Demande à ton ombre - seconde version (2016) de Lamine Ammar-Khodja

Un chouette zouave

Avant de considérer la moisson de Demande à ton ombre, projeté au FID de Marseille où il a gagné le Grand Prix du Premier Film lors de l’édition 2012, revient à la mémoire la citation du poème État de siège (2002) de Mahmoud Darwich dont un fragment sera cité à comparaître dans le film suivant, intitulé Chroniques équivoques (2013) : « Ce siège durera jusqu'à ce que l'assiégeant, / Comme l'assiégé, réalise que l'ennui / Est l'un des attributs de l'Homme ». À l'inverse d'une comparution immédiate rabattant le temps long de l'instruction judiciaire sur le temps court des instructions policières, la comparution différée d'une citation creuse depuis la discordance des lieux et des temps la veine d'un « être-en-commun » dont, pour Jean-Luc Nancy et Jean-Christophe Bailly, la comparution nomme philosophiquement le fait (cf. La Comparution, Christian Bourgois Éditeur, 2007 [1991 pour la première édition]).

 

 

Cet « être-en-commun » peut se dire encore ennui dès lors qu'il manifeste dans les intervalles de la guerre l'inessentiel renfrognement de la mentalité obsidionale : « La paix, deux ennemis qui rêvent chacun / De bâiller sur les trottoirs de l'ennui » ainsi que l'écrit encore le poète palestinien. L'être comme être-en-commun, la paix comme ennui-en-commun. L'ennui comme être (au sens d’une modalité ontologique de l'être) vaut mieux que l'ennui comme avoir (au sens d'avoir des ennuis).

 

 

Les ennuis

(l'ennui comme être et avoir des ennuis)

 

 

Incontestablement, Lamine Ammar-Khodja s'ennuie, un carré blanc de Kasimir Malevitch au-dessus de la tête (c'est un éclat de lumière perçant l'ombre, un beau hasard du sensible qui soutient le vide d'une image pensive (pour citer Jacques Rancière), autrement dit suspensive, suspendue à la possibilité de pensée et d'enchaîner la réflexion). Le garçon tourne en rond dans sa chambre noire et blanche, cette zone atopique où se brouillent les frontières parisiennes-algéroises (en gros, entre le Trocadéro et El-Biar avec en bonus un saut de puce à Tunis), sans pouvoir marcher droit et tendre ainsi le fil de sa pensée. L'ennui trahirait ici un réel désœuvrement, comme un lit de convalescent, d'un côté bordé par Cahier d'un retour au pays natal (1939) d'Aimé Césaire et de l'autre par La Chute (1956) d'Albert Camus. L'interrogation est littéralement clinique, elle porte, entre les mois de janvier et mars 2011, sur la situation de virtualités politiques qui s'actualisent ailleurs (avec le départ de « Ben Ali Baba » de Tunisie le 14 janvier et de Moubarak d'Égypte le 11 février suivant), tout en s'évertuant à rester seulement virtuelles ici (les émeutes algériennes d'alors n'ont pas réussi à entraîner un changement de régime). Voilà le hiatus qu'il faut penser et qui n'empêche pas d'en rire. C'est un faux-raccord entre différentes formes de contestation (dans l'une d'entre elles on croit reconnaître la réalisatrice Sofia Djama et l'actrice Adila Bendimerad qui alors fréquentaient l'association culturelle Chrysalide), particulièrement le jour du 12 février 2011 où la foule rassemblée s’est séparée et divisée entre les militants d'âge moyen et aux mots d'ordre traditionnels (« les têtes à calvitie ») et l'énergie tumultueuse d'une jeunesse populaire dont les slogans sont plus « métaphysiques » (comme celui de pouvoir fumer gratuitement du shit).

 

 

Lamine Ammar-Khodja (appelons-le encore LAK) s'ennuie tout en ne craignant pas d'avoir des ennuis. Après tout, mieux vaut l'ennui que la désolation face aux comptes-rendus télévisés des émeutes qui les mettent au compte d'une voyoucratie des rues qui a beau jeu d’épargner celle qui sévit à la tête de l'État depuis un demi-siècle. Le « zouave du pont de l'Alma » présent dans l'ouverture ne lui va alors pas si mal au teint. LAK sent bien que l'ennui a pour cousinage étymologique la haine dont on peut être l'objet (l'ennuyeux et l'odieux partagent une même racine en effet) comme il n'ignore pas, à l'enseigne de Vladimir Jankélévitch, que l'ennui nomme cet intervalle angoissant entre l'exigence sérieux du présent et la tension aventureuse de l'avenir. L'ennui, c'est un temps pur et sans contenu qui monte comme la Seine en crue, neutralisé de tout événement. Un « il y a » auquel on s'abandonne par une passivité jamais coupable et plus profonde que l'opposition schématique de l'actif et du passif. Un ennui fondamental qui au fond ressemblerait aux carrés blancs des peintres russes dont l'abstraction révolutionnaire s'appelait alors suprématisme.

 

 

Il y en a pourtant des signes, ces lucioles éparses dont la comparution en forme d'étoilement ou d'archipel attesterait l'existence précaire ou erratique d'un « être-en-commun » malgré tout, certes ontologiquement indépassable mais en Algérie encore en manque de s'instruire politiquement dans une puissance constituante (ou alors il faut aller faire un tour du côté de la placette algéroise de Meissonier, rue Didouche Mourad, site au cœur battant de Bla cinima en 2014). Bel hommage à la créolité intempestive, en passant, à un autre poète martiniquais et contemporain d'Aimé Césaire (même s'ils ne se fréquentaient pas), Édouard Glissant décédé le 3 février 2011 (d'autant que Alger, Al-Djaza'ir en arabe, signifie en français précisément « les îles »). Il y en a pourtant du désir de sortir par le haut (littéralement par le toit de l'immeuble comme dans un film de Jacques Rivette). Par exemple en raccordant une image d'archive d'Albert Camus qui s'amuse à toréer face à un opérateur amateur et celle d'une femme occupée à étendre son linge sur son balcon. Par exemple en mimant de manière burlesque la difficile ouverture de fenêtres (comme Luc Moullet et son Essai d'ouverture de canettes de soda), quand règne l'odeur de renfermé d'un pouvoir d'État synonyme de claustration populaire (d'où que tant de jeunes Algériens brûlent leurs papiers afin de traverser la Méditerranée, qui parlent d'eux en disant qu'ils sont « les derniers sur Terre, sous terre »). Par exemple en égrenant des chansons populaires que relie le fil d'une même appétence à la foirade des allumés Everybody Must Get Stoned » de Bob Dylan) comme à la danse des ombres (« Datni Sekra » de Cheb Khaled).

 

 

Cauchemar blanc, film pornographique

 

 

L'ennui persistera pourtant devant le différé de la comparution politisée, entretenu tantôt par les mornes flux de visibilités médiatiques, tantôt par les manifestants eux-mêmes dont les archives personnelles du cinéaste témoignent qu'ils sont écartelés par un clivage social et générationnel suffisamment poussé (d'un côté les salariés intégrés et de l'autre les jeunes prolétarisés) pour que la contradiction bénéficie davantage in fine à la police qu'elle aide au surgissement de la politique. L'amateur de coq-à-l'âne est un flâneur matérialiste (c’est chez lui comme chez Samuel Fuller l'importance des pieds avec lesquels, pour l’humain que nous sommes ainsi que l'a montré le paléontologue André Leroi-Gourhan, tout a commencé), un chemineau cruciverbiste qui saute d'intensités (basses) en intensités (hautes) tout le long de la ligne de front où les différences sont conflictuelles, vécues comme des contradictions.

 

 

L'ennui, qui n'est pas encore l'état commun des anciens camps antagonistes qui en auraient fini avec l'état de siège, désigne pour le moment encore la pernicieuse diffusion de l'inertie politique expliquant que l'auto-citation du joyeusement caustique ciné-tract de la jeunesse (Le Manifeste des ânes en 2010, qui sépare les bons ânes comme le chanteur Baaziz des mauvais comme les présidents à moustaches qui se sont au pouvoir succédé) revienne ici sous la forme d'un cauchemar d'où l'on ne sortirait pas, même éveillé (un cauchemar blanc comme le carré de Malevitch, un carré blanc comme un ancien symbole télévisuel alertant de la diffusion d'un film pornographique comme ceux que téléchargent de jeunes squatteurs).

 

 

Des animaux, le carnaval après le zoo

(chouette, un cafard, des moutons et des ânes)

 

 

Sauf que l'intoxication ne relève plus seulement de l'histoire passée et de la manière dont l'État s'échine à continuer à la mettre en scène à son profit, donc au détriment de la légitimité populaire dont il se prévaut pourtant, mais du présent lui-même. Un présent divisé cependant, entre la réalité de la crise sociale et économique (l'augmentation du prix des matières de première nécessité pouvait en effet allumer la mèche embrasant la plaine d'un pays peuplé à 70 % d'individus ayant trente ans et moins) et l'irréel d'un rendez-vous populaire politiquement manqué, balayé par les vents contraires du réformisme habituel et ronronnant des vieux intégrés et de l'idéalisme libertaire et brumeux des jeunes prolétarisés. Un présent fourchu comme une langue de serpent qui siffle et bégaie en même temps, en regard duquel LAK, à cheval (à bascule) entre la distance de l'observation en plan large et la prise de position en gros plan, constate un rien fourbu que, tant attendue, l’événement cassant l'histoire algérienne en deux ne viendra pas, empêché par un peuple contrarié par l'intensité de ses différenciations sociales qui sont des contradictions politiques.

 

 

Pas cette fois, pas encore. Ni du côté des sujets filmés avec ses moutons blancs (les manifestants qui traditionnellement manifestent) et noirs (la jeunesse incomprise qui casse) ni du côté du sujet filmant (le zouave coincé dans sa chambre avec sa boîte à meuh ou bien ressassant une lecture de La Ferme des animaux de George Orwell). Pas cette fois-là, en attendant la prochaine fois. Une seconde version de Demande à ton ombre montée en 2016 précise les enjeux en éclaircissant l’analytique du jeu des contradictions (la fracture sociale est générationnelle, elle sépare aussi la jeunesse étudiante de la jeunesse sous-prolétarisée). Huit ans après les faits, le Hirak porté notamment par la vague de « La casa del mouradia » sortie du foyer collectif des supporters de Ouled El-Bahdja prouve rétrospectivement qu'il y a des soubresauts, des hoquets, des à-coups avérant que sans événement, l'histoire toujours se joue soit trop tôt, soit trop tard. Avoir le cul entre deux chaises engage inévitablement le risque d'avoir des ennuis et de se casser la gueule car, si l'on sait éviter Charybde avec une certaine grâce non oublieuse des burlesques primitifs, une rangée de cactus (les spectateurs irrités ?) tiendra alors le rôle de Scylla.

 

 

Tenir son « journal réellement imaginaire », avec son montage fragmentaire, ses métaphores primesautières et ses courts-circuits associatifs, c'est en faire le lieu d'une traversée des intervalles considérée comme une danse des ombres et des solitudes, c'est aussi s'autoriser à alterner dépenses filmiques de plein air (comme dans les films d'Avi Mograbi) et exercices de gym à la maison (comme dans ceux de Nanni Moretti). C'est encore s'appuyer sur la pensée obsédante d'Albert Camus, ce viatique contradictoire à plus d'un titre (la nécessité de dépasser le nihilisme contemporain suppose en effet cette contradiction tragique selon laquelle refuser le monde tel qu'il est se double de l'acceptation de ne pas devoir y échapper). Sans rien céder non plus sur la critique (tramée ici des paroles de Mouloud Feraoun et de Kateb Yacine) quant au positionnement d'un écrivain autrement le cul entre deux chaises (ce sont les clivages existentiels d'Albert Camus face au soulèvement indépendantiste algérien, comme le torero face au taureau).

 

 

C'est encore opposer au cafard comme signe entomologique de la dépression (le cafard qui travaille à geler l'image de LAK faisant sa vaisselle ou cet autre qui le pousse à la traquer à l'angle de ses murs) les clignotements oculaires alternés de la chouette qui, ainsi que l'a prescrit Hegel et comme y aura longtemps songé Chris Marker (et LAK y songe à son tour en s'inspirant des facéties associatives de l'auteur de Chats perchés), en aura bien un jour fini de différer son départ pour s'envoler au crépuscule de l'histoire accomplie. Avoir le cul entre deux chaises risque bien d'entraîner des ennuis pour qui peut apparaître comme un traître (en France LAK est un émigré-immigré, il l'est aussi même si différemment en Algérie). Mais l'ennui propice à la passivité, et la pensivité préférée aux enchaînements réflexes de l'opinion, engage contre les tristesses du zoo, de la télé et des bêtes encagées une danse comme un feu de joie (la presse nationale y passe, même la plus progressiste), une corrida tout à la fois irénique, comique et mélancolique. Au zoo où crèvent les bêtes à la ferme des animaux en allégorie d'un présent totalitaire, préférons leur carnaval où se mêlent cafards et pétards, cheval à bascule et langue de serpent, moutons et ânes. Et celui qui constate qu'en temps de révolte l'ironie change de camp, tenté à son tour d'ironiser, est un zouave qui ne dépareille pas en semblable compagnie (cette fois c'est à Elia Suleiman que l'on pensera).

 

 

Le bonheur

(et l'abîme sur quoi son image se fonde)

 

 

Jusqu'alors, les yeux du pouvoir veillaient à ce que rien n'ait lieu sinon le lieu même d'une circulation policière obligeant à ce qu'il n'y ait rien à voir (dans l'inspiration littéraire de Bret Easton Ellis imprimant une vieille cassette de 2003, cela s'exprime ainsi : Alger moins que zéro). De tels yeux scrutent aussi toute tentative de faire des images en excès à la tambouille des médias consensuels (l'intrusion réitérée comme dans Chroniques équivoques d'hommes demandant d'arrêter de filmer pendant une représentation spontanée dans les ruines romaines de Tipaza de la pièce de Mustapha Benfodil, Les Borgnes ou le colonialisme intérieur brut, démontre certes de manière réactive et symptomatique la puissance réellement subversive de l'acte d'en faire). En même temps, certains des gardiens zélés du zoo de la Loi entendent exceptionnellement aussi, et avec un humour certain, qu'ils faillent par intermittence lui en fermer l'un des deux (la chouette, encore). Au pays des aveugles, les borgnes et cætera.

 

 

Dans l'intermittence palpébrale de clignements dignes de nos amis plumés et strigidés, entre police et politique, entre État et société civile, entre autocratie et démocratie, entre classes moyennes déstabilisées et jeunesse prolétarisée, entre population intégrée et peuple des parias, des sans-noms et des voyous, mais aussi entre documentaire et fiction, entre prose et poésie, entre archivage médiatique et poétique de cinéma (mais aussi entre un gaz hilarant et un sac en plastique qui vole au vent), brille en diagonale la lumière faible de Demande à ton ombre. De fait, son auteur n'est pas en manque de ressources (la matière de ses archives filmées remontant à plus de dix ans est susceptible d'un interminable travail de montage-démontage-remontage). C'est qu'il persévère dans l'ennui plus fort que tous les ennuis, comme modalité existentielle d'observation privilégiée d'un être-en-commun à faire à pieds, à portée de mains (la camaraderie des squatteurs, l'amitié d'une troupe de théâtre, les foules séparées à deux doigts de se rejoindre, l'humour préféré à l'arrachée à toute ironie).

 

 

De fait aussi, le film de LAK (et tout particulièrement sa seconde version), parce qu'il passe avec bonheur du coq-à-l'âne pour substituer à la ferme totalitaire des animaux son carnaval libertaire, témoigne dans une angoisse mêlée de joie que « Oui, l'image est bonheur, mais près d'elle le néant séjourne, à sa limite il apparaît, et toute la puissance de l'image, tirée de l'abîme en quoi elle se fonde, ne peut s'exprimer qu'en lui faisant appel. » (Maurice Blanchot, L'Amitié, éd. Gallimard, 1971, p. 50-51).

 

 

9 octobre 2019


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