Des nouvelles du front cinématographique (109) : Vampire, vous avez dit vampire ?

« Qu'est-ce qu'un vampire ? Une créature venant des origines du cinéma qui se tient devant nous et nous parle à travers le temps » (Stéphane du Mesnildot, Le Miroir obscur. Une histoire du cinéma des vampires, éd. Rouge profond-coll. « décors », 2013, p. 81)

 

 

 

« Symbole de l'intrusion de la mort et de l'au-delà par des voies sournoises et brutales dans un univers qui les exclut, le vampire représente l'inquiétude qui naît d'une rupture de l'ordre, d'une fissure, d'un décalage, d'une contradiction » : voilà ramassée dans des lignes inspirées par Roger Caillois l'image du vampire proposée par Claude Lecouteux dans l'introduction à son Histoire des Vampires (sous-titré Autopsie d'un mythe, éd. Imago, 2009, p. 11). Avant d'être consacré dans le domaine littéraire par le docteur John William Polidori (1795-1821) dont The Vampyre (1819) fut inspiré par Lord Byron, puis par les écrivains irlandais ou d'origine irlandaise John Sheridan Le Fanu (1814-1873) et enfin Bram Stoker (1847-1912) auteur du fameux Dracula (1897), le vampire consisterait, à l'époque classique de la montée du discours rationaliste, en une survivance symptomatique des cultures populaires principalement localisées en Europe centrale, orientale et méridionale de l'ère médiévale (au moins depuis le 11ème siècle).

 

 

Ce serait donc un paradoxe que de voir émerger, depuis les légendes populaires et les avis des théologiens jusqu'aux traités médicaux et aux archives judiciaires en passant enfin par des récits littéraires influencés par le mouvement de la Gothic Novel exemplifié par Le Château d'Otrante (1764) de l'anglais Horace Walpole, une figure fantastique identifiée à ce qu'il est depuis convenu d'appeler le vampire défiant irrationnellement la liaison habituelle d'Éros et de Thanatos comme la séparation métaphysique de la vie et de la mort, et cela donc au moment même de l'avènement du siècle des Lumières. Comme si, soutenue par des processus historiques de sécularisation des sociétés européennes (notamment techniques et culturels comme économiques et politiques), la montée corrélative de discours à la fois rationalistes et naturalistes venait malgré tout buter sur les restes coriaces d'un monde ancien pas définitivement enterré. Comme si – métaphore évidente – le cadavre d'un certain Moyen Âge bougeait encore en sortant toutes les nuits du cercueil que lui avait aménagé l'époque moderne en souvenir d'un défunt qui ne le serait donc pas complètement.

 

 

Nous serions dès lors bien loin de constater et d'avérer la séculière neutralisation de la figure du vampire dans son passage tout autant narratif qu'épistémique du statut oral de légende populaire à celui, scriptural, de symptôme médical puis de récit littéraire informant ainsi du triomphe civilisationnel d'une « raison graphique » qui ne serait en réalité nouvelle que pour ceux qui n'auraient pas pris conscience du savoir écrit caractérisant les croyances populaires (ainsi que les sociétés dites sans écriture : cf. Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, éd. Minuit-coll. « Le sens commun », 1979). Au contraire, la coriacité (éprouvée en particulier sur le mode érotique) du vampire vectorisant les peurs symptomatiques du monde ancien et dont la paradoxale vivacité cadavérique persévérerait avec la modernisation des formes de vie sociales occidentales représenterait exemplairement la persistance d'une hantise perpétuellement renouvelée qui conviendrait si bien au cinéma dans la définition canonique que Jean Cocteau en a donnée pour qui filmer consisterait toujours dans l'enregistrement de la « mort au travail ».

 

 

« Le chemin par lequel tout se décompose » est précisément celui que le vampire (avec d'autres figures fantastiques, si proches en même temps que si éloignées, tels le fantôme, le démon, le loup-garou, le zombie) ne cessera plus jamais d'emprunter, et avec lui le cinéma dont il vaudrait comme figure paradigmatique puisque cette technique propose à ses spectateurs de projeter les traces animées des vivants depuis une « vie inorganique organisée » (Bernard Stiegler), une vie ni morte ni vivante devenue techniquement indépendante de l'existence biologique de ces derniers (le temps différé de la projection répétant indéfiniment cette « différance » propre aux « télétechnologies » comme l'aurait dit Jacques Derrida in Échographies de la télévision. Entretiens filmés avec Bernard Stiegler, éd. Galilée/INA, 1996, p. 61). Une vie inorganique pareille à la pulsion de mort identifiée autrement par Slavoj Zizek (en rappel du « mythe de la lamelle » du Séminaire VII de Jacques Lacan) et envisagée (ou dévisagée) comme irrépressible excès de vie, comme « ''non-mort'', [autrement dit] une vie étrange, immortelle, indestructible qui persiste par-delà la mort » (cf. Le Sujet qui fâche. Le centre absent de l'ontologie politique, éd. Flammarion, 2007 [1999 pour l'édition originale], pp. 206-208 et surtout 396).

 

 

Certes, les films très souvent suivistes dans l'inspiration prodiguée par cette grande devancière qu'aura été la littérature ont (plus souvent que moins) allégrement transgressé le respect des textes qui, faisant sur la question autorité, auront été littéralement mobilisés comme « prétextes » (cf. Jean Marigny, Sang pour sang. Le réveil des vampires, éd. Gallimard-coll. « découvertes », 1993, p. 130-137). Mais ce respect aurait pu être absolument fatal aussi au premier chef-d'œuvre du genre vampirique au cinéma, à savoir Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (1922) de Friedrich W. Murnau (qui n'est pour rappel historique pas la première adaptation du roman de Bram Stoker, un film perdu du hongrois Karol Lajthay et intitulé Drakula Halàla ayant effectivement été réalisé un an auparavant). C'est qu'en effet l'outrepassement non-autorisé du respect de la lettre (la ville imaginaire de Wisborg inspirée par Wismar et Lübeck s'est substituée au Londres du roman original et Dracula, Renfield, Jonathan et Mina Harker portent respectivement dans le film les noms du comte Orlok/Nosferatu, de Knock, Thomas Hutter et Ellen) aura provoqué la colère des ayant-droits de Bram Stoker. En particulier de la veuve de l'écrivain, Florence Stoker, qui obtient en 1925 au terme d'un procès ayant duré trois ans pour plagiat contre la société de production Prana Films (montée par deux occultistes qui ne produisirent comme unique film que celui-ci) le jugement favorable à la destruction de toutes les copies illicites du film, ainsi que des négatifs.

 

 

En 1928, la Universal Pictures acquiert officiellement les droits d'adaptation de Dracula puis entreprend sa version devenue depuis de référence produit par Carl Laemmle jr. (le fils du fondateur de la major concurrencée quant au genre fantastique par la RKO), photographié par Karl Freund (le chef opérateur des films de Friedrich Murnau Le Bossu et la danseuse en 1920 et Le Dernier des hommes en 1924), tourné par Tod Browning en 1931 et interprété par le célèbre comédien de théâtre d'origine hongroise Béla Lugosi (dont on oublie en passant de rappeler que sa participation à la République des conseils de Hongrie en 1919 ainsi que ses engagements syndicalistes lui ont valu d'être politiquement inquiété à l'époque du maccarthysme). Heureusement, des copies cachées de Nosferatu ont commencé tels des spectres à parallèlement circuler après le décès en 1937 de Florence Stoker, en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis et le film diffusé officiellement dans les salles à partir des années 1960 fut définitivement restauré en 1984.

 

 

A peu près à la même période, s'amorce ce qu'il est convenu d'appeler « l'âge d'or de la Hammer » (qui aura en gros duré entre 1955 et 1970), du nom de la Hammer Film Productions, ce studio anglais de production de films de genre (épouvante, fantastique, science-fiction) qui ont dépoussiéré (en leur ajoutant notamment les éclairs de la couleur) la galerie de monstres conçue durant les années 1930 par la Universal (c'est l'inoubliable Christopher Lee succédant à Béla Lugosi et prétendant avec ses dix interprétations au titre de meilleure incarnation cinématographique de Dracula). Succédera enfin, en parallèle au néogothique italien (exemplifié par les films de Mario Bava), le début d'une approche distanciée et ironique initiée par The Fearless Vampire Killers, or pardon me but your teeth are in my neck (1967) de Roman Polanski dont la brèche parodique, symptôme d'une profanation et d'une sécularisation postmoderne de la figure vampirique, trouvera matière à amplification en France (les films de Jean Rollin) comme aux États-Unis (le Gothique Trash des films d'Andy Warhol et Paul Morrissey) pendant les années 1970.

 

 

La persistance du vampire murnalcien sera donc devenue celle d'un film paradigmatique du genre dont la puissance spectrale enveloppe et nimbe d'une lumière fossile la majeure partie de tout le cinéma. On en finirait par ailleurs jamais de recenser toutes les références plus ou moins explicitement avouées au film de Friedrich Murnau qui, dans l'attestation de sa persistance vampirique (celle du film comme l'œuvre entière en laquelle elle s'inscrit), poserait l'homologie structurale des puissances de vampirisation et d'éternisation du vivant partagée par les manifestations du vampire comme par le cinéma qui en expose sur grand écran les méfaits. Au-delà du remake assez fidèle entrepris en 1979 par Werner Herzog sous le titre de Nosferatu, le fantôme de la nuit, il faudra sans pouvoir plus développer ici nommer impérativement quelques films incontournables qui auraient depuis une bonne trentaine d'années participer à partiellement refermer la parenthèse parodique en proposant la complexe humanisation de la mythologie vampirique.

 

 

En commençant déjà par Le Vampire (1939-1945) de Jean Painlevé, petit chef-d'œuvre d'à peine neuf minutes qui tient tout à la fois du document animalier et du poème distancié prisé par les surréalistes, d'un retour scientifique sur le Nosferatu de Friedrich Murnau comme d'une mise en perspective du contexte historique d'alors (il faut ainsi voir le « salut du vampire » décrit comme tel par le commentaire et lui reconnaître d'étranges affinités avec le salut hitlérien). Suivront Martin de George A. Romero en 1977, Rabid de David Cronenberg en 1978, Near Dark de Kathryn Bigelow en 1987, Bram Stoker's Dracula de Francis Ford Coppola en 1992, Interview with the Vampire de Neil Jordan en 1994 d'après Ann Rice, The Addiction d'Abel Ferrara et le pastiche Dracula, mort et heureux de l'être de Mel Brooks en 1995, Dracula, Pages from a Virgin's Diary (2002) de Guy Maddin (d'après un spectacle de Mark Godden joué par le Royal Winnipeg Ballet), Le Dernier homme (2006) du libanais Ghassan Salhab, Morse du suédois Tomas Alfredson en 2008 d'après John Ajvide Lindqvist. Le solitaire Vampires du desperado John Carpenter en 1998 faisant exception à cette belle série en ce qu'il en revient via quelques références westerniennes à une barbarie originelle digne du Nosferatu de Friedrich Murnau. Comme l'on pourra seulement évoquer les effets d'imprégnation, de près ou de loin, du fantôme murnalcien dans l'œuvre entière d'Abel Ferrara (ainsi la fin de 4:44 – Last Day on Earth rejouant subtilement le finale de Nosferatu), dans l'adaptation de Die Marquise von O... (1975) d'Eric Rohmer d'après la nouvelle éponyme de Heinrich von Kleist, dans les Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard (avec son articulation kracauerienne entre le calligarisme et le nazisme). Ou encore avec la figure pâle du trader de Cosmopolis (2012) de David Cronenberg adapté de Don DeLillo qui est véhiculé dans sa limousine digne d'un cercueil comme avec le couple reclus et interdit de Low Life (2009) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval en rappel infidèle de celui formé par Nosferatu et Ellen.

 

 

Sans compter la phrase tirée d'un carton qui fit tant rêver les surréalistes, et parmi eux Robert Desnos, au point de l'avoir probablement fabulé (« Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ») et qu'Alain Resnais aura à nouveau citée à l'occasion de son avant-dernier long-métrage intitulé Vous n'avez encore rien vu (2012). C'est dire ainsi l'hétérogénéité des films hantés par le chef-d'œuvre quasi-inaugural de Friedrich Murnau, en même temps que cette hantise cinéphile entretient une hantise proprement cinématographique, indépendamment de tout le folklore pittoresque signant les apparitions les plus connues du vampire (gousses d'ail, miroirs, croix, pieux, cercueils, canines, animaux de la nuit telle la chauve-souris, etc.). C'est qu'ici le vampire identifierait particulièrement pour nous la personnalisation distinguée et décadente d'une forme de vie plus forte que la vie biologique commune, au carrefour de l'immortelle et destructive pulsion de mort (le vampire est un mort-vivant ne sortant la nuit que pour se nourrir du sang de victimes condamnées à devenir cadavres) et d'une vieille forme de culture dont la persistance ne se comprendrait qu'en relation avec son dépassement historique (le vampire qui est un aristocrate ne l'étant devenu que par élection sous le commandement d'un autre vampire élit à son tour parmi ses victimes ceux qui rejoindront le petit cercle de ses fidèles vassaux).

 

 

Karl Marx avait déjà investi, au cours de son effort prométhéen de clôture de l'économie politique de son temps, la métaphore vampirique afin d'expliciter le fait que le capital dans sa reproduction (« suant le sang et la boue par tous les pores » dixit le Livre I du Capital paru en 1867, huitième section, chapitre XXXI) ponctionnait en survaleur le travail vivant dès lors converti en travail mort accumulé. Mais la conversion marxienne du travail vivant en travail mort recoupant la conversion bourgeoise de la multitude prolétaire en classe ouvrière exploitée aura été historiquement préfigurée par la perpétuation symbolique de la classe aristocratique dont l'existence, tantôt oisive, tantôt guerroyeuse, aura été assurée par la succion du travail de la paysannerie. Jusqu'à ce que l'existence se prolonge en survivance spectrale dans un monde toujours plus subsumé par le capital, au point que les milliardaires d'aujourd'hui puissent être identifiables à une nouvelle élite aristocratique assoiffée du sang des classes populaires en voie de (re)prolétarisation mondiale.

 

 

D'où que le vampire intéresse le cinéma pour autant qu'il sait exposer avec plus ou moins de conscience critique les cryptogrammes spectraux de notre modernité capitalistique en ses archaïsmes (notamment sexuels). Il suffira à ce titre de penser aux diverses recensions proposées dans certaines livraisons de notre rubrique des « nouvelles du front cinématographique » concernant les films respectifs de Carl T. Dreyer (Vampyr, ou l'étrange aventure de David Gray en 1932 d'après deux nouvelles de Sheridan Le Fanu), de Claire Denis (Trouble Every Day en 2001) comme de la série de films de Bill Condon d'après le cycle romanesque de Stephenie Meyer (les quatre chapitres de Twilight réalisés entre 2008 et 2012) pour se rendre compte de la variété représentative et figurative des déclinaisons cinématographiques problématisant à partir de son inactualité fondamentale la persistante actualité du vampire. Le vampire, tantôt dissout comme figure particulière au nom d'une vampirisation du monde dont l'esprit flotterait comme doublure déconnectée du réel (c'est l'option métaphysique et spiritualiste privilégiée par Carl Dreyer), tantôt réincarné comme symptôme contemporain d'un indicible « mauvais sang » redonnant chair à l'espace intervallaire partageant les personnages comme il est partagé entre ceux-ci et les spectateurs (c'est la perspective phénoménologique défendue par le film de Claire Denis), tantôt manifestant allégoriquement les tourments de cette âge intermédiaire par excellence que serait l'adolescence (c'est l'imagerie à destination mondialisée des teenagers dans le miroir de la série Twilight).

 

 

D'autres approches resteraient encore à développer, et certains mieux armés ou inspirés s'y sont largement adonnés, de l'universitaire et chercheur Jean Marigny (Vampires. De la légende au mythe moderne, éd. de la Martinière, 2011) au critique Stéphane du Mesnildot (Le Miroir obscur. Une histoire du cinéma des vampires, éd. Rouge profond, 2013). Notre perspective, expérimentée sans souci d'exhaustion dans la confrontation de huit longs-métrages relativement récents (Les Prédateurs – The Hunger de Tony Scott en 1983, Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch en 2013, Dark Shadows de Tim Burton en 2012 et Antiviral de Brandon Cronenberg en 2012, The Countess de Julie Delpy en 2009 et Twixt de Francis Ford Coppola en 2011, Dracula 3D de Dario Argento en 2012 et Histoire de ma mort d'Albert Serra en 2013), nous permettra malgré tout de vérifier si la persistance ou survivance spectrale de la figure, voire de la sous-culture vampirique qu'elle personnifie, autorise d'originaux développements susceptibles d'attester de sa vivacité (l'aristocratisme comme signe solitaire de singularisation créatrice) ou bien au contraire d'avérer le constat de son réel affaiblissement esthétique (l'aristocratisme comme marque constipée d'une distinction improductive). Pourquoi alors « Vampire, vous avez dit vampire ? », sinon pour proposer la formule appropriée qui, décalquée du titre français du petit film parodique réalisé en 1985 par Tom Holland (Night Fright dans sa version originale comme dans son remake réalisé en 2011 par Craig Gillespie), ramasserait les contemporaines hésitations caractérisant une figure à la paradoxale monstruosité (son inhumanité se parant formellement d'élégance distinguée) qui, bien que dotée d'une vie immortelle, peut malgré tout agoniser douloureusement et parfois si mal trépasser ?

1/ Histoire de ma mort (2013) d'Albert Serra : Kant-Casanova avec ou contre Sade-Dracula ?

L'affiche donne à rêver : Casanova versus Dracula ! Organiser la rencontre improbable d'une personne ayant réellement existé dont l'ethos libertin exemplifierait le matérialisme du siècle des Lumières et d'un personnage de fiction inventé le siècle suivant afin de retourner le rationalisme du 18ème siècle sur son envers obscur et romantique, telle est donc la promesse faite par Albert Serra à l'occasion de son quatrième long-métrage récompensé par le prestigieux Léopard d'or décerné par le Festival de Locarno (qui avait été attribué lors de l'édition précédente à La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau, l'un des plus beaux films de l'année 2013). Auteur des remarquables et remarqués Honor de cavalleria (2006) d'après Cervantès et du Chant des oiseaux (2008) d'après une chanson populaire résumant le récit biblique des rois mages en route vers Galilée, Albert Serra est ce cinéaste catalan qui, malgré sa jeunesse (il est né en 1975), a su très vite retenir l'attention parce qu'il croit encore aux vertus esthétiques de la modernité, tout en sachant s'amuser de l'esprit de sérieux ou de défiance qu'une telle entreprise suscite aujourd'hui.

 

 

Les puissances de la modernité cinématographique, en tant qu'elles soumettent ici quelques vieux mythes littéraires et bibliques dont l'aura est passablement étiolée à la double épreuve d'un tournage avec des acteurs non-professionnels et d'un refus de la dramatisation scénaristique, engagent ainsi un degré de croyance du cinéaste doublé d'un degré équivalent de confiance de la part du spectateur qui constituent les deux faces complémentaires à partir desquelles il serait encore possible de vérifier l'actualité mythique des grands récits mobilisés. D'un côté, la croyance du réalisateur confiant en ses faibles moyens (une équipe technique ultra-réduite, deux acteurs non-professionnels et une petite caméra numérique) pouvait recouper ainsi celle de Don Quichotte en butte dans Honor de cavalleria contre la vie matérielle contestant (via notamment la figure sceptique de Sancho Pança) ses légendaires fabulations chevaleresques. De l'autre, la confiance du spectateur pouvait converger dans Le Chant des oiseaux avec la croyance des rois mages persévérant dans un voyage matériellement difficile dont le terme (la déposition des offrandes devant le divin enfant né de Marie sur les notes de violoncelle du musicien anti-franquiste Pau Casals) constitue encore aujourd'hui l'acmé du geste cinématographique d'Albert Serra, lointain héritier (comme l'était Il Vangelo Secondo Matteo de Pier Paolo Pasolini en 1964) avec son troisième long-métrage néo-franciscain de Onze fioretti de François d'Assise (1950) de Roberto Rossellini.

 

 

Avoir confiance dans des films qui tournent souverainement le dos aux mécanismes identificatoires comme aux narrations scénarisées de la représentation classique parce qu'ils sont soutenus par une croyance selon laquelle la réalité documentaire du tournage vient éprouver puis attester de la vérité minimale des grands récits littéraires et mythiques (inscrits ainsi dans une perspective soustractive comme le dirait Alain Badiou), c'est leur accorder une puissance de modernité qui est celle de la contemporanéité. Les films contemporains étant par excellence ceux qui investissent la césure structurale entre l'actuel et l'inactuel afin que la lumière faible ou fossile des temps anciens ou disparus puisse un tout petit peu transpercer la nuit ténébreuse du maintenant (cf. Giorgio Agamben, Qu'est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008).

 

 

Si le contemporain est l'inactuel, ainsi que le disait Roland Barthes cité par Giorgio Agamben dans son opuscule, alors il y a tout lieu de faire encore l'effort de se coltiner les grands récits d'hier, mais dans une perspective anti-spectaculaire et soustractive, déflationniste ou minimaliste interrogeant ce qui reste de leur aura abîmée par l'enfer désenchanté de la modernité. Ce reste d'aura est alors précisément ce à partir de quoi se nouent dans les films d'Albert Serra les questions de la croyance et de la confiance qui, de l'art à la politique en passant par l'amitié et le mythe, persistent à demeurer essentielles alors même que les temps actuels sont captifs de l'incrédulité cynique propre à l'idéologie néolibérale. Et si la voie privilégiée d'accès au présent prend la forme d'une archéologie, ainsi que l'affirme l'auteur de Qu'est-ce que le contemporain ?, elle prend avec Albert Serra l'aspect inhabituel d'une relecture de mythes plus ou moins inactuels soumise à l'épreuve de vérité filmique d'un tournage numérique en lisière indiscernable de la prise, de sa répétition comme de l'intervalle séparant deux prises ou deux répétitions de la même prise, et en conséquence ouvert aux aventures matérielles de sa réalité documentaire (en gros, comme si Andy Warhol tournait les scripts de Pier Paolo Pasolini).

 

 

On rêvait donc, en regard de ce que promettait Histoire de ma mort, d'un film qui dialectiserait les figures différemment mythiques et peut-être complémentaires de Casanova et de Dracula, à l'instar de ce que fit un texte célèbre de Jacques Lacan publié en 1963, « Kant avec Sade » (cf. Écrits, éd. Seuil, 1966, chapitre VII), demandant si la vérité du philosophe de Königsberg ne se trouvait pas dans les écrits sulfureux de l'écrivain français embastillé. Il se trouve que les choses sont un peu plus compliquées et Slavoj Zizek défend, dans un article intitulé « Kant avec (ou contre) Sade ? » (in Savoirs et clinique, 1/2004, n°4, p. 89-101), l'idée que la position lacanienne ne doit pas être subsumée sous celle défendue par T.W. Adorno et Max Horkheimer dans le passage « Juliette, ou Raison et morale » issu de La Dialectique de la raison publié en 1947. La thèse connue développée par les deux philosophes allemands alors émigrés aux États-Unis est que l'œuvre du marquis de Sade affirme l'avènement d'un sujet bourgeois libéré de toute tutelle qui a été désiré par Kant quand il propose à ce même sujet d'oser sortir de sa minorité en faisant confiance à son propre entendement pour agir (« Sapere Aude ! » comme le disait Kant citant une épître d'Horace, soit « Ose savoir ! »).

 

 

Le sadisme comme noyau radical de l'éthique kantienne induirait alors que l'obéissance au devoir moral pourrait s'identifier sans reste avec la satisfaction métronomique de plaisirs inscrits dans les normes strictement réglées que se donne la communauté autarcique des libertins des Cent Vingt Journées de Sodome (1785). Loin de représenter le noyau radical de l'éthique kantienne, Jacques Lacan postulerait au contraire que la littérature sadienne instruirait de ce qui arrive au sujet dès lors qu'il cède justement sur la terrible rigueur de l'éthique kantienne. Sade ne serait la vérité obscure de Kant que si et seulement si l'impératif catégorique kantien est perçue comme un devoir objectivé et extérieur à nous-mêmes, autrement dit comme un excuse légitimant les pires implications et exactions du « grand Autre » déguisé sous les habits de l'impératif catégorique. « (…) cependant, comme le devoir lui-même ne peut servir d’excuse pour faire son devoir, Sade (ou la perversion sadienne) cesse d’être la vérité de l’éthique kantienne » (Slavoj Zizek, opus cité). Jacques Lacan peut alors conclure, à l'inverse de la position philosophique défendue par T. W. Adorno et Max Horkheimer pour qui le sadisme présente la vérité du kantisme, sur l'insuffisant kantisme de Sade qui échouerait à recouvrir du masque froid et apathique de l'impératif éthique ses brûlants penchants pathologiques.

 

 

Ces exercices de dialectisation, s'ils avaient été cinématographiquement prolongés par Albert Serra, auraient pu expérimenter les rapports de semblance, de ressemblance et de dissemblance possibles entre deux figures aussi lointaines qu'étrangement proches, l'une identifiant l'éthique rationaliste et matérialiste du bourgeois libertin vénitien et l'autre les puissances surnaturelles et maléfiques de l'aristocrate décadent des Carpates. Sauf que Histoire de ma mort ne propose comme seule et unique articulation figurative qu'un strict et plat rapport de consécution, la face rieuse et solaire de Casanova s'éclipsant progressivement au profit de la face triste et obscure de Dracula hurlant les nuits de la pleine lune. Ce rapport simple de consécution ne fait alors que répéter de manière allégorique les enchaînements supposés causaux de la linéarité historique au nom de laquelle l'obscurité du romantisme du 19ème siècle fait nécessairement, logiquement, mécaniquement suite aux lumières du rationalisme du 18ème siècle, le libertinage comme maîtrise rationnelle de la sexualité bourgeoise forcément retournée en violences pulsionnelles goûtées par les vieux restes persévérants de l'aristocratie décadente.

 

 

Tout cela est trop évident (sinon par trop schématique), trop abstrait sur le plan discursif pour réussir à passer la rampe de l'incarnation (en comparaison, le travail accompli en 2012 par Alexandre Sokourov dans Faust offrait bien plus de densité à la problématisation spécifique de la question démiurgique), trop simple sur le plan narratif pour justifier les 150 minutes de projection supposément nécessaires afin d'assurer la complexe dialectisation figurative (hélas ici réduite donc à la logique de la pure consécution narrative) et trop pauvrement concret sur le plan des durées filmiques (il ne se passe pour ainsi dire pas grand-chose à l'écran) pour arriver à densifier le matériau figuratif promis aux réinventions allégoriques et dialectiques. Même l'idée d'étalonner le film en format « scope » 2,35 : 1 alors qu'il a été tourné au format carré 1,33 : 1 afin d'accentuer l'horizontalité du champ filmique au-delà des prescriptions du chef opérateur en termes de cadrage introduirait moins une autre manière de dialectisation qu'elle élargit un vide dans le plan dont le film ne sait au fond que faire.

 

 

Peut-être aurait-il fallu qu'Albert Serra, s'il n'avait d'appétence pour la dialectique que dans sa réduction à un simple principe de consécution, ne traite que l'une ou l'autre des deux figures afin de relancer et retendre cette autre dialectique celle-là bien réelle grâce à laquelle, comme c'était le cas avec ses deux longs-métrages précédents, le matérialisme du tournage arrivait à redonner de l'incarnation à des fictions dont l'aura affaiblie exige encore de la croyance de la part des artistes qui se les approprient comme, de manière structurale, de la confiance de la part des spectateurs. La progressive disparition de la figure de Casanova au profit de celle de Dracula n'offre malheureusement rien d'autre qu'un piètre enchaînement allégorique dévolu au triomphe de cet historisme ou historicisme tant honni par Friedrich Nietzsche, Walter Benjamin et Siegfried Kracauer, le libertaire Casanova désireux que la révolution vienne vite afin de détruire le christianisme finissant entre les pattes de l'autoritaire Dracula restaurant la magie de temps archaïques que l'on aurait cru révolu avec 1789.

 

 

Heureusement, quelques événements de cinéma viennent secouer le brossage programmatique d'un tableau allégorique réduisant le rapprochement potentiellement passionnant de figures hétérogènes à une démonstration homogène au déjà vieux triomphe idéologique de l'antitotalitarisme : c'est par exemple la lente mastication des grains de grenades par Casanova tentant de lire en même temps un livre, pendant que son domestique (Lluis Serrat, dont la bonhomie brillait déjà dans les deux films précédents) s'affaire à ce que son maître réussisse dans sa double entreprise. C'est encore la langue catalane (aussi minoritaire que le frioulan natal pour Pier Paolo Pasolini) qui se fait entendre dans les paysages de Suisse et de Roumanie trouvés, en une belle esthétique du dépaysement, dans les campagnes françaises. C'est également ce gag à carburation lente, digne de Joào Cesar Monteiro, qui voit le libertin rire de l'amour qu'il donne à une jeune femme jusqu'à ce que sa tête percute la vitre d'une fenêtre. Mais le gag est rapidement soumis à la règle allégorique d'une violence virtuelle ou latente dont Dracula va actualiser les monstrueuses potentialités, le jus de grenade et le vin ne pouvant pas ne pas se transformer bientôt en coulures sanglantes. 

 

 

Et, peut-être aussi, la mollesse de l'ensemble viserait-elle alors perversement à attester de la pauvreté, voire de la nullité du projet lui-même en tant qu'il est encore une fois conforme au discours antitotalitaire selon lequel du sommeil de la raison libertine, rationaliste et révolutionnaire seraient nés les monstres de l'irrationalité fasciste et des perversités qu'elle autorise (notamment sur le plan sexuel). C'est enfin et surtout le prologue de Histoire de ma mort qui convainc le plus, avec ce banquet campagnard nocturne qui voit un homme avouer que l'ode qu'il a rédigée est le premier niveau d'une échelle poétique qu'il ne gravira pas davantage et qui, plus tard, finit par s'abandonner dans les bras de Morphée après avoir échoué à faire lever le désir de sa compagne de table (dont les sourires représentent ce qu'il y a de plus mystérieux dans le film, baignant dans la zone indécidable de la feinte, entre la fiction et le documentaire, le désir et l'irritation). L'actualité du poème le plus simple adossée aux virtualités d'une poésie forcément plus grande et ambitieuse, ainsi que le non-rapport sexuel dans le triomphe du sommeil exposent deux manières d'impuissance (artistique et amoureuse) informant peut-être de l'impuissance volontaire décidée par Albert Serra afin de ne pas céder aux grandes orgues de la représentation mimétique habituelle du libertinage comme du vampirisme (et du libertinage entendu comme vampirisme dénié en tant qu'il est d'une autre manière continué).

 

 

L'impuissance est malheureusement actée sans lever complémentairement d'originales puissances, moins du côté comique que du côté fantastique (si son auteur n'a semble-t-il peur de rien, on peut dire aussi que son film ne fait vraiment pas peur). Et les références obligatoires à Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau et Vampyr (1932) de Carl T. Dreyer n'aident que bien peu Histoire de ma mort à atteindre les cimes sur lesquelles les grands films du cinéaste portugais João Cesar Monteiro (comme la géniale et murnalcienne trilogie « Jean de Dieu » avec Souvenirs de la maison jaune en 1989, La Comédie de Dieu en 1993 et Les Noces de Dieu en 1999, ce dernier film jouant déjà de l'homologie entre le jus de grenade, le vin et le sang) avaient magistralement planté les crocs ambiguës de la singularité éthique et de la tendance pulsionnelle, du décadentisme dandy et du mal pathologique, de l'aristocratisme et du pathétique. Alors, s'impose le sommeil du juste (spectateur) qui, s'il peut converger symboliquement avec celui de la raison dont on sait, depuis Kant justement, qu'il engendre diaboliquement des monstres, finit aussi par sanctionner un film de papier, n'existant qu'à l'état d'idée, seulement riche de son « vouloir-dire » comme le dirait Jean-Luc Godard. Littéralement désincarné. 

2/ Dracula – 3D (2012) de Dario Argento : Un glorieux ancêtre, toujours moins décadent, toujours plus décati

Livrer une nouvelle adaptation cinématographique du mythe littéraire écrit par Bram Stoker en 1897, c'est pour Dario Argento revenir à la stratégie figurative mise en place à l'époque du Fantôme de l'Opéra (1998) d'après le roman éponyme de Gaston Leroux publié en 1910. Autrement dit, le recours à des figures de terreur populaires ou connues parce qu'elles ont déjà été l'objet de nombreuses adaptations cinématographiques (des films de Friedrich W. Murnau, Tod Browing, Terence Fisher et Francis Ford Coppola pour Dracula aux films de Rupert Julian, Arthur Rubin, Terence Fisher et Brian de Palma pour le fantôme) témoigne d'un repli stratégique au nom duquel paraît actuellement mise de côté la formidable puissance d'abstraction des personnages maléfiques issus du giallo (la « trilogie animalière » avec L'Oiseau au plumage de cristal en 1969, Le Chat à neuf queues en 1971 et Quatre mouches de velours gris en 1972) comme de la veine fantastique (la « trilogie des Enfers » ou « des trois Mères » avec Suspiria en 1977, Inferno en 1980 et, bien moins réussi que les deux précédemment, La Terza Madre en 2007).

 

 

Réinscrire dans une logique figurative classique les figures du mal qui jouissent dans la plupart des films de Dario Argento des privilèges esthétiques de l'invisibilité et de l'omniprésence (toutes choses ramassées dans l'usage singulier d'une voix-out obscène et de fragments fétichistes d'yeux et de mains comme détachés de toute unité corporelle), c'est bien évidemment céder sur un principe moderne de désubjectivation impersonnelle de la figure maléfique (par éclatement et division, démultiplication et dissémination) afin de l'articuler étroitement avec le geste même de la mise en scène (on le sait, et en héritage d'ailleurs de Fritz Lang, la main des tueurs aura toujours été celle du cinéaste italien). Mais cette stratégie de repli figuratif, homologique au retour du sujet qui marquerait la philosophie contemporaine pour le meilleur (Alain Badiou et Slavoj Zizek) comme pour le pire (Michel Onfray ou Alain Renaut et Luc Ferry), peut aussi proposer de doubler la resubjectivation de la classique figure maléfique par la propagation socialisée d'un mal qui ne se réduit dès lors plus aux seuls actes d'un monstre introuvable et doué d'ubiquité, à la fois partout et nulle part. Avec cette résultante que la socialisation du mal corrélative de la repersonnalisation subjective de la figure maléfique induise la découverte de la relative innocence de cette dernière. Ou, du moins, c'est comme si le sujet personnalisé du mal bénéficiait aussi d'une certaine qualité de bien dans le même mouvement où cette figuration subjective trouvait à s'agencer avec un déploiement socialisé du mal.

 

 

C'est l'évident point commun entre Le Fantôme de l'Opéra et Dracula – 3D : le retour à une figuration classique du sujet d'un mal qui sait encore bénéficier des privilèges de l'ubiquité (parce que le fantôme connaît par cœur les couloirs parallèles de l'Opéra de Paris ou bien parce que le vampire peut se métamorphoser en toute sorte d'animaux de la nuit) entraîne à la fois une relativisation de sa manière maléfique (ce sont deux sujets réellement saisis par l'amour), ainsi qu'une extension socialisée du mal (l'organisation de la société – institution culturelle ou village des Carpates – soumise au contrôle de quelques figures de pouvoir obscènes). Certes, le modernisme de l'abstraction figurative des meilleurs films de Dario Argento des années 1970 et 1980 aura donc laissé place à une dynamique néoclassique de resubjectivation initiée avec Le Fantôme de l'Opéra et réaffirmée avec Dracula – 3D. Il restait encore des traces de la période précédente avec les gialli Le Sang des innocents (2001) et Card Player (2004) mais Giallo (2009) trouble la donne en confiant les rôles du flic et du tueur psychopathe au même acteur (Adrian Brody) selon une dynamique figurative rôdant le long de la ligne de la schizophrénie pour finalement aboutir à une dissociation paradoxale (l'homme du bien ayant été victime d'un plus grand mal lors de son enfance que l'homme du mal, simplement victime d'une jaunisse expliquant aussi et ironiquement le titre du film).

 

 

Pour autant, c'est comme si le stade esthétique identifiant le geste de la mise en scène à celui du mal avait également cédé le passage devant la nouveauté, depuis la fin des années 1990, d'un stade éthique extrayant de la présence du mal la division structurale d'un sujet maléfique mais amoureux et d'une socialisation de l'horreur ainsi banalisée. Et l'on devrait alors citer ici ce qui reste le meilleur film de Dario Argento des années 2000, Jenifer réalisé en 2005 pour le programme de télévision Masters of Horror de Mike Garris, un téléfilm d'à peine une heure inspiré par un comic des années 1970 dont la simplicité même (un policier est sexuellement fasciné par la difformité faciale de la jeune fille qu'il vient de secourir) savait pourtant disposer via son récit d'une vampirisation subjective d'une puissance rare de trouble et de vertige (le Réel, horrible et sublime, de l'autre sexe).

 

 

Il faudra pourtant admettre que Dracula – 3D est une aussi grande déception (le film est bien moins réussi que Le Fantôme de l'Opéra) que pouvait l'être La Terza Madre (en regard des deux autres films de la trilogie), témoignant de diverses difficultés qui ne se résument probablement pas qu'au seul épuisement relatif d'une esthétique qui ne cesse depuis dix ans d'être paradoxalement réévaluée à la hausse (en France, Dario Argento, magicien de la peur de Jean-Baptiste Thoret publié par les éditions des Cahiers du cinéma en 2002 n'y aura évidemment pas été pour rien). Le différé de 18 mois entre sa présentation cannoise et sa sortie française d'une part et les cinq copies existantes assorties de projections cantonnées en fin de soirée d'autre part attesteraient d'un manque de soutien de la part de la distribution déterminé par une mauvaise réputation héritée lors du passage du film au Festival de Cannes (et les deux prix gagnés à l'occasion d'un festival de cinéma à Los Angeles ne semble guère devoir bouleverser la donne).

 

 

Sur le plan strict de l'adaptation, le film de Dario Argento fait preuve d'un manque terrible d'ambition, collant plus ou moins au roman d'origine de Bram Stoker assorti ici et là de clins d'œil obligés aux grands films de vampires qui l'ont précédé (le plan subjectif depuis la tombe de Vampyr de Carl Theodor Dreyer en 1932, la fonction de bibliothécaire du personnage de Jonathan Harker issue du Cauchemar de Dracula de Terence Fisher en 1958, les motifs conjoints de la métempsycose, du voyage des âmes et de l'amour éternel revenus du Dracula de Francis Ford Coppola en 1992). L'arrangement entre le comte Vlad Tepes et certaines figures de pouvoir du village (comme ce policier fascisant au regard mussolinien) n'est hélas aussi que très peu problématisé. Cette situation est surtout prétexte à l'élimination sanglante du groupe par le premier après un massacre virtuose résumé par un mouvement de grue final réitérant l'esprit (classique chez le cinéaste) de l'ouvrage célèbre de Thomas de Quincey intitulé De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts (1854). On est même assez loin du Fantôme de l'Opéra où la division du mal entre son incarnation exemplaire d'une part et d'autre part sa socialisation via l'organisation de l'institution permettait de comprendre la puissance maléfique de la musique sur deux plans concomitants, spirituellement (et le fantôme jouait le rôle freudien du çà) comme socialement (l'opéra comme surmoi avec sa violence symbolique et l'hypocrisie des relations qu'elle induit).

 

 

Sinon, le redoublement de la figure de l'amoureux par celle de Renfield lui-même amoureux de Tanja, la première vampire créée par Dracula, ne pèse guère dans un récit dont le finale s'abandonne à la pauvreté d'une explication psychologique (l'amoureux traversant les siècles en quête de l'âme de sa bien-aimée qu'il croyait avoir retrouvée en Mina) que Dario Argento ne s'était pourtant jamais autorisé à donner à l'époque de ses plus grands gialli. Même l'incarnation (qui, certes, n'a jamais été le fort du cinéaste) est boiteuse, qu'il s'agisse de la fadeur des personnages féminins d'un côté (et Asia Argento dans le rôle de Lucy paraît bien vieillie, impuissante à être sexy) comme de la raideur des personnages masculins de l'autre (Van Helsing joué par Rutger Hauer et Dracula par Thomas Kretschmann – ce dernier jouait le serial killer du Syndrome de Stendhal en 1996 et a également incarné cette année le personnage de Van Helsing dans une adaptation sous forme de série télévisée pour NBC du mythe de Dracula). Même la musique composée par le vieux complice Claudio Simonetti (depuis la participation du groupe rock Goblin pour Profondo rosso, chef-d’œuvre de 1975) n'est guère innovante. Il faut dire aussi que la photographie de Luciano Tovoli, immense chef opérateur qui avait déjà travaillé à plusieurs reprises avec le cinéaste (pour Suspiria et Tenebrae en 1982), pousse le rose des visages vers un jaune rappelant la jaunisse généralisée de Giallo. Signe d'une atmosphère confinée et d'une décrépitude sociale ? Ou bien signe d'une crise esthétique sévèrement éprouvée par un cinéaste dont l'art souffre de ne pas pouvoir disposer de la confiance des producteurs et des distributeurs ?

 

 

Le pire semble être atteint quand on prend en considération la question des effets spéciaux dont on sait par ailleurs que Dario Argento s'en est toujours soucié (Le Syndrome de Stendhal avait ainsi marqué son temps parce qu'il avait été le premier film italien à avoir bénéficié des premiers images générées par ordinateur, dites CGI). Les dix millions d'euros de budget sont hélas insuffisants pour permettre de dépasser une esthétique d'emblée ringarde (on croirait avoir affaire à des animations dignes des jeux vidéo du début des années 1990) en comparaison des blockbusters que l'industrie hollywoodienne produit en série chaque année (pour des budgets certes dix fois supérieurs au moins). Cette ringardise audiovisuelle semblerait in fine attester de celle d'un mythe littéraire provisoirement épuisé, incarné par une vieil aristocrate à l'amour suranné déclassé par les nouvelles générations vampiriques aux dents longues (avant-hier la série télévisée Buffy de Joss Whedon, hier au cinéma Twilight, aujourd'hui à la télévision True Blood).

 

 

Le plus grand problème consistant en ce que cette machinerie piteuse ou souffreteuse pèse quand même son poids sur une mise en scène qui ne palpite que très ponctuellement, par exemple à l'occasion du premier meurtre (de loin la meilleure séquence du film qui en rappelle une autre vue dans Inferno avec l'affolement perceptif dû à la dissémination des figures potentielles du mal) ou d'une balle traversant une boîte crânienne (en rappel de coups de feu semblables tirés dans Opera en 1987 et dans Le Syndrome de Stendhal). C'est aussi un mouvement de caméra en contre-plongée saisissant l'architecture baroque d'un escalier qui, modestement, manifeste encore un peu de cette puissance argentienne des lieux qui vaut infiniment plus que la quincaillerie de trucages numériques déjà vieillots. C'est encore ce métamorphisme du monstre, capable à la fois de jouer les aristocrates guindés et de se disséminer en animaux ou insectes de toute espèce (chouette, cancrelats, mouches, loup), et qui atteint un sommet de délire kitsch lorsqu'il apparaît sous la forme d'une mante religieuse géante. Si l'on pense évidemment à Phenomena (1985) pour le recours aux insectes (un motif par ailleurs récurrent dans l'œuvre), on se souvient aussi qu'un trucage aussi simple qu'un peu de café moulu versé dans un verre d'eau servait magnifiquement à montrer, grâce à un simple effet de transparence, une nuée de mouches s'abattant sur une maison.

 

 

Autant la lourdeur des effets spéciaux transit et fige les rares éclats baroques de la mise en scène argentienne, autant la numérisation des moments sanglants participe à évider de toute matérialité une horreur qui a besoin a minima d'un peu de matière pour ravir le crédit du spectateur (des poches d'hémoglobine proposent certes un simulacre de sang mais éclatent et coulent réellement). Si le numérique est le pire ennemi du genre horrifique, il ne peut l'être que pour l'un de ses meilleurs représentants, auteur d'un film inutile pendant que ses pairs issus de la même génération se retrouvent privés de la possibilité de pouvoir tourner. Ainsi, après un silence de presque dix ans, le mineur The Ward (2010) de John Carpenter est sorti en France mais directement en DVD, Survival of the Dead (2009) de George A. Romero n'ayant quant à lui jamais été distribué (et son projet d'un remake en 3D de Profondo rosso de son ami avec qui il avait collaboré à l'époque de Zombie en 1978 et de Deux yeux maléfiques en 1990 est également tombé à l'eau). Si Dracula 3D est triste, c'est pour deux raisons qui n'ont hélas rien à voir avec la (piètre) qualité cinématographique du film.

 

 

La première raison consistant en ce que la figure mythique de Dracula semblerait donc victime d'un vieillissement synonyme d'épuisement figuratif (encore prouvé par la proposition moderne et radicalement inutile d'Albert Serra intitulée Histoire de ma mort) au moment même où la figure vampirique occupe le devant d'un certain nombre de productions de cinéma ou de télévision, spectaculaires mais guère passionnantes.

 

 

Et la seconde raison concernerait la relégation dont sont victimes les grands maîtres de l'horreur des années 1970 et 1980, contraints au silence ou à tourner des films mal produits alors même que le genre horrifique bénéficie d'un regain industriel (dont jouissent indirectement, ou alors seulement financièrement, John Carpenter et George Romero grâce à la cohorte de remakes de leurs films respectifs – et bientôt Dario Argento dont le remake de Suspiria sera réalisé par David Gordon Green). Que l'horreur intéresse encore les spectateurs de cinéma en l'absence même des cinéastes qui savent le mieux la filmer est vraiment triste – et c'est peut-être la chose la plus horrible dont témoignerait aujourd'hui le genre horrifique et vampirique.

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Samedi 31 mai 2014


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