"Omar Gatlato" (1976) de Merzak Allouache

Virilité zéro

Omar Gatlato demeure l’un des rares grands films algériens des années 70, impur et mêlé comme le dialecte algérois. Mais, au fait, le titre veut dire quoi ? Le nom du gars de Bab El Oued n'est pas celui de son père, mais un surnom qui ouvre en argot sur une interrogation : Omar, qui l'a tué ? « Celui que sa virilité a tué », voilà le sens du pseudonyme signant l'existence de celui qui vit les affres de la séduction par procuration en représentant pour les autres une virilité dont les profits sont pour lui inaccessibles.

 

 

 

Le sympathique Omar Gatlato est l’homme de la séduction et de ses parures, vêtements, coiffure, chaussure. C'est ainsi qu'il incarne le principe d’une parade en raison de laquelle Merzak Allouache travaille avec humour l’écart entre l’adhésion idéologique et ses expressions flottantes, distanciées ou obliques. Mais Omar Gatlato est aussi l’homme des masques recouvrant la frustration rentrée et la virilité contrariée. L'homme de la séduction l'est tellement qu'il se refuse à la fin au passage à l’acte. La rencontre est manquée parce que la Femme n’existe pas pour qui ne cesse de la fantasmer.

 

 

 

Virilité zéro : son cercle est un vide qui fait tourner en rond ses parangons. Mine de rien, Omar Gatlato est un film miné comme dans la bottine la chaussette d'Omar est trouée. Le film de Merzak Allouache a l'humour comme un masque de pudeur afin de noyer son humeur mélancolique. Omar noie autrement son chagrin, d’abord dans un café « goudron » puis dans un verre d’alcool qui fait monter le sang, avant qu'une cigarette ne lui brûle la main que chauffait déjà dans un bus l'effleurement du féminin.

Une Palme qui cache la forêt

 

 

 

Longtemps on crût bon de réduire tout le cinéma algérien des années 1970 au seul succès remporté par Chronique des années de braise (1975), réalisé par Mohammed Lakhdar-Hamina et scénarisé avec Tewfik Farès. Cette fresque épique, non dénuée de qualités mais terriblement empesée aussi d’idéologie, fait d’autant plus date que son succès international repose sur le gain exceptionnel d’une Palme d’or, la seule jamais accordée à un film africain de toute l’histoire du festival, attribuée cependant pour des raisons davantage politiques que cinématographiques. Ainsi on n’oubliera pas que le réalisateur algérien venu avec sa famille à Cannes a bénéficié d’une protection policière sur ordre direct du ministère de l’intérieur eu égard aux menaces émises alors par l’OAS.

 

 

Mais, comme souvent, l’arbre cache la forêt et il y aurait mieux à faire qu’à consacrer pour l’énième fois le chef-d’œuvre estampillé de l’auteur du Vent des Aurès en 1966 (également coécrit avec Tewfik Farès, le film a été récompensé par un Prix cannois de la première œuvre) et de Hassan Terro en 1968 (écrit et interprété par l’humoriste Rouiched à partir de sa pièce de théâtre) qui, en conséquence des services méritoires rendus à la nation algérienne, est devenu le directeur de l’Office National pour le Commerce et l’Industrie Cinématographique (ONCIC) de 1981 à 1984. Il y aurait vraiment mieux à faire dès lors que la subordination du cinéma national par une industrie cinématographique d’État n’aura pas empêché, entre deux fictions entreprises par volonté propagandiste célébrant les héros de l’indépendance algérienne puis ceux de la révolution agraire, la production rare et précieuse de films plus retors et singuliers, rétifs à l’embrigadement.

 

 

 

Une Palme d’or cache en Algérie la forêt ou plutôt la clairière des films davantage inspirés par ce que peut le cinéma quand il est considéré avec la liberté nécessaire à l'exercice de son art. Des films qui restent enthousiasmants en ayant réussi à se soustraire aux devoirs de représentation consensuelle imposés par les exigences idéologiques du moment. Omar Gatlato de Merzak Allouache est l'un d'entre eux.

 

 

 

Les films algériens qui comptent dans les années 70

 

et l’un d’entre eux

 

 

 

D’un côté du bâton étatique domine donc la pesante préférence faite à Chronique des années de braise. De l’autre côté, il faut pourtant compter sur de bien meilleurs films qui, s'ils sont plus importants, ne le sont qu'en étant et restant plus décisifs cinématographiquement. Ce sont des films moins spectaculaires et plus minoritaires, des objets singuliers qui valent moins aujourd’hui comme documents attestant d’une époque révolue où le cinéma était massivement enrégimenté que comme expressions latérales et revêches aux réquisits dominants, comme réserves de singularités et de virtualités pour le présent et pour l’avenir. De tels films comptent et sur eux on peut encore compter aujourd'hui. Ce sont des films amis dont l'amitié importe pour continuer à croire au cinéma. Un désir partagé d’inscription dans le présent contre la canonisation muséale dans l’Histoire officielle les aura plus sûrement prédisposés aux retours intempestifs – d’hier à demain.

 

 

C’est Tahia ya Didou ! – Alger insolite (1971) de Mohamed Zinet qui, dans la suite d'un Jean Vigo, décompose et recompose la capitale algéroise en un étonnant kaléidoscope excentrique, vignettes facétieuses et saillies cruelles, dérives fictionnelles et incises documentaires, toutes facettes entre lesquelles passe un esprit vif et électrique, labyrinthique et zigzaguant comme celui de Zarathoustra. C’est Le Charbonnier (1972) de Mohamed Bouamari qui participe à introduire un réalisme documenté, descriptif et localisé afin de retraduire l’horizon programmatique des réformes socialistes en transformation contradictoire des modes de vie particuliers de l'Algérie intérieure, entre possibilités d'émancipation féminine et prolétarisation de la condition paysanne. C’est La Nouba des femmes du mont Chenoua (1977) de l’écrivaine Assia Djebar qui extrait d’une impuissance masculine des puissances féminines nouvelles, soucieuses de conjoindre entre ethnographie et musicologie traditions locales et modernité occidentale. C’est Nahla (1979) de Farouk Beloufa qui a trouvé au Liban des premiers déchirements de la guerre civile de quoi bricoler un manifeste météorique et prophétique de modernité, en sentant le grisou des espoirs déçus du panarabisme comme des charniers de Sabra et Chatila. On voudrait encore ajouter Les Vacances de l'inspecteur Tahar (1972) de Moussa Haddad, carton populaire jamais démenti où l'humour du fameux duo formé par Hadj Abderrahmane (dans le rôle de l'inspecteur) et Yahia Benmabrouk (dans celui, mythique, de l'apprenti) offre sous couvert de légèreté et d'inconséquence des respirations comiques parfois imprégnées d'insolence critique échappant au radar de la censure sévissant alors dans le cinéma algérien.

 

 

Des films singuliers qui ont souvent payé cher leur singularité. Des films uniques dans tous les sens du terme, le meilleur comme le pire quand on n'a pas laissé à tous leurs auteurs la possibilité d'une carrière. En 1976 on doit aussi compter sur Omar Gatlato de Merzak Allouache, premier long-métrage d’un ancien coursier formé d’abord à l’Institut National du Cinéma d’Alger comme Farouk Beloufa, puis à l’IDHEC avant d’entrer à l'Office des actualités algériennes (il s'en est fait virer à la suite d'une protestation collective, revient à Paris pour un stage à l'ORTF et fréquente l'École pratique des hautes études en suivant un cours de l'historien Marc Ferro). Merzak Allouache rejoint l’ONCIC sept ans après sa création en 1975 en devenant l’assistant-réalisateur de Mohamed Slim Riad. Entre-temps il tourne deux documentaires, Nous et la révolution agraire (1973) et co-réalise Tipasa l'ancienne (1974). Durant l'été 1976, il tourne son premier long-métrage à l'âge de 32 ans.

 

 

Sous couvert d’avoir tourné avec peu d’argent et pendant six semaines une comédie de mœurs sans prétention, Omar Gatlato n’a donc pas retenu l’attention sévère de la censure. En plus d'être un succès critique salué par Jacques Lourcelles et Jean-Louis Bory (le film sélectionné à la Semaine de la Critique à Cannes a reçu une Médaille d’argent au Festival de Moscou), Omar Gatlato est un succès populaire constant (il s’agit de l’un des rares films de Merzak Allouache à passer malgré quelques coupes à la télévision algérienne). De telle sorte que son premier film de fiction est entré depuis dans la culture algérienne comme une référence populaire partagée ou l'occasion d'une réflexion à la fois militante et cinéphile (En attendant Omar Gatlato est le titre d'un livre écrit en 1979 par l'avocate Wassyla Tamzali). Omar Gatlato fait aujourd'hui partie avec Tahya Ya Didou ! de la quinzaine de longs-métrages restaurés et numérisés dans le cadre de l'opération « Devoir et Mémoire » initiée en 2016 par le Centre National du Cinéma et de l'Audiovisuel (CNCA) qui a succédé à l'ONCIC et ses succédanés en 2004.

 

 

Photographié par Smaïn Lakhdar-Hamina (le frère de Mohammed Lakhdar-Hamina), monté par la tunisienne Moufida Tlatli (future autrice des Silences du palais en 1994 coécrit avec Nouri Bouzid, Tanit d'or des Journées Cinématographiques de Carthage), Omar Gatlato raconte moins l’histoire de son personnage éponyme qu'il en croque le caractère en traçant dans la foulée les contours du monde en fond duquel il se détache nonchalamment. Enveloppée dans les airs de flûte mélancolique d'Ahmed Malek, la chronique est aussi relâchée que son héros se la joue placide, relax, tranquille en apparence. Dans le film comme dans l'imaginaire algérois qui en entretient le mythe, Omar Gatlato est une figure pittoresque de Bab El Oued, un quartier populaire des hauteurs d’Alger plein d'histoires terribles (il a été un bastion de l'OAS pendant la guerre d'indépendance) et soumis depuis à un urbanisme grandissant (c'est le terrain de jeu préféré du réalisateur qui y a habité et y est revenu à plusieurs reprises, en particulier dans Bab El-Oued City en 1995 et Bab el web en 2004). Le jeune homme habite dans un petit appartement de la cité Climat de France doté seulement de deux pièces accueillant son grand-père, sa mère, ses deux sœurs – et, concernant l’aînée divorcée, la présence de ses quatre ou cinq enfants. Malgré son côté flegmatique, Omar Gatlato est en vérité un être profondément angoissé. Ce dont il souffre sans s'en plaindre plus que de mesure est cette promiscuité contraignante qui rend difficile la pratique de sa passion pour l’écoute de musiques qu’il enregistre avec son magnétophone dans les soirées où jouent des musiciens de chaâbi (on reconnaît Abdelkader Chaou) et dans les salles de cinéma passant un film indien. Moyennant quoi, il compense l’étroitesse d’une vie privée impossible en compagnie de ses amis, la plupart fonctionnaires comme lui au service de la répression de la vente frauduleuse d’or et de bijoux.

 

 

Omar Gatlato, le titre veut dire quoi ? Le nom n'est pas celui du père, mais un surnom qui ouvre en argot sur une interrogation syntaxique : Omar, qui l'a tué ? « Celui que sa virilité a tué », voilà le sens élidé du pseudonyme signant l'existence de celui qui vit les affres de la séduction par procuration en représentant pour les autres une virilité dont les profits sont pour lui inacessibles. En dépit de l’attirail vestimentaire de circonstance composé en ce milieu des années 1970 du pantalon pattes d’éléphant et de la chemise ouverte, du col pelle à tarte et de la veste en jean. Sans oublier le poitrail velu, la chaîne en or et le brushing de rigueur, enfin la chevelure épaisse ramenée en arrière d'un coup de peigne mouillé. Et puis, gage d’une appartenance algéroise indéfectible, l’idiolecte local est régulièrement accentué par des prises de tabac à chiquer (la chemma de nos papas). Au fait, vous connaissez la rumeur qui continue de courir en affirmant qu'Omar Gatlato serait le cousin algérien de Tony Manero et le modèle inavoué du musical disco Saturday Night Fever – La Fièvre du samedi soir de John Badham (1978) ?

 

 

 

L’humour et ses masques,

 

entre parures et parades

 

 

 

Omar Gatlato a beau jeu de faire remarquer qu’il n’est qu'un film et rien qu’un film. Cela est annoncé d’emblée avec son carton pré-générique digne de René Magritte (« Ce film n’est pas la réalité ») puis est renforcé par l’adresse directe du personnage titre au spectateur qui rompt avec la convention dite du quatrième mur. Comme si l'abattre, ce mur, participait aussi à s'évader d'une prison autre que les villas où se pratiquait la torture coloniale et où s'est pratiquée depuis la torture de l'Etat autoritaire. Il n’en demeure pas moins que le film de Merzak Allouache touche juste en dévoilant un réel plus opaque, sinon obscur que ce que laissent voir de prime abord sa limpidité séduisante et son penchant pour le naturel. Bien loin de court-circuiter l'acuité analytique du regard ethnographique ou sociologique, de pareils effets de distanciation surenchérissent paradoxalement sur l’immense empathie accordée à celui qui nous fait directement le complice de ses états d’âme. Omar Gatlato n'est donc pas un être documentaire qui s'essaierait à être un personnage de fiction comme chez Jean Rouch mais un personnage de fiction qui serait le sujet hybride d'une forme de théâtralité documentaire. On comprend déjà comment la représentation se met à distance d'elle-même afin de mettre en réflexion le rapport dialectique entre fiction et documentaire, et cela au bénéfice d'une empathie redoublée pour le personnage central.

 

 

Cette quadrature du cercle, il n’est pas sûr que Merzak Allouache l’ait toujours retrouvée dans ses films suivants (par exemple Chouchou en 2003, immense succès public et comédie lourdingue avec Gad Elmaleh, mais des titres comme Harragas en 2009, Normal ! en 2011 et Le Repenti en 2012 témoignent que Merzak Allouache a bel bien repris du poil de la bête). La quadrature du cercle, autrement dit la représentation et sa distanciation qui fait revenir dans la fiction le documentaire en augmentant paradoxalement l'empathie offerte au narrateur de sa propre existence, est ce qui permet à l'auteur d'Omar Gatlato de relier d’un seul mouvement les prétentions réalistes du cinéma comme art mimétique avec sa propension esthétique à en problématiser les limites jusqu’à les brouiller si le désir consiste en effet à faire bouger quelques lignes (de fuite avant qu'elles ne deviennent de faille).

 

 

D’un côté, Omar Gatlato multiplie il est vrai les expressions du naturel, avec sa fiction faiblement dramatisée préférant à l’enchaînement résolutoire et héroïque des actions la narration relâchée de saynètes descriptives dédiées à un petit monde social gentiment replié sur soi. Celles-ci sont d’ailleurs raccord avec le fond esthétique partagé en France par des auteurs identifiés à un courant décrit comme celui du « nouveau naturel » et exemplairement représenté par les premiers films de Pascal Thomas. De l’autre, comme on l'a vu, le film de Merzak Allouache substitue à l’énième épopée idéologique la chronique sociale peuplée d'êtres ordinaires en s’amusant souvent à tordre sa vocation au réalisme. Tantôt sur le versant de la distanciation comique (s’impose entre deux références pop à la bande dessinée l’influence décisive de la comédie italienne représentée alors par les films d’Ettore Scola), tantôt sur celui de l’inscription documentaire (de l’emploi d’acteurs non professionnels au tournage dans des décors réels en passant par toutes ces prises de vue tournées dans la rue en longue focale et émaillées de regards caméras).

 

 

Réaliste et distancié, sautant du naturel de la chronique aux effets de réel de sa théâtralité, intercalant pointes documentaires et mise en abyme : Omar Gatlato est de fait un film impur et hétérogène comme le dialecte algérois. Faussement simple et vraiment complexe, une comédie sans prétention a cependant conscience que l’humour est non seulement une parade stratégique pour les égratignures du constat sociologique, mais aussi un masque de pudeur pour une tristesse indélébile.

 

 

On relèvera à cet égard l’existence dans Omar Gatlato de deux types de regard-caméra parfaitement distincts esthétiquement. Il y a en effet les regards-caméra appartenant à Omar Gatlato lui-même à l'occasion de ses confidences faites droit dans les yeux au spectateur (quand elles ne sont pas relayées sur le mode de la pensée énoncée en voix-off). Et puis il y a ceux qui surgissent en bordure du cadre ou bien à l’arrière-plan en venant de figures peuplant une salle de cinéma, un croisement de rue ou une cérémonie de mariage où joue Chaou, des regards qui attrapent par curiosité et fascination la caméra en avérant leur qualité documentaire. Dans l’écart esthétique distinguant le regard-caméra assumé, fictionnel et distancié d’Omar Gatlato du regard-caméra accidentel et documentaire des acteurs non professionnels, une pensée de cinéma avance pas à pas en traçant son chemin en zigzaguant entre documentaire et fiction, reportage et méta-fiction. Une pensée attentive à rebattre quelques cartes, d'un côté en bordant la fiction par le documentaire, de l'autre en redoublant la fiction par elle-même. Un cinéma qui réfléchit à ses moyens propres tout en ayant pour fin l'impropriété radicale d'un monde social, d'une culture partagée. Une pensée qui arrive à la fin par toucher au nerf à vif d’un réel aveugle, celui qui perce par excès la croûte de la comédie de caractères en donnant accès à la vérité tragique du parangon algérois de la virilité contrariée.

 

 

Le sympathique Omar Gatlato est l’homme de la séduction et de ses parures, vêtements, coiffure, chaussure. C'est ainsi qu'il incarne le principe d’une parade en raison de laquelle Merzak Allouache travaille avec humour l’écart entre l’adhésion idéologique et ses expressions flottantes, distanciées ou obliques. Un premier exemple, la manière un peu insolente à force de décontraction avec laquelle Omar, la chique en bouche, expédie au début du film quelques épisodes de la guerre d'indépendance. Un autre exemple, celui de la « réforme agraire » qui devient le mot d’ordre scandé par le public moquant les spectacles officiels donnés à l’Olympia, le cinéma du coin, même si les obligations de fonctionnaires d'Omar et ses amis les obligent aussi à mettre aux arrêts de pauvres femmes qui essaient de s’en sortir en vendant leurs bijoux de famille. L'idéologie c'est bien mais son consensus se vit mieux de loin. Son expression populaire préférée serait à la limite donnée par les performances du Mouloudia Club d'Alger, ce chaudron de la sublimation de l'idéologie par le foot d'où sortiront quarante ans plus tard les slogans insurrectionnels du Hirak. Mais Omar Gatlato est aussi l’homme des masques recouvrant la frustration rentrée et la virilité contrariée, l'étude de Roy Armes y a bien insisté. La parure est en passant aussi partagée par l’homosexuel dont la proximité hypothétique est forcément insupportable quand elle prend la figure du dragueur étranger au quartier. L'homme de la séduction l'est tellement qu'il se refuse à la fin au passage à l’acte. C'est pourquoi l'homme des parures préfère les parades habituelles, déconner et se saouler avec les copains, même se brûler avec une cigarette la paume de la main, plutôt que d’aller à la rencontre de Selma dont il ne connaît que la voix enregistrée sur une cassette arrivée par hasard entre ses mains.

 

 

Omar, la virilité le tue, elle l’a tué : l’homme des parures finissant désemparé, sa parade consiste à prendre la fuite pour le plus grand plaisir de ses camarades avec qui partager une incurable immaturité. La virilité est un imaginaire dont la symbolique est un cercle s'évitant l'épreuve du réel. Merzak Allouache se fait peintre impressionniste en arrivant à faire passer dans l’interstice de ses images l’atmosphère chaleureuse de décontraction masculine et de constipation sexuelle respirée par ses personnages. Il se fait aussi héritier naturel de Jean Renoir quand il se montre capable de dessiner aussi bien ses personnages secondaires que son personnage principal. Les détails sont nombreux et ils font systématiquement mouche, du copain qui ressemble à un sosie de Frank Zappa au couscous dans les cheveux pour les autres, en passant par la passion des bandes dessinées de l’un d'entre eux et celle des films de kung-fu pour l’ami Moh joué par Azziz Degga. Le chroniqueur se double enfin du portraitiste acide qui, à l’instar de ses modèles italiens (on songe beaucoup ici aux Vitelloni de Federico Fellini), reconnaît dans les surenchères caricaturales de la virilité le cirque à son aise dans les salles de spectacle et de cinéma. Mais le barnum grotesque se dégonfle instantanément lorsqu’une rencontre avec une personne de l'autre sexe est envisagée pour être plus facilement rêvée qu'effectuée.

 

 

 

Le naturel figé par le rictus du réel

 

 (Le cirque de la virilité et son vide)

 

 

 

Le naturel qui fait rire se fige alors dans le réel d’une grimace, la blessure d'un rictus. Le réel est celui de l’impossibilité du rapport sexuel et il sanctionne les impasses conjuguées de la promiscuité urbaine et de l'idéologie nationaliste, de l’immaturité masculine et de la non-mixité des genres. Il y aurait deux raisons ultimes à reconnaître dans Omar Gatlato l’un des authentiques chef-d’œuvres d’un cinéma algérien qui par ailleurs existe si peu, sinon dans la constellation de singularités éparses à l’écart ou en exception des arènes officielles de l’État (Malik Bensmaïl, Rabah Ameur-Zaïmèche, Tariq Teguia d’un côté, Lamine Ammar-Khodja, Hassen Ferhani, Djamel Kerkar ou encore Damien Ounouri de l’autre).

 

 

La première des raisons consiste à poser que Merzak Allouache, comme avant lui Molière et Goldoni, Courteline ou Federico Fellini, a su créer un type entendu au sens fort du terme. Omar Gatlato est un homme ordinaire, certes ; c'est aussi une singularité quelconque au sens où, pour paraphraser Giorgio Agamben, son être est tel que son quel nous importe, d'accord ; c'est encore un type comme la commedia dell'arte en propose, Arlequin ou Polichinelle. Autrement dit, Omar Gatlato est si reconnaissable en ses performances qu’ils ont exercé des effets d'imitation réellement performatifs. Un type n’étant rien d’autre au fond qu’une figure fictive ayant su concentrer en elle des traits déjà existants et leur cristallisation aura suscité en étant si caractéristique une pléthore d’imitations dans la réalité. D'où la situation paradoxale de l’acteur Boualem Bennani lui-même qui aura eu aussi à souffrir de ne jamais cesser d’être identifié depuis au rôle de sa vie.

 

 

D’autre part, le créateur d'Omar Gatlato comme type cinématographique est celui qui a su croire suffisamment aux puissances de sortilège de son médium pour raconter dans la seconde partie de sa chronique comment l’acquisition hasardeuse de l'enregistrement sonore d'une voix de femme contient en soi un véritable piège à fantasme. Jusqu'à présent, l'amateur de musiques n’enregistrait à l’aide de son cher magnétophone à cassettes que des musiques convenues, au spectacle ou au cinéma. Tombant par hasard sur la voix de Selma, Omar fait l’expérience tragique du réel dès lors qu’il trouve à se brancher sur son désir abritant son fantasme le plus intérieur et secret. L’homme de la virilité ne l’est que par façade en la vivant par procuration, jouant pour les autres la virilité qui est l'écran l'empêchant d'avoir accès au réel. La condition imaginaire d'une virilité par procuration est qu’en Algérie « la Femme n’existe pas » (selon une formule quasi-proverbiale de Jacques Lacan). Autrement dit, la Femme comme fantasme fait écran à sa réalité qui ne revient que sous la forme d'un choc traumatique du réel, une grimace, un rictus. La main brûle comme brûle déjà un simple effleurement entre usagers du bus, comme crame la pellicule au moment de la projection d'un film produit par Bollywood.

 

 

Saturée de fantasme, la rencontre avec Selma n'aura pas lieu. D'ailleurs, les amis moqueurs déboulent dans la scène pour sortir de sa torpeur Omar pris en flagrant délit de rêver. La chronique naturaliste ne s'est donc pas empêchée l'audace brûlante d’aller voir de l’autre côté du fantasme, à l'endroit où brûle le réel aveuglant d’un rapport sexuel impossible.

 

 

Ce qui tue Omar Gatlato, c’est la voix d’une sirène. Sauf que la sirène en question est moins Selma que la Femme qui, contrairement à Selma, n'existe pas. Avec la voix et sa fétichisation s'opère la délivrance du caractère pulsionnel d’une virilité qui tourne compulsivement autour d’un vide fantasmatique et c'est elle qui détermine la fermeture d’une narration circulaire finissant très exactement comme elle aura commencé. Comme si rien ne s'était passé. Rien, vraiment ? Avec la frustration de la libido gonflent les poches de la révolte et du ressentiment, émeutes d'octobre 1988 qui partiront de Bab El Oued et que Merzak Allouache aura été l'un des très rares à documenter sur le vif et intégrisme islamiste poussant à la guerre civile lors de la décennie suivante. Significativement, l'impulsion fictionnelle de Bab El Oued City tient dans une voix d'imam coupée. Un boulanger qui travaille la nuit et dort le jour ne supporte plus en effet le haut-parleur de la mosquée qui relaie les prières journalières. Le vide d’une virilité simulée, avant de s'engorger d'une volonté de néant pulsionnelle avec le fanatisme religieux, trouve aussi l'un de ses foyers dans le logement individuel comme bien rare et un autre dans l’absence socialement organisée de l’autre sexe (toutes choses que l'on retrouve dans d'autres grands films algériens, par exemple La Parade de Taos de Nazim Djemaï). Certes, on croise bien quelques femmes, la voisine Zheïra en préfiguration de Selma, surtout les sœurs dans l’appartement familial où vit Omar, mais aucune ne parvient à devenir un personnage à part entière. Ce même vide est au fondement du barnum où ses camarades d’immaturité et lui-même font un petit tour comme les petites marionnettes de la ritournelle (tiens, Moh en manipule une), avant de revenir, armés des sempiternelles blagues assurant au film de nous faire rire jusqu’à la fin des temps.

 

 

Virilité zéro : son cercle est un vide qui fait tourner en rond ses parangons. On l'a dit, ce vide fantasmatique ouvrant à la possibilité catastrophique des passages à l'acte pulsionnels est le produit d’une crise immobilière, d'une misère symbolique et d’une frustration sexuelle que l'héroïsme de l'épopée de l'indépendance ne peut plus sublimer, et au fond desquelles le fondamentalisme religieux aura puisé ses sources de légitimité. Mine de rien, Omar Gatlato est un film miné comme dans la bottine la chaussette d'Omar est trouée. Le film de Merzak Allouache a l'humour comme un masque de pudeur afin de noyer son humeur mélancolique comme son héros éponyme noie sans ostentation son chagrin, d’abord dans un café « goudron », puis dans un verre d’alcool finissant par lui brûler la main. En revoyant le film aujourd'hui, on se dit qu'il n'y a rien de plus terrible pour une chronique sociale à l’humour bien senti que, pour citer Georges Didi-Huberman, de « sentir le grisou ».

 

 

 

dimanche 7 mai 2017


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