Des "Grands Hommes" (et de leur production)

à propos de "Barbara" de Mathieu Amalric, "Le Redoutable" de Michel Hazanavicius et "Le Jeune Karl Marx" de Raoul Peck

Il y a, attachées à des personnes consacrées dans l'espace public comme personnalités, des parcelles de mythe qu'il semblerait bon à certains réalisateurs de vouloir au mieux fructifier, au pire exploiter. Les films qui comptent sont pourtant ceux qui, déliés des obligations ramassées sous les impératifs catégoriques du film biographique (ou du biopic comme on dit en globish), voient dans la figure historique autre chose qu'un hommage gratifiant offert à une icône culturelle. Par exemple, le « peintre maudit » tant privilégié par l'industrie du spectacle culturel est un homme jamais loin d'être imperceptible, remarquable de l'être paradoxalement si peu (comme Modigliani dans Montparnasse 19 de Jacques Becker en 1958 ou Van Gogh de Maurice Pialat en 1991). La conclusion des Mots (1964) de Jean-Paul Sartre n'aurait à cet égard pas tellement vieilli : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui ».

 

 

Le « Grand Homme » qui est moins souvent une femme, l'artiste si souvent privilégié par des réalisateurs préoccupés de rafler la mise convoitée d'une consécration redoublée (du côté de l'art élitaire comme de la culture populaire), n'importe décisivement que dans le nouage seul du quelconque et de la singularité. La seconde qui n'appartient qu'à lui s'adosse en effet au premier qui est le lot de tout le monde et c'est bien ainsi que l'universel affleure du particulier. Il est beau de voir alors comment le roman d'une vie s'écrit tout autour d'un homme, par exemple Marcel Proust dans Le Temps retrouvé (1999) de Raoul Ruiz, qui n'en est que le centre fuyant, le témoin introverti, le spectateur décentré. Il est aussi beau que la matière impure du réel charriant la boue et le sang d'un peuple meurtri abonde dans les veines d'icônes sacrées à l'exemple de celles dévoilées au plus près à la fin de Andreï Roublev (1967) d'Andreï Tarkovski. Ou bien l'artiste travaille à des expressions témoignant, si singulières soient-elles mais sans jamais cesser d'être égales à d'autres, des contradictions symptomatiques de son époque, par exemple dans Edvard Munch, la danse de la vie (1973) de Peter Watkins.

 

 

On oublierait cependant – c'est d'ailleurs une antienne godardienne – que les œuvres importent davantage que leurs auteurs et l'on devra alors impérativement refaire un tour du côté de ce chef-d'œuvre qu'est Une visite au Louvre (2004) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Ces dernières années, on remarquera encore que le chanteur (aux États-Unis avec Ray Charles et Johnny Cash, Frankie Valli et les Four Seasons ou Brian Wilson et les Beach Boys, en France avec Édith Piaf et Serge Gainsbourg, Claude François ou Dalida) emporterait souvent le morceau dès lors que l'enjeu consiste à vérifier que l'art qui compte se mesure à une popularité si peu discutée dans ses formatages industriels et ses captures commerciales. La figure historique identifiée à une figure culturelle est captive du consensus, son intempestivité incorporée et assimilée à l'actualité organisée des modes et de leur rentabilité. Coup sur coup, la rentrée cinématographique de 2017 aura ainsi vu se succéder sur les écrans trois films à envisager conjointement : Barbara de Mathieu Amalric, Le Redoutable de Michel Hazanavicius et Le Jeune Karl Marx de Raoul Peck. On y vérifiera alors si la grande chanteuse française, le réalisateur phare de la Nouvelle Vague et le théoricien historique du communisme sont des figures à leur place dans le monde de la culture ou bien s'ils figurent des singularités quelconques aussi inactuelles qu'intempestives, autrement dit contemporaines.

 

 

La méprise (Barbara de Mathieu Amalric)

 

 

On caractérisera ainsi les trois approches respectivement privilégiées par Mathieu Amalric, Michel Hazanavicius et Raoul Peck : Barbara privilégie une approche moderniste-aporétique, Le Redoutable préfère pour sa part une approche pasticheuse-caricaturale, Le Jeune Karl Marx opte enfin pour une perspective réaliste-anecdotique. Dans Barbara, les minauderies prêtées au caractère fantasque de l'héroïne appartiennent de plein droit à son interprète, girafe qui fait la cocotte, pas loin d'être battue sur ce terrain par les manières du metteur en scène, clown blanc tirant vers le caca d'oie. A force de tourner autour du pot du biopic impossible, la fiction finit par lâcher que le méta est un masque de circonstance, un postiche comme ce faux nez fétichisé. La stratégie d'un surcroît de couches d'images battues comme des cartes avec une certaine dextérité dénudant paradoxalement le noyau de toute l'entreprise : offrir un documentaire à la chanteuse Jeanne Balibar invitée pour un nouveau récital à piocher dans le répertoire de Barbara. La chanteuse égale et amie de Jacques Brel n'aurait donc été que le prête-nom ou le faux nez en forme de cache-sexe, au mieux le schibboleth scellant les retrouvailles cinématographiques des anciens amants qui rivalisent de narcissisme (loin sont les secrets inavoués caressant fugacement les plans de Trois ponts sur la rivière de Jean-Claude Biette en 1998).

 

 

Ce n'est pas qu'il n'y a pas ici quelques bonnes idées (comme l'écrivain Pierre Michon jouant le biographe Jacques Tournier dont la jeunesse relative s'incarne avec Pierre Léon qui aura longtemps porté ce projet de film avant de le confier à Mathieu Amalric, plus apprécié des bailleurs de fonds). Ce n'est pas non plus qu'il n'y a pas des images qui en vaudraient la peine (comme cette archive rare et sublime où Barbara apparaît dans toute sa jeunesse, joufflue et extravertie comme une Italienne, cousine improbable de la Magnani). C'est qu'il y a surtout une fiction maigrelette (le réalisateur Yves Zand et l'actrice Brigitte sont des ombres si peu consistantes), voracement dévorée par un monstre à deux têtes, Jeanne Balibar et Mathieu Amalric. Magnétisé par le spectre de Barbara approché pour en souligner le caractère intouchable, le monstre ne considère au fond la chère absente que dans la guise d'une assurance un rien gênante, sous la caution prestigieuse de qui les présents se représentent en effet leurs amours perdues et retrouvées. Certes, l'apologétique ne triomphe pas, mais les apparats du modernisme cachent difficilement un entrelacs aporétique. Il est vrai que la méprise se joue à une syllabe près : Balibar, Barbara. Dans l'intervalle des deux narcissismes mimétiques, les minauderies du second rivalisant avec celles de la première, se glissent aussi des gadins révélateurs : le réalisateur si heureux d'avoir bouclé son plan offert en écrin à l'art de son actrice qu'il en pleure est un moment pathétique dont le méta avère le profond déni qu'il y a à y avoir consenti. La mise en abyme peut ouvrir à des abîmes qui sont des abysses pour Narcisse qui y perd son reflet.

 

 

Le mépris (Le Redoutable de Michel Hazanavicius)

 

 

L'abîme est plus grand encore avec Le Redoutable qui, déjà, entretient jusqu'au bout l'idée saugrenue d'associer le cinéaste le plus libertaire de toute l'histoire du cinéma avec Jean Vigo au nom d'un engin de guerre commandé par un État honni. Le pastiche de tics godardiens dépassés depuis un demi-siècle par celui qui en inventait alors les éclats novateurs s'expose ici avec une application sans surprise (les couleurs pop, les fragments érotiques, les slogans graffités, les adresses frontales au spectateur), tandis que la représentation des errements existentiels de l'auteur de La Chinoise bute sur l'incompréhension totale de qui s'ingénie à faire dans la moquerie afin de donner une leçon à un réalisateur dévisagé au seul prisme du donneur de leçon. Pas sûr alors que cette dialectique négative en vaille vraiment la peine quand la leçon finit comme ici par se transmuer en jugement d'existence surenchérissant dans la mesquinerie et le ressentiment. Ainsi, le running gag des lunettes cassées revenu de Woody Allen, en symbole des rêveries de l'intellectuel foulées au pied par le réel, est une manière parmi d'autres de déboulonner une statue qui, de toute façon, l'aura déjà été par Godard lui-même, qui aura su mieux rire de lui-même (que l'on repense en effet à l'oncle Jean dans Prénom Carmen en 1983, à Pluggy dans King Lear et l'idiot dans Soigne ta droite en 1987). Du coup, le beau film promis sur l'amour d'une femme pour un homme qui ne veut plus être identifié au type qu'elle aura longtemps admiré n'aura pas lieu. Non seulement Michel Hazanavicius expose qu'il ne comprend rien à la séquence historique comme à l'artiste qui aura été traversé par sa puissance d'événement, mais il demande de surcroît au spectateur d'en ricaner. Mai 68 se réduit ainsi à n'être qu'une opérette pour étudiants que des CRS font valser alors qu'il s'agit de la plus grande grève ouvrière de l'histoire du pays. Et Jean-Luc Godard un type pénible trahissant au nom d'une politisation absconse le grand art dont il aurait été le digne représentant alors que la rupture détermine le surgissement de nouvelles aventures créatrices à venir, des créations télévisuelles de l'époque grenobloise au renouveau narratif à Rolle à partir des années 1980, jusqu'aux éclats vidéo des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) sur le versant analogique à Adieu au langage (2014) sur celui du numérique.

 

 

Le ricanement qui est au rire ce que le ressentiment est au sentiment ne peut advenir ou alors de la seule ignorance, effectivement redoutable. Dans Le Redoutable, Anne Wiazemsky ressemble à Chantal Goya tandis que Godard ne fait rien que ronchonner en offusquant son entourage durant les deux années séparant La Chinoise (1967) et Vent d'est (1969), alors qu'il aura dans l'intervalle pourtant tourné pas moins de vingt films courts et longs parmi lesquels on devra compter sur des titres aussi importants que les longs Week-end (1967), Le Gai savoir (1968) et One + One (1968), ainsi que le programmatique Caméra-œil pour le film collectif Loin du Vietnam (1967). Et quand le film verse dans cet antisémitisme que ses meilleurs ennemis lui attribuent afin d'obscurcir l'engagement pour la cause palestinienne, le film va même jusqu'à trahir le texte d'Anne Wiazemsky qui lui sert de caution empirique puisque l'antisémitisme appartient dans Un an après aux seuls rangs de la droite mobilisée dans la rue pour soutenir De Gaulle en proférant notamment : « Cohn-Bendit à Dachau ». La mauvaise foi appartient à celui qui n'aura pas filmé cette séquence parce qu'il confond pastiche et caricature et, ce faisant, ne peut voir la croyance au principe de l'abolition révolutionnaire des frontières entre des sphères d'activité dont seuls les réactionnaires pensent en effet qu'elles doivent être strictement séparées. Fallait-il initier une opération policière (au sens de Jacques Rancière) de fermeture rétrospective des frontières dont l'entreprise est si étroitement homogène avec le programme sarkozyste d'en finir avec Mai 68 ? Fallait-il concevoir une plainte offerte à la trahison artistique du bourgeois empoisonné par la haine de sa classe quand la lamentation s'inscrit elle-même dans la trahison bourgeoise d'une histoire qui appartient aux efforts difficiles de l'émancipation ? On pointera alors avec intérêt parmi les caméos (Jean-Pierre Mocky en vieux réac et Michel Subor lisant off un passage des Fragments du discours amoureux de Roland Barthes) le plus symptomatique : Romain Goupil en flic. L'auteur de Mourir à trente ans (1982) qui a été l'assistant de Godard sur Sauve qui peut (la vie) en 1979 est effectivement devenu depuis l'un des plus zélés intellectuels médiatiques dont la reconversion idéologique marquée par un fort bellicisme favorable à la destruction impérialiste de l'Irak accomplit la trahison de ses aspirations de jeunesse. Des aspirations qui sont la jeunesse d'idées réellement redoutables parce qu'increvables. Le redoutable est aussi le nom d'un engin insubmersible, Michel Hazanavicius le sait et l'un de ses producteurs aussi, le bédéiste Riad Sattouf. Mais ils auraient pu tout aussi bien méditer ce beau dialogue de Domicile conjugal (1970) de François Truffaut, lorsque Christine (Claude Jade) souffle décisivement à Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) alors en prise avec l'écriture de son roman autobiographique : « une œuvre d'art ne peut pas être un règlement de compte ou alors ce n'est pas une œuvre d'art ».

 

 

La déprise (Le Jeune Karl Marx de Raoul Peck)

 

 

En comparaison de quoi, Le Jeune Karl Marx ferait presque office d'heureuse respiration, préservé de la tentation fantasmatique (Barbara frôle parfois l'abstraction de Saint Laurent de Laurent Bonello, autoportrait fantasmé du mondain en maudit) ou des caricatures symptomatiques (Le Redoutable montre comme Visages Villages d'Agnès Varda et JR, un film pourtant mieux intentionné, que Godard est au cinéma le symptôme de ce qui résiste aujourd'hui à tous les reniements esthétiques et politiques). Après les impasses respectives des perspectives moderniste-aporétique et pasticheuse-caricaturale, on voudrait presque croire aux vertus de l'approche réaliste-anecdotique qui est précisément aux commandes du film de Raoul Peck. Produit par Robert Guédiguian et coécrit avec Pascal Bonitzer, Le Jeune Karl Marx double la belle histoire d'amitié entre le fils de Juif assimilé et désargenté et le fondé de pouvoir de son capitaliste de père avec la belle histoire d'amour entre le héros et Jenny von Westphalen (c'est d'ailleurs le point fort du film, qui veut lui rendre beaucoup, y compris la co-rédaction du Manifeste du parti communiste). Des histoires elles-mêmes frottées des horreurs économiques d'alors (la révolte face aux conditions de l'exploitation annonce de grandes espérances dickensiennes) et couturées des rivalités épiques de l'époque (entre les jeunes communistes et les vieux jeunes-hégéliens d'un côté et de l'autre les tout aussi vieux proudhoniens). De ce point de vue, le film de Raoul Peck est bien raconté, bien interprété, bien documenté, bien reconstitué (les communistes intéressent davantage ce dernier que les tristes anarchistes d'Élie Wajeman). Mais il pêche par où il cherche à bien faire. D'un côté en posant que l'hypothèse communiste se lève sur fond de tragédies dont la reconstitution indique qu'elles sont d'un autre temps (on regrettera d'autant plus le petit montage d'archives en guise de générique-fin, repentir maladroit qui aurait dû constituer la matière première de l'intempestivité communiste). D'un autre côté parce qu'il ne remarque pas qu'il n'y a pas de plus grande antinomie entre un propos qui considère la nécessité révolutionnaire d'une approche matérialiste passant au crible les rapports de production et une représentation qui s'en tient sans les discuter aux réflexes convenus fondant l'habituel des fictions télévisuelles.

 

 

La puissance critique des écrits de jeunesse de Karl Marx et Friedrich Engels entre 1845 et 1848, de La Sainte Famille au Manifeste, coule ici comme un fleuve tranquille, bordé dans l'équilibre codifié des temps forts et des moments faibles. Cette dimension discursive-pratique (on aurait dit à l'époque de Mai 68 praxique) finira même relativisée, voire neutralisée en relevant à la fin de l'anecdote sur les joutes et les rixes attendues, sur les emportements virils et les soûleries partagées en toute amitié tandis que Jenny reste à la maison en s'occupant des enfants. Le film qui veut rappeler l'actualité de Marx (comme celle de James Baldwin avec le documentaire mieux inspiré de Raoul Peck sorti il y a quelques mois et intitulé I Am Not Your Negro) le fera donc au nom de recettes aussi bien éprouvées que dépassées, qui renvoient de fait le communisme au statut de culture aussi digne que n'importe quelle autre d'être classée sur les étagères du vieux monde qui ne désespère pas d'étouffer dans l'œuf la venue rédemptrice et neuve du suivant. L'analyse critique des impasses politiques d'une esthétique pré-moderne aura pourtant été donnée dans les Cahiers du cinéma par des auteurs à l'instar de Pascal Bonitzer, dont le rapport aux idées de Marx doit être aussi considéré à l'aune de son adhésion dans les rangs industrieux du réalisme mimétique et anecdotique. Comme Karl Marx apprend à se déprendre de l'idéalisme hégélien en passant de la critique du ciel à la critique de la terre, le cinéma aura tout intérêt à se déprendre de l'académisme de la ressemblance en vertu d'une modernité qui, si elle ne cède pas sur la question de l'émancipation, ne tient qu'à rendre raison aux chocs heuristiques de la dissemblance et des courts-circuits.

 

 

De la trahison et sa reproduction

 

 

Passant par le récit de vie des « Grands Hommes » (qui sont aussi des femmes, faisant courir les hommes comme Barbara, vivant à l'ombre de leurs hommes en soutenant leur vie comme les compagnes respectives du cinéaste et du théoricien qui ont rêvé de la révolution), mais sans problématiser à nouveaux frais les rapports de production au principe de leur édifiante fiction et de leur figuration, les réalisateurs requis sur ces questions n'auront rien su exprimer de décisif sur ce plan-là (on en apprendra davantage sur nous, sur Barbara, Godard et Marx, sur les femmes à l'ombre des hommes le plus souvent mais parfois sur l'inverse aussi, en jetant un œil sur le destin anthropologique des Baruyas de Nouvelle-Guinée restitué dans La Production des Grands Hommes de Maurice Godelier). Sinon que règne la reproduction du consensus et du statu quo. Sinon qu'autant de renoncements, de trahisons ou de reniements attestent que le cinéma, qu'un certain cinéma manque encore de croire en la nécessité d'être raccord avec ce qui nous arrive et que nous vivons, qui nous regarde et que nous voyons.

 

 

4 octobre 2017


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