"Twin Peaks", troisième !

L'éternel retour est un gramophone grésillant

Faire la souche

 

 

Il est bon de savoir tenir une promesse, pour mémoire (promettre disait Nietzsche dans sa Généalogie de la morale équivaut à se souvenir en effet). Laura Palmer l'avait dit à Dale Cooper à l'occasion du dernier épisode de la seconde saison de Twin Peaks, dans la chambre rouge de l'autre monde (que l'on réduit trop souvent à la « Loge noire » quand bien même nous oblige à plus de prudence son fameux sol indécidable trouvé chez l'Orphée de Jean Cocteau, blanc zébré de noir ou bien noir zébré de blanc, autant « Loge blanche » striée de noir que « Loge noire » électrisée de blanc) : « nous nous reverrons dans 25 ans ». En 2017, cette seconde saison n'est plus que la deuxième puisque, longtemps attendue, c'est enfin une troisième saison entièrement écrite par Mark Frost et David Lynch. Et les 18 épisodes diffusés à partir de la fin du mois de mai par la chaîne à péage Showtime (propriété de CBS qui se substitue désormais à ABC), intégralement réalisés par David Lynch, nous rappellent alors qu'une promesse tenue engage le différé d'une dette contractée. La mise de sa liquidation remise à plus tard au bénéfice du temps long versé comme un torrent dans la clepsydre de l'écart. Il est tout à fait possible que la promesse de ce retour après le délai d'un quart de siècle promis engageait peut-être davantage les spectateurs en charge de prolonger en imaginaire, seul ou à plusieurs, une fiction à la narration apparemment achevée (sur la conversion de Dale Cooper aux maléfices de la « Loge noire ») que le démiurge à deux têtes ayant révolutionné les codes de la série télévisée (sans Twin Peaks, pas de X-Files, et encore moins en effet de Lost comme de The Leftovers, pas davantage non plus de P'tit Quinquin et de Top of the Lake).

 

 

Il se trouve pourtant que David Lynch et Mark Frost auront désiré redéployer un univers fictionnel si intense et prégnant, aussi séduisant qu'impressionnant (le cinéaste y aura d'ailleurs retrouvé goût de la réalisation dix ans après INLAND EMPIRE en 2006 et une absence au cinéma très relativement compensée par un activisme tous azimuts), que l'on pouvait à bon droit considérer que rien n'était épuisé (à telle enseigne que le cinéaste semble proposer avec son retour à Twin Peaks d'en repasser par tous les plis et trous de l'œuvre sans vouloir cependant en livrer le digest  de synthèse en dépit de quelques annonces terminales). Tout restait donc encore à découvrir d'un territoire dont on sait après l'avoir déjà tant arpenté qu'il est agencé en surfaces hétérogènes tramées et pliées, à l'image exacte des bandes zébrées du sol de la chambre rouge de l'autre monde. 25 ans plus tard, Dale Cooper y est donc toujours resté tandis que sévit au dehors, comme on l'avait bien imaginé, son doppelgänger maléfique, la peau brunie par de terribles U.V. et les yeux comme aveugles, recouverts de lentilles noires. Et le bon Dale, la coupe de cheveux chromée et toujours bien mis, y croise à nouveau Laura Palmer toujours en robe de soirée dans le dédale d'un salon moelleux en forme de purgatoire peut-être démarqué de Huis clos de Jean-Paul Sartre mais expurgé de tout didactisme existentialiste (l'ésotérisme et les effets spéciaux entre Méliès et Averty y règnent en maître). L'ancienne star du lycée sacrifiée sur l'autel d'une Americana dépliée en son envers obscène y répétant exactement les mêmes phrases proférées selon cette diction si particulière (les syllabes sont dites à l'envers et la bande-son passée elle-même à l'envers rétablit en bonne négation de la négation hégélienne un endroit qui dédouble et dénaturalise l'idée d'un endroit à l'origine toujours déjà perdue).

 

 

Bandes réversibles, passages et parasitages

 

 

L'endroit et l'envers se retrouvent donc tramés pour apparaître ici dans la danse des bandes réversibles, l'univocité du monde ne disant rien d'autre alors que sa pluralité schizoïde (avec Alfred Hitchcock et Ingmar Bergman, un maître moins connu ou plus secret de David Lynch serait peut-être Vincente Minnelli et son Brigadoon un modèle alors inavoué pour Twin Peaks). Et l'autre côté du miroir n'ouvre sur rien d'autre que la circulation des énergies et l'inversion de leurs potentiels (la série télé se fait ainsi installation vidéo, l'Americana complot cosmique, le paradigme indiciaire déchiffrement herméneutique, la musique dans l'air mécanique quantique). Mais, en dépit de la reprise de quelques plans revenus de l'ouverture de la série (une fille crie dans la cour, la photographie de la reine du lycée est exposée comme un trophée dans la vitrine de l'établissement scolaire), quelque chose a bougé, aura décisivement changé : c'est que le temps en effet aura passé, deux décennies et la moitié d'une troisième. Et les corps ont vieilli, pour certains grandement. Laura Palmer aurait métaphorisé l'intervalle du temps d'un quart de siècle passé quand, face à Dale Cooper, elle agence ses mains comme si l'une était un arbre planté dans un sol mimé par l'autre. Attendre, c'est se faire souche. La vieillesse a certes plus d'une fois intéressé David Lynch, évidemment dans The Straight Story – Une histoire vraie (1999) et son grand-père tortue en double américain du héros victorien de Elephant Man (1980), mais aussi dans Twin Peaks et sa série de vieillards redoublant comme une ombre la grande série solaire des jeunes filles en fleur (comme si la série proposait d'ailleurs plus d'une variation autour de la scène vétérotestamentaire de Suzanne et les vieillards).

 

 

La vieillesse s'impose cette fois-ci avec un poids de réel qui contrebalancera d'ailleurs les lissages et les coquetteries graphiques autorisés par l'image numérique et ses trucages. Le temps passe, il a passé et même les locataires de la chambre rouge de l'autre monde comme nous n'y auront pas échappé. A cet égard, la vieillesse est l'un des plus émouvants effet spécial de cette troisième saison et voir Catherine Coulson jouer Margaret Lanterman, la dame à la bûche, alors qu'elle apparaît minée par la maladie est la preuve dure comme du vieux bois d'une longue complicité joueuse nouée jusqu'au seuil de la mort (l'actrice est décédée depuis et le premier épisode lui est dédié, le deuxième étant dédié à Frank Silva qui fut l'interprète de l'inoubliable Bob dont on se demande alors quel sera son avenir dans la série). N'est-ce pas son personnage qui appelle le shérif adjoint Hawk en lui indiquant qu'il y a quelque chose qui manque dans son héritage (amérindien) ? Les affaires qui restent de Dale Cooper témoigneront encore d'un legs en forme de promesse dont les manques supposés seraient alors comme des trous exigeant autant de reprises (ou de passages de vers en micro comme dans Eraserhead en 1977 ou en macro comme dans Dune en 1984). Ce qui ferait défaut ici résonne par exemple encore avec le cliquetis étrange sorti du vieux phonographe grésillant présenté en prologue du premier épisode à Dale Cooper par le géant dans une variante en noir et blanc de la chambre rouge de l'autre monde. C'est le bruit de l'éternel retour perçu comme gramophone grésillant et il fait signe lui-même en direction des fourmis dans l'oreille coupée de Blue Velvet (1986) quand le tourne-disque reflète celui qui réactive la machine de mort et de folie de Leland Palmer avant de structurer tout le récit de INLAND EMPIRE. Toutes ces manifestations insistantes et symptomatiques le sont du réel en somme, aussi intraitable qu'irréductible, éternellement revenant, allant comme les rides du temps passé parasiter le drapé des effets de reconnaissance qui ondulent comme des rideaux rouges. Le lissé du retour attendu étant effectivement compliqué par l'apparition désiré de nouveaux plis comme autant d'occasions de déplier toute la matière virtuelle accumulée tout ce temps dans les coins et recoins de Twin Peaks.

 

 

Cartographie du connu et topographie de l'inconnu

 

 

Ainsi l'absence admise de l'acteur interprétant le shérif Harry Truman n'empêchera cependant pas Lucy de demander à un homme désireux de le rencontrer de préciser de quelle personne il s'agit puisque l'on apprend par elle qu'il y en aurait deux, l'un malade et l'autre à la pêche. La reconnaissance ne vaudrait en soi donc rien si elle n'incluait pas la connaissance de ce qui empêche la reconnaissance des choses exigeant d'être identiques à elles-mêmes. L'altération causée par le temps et dont le processus aura été élidé avec l'écart de la promesse dite puis tenue creuse la veine romantique de la doublure des êtres et des mondes. La série Twin Peaks revient bien, mais ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre : son revenir est son devenir, son être celui d'un éternel retour – qui est toujours, pour Gilles Deleuze relisant Nietzsche, celui d'une différence. Et c'est sur la base de cet intervalle qu'il va falloir glisser aussi, nous qui ne voulons plus choisir entre l'identité et l'altérité comme entre la culture savante et la culture populaire, le cinéma et la télévision, le feuilleton et l'installation d'art contemporain. D'abord, on retient un principe de retrouvailles obligées (avec des figures connues comme Lucy et Andy, les frères Ben et Jerry Horn ou encore James et Shelly, comme avec des lieux tels le bureau du shérif, l'hôtel du Grand Nord ou le Relais routier où un groupe différent se produit à la fin de chaque épisode), mais disséminé dans une dynamique de l'isolement et du dépeuplement (les figures semblent vivre comme des monades éparpillées, privées de toute relation à l'instar du docteur Lawrence Jacoby qui vivote dans une cabane au fond des bois, comme Margaret Lanterman qui ne peut plus sortir de chez elle, comme Hawk qui officie seul en retrouvant de nuit le cercle obscur des sycomores, cet anus mundi bordé de plis purpurins semblables aux tentures écarlates de Cris et chuchotements d'Ingmar Bergman en 1972, comme les lèvres d'un vagin). En 25 ans et l'indexation de l'offre télévisuelle aux canaux de l'internet, le dépeuplement aura également affecté l'audience : 500.000 spectateurs ont vu aux États-Unis à la diffusion des deux premiers épisodes de la troisième saison quand ils étaient 35 millions à l'époque de celle du pilote.

 

 

Si séduisant, avec ses images laquées, avec ses manières et sa matière appétissante et sucrée exemplifiée par le goût des beignets, le monde organique de Twin Peaks semble désormais amorphe, comme frappé par une dévitalisation largement amorcée avec le long-métrage Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992) qui, à ce titre, avait tant déçu les fans de la première heure. C'en serait presque décevant s'il n'y avait pas trois autres intrigues (au moins) pour intercaler dans les bandes de la déception celles d'une intrigante déceptivité, les pistes de la reconnaissance cartographique brouillées par de nouvelles pistes topographiques afin de permettre à la série une reprise en forme de renaissance et d'élargissement de ses puissances de déterritorialisation. On devra alors compter sur la double vie boiteuse, claudicante et monstrueuse de Dale Cooper, le gentil sereinement paumé dans la chambre rouge de l'autre monde (il y croise le géant, Laura Palmer et son père, le manchot Mike et un sycomore électrique surmonté d'un énorme chewing-gum représentant « l'évolution du bras » précédemment figuré par le nain déjà associé à un poteau électrique dans Fire Walk With Me) et son double maléfique trempant dans des affaires louches mais peu définies pour le moment (on retrouve l'ambiance crasseuse, cabossé et miteuse de Blue Velvet, de Wild at Heart – Sailor & Lula en 1990). Plus étonnant est le développement d'une affaire criminelle du côté de Buckhorn dans le Dakota du sud (pas loin on devine le Mont Rushmore de North by Northwest – La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock en 1959 et l'on se souvient aussi que le premier titre de Twin Peaks devait être Northwest Passage), avec son cadavre composé du montage surréaliste d'une tête de femme et d'un corps d'homme et son suspect qui, odieusement lâché par sa compagne, n'aurait rien fait d'autre qu'avoir seulement rêvé la scène de crime (et, on l'aura compris, trompé sa compagne avec la victime). C'est également, à peine esquissée encore du côté de Las Vegas, le récit hyper-elliptique d'une violence innommable (indiquée par l'acteur jouant le rêveur dans Mulholland Drive en 2001, peut-être en rapport avec le doppelgänger comme l'est aussi la compagne du suspect de Buckhorn qui finit assassiné par ce dernier). C'est enfin ce jeune homme sympathique et raide, payé par un milliardaire introuvable à observer dans un immeuble new-yorkais un savant dispositif au cœur duquel une cage en verre mérite la plus grande attention et hors de laquelle surgira une horrible créature (on pense à une variante plus imposante du salon anxiogène avec son téléviseur et ses cassettes mystérieuses de Lost Highway en 1996). Non seulement David Lynch étend la carte du territoire aimanté par la cité de Twin Peaks (il n'avait par exemple jamais tourné à New York), mais c'est sa série-monde qui en vient à affecter le monde entier.

 

 

Surfaces et trous de vers

 

 

Que remarque-t-on alors de commun à tous ces fragments narratifs, dans la diagonale de cette « simultanéité de monades synchrones » (Fredric Jameson) ? D'un côté, tous les personnages sont montrés tantôt affairés, tantôt saisis dans l'attente et son immobilité, pris par diverses obligations impératives mais relatives à des scénarios fragmentaires et, de fait, souvent illisibles. Actifs ou passifs, ils sont cependant incorporés à des intrigues délestées de toute évidence en terme d'interdépendance comme de toute explication intrinsèque (David Lynch renouerait ainsi avec la myriade narrative de ce feuilleton contrarié qu'aura été Mulholland Drive). L'étrangeté, c'est que l'on ne sait pas toujours ce que les personnages font et qui ils sont, mais ils persévèrent à faire ce qu'ils doivent faire ou ne pas faire et c'est souvent fascinant. Les caractères indexés sur le respect de rituels cryptiques est une constante lynchienne et le cinéaste en maîtrise d'autant plus la matière qu'il dispose de toute la durée narrative nécessaire et des largesses matérielles offertes eu égard à son autorité symbolique, plus fort encore aujourd'hui qu'il y a 25 ans. Le scénario est fort ainsi d'être lacunaire, les trous n'étant jamais comblés pour le grand bénéfice des durées distendues (avec l'observation rigoureuse de la cage de verre ou la quête comique à force d'être fastidieuse d'une clé pour ouvrir une porte), des comportements aberrants (la violence surhumaine et l'accoutrement ringard du doppelgänger) et des détails saugrenus (le bout de peau dans le coffre d'une voiture, le gant vert sur la main du jeune homme accompagnant James Hurley au Relais routier où travaille d'ailleurs un quatrième Renault prénommé Jean-Michel et joué par le même acteur ayant interprété le rôle de Jacques).

 

 

Par ces trous y passent et repassent à l'infini les vers du plissement (la chambre rouge avec ses nouvelles bifurcations) et du dédoublement (de Dale scindé au cadavre résultant d'un montage d'organes appartenant à deux corps différents), de l'inversion (la langue inspirée, parlée par aspiration dans la chambre rouge) et de l'extraversion (du tic des uns comme le méchant Dale malaxant la mâchoire d'un pauvre type aux cadavres des autres exposés comme des œuvres d'art). D'une autre côté, le goût lynchien pour la surface au point de contester tout privilège à la profondeur s'offre d'imperceptibles glissements (comme les deux sapins pliés en un à l'avant-plan tandis qu'au fond Jacoby s'affaire à on ne sait quoi encore), des gags (le visage du bon Dale écrabouillé sur l'une des faces de la cage en verre) ou d'effroyables expressions (c'est l'humanoïde grisâtre qui sort de la même cage pour réduire en bouillie le gardien affairé à copuler avec sa copine). C'est même le générique-début qui, en rappel accentué de l'ouverture romantique de The Shining (1980) de Stanley Kubrick (définitivement la matrice de la série dès lors que l'image fait membrane en autorisant les circonvolutions narratives à recouper celles de notre cerveau), privilégie désormais les vues aériennes en plongée, comme celles qui écrasent et aplanissent les chutes d'eau près de l'hôtel du Grand Nord. La chambre rouge elle-même a perdu en volume spatial mais c'est pour valoir davantage comme surfaces plissées, enveloppes membraneuses développées, bandes pliées-dépliées comme les rideaux rouges remués par l'arrivée d'une étrange bourrasque (et les zébrures à la fin du générique rappellent alors les circuits synaptiques de notre cerveau que le balayage électronique des premiers téléviseurs, le foyer nucléaire des années 1950 trouvant à persévérer dans des propositions formellement plus arty).

 

 

La relève promise d'une transfiguration

 

 

S'il y a trou (dans la tête du cadavre de trois femmes dont l'énucléation fait signe en direction du Jack-n'a-qu'un-œil comme de la borgne Nadine Hurley, le premier et la seconde devant sûrement bientôt revenir), c'est toujours dans le refus d'autoriser la profondeur (c'est un pli comme l'écart entre les bandes zébrées dans l'intervalle desquelles, telle la tête dans le rêve de Eraserhead, chute le bon Dale en traversant d'improbables dimensions). Et s'il y a, comme l'indique significativement « l'évolution du bras », copulation des mondes entre eux, c'est avec le transvasement filaire et tubulaire des matières dans la génération indistinctement organique et manufacturée de doubles, dont on pressent après les fourmis de Blue Velvet et les lapins de INLAND EMPIRE le pullulement intensifié. Même Laura Palmer bizarrement atteinte de tremblements dans la chambre rouge de l'autre côté du monde se retrouve happée et aspirée dans une hauteur échappant à toute perception (pas de tréteaux ici), quand son visage se sera précédemment décollé comme un masque ne laissant rien voir d'autre qu'un foyer de lumière. Et sa belle image de la patience comme une souche rabat la profondeur des racines de l'arbre sur un jeu de mains mimant une métaphore cryptique (et le son des pas passé à l'envers donne également la sensation de peaux frottées ou de cartes à jouer battues pour être mélangées). Même la cage en verre qui reproduirait autant l'intérieur de la chambre noire d'un vieil appareil photographique que la cube du Quattrocento accueille un ectoplasme figuratif dont la silhouette s'échappe pour punir le couple qui ne prêtait plus attention au dispositif en s'abattant sur lui comme une râpe à fromage. La séquence en question est aussi terrorisante qu'expressive des nouages étranges des circuits par où transite la libido afin d'électriser un matériau polarisé d'un côté par la forme et de l'autre par l'informe (l'énergie désirante pousse à observer la cage en verre pour y guetter une apparition qui n'advient pourtant qu'en conséquence pulsionnelle de s'y être détourné).

 

 

Il est vrai qu'en 25 ans les tubes cathodiques ont laissé place aux écrans plasma, la télévision au développement de ses canaux via internet. Perdure le problème (structurel) de la platitude (télévisuelle), d'autant plus quand il s'agit de se confronter au poids lourd de matière réifié véhiculé par le cliché. Mais la stratégie mise en place par Mark Frost et David Lynch, toujours soucieux de conserver à la bêtise sa dimension transcendantale, consiste à conjurer ce risque par l'extension de la démultiplication narrative, la fragmentation des micro-récits identifiés à des rituels aussi grotesques que cryptiques, ainsi que l'intensité plastique des surfaces et de leur tramage, surfaces plissées pour être ourlées, pliées pour être dépliées. Comme la combinaison esthétique et haptique de la table en formica, du maïs à la crème matérialisant le garmonbozia (la peine et le chagrin que se disputent les créatures de l'autre monde) et du brouillage vidéo aident, dans un passage mémorable de Fire Walk With Me, le plat de l'image à retrouver une granularité qui autrement lui ferait défaut. Comme le reflet du rideau rouge sur le cercle crayeux d'huile noire au cœur de la forêt de Glastonbury Grove conjugue, dans le dernier épisode de la deuxième saison, l'image de la tarte à la cerise avec celle de la tasse de café. Comme l'ellipse temporelle d'un quart de siècle aura creusé sur le lisse des visages maquillés d'ineffaçables plissements sombres.

 

 

On veut ainsi voir la suite dès lors que l'on devine entre les bandes noires ou les lignes blanches la piste d'une promesse suivant laquelle succéderait à la figuration maléfique de Dale Cooper (qui, comme le dit lui-même son doppelgänger, n'est plus un être de besoin ou de désir mais seulement de volonté) la relève laborieuse et héroïque de sa transfiguration bénéfique. Alors, la duplicité du pouvoir qui est une division exigeant avec le pouvoir de l'un l'impouvoir de l'autre se redéploierait comme puissance qui, toujours, est puissance de-ne-pas-ne-pas, inséparablement puissance et impuissance mystère versus secret et idiotie versus stupidité.

 

 

Mercredi 24 mai 2017


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