État commun – conversation potentielle (1) d'Eyal Sivan (2012)

D'un commun accord

 

A l'occasion d'une conférence portant en mars 2009 à Londres sur « l'idée du communisme » à l'initiative d'Alain Badiou et Slavoj Zizek, Jean-Luc Nancy a insisté sur le noyau du concept de communisme, son cœur battant plutôt que sa racine, son fondement : le « commun ». Cette insistance, marquée chez lui depuis La Communauté désœuvrée (éd. Christian Bourgois, 1986) dans une discussion nouant les apports spécifiques de Maurice Blanchot et Georges Bataille comme de Martin Heidegger et Emmanuel Levinas, est probablement la marque d'une persistance de la question du commun comme tâche philosophique tout autant que comme urgence politique, par-delà la faillite même tant du communisme étatisé que du nationalisme exclusif propre à ce que Toni Negri a un jour appelé cette « merde d'État-nation ». Cette insistance comme persistance au nom de laquelle Jean-Luc Nancy écrit donc que « Commun désigne l'ouverture de l'espace entre étants (ou choses) et la possibilité indéfinie, peut-être infinie que cet espace s'ouvre et se rouvre lui-même tout autant qu'il change et se modalise lui-même, qu'il se clôt aussi parfois (mais jamais jusqu'à la limite de laisser seul un unique ''étant'' isolé qui disparaîtrait à l'instant même de son isolation) » (in L'Idée du communisme, éd. Lignes, 2010, p. 214) témoignerait ainsi de la puissance de l'être-ensemble comme condition ontologique de l'existence des individus. L'être comme être-ensemble se comprenant dès lors aussi et toujours déjà comme être-avec : « Car nous savons – mais très confusément – que l'''avec'' précède toujours le ''sans'', le commun précède l'individu ».

 

 

Le commun désignerait donc l'indépassable vérité ontologique de notre être au monde selon lequel le même est impensable sans l'autre, le soi inenvisageable sans un autre que lui-même. Dans cette philosophie de la relation (les sujets de la relation ont décidé individuellement ou collectivement d'entrer d'un commun accord en interrelation) engageant aussi la distinction d'une philosophie du rapport (les sujets du rapport sont pris toujours collectivement dans une mise en relation préexistante à laquelle ils doivent objectivement la forme déterminée de leur subjectivité), les apories valorisées par l'hégémonie néolibérale d'un individualisme méthodologique s'effondrent d'elles-mêmes. Et puisque le rapport comme la relation n'appartiennent pas aux seuls termes qui s'y inscrivent ou y entrent, c'est donc bien le commun comme être en commun, comme mise (d'un être) en commun, qui vient d'emblée soutenir les modalités pratiques de l'être comme être-ensemble ou être-avec. Dans l'espace ouvert par la pensée du commun dans l'impossibilité de l'isolation de tout forme d'étant (individu, classe ou peuple), l'écart entre le rapport tel qu'il est posé dans l'imposition d'un héritage objectivement préalable et la relation telle qu'elle pourrait nommer l'engagement volontaire d'entrer subjectivement en interrelation est celui qui autoriserait autant à envisager le dépassement du capitalisme exigeant de ne pas faire l'économie du rapport de classe que du nationalisme requérant des peuples leur étatisation nationale (ou nationalisation) à la fois inclusive (les citoyens) et exclusive (les étrangers ayant ou non migré). Ce sont tous les difficultés du commun qu'il faudrait ainsi penser ensemble, le commun tel qu'il est une condition ontologique et tel qu'il est pourtant dénié par les idéologues de l'individualisme ou du nationalisme, le commun tel qu'il se pense dans le respect de la distinction des rapports objectivement hérités et des relations subjectivement engagées. Et il n'y a rien de moins radicalement politique qu'une pensée du commun qui autorise d'imaginer le dépassement des compromis sociaux et historiques qui ne cessent de la contrarier, au lieu même du caractère pourtant indépassable, ontologique, du commun. Il en va alors ici des rapports de classe expropriant le travail de la richesse produite par suite de son appropriation capitaliste, tout autant que des rapports entre nations isolées et divisées par le pouvoir étatique.

Le voir en partage d'un avoir en partage : le savoir d'un commun toujours-déjà-là

 

Le commun nomme l'urgence politique de ce qui se joue très précisément entre Palestiniens et Israéliens qui vivent si mal ensemble (alors même que Juifs et Arabes sont historiquement et culturellement des peuples sémites) dans un territoire qui, divisé depuis la création par l'ONU de l'État d'Israël en 1948, ne cesse pourtant jamais de recouper un espace propre à tous qui n'appartient à personne et que tous pourrait donc avoir également en partage. Encore faut-il le savoir, autrement dit le voir. Encore faudrait-il donc voir en partage ce qui pourrait l'être et ainsi le serait déjà. Et si le commun n'arrive même plus à être visible alors qu'il est, a été et sera toujours là, alors que le commun est ce toujours-déjà-là que ne veulent voir ni les tenants d'un État-nation séparateur et exclusif, ni les idéologues d'un colonialisme expansif, il faudra donc apprendre à la voir ou le re-voir. Et c'est précisément ce que fait, ce que voit État commun – conversation potentielle (1) tourné en 2012 par le documentariste Eyal Sivan, au lieu même des fractures qui déterminent le clivage antagonique expliquant d'une part le colonialisme israélien et d'autre part l'inexistence d'un État-nation palestinien homogène, comme dans le respect des positions différentielles occupées par chacune et chacun de part et d'autre de ces barrières objectives que sont entre autres la frontière et la langue. Comment procède formellement le cinéaste d'origine israélienne afin de rendre visible le toujours-déjà-là du commun (une même terre pour deux peuples) ? Il s'agira de mettre en place un dispositif qui, réussissant à conjuguer l'évidence documentaire et l'intelligence conceptuelle, distribue vingt-quatre entretiens avec diverses personnalités de la société civile palestinienne comme israélienne de part et d'autre d'une ligne coupant en deux l'écran de projection ou de diffusion. Ainsi, à chaque fois qu'une personne est filmée dans une prise de parole au lieu même de ce qui caractérise la particularité de sa position (sociale et linguistique, culturelle et politique), une autre personne silencieuse est filmée de l'autre côté d'une barre verticale attestant d'un « split-screen » à l'image des films de Brian de Palma. C'est par conséquent dans la coprésence d'une personne qui parle et d'une autre qui ne parle pas que se justifie la singularité esthétique d'un dispositif conceptuel qui, parce qu'il exige de son spectateur qu'il se demande sans cesse comment le film a été fait, expose son caractère d'« artefactualité » (Jacques Derrida).

 

 

 

État commun – conversation potentielle (1) aurait pu se contenter d'aligner successivement ou de croiser les vingt-quatre entretiens afin d'affirmer la réitération d'un discours politique partagé (celui qui valorise le projet d'un État commun). Mais il aurait alors refoulé l'articulation de l'existant (soit la réalité coloniale de l'État israélien et le morcellement historique des formes de vie du peuple palestinienne) et de ce qui s'y oppose (soit le discours politique concernant l'incontournable viabilité d'un État commun ré-unissant ceux qui vivent habituellement le fracas des divisions nationales-étatiques) dans l'intervalle desquels l'imaginaire d'une terre commune à deux peuples saurait triompher des cécités idéologiques afin de faire sortir de terre le commun comme condition ontologique – le réel d'un commun toujours-déjà-là. Restituer ou restaurer le commun à l'endroit même où il ne cesse d'être « invu » (comme le dirait Marie-José Mondzain) ou dénié par les thuriféraires fétichisant du côté israélien comme palestinien l'État-nation, c'est bien ce que vise le dispositif cinématographique conçu par Eyal Sivan dans la grande idée d'une coupe verticale coupant l'écran en deux afin d'attester du réel de la partition historique et politique séparant Israéliens et Palestiniens. Tout en faisant de cette coupe non plus seulement l'indice d'une disjonction séparatrice et exclusive mais aussi l'écart à partir duquel il est possible de voir dans la ligne de coupe une ligne de fuite afin d'engager la séparation d'avec le discours de la partition nationale-étatique au nom de la valorisation du motif du partage politiquement assumé d'un commun ontologique, toujours-déjà-là. La coprésence de l'image de deux personnes exposerait alors autant la contradiction (le « split-screen » rappelle la division constitutive du fait des différences nationales, culturelles et linguistiques) qu'elle en induirait la relève (la coupe verticale est aussi l'interstice vide à partir duquel ces différences sont surmontées dans la projection d'une utopie politique concernant l'idée d'un État commun). Pour le dire de manière autrement dialectique, de part et d'autre du positif et du négatif que représentent dans la crispation divergente des identités nationales-étatiques respectives, s'affirmerait comme un neutre grâce auquel voir ce qui ne se voit pas, le commun toujours-déjà-là. Si la coupe est ce qui unit, elle est aussi bien ce qui ré-unit et cette ré-union autorise tout autant la projection imaginaire réfléchi sur l'écran neutre du cerveau du spectateur d'un État commun que sa symbolisation politique afin de soulager quelque peu une actualité invivable appartenant à la pire façon de vivre ensemble sur le même territoire (la seule chose visiblement mais différemment partagée par des Israéliens raidis dans la peur sécuritaire légitimant le terrorisme d'État comme par des Palestiniens éparpillés pour leur deux tiers au-delà de la Palestine et si désorientés politiquement que l'action terroriste semble pour certains d'entre eux la seule option restante).

Le commun d'une terre qui n'est la propriété de personne et à laquelle tous appartiennent en propre : l'à-venir de la communauté qui vient

 

Juristes et journalistes, écrivain et éditeurs, universitaires et militants, professeurs et acteurs de la vie politique, toutes et tous disent depuis les endroits où ils vivent ou travaillent (en Israël ou aux États-Unis, en Palestine ou dans les pays ayant toléré les réfugiés de la Naqba depuis 1948) la nécessité d'un État commun dont Un État commun, entre le Jourdain et la mer (qui est l'ouvrage coécrit par Eyal Sivan et Éric Hazan paru aux éditions La Fabrique en 2012 et dans lequel on pourra trouver une copie DVD du documentaire du premier) rappelle qu'il était déjà discuté et privilégié par de nombreux Juifs bien avant la création d'Israël (pp. 47-59). Depuis les positions du sénateur californien Julius Kahn et de l'American Jewish Concil (AJC, alors la plus grande association juive étasunienne) jusqu'à l'association Brit Shalom (Alliance pour la paix) comprenant alors Gershom Scholem, Martin Buber et Hannah Arendt et dont la rupture de cette dernière en regard de l'idéologie sioniste suite aux émeutes arabes en 1929 aura débouché sur la création de l'association Ihoud (Union). Et, contrairement à la propagande relayée par toutes les personnes qui ont intérêt à faire croire que la seule solution viable est la partition en deux États distincts afin de maintenir le statu quo et « perpétuer le provisoire » (opus cité, p. 12), le projet d'un État commun respectueux de la réalité du terrain (l'imbrication des deux peuples administrés actuellement par un seul État effectif est à ce point accentuée qu'il est impensable d'imaginer des transferts de population) ne cesse toujours pas d'être discuté, y compris chez les colons israéliens (op. cit., p. 58). Ce provisoire qui dure dans l'entretien (y compris par le « camp de la paix » désignant l'actuelle gauche israélienne) des mirages défendus par les partisans de la séparation des identités nationales-étatiques et pour lequel le seul horizon indépassable est « Nous ici et eux-là-bas » est précisément ce contre quoi luttent avec leurs moyens respectifs les vingt-quatre personnes avec lesquelles s'est entretenue le cinéaste, de Michel Warschawski (ancien militant de Matzpen et co-fondateur du Centre d'Information Alternative ou AIC) à Illan Pappé (historien et directeur du Centre d'Études Palestiniennes en Angleterre) en passant par Omar Barghouti (membre fondateur de la Campagne palestinienne pour le boycott culturel et académique d'Israël). Et comment ne pas voir ici, passant au travers des interstices, l'invisible spectre d'Edward Saïd que le film d'Eyal Sivan accueille en toute amitié dans le souvenir de l'un des plus intelligents et ardents défenseurs du projet d'un État commun aux Palestiniens comme aux Israéliens ? Il faudra encore une fois revenir sur la puissance esthétique et politique du dispositif cinématographique mis au point par Eyal Sivan afin de comprendre ce qui se joue ici de la performativité émancipatrice d'un discours partagé au lieu même de ce qui semblerait attester d'une réalité dévolue à la séparation et donc à la partition. On l'a dit, le « split-screen » expose dans la bipartition formelle de l'écran de projection ou de diffusion d'une distinction respectueuse des clivages existants. Et ces clivages existants peuvent également se prolonger dans la variabilité des discours individuels au nom de laquelle l'idée utopique d'un État commun peut ou non se défendre sur le mode binational (pays pouvant être préféré à nation et commun à binational). Mais la bipartition ne saurait se résoudre à ne valoir seulement que comme ligne frontière imposant la solution de la partition en deux États distincts puisque la coupe verticale divisant l'écran en deux autorise une « conversation potentielle » soutenue par le plan de consistance du commun, d'un commun toujours-déjà-là. Alors la coupe se comprend aussi comme intervalle ou écart faisant advenir l'image neutre d'une « communauté qui vient » (Giorgio Agamben), à la fois existante symboliquement et encore imaginaire, à venir.

 

 

 

L'à-venir de la communauté qui vient au lieu d'une terre qui est moins la propriété des individus qui l'habitent qu'ils lui appartiennent parce qu'ils y ont reconnu son hospitalité commune est une image comme neutre, un écran noir digne des films de Jean-Luc Godard sur lequel peut se projeter le film de l'État commun utopique. Et cette image procède d'un montage autant disjonctif (c'est la part négative propre au réalisme du film) que conjonctif (c'est sa part positive) qui propose une manière de triangulation entre les plans consignant les visages des personnes qui parlent, les visages des personnes qui ne parlent pas et la ligne des sous-titres traduisant les propos des premières qui les relient aux secondes en bas de l'écran, en dessous des deux fenêtres et perpendiculairement à la division verticale de l'écran. Car, s'il est impossible de savoir absolument si les personnes qui ne parlent pas de l'autre côté de la ligne du « split-screen » sont celles qui écoutent ce que le spectateur écoute en lisant les sous-titres, il est malgré tout possible d'y croire. État commun – conversation potentielle (1) représente à ce titre un film dont l'honnêteté éthique bouleverse, abandonnant le spectateur à l'indécidable caractérisant une potentialité de conversation commune (dont le chiffre 1 promet qu'elle se poursuivra). C'est cet indécidable qui court-circuite le consensus militant (tout le monde parlerait d'une même voix à laquelle la voix intérieure du spectateur donnerait son assentiment), tout autant qu'il exige de ce dernier qu'il prenne sur lui la décision de conversion de la conversation potentielle en conversation commune ouverte sur l'avenir de sa relève (en forme de nouvelles conversations comme de leur débouché politique). Convertir le potentiel en commun devient dès lors la tâche du spectateur en sa liberté politique et dans le respect éthique d'une place qui lui est ménagée par le montage caractérisant le dispositif cinématographique. L'intervalle de la coupe séparant l'écran en deux vérifie la nécessité d'un troisième terme, ce neutre entre positif et négatif en lequel doit se reconnaître le spectateur afin de penser le passage entre la potentialité du commun et son effectivité. Et cette pensée constitue la potentialité de l'État commun. Beauté du film d'Eyal Sivan comme du documentaire Dans un jardin je suis entré (2013) d'Avi Mograbi qui font advenir dans le visible distordu ou balafré l'image du commun. Le passage au nom duquel il faudra donc savoir remplacer la partition comme rapport par le partage comme relation d'un commun accord est une opération de montage cinématographique que, seul, le spectateur peut accomplit. Et si ce dernier le peut au nom d'une fiction (un État commun dont le nom aujourd'hui importe peu) rejoignant par-delà la réalité du morcellement et de la division le réel d'un commun toujours-déjà-là, le peuvent aussi les individus et les peuples dans le dépassement émancipateur du vieux modèle étatique-national qui ajointe et rabat de manière exclusive et destructrice la citoyenneté sur la nationalité. Une citoyenneté, autrement dit l'égalité civile ou juridique absolu, dans le respect des différences culturelles et linguistiques comme dans le dépassement du caractère inclusif-exclusif de la nationalité, ne saurait bien sûr induire automatiquement l'abolition politique des rapports de classe propres à l'économie capitaliste. Mais il s'agit là d'une promesse de « désidentification » (dirait Jacques Rancière) de la citoyenneté et de la nationalité dont la puissance émancipatrice vaut tous, universellement, par-delà les acteurs du « conflit israélo-palestinien ». « (…) car, comme l'expliquait Marx dans la Question juive, l'émancipation politique n'est que le premier pas vers l'émancipation humaine » (ibid., p. 63).

 

 

 

Vendredi 10 janvier 2014


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