Des nouvelles du front cinématographique (105) : Jean-Luc Godard dans la relève interminable des archives du mal (IV)

4/ Avec la rédemption du passé, la remémoration de l'avenir

a) Du crépuscule à l'aurore : la promesse de nouveaux matins pour le passé

 

 

Les Histoire(s) du cinéma comme point d'orgue de l'œuvre anticipées par le discours godardien de la « mort du cinéma » triomphant durant la décennie 1980 manifestent pourtant un prophétisme qui, s'il peut ou a pu en agacer plus d'un, témoigne incontestablement d'une passion pour le passé équivalente seulement d'une même passion concernant le futur. L'archive godardienne comme relève résurrectionnelle des images hétérogènes du siècle perdu (à partir de leur imaginaire complémentarité en un premier lieu, du choc de leur antagonisme en un deuxième temps et de leur relation différentielle en un troisième moment symbolique respectueux des trous dans l'archive). Si et seulement si les battements ou constellations d'images dialectiques que l'archive accueille en toute égalité n'avaient pour seul souci que celui de la conservation mémorielle du passé.

 

 

Pourtant, l'on n'a jamais cessé d'insister aussi sur le fait que la relève des images du passé, loin de consacrer l'histoire telle qu'elle a eu lieu en ne pouvant donc laisser imaginer qu'elle aurait pu être différente, impose l'arrêt rédempteur de la dialectique historique des vainqueurs triomphant des vaincus. Loin de valoir comme consécration de l'histoire passée, l'archive godardienne s'accomplit dialectiquement. Autrement dit, et à la fois, dans la sauvegarde de la mémoire des vaincus écrasés sous les roues de l'histoire passée, dans la relève de leur indignité perpétuellement réitérée par les bandes d'actualité, ainsi que dans la résurrection via la beauté figurative de l'art du cinéma de leur éternel désir de justice.

 

 

Le crépuscule de l'histoire ne se comprendrait donc pas ici indépendamment du matin étoilé de sa rédemption : le futur est bien l'aurore du passé comme l'a dit l'écrivain portugais Teixeira de Pascoaes (grande influence littéraire de Manoel de Oliveira). Et chaque battement d'images proposé dans notre cartographie fragmentaire et allusive de l'archive godardienne, en faisant fuir l'histoire accomplie au lieu même de ses lignes de faille (là où donc ça s'« anarchive » comme l'a écrit Jacques Derrida), tire depuis le passé des lignes de force pour le futur.

 

 

On se souvient du célèbre carton didactique de Vent d'est (1970), peut-être le moment le plus intéressant de l'un des films les plus faibles réalisés par le groupe cinématographique Dziga-Vertov auquel a appartenu Jean-Luc Godard à l'époque de son engagement militant maoïste entre 1969 et 1972 : « Il n'y a pas d'image juste / Il n'y a juste que des images ». Et l'on sait que ce credo matérialiste voulait dialectiquement retourner la profession de foi bazinienne et idéaliste énoncée dix ans auparavant dans Le Petit soldat (1960) : « La vérité au cinéma, c'est 24 images par seconde ». On pourrait alors préciser, à l'aune du cinéma godardien environnant ou environné par les Histoire(s) du cinéma, que la perpétuation du credo matérialiste (au nom duquel aucune interdiction a priori ne saurait empêcher qu'une image, même la plus lointaine – justement la plus lointaine – puisse être rapprochée d'une autre quelle qu'elle soit) s'articulerait désormais avec la proposition nouvelle que la justice tout autant que la justesse serait ce que vise le montage dialectique propre à l'archive godardienne en ses constellations et battement d'images.

 

 

Justice pour les victimes relevées des visibilités sanctionnant continuellement leur défaite. Justice pour les opprimés retrouvant la beauté figurative des grandes images de l'art (cinématographique ou autre). Justice pour les vaincus qui, tombés hier, bénéficieraient aujourd'hui (c'est-à-dire pour eux demain) de la résurrection des espoirs en termes d'amour, d'égalité et de liberté qu'ils ont peut-être secrètement gardés en eux jusqu'au dernier instant. Qui peut oser dire que le réel consigné par les bandes d'actualité, malgré les surdéterminations idéologiques conscientes et inconscientes caractérisant leur horizon propagandiste ou médiatique, est épuisé par ces dernières dans la totalité de leurs implications ou intentions ?

 

 

Ce mouvement de balancier entre le « pas encore » ou le trop tôt (l'image consigne un réel insaisissable ou incompréhensible sur le moment) et le trop tard ou le « toujours déjà » (la compréhension ne s'effectue que tardivement, dans l'après-coup hégélien de la relève dialectique) hante constamment l'archive godardienne en ses lignes de fuite. En particulier au lieu même de l'une de ses plus grandes (lignes de) failles : la faillite du cinéma aura historiquement consisté dans son arraisonnement totalitaire, victime de la mobilisation de sa technique au profit des grandes machineries spectaculaires et mortifères des États totalitaires, nazi comme stalinien.

 

 

Troisième étape cartographique : la rédemption du passé dans la sauvegarde du futur (The Old Place, 1998)


_ De la même façon que l'archive godardienne témoigne que le cinéma aura été, dans l'après-coup du siècle aboli, l'art qui en aura le mieux exprimé la spécificité à la fois industrielle et spectaculaire, le siècle réfléchi dans le miroir du cinéma ne se serait accompli que dans l'accomplissement du cinéma lui-même dans le deuil duquel se déploie le génie du cinéaste dans l'usage virtuose de la technique vidéo. Et la relève d'un siècle achevé comme de l'art qui aura su le mieux l'exprimer trouve une manière de prolongement messianique dans la rédemption de l'image des vaincus refoulée par l'histoire des vainqueurs. Et c'est une rédemption double puisqu'elle comprend à la fois la rédemption du cinéma de fiction dans le retour du refoulé historique et documentaire des bandes d'actualité et la rédemption des bandes d'archives par la puissance figurative des images de l'art (et en particulier du cinéma). Et c'est une rédemption triple, dialectique, puisqu'elle expose dans la résurrection des images d'un art comme d'un siècle perdus, autant la mémoire des victimes suppliciées hurlant sans fin, que leur appel infini au rétablissement d'une justice à leur égard.

 

 

L'archive godardienne serait ainsi ouverture à une justice à l'endroit de la tradition des opprimés, sautant dans le passé afin de préserver la possibilité révolutionnaire d'un nouvel avenir. Faire fuir l'histoire le long de ses lignes de faille afin d'en tirer de nouvelles lignes de force, voilà en quoi consisterait le souci de l'archive godardienne dont la modeste cartographie proposée ici, dans l'insistance du motif transversal de la relève, aura autorisé d'en identifier quelques exemples de montage ou de battement d'images.

 


_ Du point de vue cartographique qui aura été le nôtre dans cette hantise qui est une passion pour toutes les formes de la relève, il n'aura pas été question des virtualités dystopiques nichées dans les plis du présent caressées par les films d'anticipation tournés à l'époque pop par Jean-Luc Godard au mitan des années 1960, de Alphaville (1965) du sketch Anticipation, ou l'Amour en l'an 2000 appartenant au film Le Plus vieux métier du monde (1967) en passant par Made in USA (1966). On trouvera en revanche dans l'essai The Old Place (sous-titré Small Notes Regarding the Arts at the Fall of the 20th Century) co-réalisé avec Anne-Marie Miéville en 1998 en réponse à une commande du MoMa (Museum of Modern art) de New York un émouvant moment de capitonnage concernant les virtualités non plus dystopiques mais rédemptrices du futur.

 

 

Dans sa onzième partie du film intitulée de manière balzacienne « Les illusions perdues », les voix masculine et féminine des deux auteurs évoquent le projet Keo, « l'oiseau archéologique du futur », ce satellite censé partir dans l'espace en 2014 (les auteurs évoquent l'année 2001) pour ne revenir sur Terre que dans 50.000 ans, destinant le témoignage des habitants de nos civilisations actuelles aux générations futures. Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard essaient d'imaginer le genre de messages rédigés à cette occasion. « Aimez-vous les uns les autres » dit l'un, « Éliminez la discrimination pratiquée à l'égard des femmes » dit l'autre, « Projetez un film de David W. Griffith une fois par an » tente encore le premier. Mais, alors que des images de constellation se fondent dans une citation de la saga Star Wars (1977-1983) de George Lucas, les deux narrateurs affirment au terme de leur petit exercice d'imagination ne pas vraiment y croire. Survient alors la douzième partie de l'essai intitulée « Le vieux musée » qui pourrait être une traduction en français du titre The Old Place. Jean-Luc Godard, enfant de la Cinémathèque d'Henri Langlois, de L'Esprit des formes (1927) d'Élie Faure et du Musée imaginaire (1947) d'André Malraux, n'aura donc eu de cesse de consacrer la puissance muséale du cinéma (et ce serait peut-être cette consécration du musée au cinéma – et seulement au cinéma – qui aurait peut-être rendu impossible ou aporétique son installation Voyage(s) en utopie proposée au Centre Georges-Pompidou en 2006).

 

 

Dans ce vieil endroit, donc, qu'est moins le musée dans son accueil de l'art du cinéma que le cinéma en sa puissance muséale, résonnent trois plans extraits du court-métrage documentaire Le Sang des bêtes (1949) de Georges Franju (l'un des cofondateurs de la Cinémathèque en 1936 avec Henri Langlois, Jean Mitry et Paul-Auguste Harlé). Le travail à la chaîne dans les abattoirs de la Villette et de Vaugirard au sortir de la seconde guerre mondiale est ici ramassé dans la chute d'un cheval blanc, une décharge dans la tête. Puis c'est un plan noir comme l'écran neutre sur lequel, aussi éloignées qu'elles peuvent nous autoriser à tenter de les rapprocher, l'image de l'abattage industriel des animaux résonnerait avec celle de l'extermination nazie.

 

 

_ « C'est le futur pose ensuite Anne-Marie Miéville qui décide si le passé est vivant ou non ». Le refus du temps (comme des chaînes assurant sa linéarité) se comprenant alors, dans une perspective éminemment benjaminienne, selon une étroite solidarité avec le passé. La citation d'une toile ressemblant au Vieux couple près de la fenêtre peint en 1995 par Jean Rustin (décédé au mois de décembre dernier) fixe le regard du spectateur sur un dénuement portant les stigmates des violences du vingtième siècle (en ce cas précis l'asile psychiatrique). La citation de cette toile suggère, dans la suite de l'abattage du cheval, comme une forme-limite mais réelle de persévérance manifestée par les mains jointes (grand motif godardien) des deux internés. A la différence du vieux couple de Numéro deux (1975) exposé dans la séparation des écrans de télévision, mais déjà dans la nudité de ses appareils génitaux.

 

 

Du cheval abattu succédant à l'envol prévue de l'« oiseau archéologique du futur » et précédant le vieux couple à l'humanité persévérante malgré tout (en lequel, probablement, les réalisateurs y reconnaîtraient leur propre part d'humanité résistante dans sa fragilisation consécutive à chaque acte de barbarie commis) jusqu'à ce dernier au carton « Les vieux films », il n'y aurait alors qu'un pas pour exprimer la vitalité rabougrie mais obstinée d'un cinéma mort en même temps que les films insisteraient toujours quelque part en nous, ni absents ni présents, spectralement.

 

 

La mémoire se conjuguerait donc au futur, le deuil du cinéma persévérant dans l'insistance spectrale des films, toujours revenants, toujours relevés. Des vieux films dont la survivance attesterait que l'on en aurait pas fini avec eux, précisément parce que, toujours, durera le deuil du cinéma. Le deuil d'un art disparu comme promesse d'un futur antérieur pour ses survivances filmiques ou cinématographiques. Mort, le cinéma ressuscitera, il re-viendra comme l'image dont il a été l'un des serviteurs au temps de la résurrection. Au temps de la relève de l'image et dans, l'image, de la dignité des corps tombés requérant de nous aujourd'hui, demain, l'exercice d'une justice inconditionnelle.

 

 

b) Sauve qui peut (la vie), encore faut-il y croire (pour ne pas conclure)

 

 

En guise de conclusion, seulement – forcément – provisoire, que dire d'autre que de rappeler comment Jean-Luc Godard, dans l'inspiration révolutionnaire du pamphlet de l'abbé Sieyès daté de janvier 1789, identifie le cinéma au tiers-état en proposant dans l'épisode 3A (« La monnaie de l'absolu ») des Histoire(s) du cinéma l'articulation dialectique des cartons suivants : « Qu'est-ce que le cinéma / Rien / Que veut-il / Tout / Que peut-il / Quelque chose » (in Histoire(s) du cinéma, 3, op. cit., p. 42-45) ?

 

 

La cartographie en trois étapes de l'archive godardienne, en ses quelques battements ou constellations privilégiés, aura donc insisté sur le motif de la relève. Relève passionnelle des corps historiquement tombés dans la rédemption de leur image, leur avenir étant toujours déjà conjugué au futur antérieur. Relève des images elles-même en leur puissance résurrectionnelle. La pseudo-citation paulinienne cache en fait, comme on l'a précédemment expliqué, un véritable aphorisme godardien qui pourrait éclairer le nature particulière du mal d'archive hantant un homme qui se sera identifié, sans reste, au siècle qui l'a vu naître comme à l'art qui en aurait le mieux témoigné. Au milieu des archives du mal composées entre autres d'un cinéma de fiction qui aura ignoré le réel en lui tournant le dos et d'un cinéma propagandiste qui s'en sera intéressé de trop près jusqu'à l'obscénité, l'archive godardienne aura plongé pour en ramener une pensée résurrectionnelle de l'image, passionnément. La résurrection de l'image, autrement dit sa relève, autrement dit comme la « fiction constituante » (Marie-José Mondzain) d'une requête de mémoire, de justice et de dignité à l'endroit même de l'image des opprimés, est précisément ce qui aura soutenu par l'archive godardienne, dans la triple rédemption du cinéma historiquement failli, du siècle perdu et de la biographie de son gardien.

 

 

Sauve qui peut (la vie), encore faut-il y croire si l'on ne veut pas conclure sur le triomphe de la pulsion de mort « anarchivique » (Jacques Derrida). La hantise passionnelle de la relève des archives du mal radical, c'est le mal d'archive godardien en son inconditionnel souci de justice à l'adresse de tous ceux qui sont tombés, tombent, tomberont et seront tombés. C'est le mal d'archive comme an-archie, relève esthétique des archives en leur égale citationalité documentaire et dans le refus politique d'en faire le support d'un règne, au lieu même où elles manquent et s'anarchivent.

 

 

Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (I)

Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (II)

Jean-Luc Godard dans l'interminable relève des archives du mal (III)

 

 

Dimanche 2 février 2014


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