter une singularité en intégrant l'étagère des objets de collection richement monnayés (c'est dans le deuxième épisode de la série le cow-boy Woody, dont en passant on ne dira jamais assez qu'il est d'entrée de jeu significativement dépossédé du revolver comme attribut circonstancié).

 

 

Le jouet s'oubliant tel ou rêvant d'une rédemption par la collection représente les moments où l'esprit s'aliène et s'émancipe en s'éprouvant dans la dialectique objective-subjective confrontant le déni d'une réification sérialisée (l'enfant qui fabule au risque de la faille psychotique) avec la restauration de l'aura de l'unique (l'adulte devenu collectionneur au risque du cynisme). La singularisation n'est donc pas l'affaire strict des jouets mais des aventures qu'ils vivent dans le dos des enfants mais dont l'inconscient constitue cependant l'énergie motrice. Le jouet apparaît ainsi comme l'étrange énigme de l'esprit s'aliénant pour se dépasser, de l'inconscient matérialisé, cette aire intermédiaire (ou « l'espace potentiel » pour Donald Winnicott) comme l'est le cinéma d'animation où s'affrontent et coagulent de manière instable pulsions infantiles, puérilisme industriel et imagination enfantine. C'est ainsi que, pour reprendre une distinction avancée par Donald Winnicott, le « game » nommant le jeu organisé peut laisser place aux inventions anarchiques du « playing » dont les jouets sont les jouets, animés par une force qui les dépasse et qui s'origine dans la part inconsciente et machinique de l'enfant. L'enfance se conçoit désormais comme la relève consciente mais après coup de la part inconsciente active chez les enfants engagés dans le jeu et leurs jouets, ces enfants que les adultes ont été mais qu'ils ne sont plus désormais.

 

 

L'adieu aux jouets

 

 

Et c'est alors que peut advenir un sommet d'émotion avec le finale sublime de Toy Story 3. Dix ans séparent le deuxième épisode du troisième et cette décennie est narrativement assumée, au fondement d'un moment décisif, d'un rite d'institution qui est celui d'imprévisibles adieux. Le temps a passé en effet, Andy n'est plus un enfant mais désormais un étudiant sur le point de partir à l'université et; laissant sa place à sa sœur cadette, il doit se séparer de ses jouets. Mais l'adolescent en train de sortir de l'adolescence rechigne symptomatiquement à la tâche, tandis que ses jouets se retrouvent par toute une série de hasards projetés entre Charybde (la garderie d'enfants brutaux où règne le tyran qui sent la fraise, l'ours en peluche farci de ressentiment Lotso sacrifiant les nouveaux arrivants) et Scylla (la série poubelle-broyeur-incinérateur). Jamais Woody, Buzz et leurs amis n'ont été aussi proches du statut d'objet mis au rebut, de la condition de déchet bon pour la casse, cette hantise de tout l'univers Pixar que tentent héroïquement de conjurer parmi les meilleurs films produits par les studios, à l'instar de WALL-E d'Andrew Stanton (2008) et Inside-Out – Vice-versa de Pete Docter (2015).

 

 

À la fin, Andy retrouve ses jouets mais préfère les donner à la petite Bonnie. Voilà pourquoi le garçon hésitait à s'en débarrasser. Parce qu'il n'avait pas dit adieu aux jouets qui avaient égayé son enfance. L'adieu s'impose alors dans toute sa nécessité, non pas pour jouer le jeu faussé des marchandises mais pour saluer les jouets passés du stade de supports comptables de valeurs d'échange commerciales à celui de gardiens secrets de valeurs d'usage inestimable. Le seul échange recevable est alors le don d'un enfant à un autre enfant et ce don induit en conséquence le contre-don, celui de l'enfance pour l'enfant qui n'est plus. L'adieu aux jouets est ce moment privilégié, ce rite d'institution en effet où un enfant disparaît comme un visage dessiné sur le sable, pour que se lève à l'horizon l'aurore de l'enfance illuminant le deuil de l'enfant que l'adulte n'est plus dorénavant.

 

 

L'adieu des jouets

 

 

Avec l'enfance, le deuil de l'enfant a bel et bien commencé et il sera interminable en déterminant secrètement toute la vie de l'adulte et une part décisive de son sens. Ce deuil offert par la fin si belle de Toy Story 3, aussi émouvante qu'est bouleversante le sacrifice de l'ami imaginaire dans Vice-versa afin de sauver Riley de ses propres pulsions régressives et infantiles, ne pouvait pas ne pas serrer le cœur de tous les adultes qui tiennent à leur enfance comme la part la plus précieuse. Mais qui regrettent pourtant de ne pas avoir su ou pu trouver l'occasion de célébrer comme il se doit les adieux aux créatures inorganiques, mortes et vivantes, ayant longtemps personnifié le gardiennage inconscient de ses puissances imaginaires. Neuf années séparent Toy Story 3 de Toy Story 4 et le temps des adieux a trouvé à revenir pour se renouveler. Si le film de Josh Cooley ne soulève pas autant d'émotions que celui de Lee Unkrich, il se montre cependant le plus virtuose narrativement, le plus riche en rebondissements, avec une virtuose triangulation des sites de l'action, entre le camping-car de la famille de Bonnie, un magasin d'antiquités et un parc d'attractions foraines. Le film qui bénéficie des derniers perfectionnements numériques est d'une enivrante densité, qui ne se réduit pas à l'ajout de nouveaux joujoux (Keanu Reeves comme voix de Duke Caboom, Keegan-Michael Key et Jordan Peele dans les rôles gémellaires des peluches fluo Ducky et Bunny). On y repère entre autres un beau repentir (le nouveau venu Fourchette incarne la relève du motif baudelairien du joujou, mésestimé dans le premier Toy Story avec les créations frankensteiniennes de l'infernal gamin prénommé Sid), l'insistance du devenir-déchet comme hantise (Fourchette met du temps à être convaincu par Woody qu'il est un jouet et non un rebut destiné à la poubelle), ainsi qu'une propension générale à la générosité et l'empathie (c'est en effet le premier film de la tétralogie où aucun personnage n'est exclu, aucun rabattu sur sa méchanceté comme Sid ou son ressentiment comme Stinky Pete dans le deuxième film ou Lotso dans le troisième).

 

 

La triangulation magnétique des trois sites autorise de ramasser toute une problématique, les jouets tiraillés entre la farandole marchande (avec son côté science-fiction) et la collection d'antiquités (et son côté westernien), tout en introduisant plus fermement qu'avant une féminisation ad hoc de la figuration de l'action (la bergère Bo Peep l'emporte largement sur Woody et Buzz). Surtout, au-delà du fascinant réalisme résultant du régime dominant de la mimesis, Toy Story 4 se distingue de ses prédécesseurs en raison de deux nouveaux motifs, d'une importance fondamentale. C'est d'abord le désir des jouets, personnifié par la bergère avant d'être rejoint par Woody, de rester ensemble entre eux en constituant ainsi une micro-société utopique et alternative qui, sous les fondations de la fête foraine, s'est relativement soustraite du devoir d'agrémenter l'existence des enfants (les enfants tristes et les jouets abandonnés peuvent en se rencontrant se soulager réciproquement de leurs souffrances, d'autres jouets s'en chargent tout en persévérant comme sujets sans maîtres). C'est ensuite la question même du génie dont la ritournelle ne cesse pas ici de rebondir comme les mélodies tricotées par Randy Newman, entre la petite voix intérieure de Woody et la boîte vocale cassée de la poupée Gabby Gabby qui en vole le mécanisme à ce dernier en passant par le complot des jouets qui se substituent au GPS afin de ramener le camping-car parental à la fête.

 

 

L'art des jouets, ces lares

 

 

D'un côté, il y a des jouets qui sortent de leur minorité en s'émancipant du maître enfantin et l'inconscient plonge alors des rêves d'émancipation qui appartiennent à la mémoire de l'humanité. De l'autre, l'indépendance et la majorité sont des désirs soumis à l'exigence démonique d'une petite voix dont les jouets sont à la fois les réceptacles, les gardiens et les relais (et les voix des doubleurs en réitèrent symboliquement l'opération esthétique dans cette aire intermédiaire de l'imagination qu'est aussi le cinéma d'animation). L'antique daïmôn socratique a donc pour double incarnation le jouet et son double animé, le fétiche marchand compris comme un équivalent contemporain des non moins antiques Lares, ces Genii loci ou divinité domestiques héritées des Étrusques par les Romains. Et le génie du dernier Toy Story consiste alors à prendre au mot l'idée même d'être le dernier film en retournant à l'occasion d'une ultime virevolte perspectiviste la question des adieux, cette fois-ci assumée du côté des jouets.

 

 

L'adieu était hier l'affaire de l'enfant disparaissant dans l'adulte et la relève de l'enfance qui lui donne son sens. Elle est dorénavant celle des jouets qui ne disent pas moins adieux aux enfants mais aussi pour s'en libérer. L'émancipation peut être une antiquité rangée sur les étagères de poussiéreuses collections ou bien elle peut être un jeu, une fête. Dans l'inconscient des enfants qui jouent, se loge la petite voix du démon, celui de nos désirs d'émancipation pour les adultes qui n'ont pas renoncé à leur enfance.

 

 

2 juillet 2019


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