Des nouvelles du front cinématographique (17) : Mur de Simone Bitton

frontières, lignes de séparation, lignes de partage, lignes de fuite

Le Mois du film documentaire est un dispositif qui vise depuis 10 ans à valoriser le cinéma documentaire de création par l'intermédiaire de ces espaces culturels que sont les cinémas municipaux et les médiathèques par exemple, en France comme à l'étranger.

 

 

 

La chute du Mur de Berlin en novembre 1989, loin d'avoir entraîné l'établissement mondial de la paix et de la sécurité sous les auspices libéraux de la circulation internationale du capital, a montré que l'histoire ne s'est pas arrêtée à la mondialisation heureuse de l'économie capitaliste, victorieuse du joug du communisme autoritaire promu par l'ancien empire soviétique. Là où les capitaux circulent désormais à la vitesse de l'électronique, et avec le consentement plus ou moins volontaire des États, les peuples sont soumis à une  phénoménale pression économique qui détruit les protections sociales et aplanit les différences culturelles.

 

 

 

De nouvelles frontières alors se dressent, à l'intersection des pays de la périphérie dominés par les États du centre impérialiste, et des peuples du sud ou de l'est contraints à la migration dans les pays de l'ouest ou du nord pour fuir la dévastation des économies locales laminées par le grand capital international. Là où la frontière divise l'espace en territoires distincts, elle les relie en même temps selon des lignes partagées, politiquement et économiquement. Ambivalente, la frontière sépare autant qu'elle relie. Elle sépare, c'est-à-dire qu'elle distingue politiquement les pays selon des histoires nationales et des spécificités culturelles. Mais cette distinction est aussi une mise en relation des pays selon des logiques de domination politique et économique avantageant les uns au détriment des autres.

 

 

 

Qu'il s'agisse du film de Patric Jean, D'un mur l'autre. De Berlin à Ceuta (2008), comme de celui de Simone Bitton, Mur (2004), on voit bien que la division induite par la frontière se trouve cinématographiquement surmontée par un désir de rendre compte de l'échec symbolique de l'opération de séparation. Parce que le marquage territorial produit une dissociation qui connaît malgré elle, et de façon irrépressible, l'épreuve de la multitude vivante de lignes de fuite difficiles à complètement endiguer et qui contredisent la logique séparatrice.

 

 

 

Et puisque nous avons récemment parlé de Rachel, le nouveau documentaire de Simone Bitton, on s'attachera ici à évoquer son précédent film, Mur.

"Mur" (2004) de Simone BITTON : De part et d’autre

« Ce qui se construit, ce n’est pas une séparation – le "mur de l’apartheid", comme l’appellent ses opposants –, mais tout un système de clôtures, de murs et d’enclaves qui détruisent l’ensemble de la Cisjordanie (…) Il s’agit de briser la Cisjordanie pour la transformer en une série d’enclaves et de bantoustans étroitement contrôlés par Israël, et d’empêcher ainsi toute continuité territoriale d’un futur Etat palestinien » (Gadi Algazi, « Un mur pour enfermer les Palestiniens » in Le Monde diplomatique, n°592, juillet 2003, p. 10).

 

 

 

« Disons que je suis une grande spécialiste du passage de check-points, dans les deux sens. C'est tout un art » (Simone Bitton)

 

 

 

« Suis-je normale ? »

 

 

 

Française née au Maroc de parents juifs séfarades, Simone Bitton a réalisé en 2003 avec Mur son premier film conçu pour le cinéma. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes, Mur a été récompensé du Grand Prix au Festival International du Documentaire (FID) de Marseille la même année. Sa famille a immigré en 1966 en Israël et, en 1973, la future réalisatrice (à l’instar du cinéaste israélien Amos Gitai) a servi dans l’armée israélienne lors de la guerre du Kippour. Cette expérience éprouvante a nourri des convictions pacifistes que toute son œuvre relaiera puissamment.

 

 

 

Comme le prouve à nouveau son nouveau long métrage, Rachel, réalisé en 2007 et sorti en octobre 2009, une enquête sur la mort de la pacifiste américaine Rachel Corrie écrasée par un bulldozer israélien en mars 2003 alors qu'elle tentait d'empêcher la destruction de maisons palestiniennes à Gaza. Comme le prouvait il y a déjà six ans exemplairement Mur qui rend compte en direct d’une horrible entreprise de bétonnage, entamée depuis le printemps 2002 et condamnée par la Cour Internationale de Justice le 09 juillet 2004 parce qu’elle s’établit au-delà de la fameuse « ligne verte » (la ligne de démarcation lors de l’armistice en 1949 entre Israël et les pays arabes voisins), qui se révèle être une opération de démolition de l’idée même d’unité territoriale et politique palestinienne.

 

 

 

« Suis-je normale ? » demande-t-elle à Eyad, un ami psychanalyste qui lui répond un peu à la façon de Mahmoud Darwich : « Oui, mais c’est une exception ici, l’irrationnel étant devenu la règle ». Cette stupéfaction avouée devant une opération idéologique présentée comme protectrice par l’État d’Israël, alors qu’elle ne vaut en réalité que comme le parachèvement de la colonisation des territoires palestiniens entamée depuis 1967 et condamnée par plusieurs dizaines de résolutions de l’ONU depuis, n’empêche pourtant pas la documentariste de tenir le cap éthique d’une distance nécessaire afin de constituer, au-delà de sa subjectivité affectée par une telle réalité, la critique objective de cette situation. Non pas sous la forme d’une contre-attaque à caractère propagandiste, mais bien sous celle d’une réponse purement artistique.

 

 

 

Trompe-l’œil

 

 

 

Mur sera donc une réponse en cinéma au projet politique destructeur du gouvernement de l’époque, et jamais interrompu depuis. C’est littéralement son contrechamp esthétique, l’envers responsable et nécessaire car vital d’un avers irresponsable et buté qui se révèle in fine mortifère. Le champ, c’est cette face bétonnée qui obstrue le cadre jusqu’à redoubler négativement l’écran de projection comme s’il s’agissait d’une butée infranchissable contraignant à ne plus rien voir ni toucher, à nous priver de nos sens. Ainsi un paysage peint sur ce mur ne pourra jamais remplacer la réalité du paysage lui-même, escamoté par ce trompe-l’œil, parce que le représenté, même envisagé sous la forme d’une compensation symbolique, ne saurait se substituer au réel.

 

 

 

Le contrechamp, c’est le film de la cinéaste elle-même, film qui milite pour l’unité apaisée du genre humain. Même s’il est hanté, à l’instar de Shuli Dichter, ce kibboutznik citant la poétesse Rachel (homonyme de la figure biblique dont le tombeau a été défiguré par cette opération), ou du militant pour la paix Michel Warschawski salué lors du générique-fin, par la pente nihiliste et suicidaire d’une nation vouant un culte frénétique au mythe de Massada, ce suicide collectif de juifs à l’époque de la conquête romaine, autre trompe-l'œil. « Que l’on meure avec les Philistins » comme le dit un verset significatif de la Torah cité par Shuli. Hantise mythologique qui est aussi au cœur de Pour un seul de mes deux yeux réalisé en 2005 par le plus grand documentariste israélien vivant, Avi Mograbi.

 

 

 

« Cette identification avec le symbole mortifère de Massada remonte aux premiers jours de l’État d’Israël, et c’est seulement au cours des "années de normalisation" (1982-1996) qu’intellectuels et chercheurs ont dénoncé à la fois l’interprétation historique et l’usage idéologique néfaste de cet épisode. Tout se passe comme si, dans l’inconscient collectif israélien, la fin tragique de l’État juif était inscrite dans son code génétique, comme si au fond d’elle-même la société israélienne n’avait jamais cru à son propre projet » (Michel Warschawski, A tombeau ouvert. La crise de la société israélienne, éd. La Fabrique, 2003, p. 114-115).

 

 

 

Couture, sillons

 

 

 

La litanie doucement hypnotique des travellings latéraux de Mur se combine avec l’alternance de directions opposées (de gauche à droite, ensuite de droite à gauche, et puis l’inverse, etc.) qui rappelle ce tracé archaïque des premiers systèmes d’écriture grec et phénicien, le boustrophédon, c’est-à-dire à la manière du bœuf marquant les sillons d’un champ. Ces travellings en boustrophédon s’articulent avec le souci de la cinéaste pour le monde agricole (qu'il s'agisse des paysans interpelant la documentariste ou du nom d'un kibboutz cité, « Manit », soit « sillon » en hébreu) et la manière dont il est ravagé par cette entreprise de bétonnage du paysage qu’est le mur. Ces mouvements de caméra symbolisent aussi le désir d’effacer, de neutraliser ou de retourner sur lui-même un alignement de blocs de béton qui ressemblent à des pierres tombales, ceci afin de montrer que deux peuples séparés par ce durcissement de leurs frontières sont matériellement collés l’un avec l’autre.

 

 

 

Ne dit-on pas également que le mur est une « couture » qui fracture autant les deux peuples qu’elle les relie, même si cette liaison est violente ?

 

 

 

Cette douce litanie, qui cherche à montrer les plaies comme à les surmonter, arrive ainsi à neutraliser et retourner, soit à contredire les paroles euphémiques du pouvoir israélien incarné ici par le général Amos Yaron. En effet ces mouvements de caméra tracent les lignes matérialisant que nous n’avons pas affaire à une « barrière de sécurité » ou à un « mur de protection », mais bien plutôt à un dispositif complexe de barbelés et de blocs de béton, de miradors et de système électronique, de surveillance militaire et de stigmatisation raciste, de fragmentation des territoires et de dissémination massive des populations. C’est une politique volontariste de sécurisation qui entraîne paradoxalement, par la violence symbolique et matérielle de son existence pratique, l’insécurité qu’elle est censée neutraliser, renforçant les antagonismes et les ressentiments nationaux des deux côtés du mur.

 

 

 

Les plans tournés par Simone Bitton se présentent alors comme des preuves accablantes contre l’État israélien, et accueillies comme des bienfaits (voire des bénédictions) par certains Palestiniens et Israéliens conscients que la violence dont ils sont ensemble les victimes sera vue, connue et reconnue par-delà le mur lui-même.

 

 

 

Contrepoint, contrefeu, contrechamp

 

 

 

Lors du premier travelling latéral, des enfants demandent en off à la cinéaste si elle est une Arabe. Puisqu’elle se revendique des deux cultures, juive et arabe, cela ne la dérange pas, bien au contraire. Ainsi on pourra l’entendre parler hébreu, arabe et même anglais dans son film. Ainsi, une musique à tonalité plutôt arabe pourra déboucher in fine sur un chant religieux appartenant à la culture séfarade héritée de ses parents. Si ces enfants l’ont cru, c’est qu’ils ont confondu la caméra de la documentariste avec une arme de terroriste. Au-delà de renseigner sur la paranoïa sécuritaire qui domine les esprits israéliens, même les plus jeunes, et que certains adultes ne supportent plus parce qu’elle rend leur vie invivable, cette confusion touche paradoxalement juste au sens où le film, comme réponse esthétique à l’irresponsabilité politique qui s’exprime par le biais de la construction du mur, peut s’envisager comme une arme. Un contrefeu. Un contrepoint. Un contrechamp.

 

 

 

La documentariste l’avoue : elle filme pour enregistrer. C’est-à-dire pour voir, faire voir, et rendre (au) visible ce que le mur rend invisible, consigner et archiver les multiples formes d’une brutalité escamotée par le filtre optique médiatique et le consensus idéologique dominant. Ses images, posées contre, en face, ou à côté des blocs de béton, instituent une dynamique intervallaire par le biais de laquelle des voix, des visages, des corps, des paroles, soit des subjectivités, mêmes parcellaires, arrivent à se glisser pour témoigner, hors champ ou plein champ, du morcellement et de la réduction matériels et symboliques qui les affligent en les assujettissant à une même logique (auto)destructrice. On retiendra la séquence finale du film montrant des Palestiniens littéralement « faire le mur », non pas au sens de le construire, mais bien au sens d’une escalade pour passer au travers ou par-dessus. D’un côté nous avons des Palestiniens minorisés quand de l’autre ce sont des Israéliens complices et captifs (pour beaucoup à leur corps défendant) d’une politique d’état brutale menée en leur nom mais contre leur volonté pacifique.

 

 

 

La neutralité sémantique arguée en lieu clos par l’officier Amos Yaron au sujet de l’euphémique « barrière » devient intenable devant la multiplicité des formes répressives d’une réalité disciplinaire (par exemple les vérifications humiliantes devant les check-points), bétonnée et clôturée, séparant ici les membres d’une famille palestinienne, expropriant là un fermier des 2.700 arbres qui lui reviennent de droit, coupant ailleurs le village de Qaffin de ses oliviers dont les fruits, non récoltés, ont sur place pourri sous le soleil (on retrouve semblable situation décrite dans Les Citronniers du réalisateur israélien Eran Riklis sorti en 2008).

 

 

 

« D’un côté comme de l’autre, ici tout nous appartient

parce que nous avons le pouvoir »

 

 

 

Simone Bitton n’aura rien cédé sur les vertus réflexives de la dialectique qui, de séquence en séquence, de champs en contrechamps, de sons en images, tisse la trame matérielle et hétérogène, même si morcelée, d’un « paysage humain » (comme il est dit dans le carton final du film, et comme le manifeste, peinte sur le mur, une ronde inspirée du peintre Henri Matisse filmée lors du premier travelling) qui ruine objectivement la légitimité de la position occupée dans le champ massif du pouvoir par le général Amos Yaron. Notons que ce membre du ministère de la défense a été mis en cause comme son supérieur d’alors, Ariel Sharon, à l’époque des massacres de Palestiniens des camps libanais de Sabra et Chatila en 1982 (dont le spectre hante le magnifique Valse avec Bachir du cinéaste israélien Ari Folman réalisé en 2008).

 

 

 

Filmer l’ennemi politique, comme l’a répété le documentariste et théoricien Jean-Louis Comolli, c’est filmer politiquement l’ennemi. Ce n’est pas le moquer ou le tourner en dérision (comme aime le faire Michael Moore par exemple), mais c’est bien plutôt respecter ses formes d’exposition au point de lui faire rendre gorge des réalités qu’il occulte et dont il est matelassé. D’où le sens de la frontalité de Mur : les choses sont là, pourquoi refuser de les voir, pourquoi les refouler (pourquoi les manipuler, aurait ajouté Roberto Rossellini) ? Amos Yaron, au terme de l’entretien (fragmenté en quatre parties ventilées tout le long du tissu filmique), et visiblement à bout de subir celui-ci, apparaît ainsi comme le prolongement personnalisé du dispositif qu’il commande avec une assurance qui n’a rien pour rassurer : un épais mur de béton, et pas autre chose. A l’instar du propriétaire d’une entreprise de sécurité qui profite du projet politique israélien de construction du mur, et qui, filmé en contreplongée devant un mirador, semble redoubler physiquement la tour meurtrière placée dans son dos.

 

 

 

Simone Bitton n’a rien cédé non plus sur les vertus analytiques autorisées par la durée filmique, obligeant le même personnage à lâcher la bride de la neutralité diplomatique pour laisser exprimer une subjectivité comme intégralement aliénée au projet expansionniste et colonial initié depuis l’avènement d’Israël en 1948. « D’un côté comme de l’autre, ici tout nous appartient parce que nous avons le pouvoir ». Phrase terrible, nauséabonde, lourde. Massive. Pourquoi alors un « mur de séparation » si les détenteurs du pouvoir, autrement dit les maîtres, possèdent tout et règnent partout ? Et pourquoi, si l’État d’Israël se range du côté des maîtres, a-t-il besoin de se protéger d’un peuple alors considéré comme celui de ses esclaves ?

 

 

 

Ce qui est sûr, c’est que les contradictions n’étouffent pas cet individu. Ce qui est certain, c’est que, a contrario de l’idéologie officielle, Amos Yaron, qui se plaint de l’impossibilité de négocier avec les Palestiniens depuis un siècle, se retrouve à partager bien malgré lui cette vérité affirmant, contra la doxa sioniste, que cette terre n’a jamais été vierge de toute présence palestinienne. De telles contradictions discursives épuisent l’autorité et la légitimité d’un pouvoir qui ne dispose plus que de son seul cadre légal pour agir, en rupture avec la législation internationale, et de fait en affaiblissant la caution démocratique dont il se réclame. Ces contradictions induites par cette situation d’exception criblent par contre les plans de Mur qui recueillent les traces de plaies à vif, ces blessures ouvertes et purulentes causées par une entreprise butée et murée sur sa seule logique.

 

 

 

Servitude de la maîtrise

en béton armé

 

 

 

Des ouvriers palestiniens exploités à la construction d’un dispositif qui très directement les humilie et les spolie, à ces Israéliens qui considèrent que le sentiment d’insécurité réellement éprouvé ne mérite pas comme solution effective une entreprise soldée à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars soustraits de leurs impôts. De ce chiffre de 25 % d’enfants palestiniens tellement fragilisés psychologiquement que, selon le psychanalyste sollicité par la cinéaste, ils n’envisageraient pas d’autre compensation symbolique à leur misère que de mourir en martyr de la cause nationale avant 18 ans, à ces masses de bétonneuses et d’excavatrices vendues par les États-Unis qui sont ainsi pour partie responsables des meurtrissures subies par cette terre nourricière qui est à tout le monde et qui n’appartient à personne.

 

 

 

Voilà la réalité d’une entreprise séparatrice qui se révèle comme système coulé dans le béton, parsemé de senseurs électroniques, criblé de caméras, creusé de tranchées et strié de barbelés, d’une domination tout à la fois coloniale, militaire, raciste et expropriatrice. Rapport qui entraîne également les dominants comme les dominés à succomber ensemble à une violence commune et (auto)destructrice. Cette ronde dialectique mortifère des maîtres et des esclaves, pour laquelle les dominants sont également aliénés par le système de domination qu’ils ont eux-mêmes institué, rappelle les analyses philosophiques hégéliennes. « Le maître n’a ainsi de lui-même, en la personne du serviteur, qu’un reflet servile, en contradiction totale avec sa propre certitude de soi (…) La maîtrise constitue donc une impasse, dont la vérité est la dépendance à l’égard de l’autre ; la servitude n’est pas loin (Maîtrise et servitude. Phénoménologie de l’esprit B, IV, A. Hegel, traduction nouvelle et commentée par Olivier Tinland, éd. Ellipses, 2003, p. 35).

 

 

 

Cette dialectique autodestructrice du maître et de l’esclave peut également trouver à s’articuler avec ce que le philosophe Jacques Derrida a qualifié de violence propre à l’« auto-immunité de l’indemne » afin de désigner un organisme vivant qui se protège contre sa propre autoprotection en détruisant ses défenses immunitaires. « Un processus auto-immunitaire, c’est, on le sait, cet étrange comportement du vivant qui, de façon quasiment suicidaire, s’emploie à détruire " lui-même" ses propres protections, à s’immuniser contre sa "propre" immunité » (Le « Concept » du 11 septembre, dialogues à New York de Jacques Derrida et Jürgen Habermas avec Giovanna Borradori, éd. Galilée, 2002, p. 145). Processus autodestructeur que la référence à Massada, véritable symptôme, contracte particulièrement, et qui repose sur ce constat que l’esclave, produit par le maître, ne peut pas faire autre chose pour s’émanciper que de se retourner contre le responsable de sa servitude dans laquelle se reflète celle de son maître.

 

 

 

Éloge du garde-frontière

 

 

 

A rebours de cette logique auto-immunitaire et nihiliste, c’est donc une approche relationnelle privilégiée par Simone Bitton. « Vivre la totalité-monde à partir du lieu qui est le sien, c’est établir relation et non pas consacrer exclusion » (Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, éd. Gallimard, 1996, p. 67). Une approche de la relation qui l’autorise à sauter par-dessus tous les murs existants, les identités butées et les atavismes bétonnés, comme à contourner les routes de contournement qui fragilise l’unité territoriale et politique palestinienne, afin de réinscrire esthétiquement l’unité composite du genre humain. Unité que les clivages nationalistes fragilisent de part et d’autre de ces cicatrices que sont les frontières nationales et les murs d’exclusion et d’enfermement coloniales.

 

 

 

Déjà la conversation en visioconférence entre la cinéaste à Ramallah et Eyad à Gaza, soutenue par une liaison Internet, rend compte d’une médiatisation et une mise en relation qui s’opposent à l’éclatement du territoire palestinien que renforcent les dispositifs de surveillance électronique installés tout le long du mur. Ainsi, la documentariste arrive d’une part à retourner cinématographiquement le champ (celui du pouvoir) sur le contrechamp qu’il cache et refoule (celui de la puissance vivante qui résiste face à lui ou dans son dos), et d’autre part à nouer le champ et le hors champ (tel peuple ici qui ne peut pas voir que dans son dos, ou en miroir, il y a un peuple ailleurs). L’articulation entre le son et l’image, et les multiples passages institués entre eux (quand la voix off devient tantôt out, hors cadre, tantôt in, dans le cadre), rendent alors manifeste, par-delà la troublante indiscernabilité des lieux filmés qui donne à comprendre que les Israéliens sont aussi enfermés à leur manière, la vérité de l’horizon commun et partagé du genre humain.

 

 

 

« Le faux ami anglais frontier n’exprime pas une limite, mais au contraire, un espace ouvert, prêt à être conquis. Cette double nature de la frontière, comme muraille qui sépare et protège, et comme appel à de nouvelles conquêtes, Israël et ses habitants la vivent depuis plus d’un demi-siècle. Enfermé dans ses frontières, au sein d’un monde arabe qui ne lui reconnaissait aucune légitimité, l’État d’Israël s’est toujours refusé à en fixer les lignes exactes, et, de fait, n’a cessé de les modifier et de les élargir. Cette dualité de la frontière a toujours assigné des tâches différentes, voire contradictoires, à ceux qui ont fait le choix de s’y positionner : garde-frontière ou passeur, ou les deux à la fois » (Michel Warshawski, Sur la frontière, éd. Stock, 2002, p. 11).

 

 

 

On aura compris que le choix de l’auteur de ses lignes, ainsi que de la réalisatrice de Mur qui le salue à la fin de son film, est double. Être le garde-frontière – au sens ici de préserver l’hétérogénéité des différences culturelles quand elles ne sont pas hissées au niveau des antagonismes nationaux. Et être aussi le passeur de formes intelligibles et sensibles, de mots et de corps, de signes et de valeurs, de symboles et de cultures. Les plans servent alors ici à faire circuler et passer en contrebande du pouvoir ou des opinions dominantes la réalité hétérogène d’un monde qui, malgré les divisions politiques ou les différences culturelles, est le commun propre de tout le monde.

 

 

 

Symbolon

 

 

 

« Certains m'ont conseillé d'ajouter une carte, ou quelques intertitres pour situer les lieux. On m'a même suggéré d'utiliser des lettres de couleurs différentes dans les sous-titres, selon la langue des dialogues. Mais si j'avais fait cela, le film n'existait plus. Que ce soit dans la vie ou dans mon film, rien ne me touche plus que de prendre un Juif pour un Arabe, et vice-versa » raconte la documentariste dans un entretien. On se souvient aussi, dans le portrait documentaire du poète palestinien Mahmoud Darwich coréalisé avec Elias Sanbar pour la série Un siècle d’écrivains diffusée sur France 3 en 1997, de ces choix de mise en scène qui donnaient à entendre le chant du poète adressé à sa première amoureuse juive prénommée Rita par l’intermédiaire d’une petite fille israélienne. On notera aussi la présence commune aux deux films d’ânes qui, d’après le poète palestinien, sont ces mammifères têtus et indifférents aux vicissitudes de l’histoire et aux divisions entre les peuples.

 

 

 

Cette esthétique du décloisonnement et de la dé-division propre au poète et à la cinéaste est profondément symbolique. Pour rappel, à l’époque de la Grèce antique, un symbole était au sens propre et originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants. Pour liquider le contrat, il fallait faire la preuve de sa qualité de contractant en rapprochant les deux morceaux qui devaient s'emboîter parfaitement : le symbolon était constitué des deux morceaux d'un objet brisé, de sorte que leur réunion, par un assemblage parfait, constituait une preuve de leur origine commune, et donc un signe de reconnaissance très sûr. Cette pensée du symbolique est affirmée par une cinéaste dont la triple culture lui permet de parler aussi bien le français, l’arabe et l’hébreu (plus l’anglais ici). Ce qui suscite d’ailleurs, et de façon symptomatique, l’étonnement d’enfants israéliens au début du film habitués à ne jamais entrer en relation avec des Palestiniens (si ce n’est sur le mode fantasmatique et idéologique de l’ennemi et du terroriste). On se rappelle enfin que L’Attentat, le documentaire que Simone Bitton a tourné en 1998, savait déjà constituer le deuil commun, des deux côtés palestinien et israélien, résultant d’un attentat-suicide à Jérusalem.

 

 

 

Là où le consensus idéologique est aujourd’hui à la division (nationale, coloniale, raciale), le « dissensus » (Jacques Rancière) tout autant esthétique que politique valorisé par Mur contredit ce consensus en appelant, par-delà toute logique séparatrice dominante, à la ré-union des divisés sous l’auspice commun et générique du genre humain. « Il n’y a qu’un monde » affirme le philosophe Alain Badiou. Et Mur lui donne raison, comme il donne raison à toutes les personnes qui militent en faveur de l’unité partagée du genre humain.

 

 

 

 Altérité, responsabilité, justice

 

 

 

De part et d’autre de ce qui contradictoirement divise pour unir à mort ceux qui sont poussés à se détester toujours plus alors qu’il ne forme qu’un seul peuple ignorant de son unité et de son altérité, Mur milite implicitement, à l’instar des intellectuels palestiniens et israélien Edward Said, Marwan Bishara et Michel Warshawski, pour la constitution d’un État binational, à la fois palestinien et israélien, avec Jérusalem pour capitale internationale, comme seule possibilité pour la paix de réussir à s’instituer au Proche-Orient. Et, à l’instar des documentaires d’Avi Mograbi ou des fictions du cinéaste palestinien Elia Suleiman, et comme en écho esthétique à De l’autre côté (2002) de Chantal Akerman tourné sur la frontière américano-mexicaine, Mur sait maintenir le triple cap éthique de l’altérité au nom de laquelle respecter les différences humaines sans affaiblir l’unité commune du genre humain, de la responsabilité pour laquelle nécessité est de rendre compte des conséquences objectives des actes des uns subis par les autres, et de la justice qui requiert les légitimes désignation et réparation du tort subi.

 

 

 

Un triple cap éthique parce que le tort est triple : tort fait au peuple palestinien ; tort du peuple israélien à l'égard de lui-même et sa propre histoire ; tort fait enfin à tout le genre humain.

 

 

 

22 novembre 2009


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