Vers Madrid - The Burning Bright (2012-2014)

(un film d'in/actualités) de Sylvain George

Bondissements et rebondissement du tigre

La nuit rayée des phosphorescences du fauve

 

 

 

« Saisir une situation historique ''dans son devenir'', comme aurait dit Kierkegaard, n'équivaut pas à la percevoir comme un ensemble de traits positifs (''la façon dont les choses sont vraiment''), mais à discerner en elle les traces des tentatives manquées d'émancipation révolutionnaire. Je fais bien entendu ici référence à la notion de regard révolutionnaire développée par Walter Benjamin, qui pose l'acte révolutionnaire effectif comme la répétition rédemptrice de toutes les tentatives manquées du passé » écrit Slavoj Zizek dans Le Sujet qui fâche (sous-titré Le centre absent de l'ontologie politique, éd. Flammarion-coll. « L'Atelier des idées », 2007 [1999 pour l'édition originale], p. 123).

 

 

Pour Sylvain George, la continuité d'un geste esthétique et politique impose à la réalisation des films qu'ils vaillent manifestement comme sa scansion rythmique propre, les battements de cœur d'un work-in-progress ininterrompu (grâce à la structure de production et de distribution indépendante Noir Production). Aller vers Madrid c'est y discerner dans la nuit néolibérale les phosphorescences rayées du tigre évoqué dans un poème de William Blake. Y aller pour revenir et pratiquement attester qu'un mouvement social d'ampleur national (le 15-M en Espagne requalifié ici de « mouvement des indignés » en référence au texte de Stéphane Hessel) découvre à mesure de la répression brutale subie qu'il entretient plus d'un rapport avec l'histoire de l'anti-franquisme.

 

 

Le bond du fauve espagnol s'accomplit entre deux nuits distinctes du temps. La nuit de la guerre civile et de la lutte des républicains, des communistes et des anarchistes contre le fascisme en 1936 et l'autre nuit, celle de la capture de la démocratie représentative par l'oligarchie financière commandant au gouvernement de faire payer la crise du capital aux peuples. C'est bien une « image dialectique » benjaminienne, l'actuel et l'inactuel ajointés depuis leur écart dans le trait barrant la troisième partie du titre (un film d'in/actualités). Et c'est encore ce lion de pierre repéré dans un film qui renoue explicitement avec l'esprit militant de l'agence Newsreel fondée en 1967 par Robert Kramer et Allan Siegel au plus fort de la contestation populaire de la guerre au Vietnam (et de la fameuse manifestation du Pentagone), tout en s'autorisant à accueillir un exercice de montage évidemment eisensteinien en référence à Octobre (1927).

 

 

« (…) saisir la révolution d'Octobre ''dans son devenir'' signifie discerner l'immense potentiel émancipateur qui s'est à la fois libéré et brisé au cours de son effectuation historique » (Slavoj Zizek, opus cité, p. 124).

 

 

 

mai 2012, mai 2013, septembre 2013

 

 

 

1917 et 1936, 1967 et 2012 : des dates comme autant de moments privilégiés d'un devenir révolutionnaire saisi par un geste cinématographique lui-même considéré comme un devenir en soi. Chaque moment suivant comme étant en puissance la relève de l'échec du moment précédent jusqu'à la victoire finale. Même si son eschatologie messianique ne cesse jamais de se briser en faisant faux bond aux acteurs désireux de faire accoucher l'histoire de la domination de la contre-histoire de l'émancipation. Chaque moment vaut respectivement comme une frappe spectrale faisant sortir le temps hors de ses gonds, rappelant à l'ordre de son désordre l'histoire telle que ses auteurs officiels en prescrivent la fin en respect de la domination néolibérale (et le premier des chiens de garde, l'idéologue Francis Fukuyama, y croirait apparemment lui-même de moins en moins). Il semblerait tellement plus facile, tant les injonctions médiatiques sont massives, de suivre la meute méprisante qui s'acharne à vouer l'empathie pour les luttes actuelles à un romantisme suranné. Il est tellement plus urgent aussi de voir comment ces mêmes luttes répètent un haut désir populaire de démocratie égalitaire à chaque fois grevé par des configurations étatiques. Et si elles sont toujours spécifiques (le fascisme espagnol n'est pas identique à l'impérialisme étasunien, la révolution russe différente des mouvements sociaux luttant actuellement contre les politiques d'austérité européennes), ces diverses configurations privilégient systématiquement leur répression en raison de l'imposition d'une raison d'État dont la légalité fait toujours plus d'écarts avec sa légitimité.

 

 

La réactivation du couvre-feu inactif depuis la fin de la séquence franquiste n'a pas en l'espèce d'autre visée idéologique que de rabattre le présent de l'actuelle criminalisation des mouvements sociaux sur le passé encore brûlant d'un pouvoir dictatorial. Le même qui, alors, prétextait la nécessité du combat contre la démocratie comme symptôme d'une dégénérescence nationale à endiguer. Alors que la police peut aujourd'hui assassiner un militant écologiste mobilisé avec ses camarades contre le barrage de Sivens dans le Tarn au nom du seul intérêt économique de l'agriculture productiviste et au détriment des cultures paysannes locales respectueuses des formes de vie naturelles, Vers Madrid sait devoir s'interposer, dans la continuité disjonctive des Éclats (ma gueule, ma révolte, mon nom) en 2011. Dans l'actuelle guerre esthétique et politique des visibilités il sait en effet instruire et documenter le procès d'une contradiction logée au cœur du concept de démocratie. La représentation parlementaire et politicienne se pare formellement de la légitimité démocratique dans la défense d'intérêts économiques particuliers, tandis que les multitudes incarnent sur le terrain des luttes sociales réprimées sa puissance réelle pour autant qu'elle est dissensuelle.

 

 

En trois temps, mai 2012, mai 2013 et septembre 2013, Sylvain George s'attarde à consigner, longuement et minutieusement, les visages (jeunes et moins jeunes, féminins et masculins) et les paroles (expertes et spontanées, politiques et poétiques), les figures et les actes d'occuper un espace public (la Puerta del Sol) dont le devenir oppositionnel aura fini par être liquidé par les forces répressives. Paroles et visages caractérisent dans l'accord des générations et des fractions de classes un peuple hétérogène engagé depuis mai 2011 dans les processus constituants d'une démocratie réelle qui n'existe seulement qu'en acte. Autrement dit, les actions et les pratiques en présentent l'effectivité à l'écart du formalisme institué de la représentation parlementaire car tous ont bien compris désormais qu'elle servait de caution légaliste à la trahison de l'intérêt général au bénéfice économique d'intérêts particuliers (l'austérité est la guise du paiement par les peuples des intérêts de la dette des États contractée auprès des gros capitalistes).

 

 

Sylvain George filme en contre-plongée les acteurs du 15-M. C'est ainsi qu'il peut rendre compte de la puissance de courage et de persévérance de figures qui, bien décidées à monter à l'assaut du ciel de l'auto-émancipation, méritent d'être regardées avec une combinaison de lyrisme et de modestie à l'encontre de la réflexologie médiatique préférant le mépris surplombant et le plombage cynique. De fait, l'opérateur du film d'in/actualité se sait modeste et se fait petit devant la grandeur des singularités quelconques héroïquement engagées dans la résistance politique. Et si le cinéaste entretient une fois de plus une esthétique du gros grain numérique et du noir et blanc (plus des sous-titres rouge sang), c'est dans la perspective constituante et anarchiste d'archives audiovisuelles pour le futur (les échecs du présent s'accumulent donc moins avec ceux du passé qu'ils ouvrent des brèches pour d'autres luttes à venir qui sauraient les rédimer). Une archive audiovisuelle des résistances et des luttes : à distance des formes télévisuelles et spectaculaires soumettant massivement les représentations à la chape de plomb de ce que Paul Virilio appelle un « faux jour », elle rendrait raison aux lumières d'un présent historicisé, trouant la nuit d'une histoire fallacieusement achevée avec le triomphe de l'hégémonie néolibérale.

 

 

Sylvain George investit à nouveau une forme à la fois fragmentaire et micrologique, témoignant pour un monde sensible en son fourmillement de détails saisis en l'absence de toute hiérarchie (un reflet sur l'eau, un vêtement oublié, un battement d'ailes, un visage de statue, deux insectes et trois fétiches marchands). Comme si le monde dans ses moindres recoins était affecté et transformé par la puissance d'interruption initiée avec le mouvement social du 15-M. Les formes statufiées figurant l'histoire réifiée se doivent alors de regarder. Et même, pourquoi pas, témoigner malgré elles pour les formes vivantes entrées en résistance civile. La brutalité policière est filmée dans l'œil de son cyclone répressif, la caméra à l'estomac et la rage au ventre, en travellings qui rompent avec les manières de filmage à distance du journalisme télévisuel appliqué à suivre les mouvements de l'appareil policier.

 

 

 

15-M,

le double foyer de la contradiction

 

 

 

Vers Madrid – The Burning Bright est plus proche en esprit de Tahrir, place de la Libération (2011) de Stefano Savona que de Indignados (2012) de Tony Gatlif et Maïdan (2014) de Sergueï Loznitsa. Ne serait-ce a minima que parce qu'il sait investir la localisation d'un événement politique en refusant de le réduire à un vitalisme naïf et adialectique (contrairement à l'auteur de Indignados incapable de se départir de la nomination consensuelle et apolitique d'« indignés »). Ne serait-ce aussi que parce qu'il est attentif à l'hétérogénéité, y compris contradictoire, des formes discursives qui y sont énoncées (à l'opposé du cinéaste ukrainien dont la vision autrement plus monolithique se soumet à la seule perspective nationaliste). Sylvain George envisage ainsi avec plus de sensibilité et de considération dialectique un double foyer de la contradiction à l'œuvre dans l'existence du 15-M. Une contradiction qui serait à la fois extérieure (le 15-M est une cristallisation désobéissante et anarchiste de la société civile, rappelée à l'ordre policier par l'État) et intérieure (le 15-M hésite schématiquement entre mots d'ordre antagoniques, réformistes et révolutionnaires, sociaux-démocrates et communistes, républicains et libertaires).

 

 

« Une vérité politique est une suite de conséquences, organisées sous condition d'une Idée, d'un événement massif, où intensification, contraction et localisation substituent à un objet identitaire, et aux noms séparateurs qui vont avec, une présentation réelle de la puissance générique du multiple» (Alain Badiou, Le Réveil de l'histoire. Circonstances 6, éd. Lignes, 2011 p. 127).

 

 

Dans les creux de Vers Madrid, se pose effectivement la question de la « vérité politique » du 15-M. La « puissance générique du multiple » en ses formes intensifiées, contractées et localisées (la Puerta del Sol devenue espace oppositionnel et autogéré brutalement évacué par la police) est en effet le sujet d'une multiplicité peut-être antagonique de « grammaires de la contestation » (Irène Pereira), expliquant le brouillage de son idée auto-émancipatrice, égalitaire et libertaire. Une série d'échanges écrits avec quelques acteurs de la lutte, certes, indique l'épuisement politique du 15-M (peut-être seulement provisoire, en l'attente d'autres rebondissement du tigre), mais souffre aussi de marquer le pas de l'analyse tant le cinéaste colle au ras des manifestations sensibles de l'événement. Le retour final des touristes sur la place madrilène entretient peut-être un peu trop facilement le constat d'une déception forcée en guise de conclusion systématique du grand récit populaire de l'auto-émancipation toujours différée. Persistent cependant, à la surface de nos rétines chauffées par quelques monochromes rougeoyants, les images de l'injustice, le sans-logis dormant sous le distributeur de billets, le désert d'ordures urbain laissé par la volatilité du capitalisme immobilier. Dans l'entretien du foyer de la radicalité, le feu continue de brûler les entrailles du tigre en mal de bondir, ce fauve qui ne saurait se satisfaire jamais de la cage étatique dans laquelle il tourne en rond, inapaisé.

 

 

En parallèle, telles les rayures d'un tigre bondissant et rebondissant, toujours vagabonde la figure privilégiée du sans-espoir. C'est le migrant, exilé, réfugié, étranger, le sans-nom venu de loin suivi épisodiquement par le cinéaste en basse continue de ses travaux cinématographiques dont la dialectique matérialiste est consacrée à documenter la violence des politiques migratoires européennes qu'aux formes de résistance de ses victimes, depuis L'Impossible – Pages arrachées en 2009 et Qu'ils reposent en révolte (Des figures de guerres I) en 2010. Le « wanderer » indique alors ceci que, en persévérant dans son être traversier, il suit une ligne de vie nue et africaine dont la diagonale ne recoupe pas la mobilisation sociale espagnole. Avec le sans-espoir, toujours, l'espoir nous est, ailleurs et autrement, redonné.

 

 

 

Le 15 novembre 2014


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