Des nouvelles du front cinématographique (112) : Samuel Fuller, anarchisme et barbarie (I)

« Pour moi, l'anarchie, c'est remuer ciel et terre

contre ce qui est mauvais pour le peuple.

J'aime l'anarchie.

Un anarchiste, à mon avis, c'est le VRAI révolutionnaire »

(Il était une fois Samuel Fuller. Histoires d'Amérique racontées à Jean Narboni et Noël Simsolo, éd. Cahiers du cinéma, 1986, p. 304)

 

« Je pense que pour moi la clé du cinéma de Sam Fuller, c'est quelque chose que j'ai toujours connu dans ma propre vie, dont j'ai fait l'expérience, et à laquelle je peux m'identifier ; la violence émotionnelle. La violence émotionnelle est bien plus terrifiante que la violence physique. Ce qui fait le plus peur dans la violence, c'est son processus : depuis la menace de violence jusqu'à la sortie de la violence. Dans n'importe quel film de Sam Fuller, chacun des cadres est sur le point d'exploser sous cette violence (…) Fuller pousse la réalité à la limite de l'absurde, et cela en devient plus réaliste... Cela ressemble plus à la vie. C'est fascinant pour moi » raconte Martin Scorsese dans la préface aux fabuleuses histoires d'Amérique racontées par Samuel Fuller (opus cité, p. 10). Cette reconnaissance par l'auteur de Gangs of New York (2002), un récit de formation niché dans les fondations de l'histoire de New York et doublé d'une fiction d'infiltration rejouée avec The Departed – Les Infiltrés (2006), serait d'autant plus remarquable que Samuel Fuller est l'auteur du scénario d'un film de James Cruze réalisé en 1938 et justement intitulé Gangs of New York racontant l'histoire déjà particulièrement fullerienne d'une mise en scène policière au nom de laquelle un faux Al Capone doit infiltrer la mafia en se faisant passer pour le vrai resté en prison.

 

 

En ce milieu des années 1930, Samuel Fuller âgé seulement d'une vingtaine d'années est pourtant loin d'être un bleu : né en 1912 (et non pas en 1911 comme l'affirment de nombreuses notices biographiques) dans le Massachusetts de parents juifs originaires d'Europe de l'est (sa mère, Rebecca Baum, était polonaise et son père, Benjamin Rabinovitch, était russe), le jeune homme issu d'un milieu familial semblable à celui filmé par James Gray depuis Little Odessa (1994) jusqu'à The Immigrant (2013) entre dans le journalisme dix ans plus tard à l'âge de douze ans, travaillant comme « copy-boy » (autrement dit grouillot de rédaction). Avant de devenir sous la houlette du respecté Arthur Brisbane le plus jeune journaliste spécialisé dans les affaires criminelles new-yorkaises, et cela à même pas vingt ans. L'odeur du papier, le jeune Samuel Fuller la respire depuis l'enfance, son père travaillant dans une usine de fabrication de ce matériau. Et il en noircira des feuilles, écrivant ses articles dans l'urgence de l'actualité (« Je suis tombé amoureux du journalisme, c'est devenu ma vie et mon aventure. Les articles, c'était : '' Maintenant ! Maintenant !''. Pas cinq minutes avant... », op. cit., p. 32), puis commençant à imaginer des nouvelles dès lors que la fiction reste soumise à la même condition documentaire que l'article journalistique (« Je vais vous dire une chose. Je me méfie farouchement des faits qui ne sont pas prouvés », ibidem, p. 16).

 

 

Il devient par la suite scénariste pour Hollywood, travaillant son métier à partir de 1936 et jusqu'en 1942 pour les films de Boris Petroff et Harry Lachman, James Cruze et Ross Lederman, Nick Grinde et William Morgan, Archie Mayo et Lew Landers. Plus tard, ce seront Douglas Sirk (pour Shockproof en 1949) et Phil Karlson (pour Scandal Street en 1952) qui tous bénéficieront des histoires nerveuses et documentées de Samuel Fuller. Et quand il n'est pas crédité au scénario, ce dernier joue au "Ghost Writer" pour quelques autres dont Otto Preminger (Margin for Error en 1943), tout en côtoyant également Fritz Lang pour un projet inabouti (Confirm or deny tourné par Archie Mayo en 1941 avec Joan Bennett). Mais, en 1942, une autre « école du réel » (Clément Rosset) s'impose pour le jeune homme alors incorporé à la 1ère division d'infanterie de l'armée étasunienne surnommée la « Big Red One ». Après la rue new-yorkaise, vient donc le tour de la guerre avec la succession à haut risque des missions et des débarquements en Afrique du nord du côté d'Oran afin de combattre l'Afrika Korps d'Erwin Rommel lors de l'opération Torch, en Sicile pour l'opération Husky, sur les plages normandes rebaptisées Omaha Beach le 6 juin 1944 durant l'opération Overlord, pour se poursuivre avec la bataille des Ardennes et se finir en Allemagne et en Tchécoslovaquie occupée par les nazis. Alors survient la pointe la plus effilée du réel équivalant alors avec l'impossible (« Maintenant arrive l'Impossible... », ibid., p. 114), l'ouverture le 23 avril 1945 du dernier camp de concentration, le camp allemand de Falkenau dépendant de celui, en bordure de la frontière avec la Tchécoslovaquie, de Flossenbürg. La découverte de l'horreur concentrationnaire comme stade terminal de la barbarie moderne excédant en impensable ou inimaginable les conséquences craintes mais connues ou reconnues de la machine de guerre, Samuel Fuller en exprimera la part d'inoubliable avec The Big Red One (1980), film dont la mutilation par les producteurs ne l'aura pas empêché de s'imposer comme un des sommets du genre. D'autant plus qu'il est signé par un homme qui, alors âgé de quasiment soixante-dix ans, ne racontait pas seulement en cinéma ce qu'il avait lu ou entendu dire ailleurs mais ce qu'il avait réellement et personnellement éprouvé et senti (d'où qu'il ait proposé, comme un gag mais énoncé sérieusement, de vérifier du point de vue du spectateur l'authenticité d'un film de guerre à partir du moment où une mitrailleuse placée derrière l'écran puisse tirer sur le public au moment des séquences de fusillade).  

 

 

Et c'est à l'occasion de la décision prise par le commandement d'obliger les civils allemands habitant les alentours à enterrer les dépouilles des déportés dont les cadavres pourrissaient aux quatre coins du camp qu'advient la scène primitive de tout le cinéma à venir de Samuel Fuller. Ce qui devait initialement servir la propagande des alliés a donné en effet un film d'une vingtaine de minutes incluant un plan-séquence admirable. Tourné le 9 mai 1945 par le futur cinéaste muni de la caméra Bell & Howell 16 mm. à manivelle offerte pas sa mère, ce plan-séquence témoigne sous la forme d'un panoramique de l'extraordinaire sens moral et pratique de celui pour qui, intuitivement (et dix ans avant l'article théorique célèbre d'André Bazin inspiré par le néoréalisme italien : cf. « Montage interdit » in Qu'est-ce que le cinéma ?, éd. du Cerf,‎ 1985, p. 49-61), tout montage était déjà interdit. Là où la coupe aurait effectivement trahi la réelle contiguïté des espaces entre le dedans du camp et son hors-champ, la durée du plan ainsi que son mouvement filé rétablissent une articulation logique niée ou déniée par les bourgeois cultivant leur irresponsabilité à l'extérieur proche du camp.

 

 

Ce panoramique est d'autant plus bouleversant qu'il documente également un fragment décisif de l'histoire en train de se faire (le procès de Nuremberg n'aura lieu que sept mois plus tard) qui s'est accomplie sous la forme d'une mise en scène adossée à la fiction morale écrite par les vainqueurs et dont la leçon est infligée aux vaincus. Toutes choses (soit l'histoire en train de s'écrire et le plan reliant sans coupe le mal et ses victimes, la participation des spectateurs à l'écriture de l'histoire et leur confrontation avec les images documentant les formes historiques du mal) dont se souviendra des années plus tard l'auteur, respectivement, du western Le Jugement des flèchesRun of the Arrow (1957) et du film d'horreur White Dog (1982) en passant par les films de guerre The Steel Helmet – J'ai vécu l'enfer de Corée (1950) et Ordres secrets aux espions nazisVerboten ! (1958). Il faudra à ce titre voir, revoir ou découvrir le documentaire intitulé Falkenau, vision de l'impossible : Samuel Fuller témoigne (1988-2004) tourné par Emil Weiss en compagnie du cinéaste qui, revenant sur les lieux du crime, raconte sans hésiter et dans la mobilisation éruptive de tout son être le tournage du fameux plan proposant la scène primitive propre à l'ensemble de son cinéma.

 

 

Et cette scène pose, d'un côté, l'articulation de l'histoire en train de s'écrire au présent et de la fiction dont l'écriture en documente le processus et, de l'autre, le déroulé d'une durée filmique entortillée autour du foyer-limite de la représentation.

 

 

D'où l'absence radicale chez Samuel Fuller des clichés hollywoodiens au nom d'un désir de saisir la vie à partir de ses points de capiton, ceux qui font toujours le plus mal : l'apologie du journalisme comme école de l'existence et de la démocratie étasunienne (Park RowViolences à Park Row en 1952) se retournant en ambition aliénante et délirante rejoignant toutes les pathologies sociales (Shock Corridor en 1963) ; l'homosexualité mal sublimée des anciens GI occupant le Japon devenus depuis gangsters nippons (House of Bamboo) se transformant en perversions sexuelles lovées dans les fondements de la bonne cité WASP et provinciale (The Naked KissPolice spéciale en 1964) ; la rage de survivre dans la jungle urbaine en évitant les crocs des grands fauves idéologiques (Pickup on South StreetLe Port de la drogue en 1953) se transmuant en bestialité raciste face à laquelle ne sauraient se protéger ni l'innocence ontologique de l'animal ni la bêtise de l'antiracisme vertueux (White Dog – Dressé pour tuer).

 

 

D'où que tous les personnages fulleriens incarnent des figures clivées qui, plus radicalement que les masques dont usent pragmatiquement les personnages dans les situations westerniennes mises en scène par André De Toth, ne cessent de (se) trahir pour autant que la trahison ultime électrise et fasse exploser l'identité elle-même dès lors considérée comme un mensonge social (ou ethno-social dans les cas de personnages métis, nombreux dans sa filmographie). Ces tensions trouvant enfin à s'exprimer directement dans une manière de filmage battant sa rythmique de contractions végétales (les plans longs, fixes ou sinueux) en explosions animales (les recadrages brutaux ou les raccords cut) le long de la ligne de clivage schizoïde entre soi et soi-même comme entre soi-même et l'autre (qui n'est que l'autre de cet autre que soi-même est aussi). Il suffira ainsi de prendre en considération les six longs-métrages précédemment cités afin d'affirmer que l’œuvre de Samuel Fuller assure l'idéale jonction entre la génération des anciens (John Ford que ce dernier admirait) et celle des modernes (Jean-Luc Godard et Martin Scorsese qui se sont réclamés de lui) pour autant qu'il s'est agi de travailler à ce que persiste, malgré les aléas imposés par des logiques industrielles peu favorables pourtant à l'émergence d'auteurs aussi singuliers, l'idée éthique du courage de la vérité, plus nécessaire encore après 1945. 

1/ De vitesse et à revers : Pickup on South Street (1953) et House of Bamboo (1955)

Pickup on South Street et House of Bamboo : d'un côté un petit film noir se passant à New York mais tourné en quatrième vitesse (et même pas trois semaines) à Los Angeles, de l'autre un thriller plus richement doté (avec son Cinémascope et ses couleurs DeLuxe) et réalisé au Japon dans son intégralité. Entre ces deux films, Samuel Fuller réalisait Le Démon en eaux troubles – Hell and High Water (1954), film de guerre mineur (en regard des nombreux films qu'il a réalisés dans ce genre précis et au sein duquel il aura su le plus intensément exprimer son génie) mais pourtant non dénué d'intérêt. Surtout, c'est avec ces deux films produits pour Darryl Zanuck l'affirmation d'une même insolence apparaissant aujourd'hui encore largement inentamée.

 

 

C'est une même véhémence alors qui poussait Samuel Fuller à ruer dans les brancards du genre en sachant courir plus vite que la petite musique que les majors (en l'occurrence ici la 20th Century Fox) auraient bien voulu lui faire jouer dans la chambre des studios. C'est que le cinéaste, en cela héritier explicite du modèle Frank Capra, mais en cela aussi l'héritier de sa propre (pré)histoire dans la continuité de son goût du récit formé très tôt dans le journalisme puis avec la rédaction de nouvelles, s'est voulu d'emblée l'auteur de ses films, qu'il en rédige le scénario (d'après une histoire de Dwight Taylor pour Pickup on South Street) ou bien qu'il se réapproprie le script proposé ou imposé par le studio (comme avec le remaniement du scénario de Harry Kleiner pour House of Bamboo qui avait déjà été utilisé à l'occasion de La Dernière rafale – The Street with No Name de William Keighley en 1948). Et si, depuis la fin des années 1940, Hollywood déléguait à certains réalisateurs la tâche de se produire eux-mêmes afin de se décharger de certaines responsabilités autorisant la diminution corrélative des coûts de production à une époque où la télévision commençait à s'imposer dans les foyers de la classe moyenne étasunienne, l'industrie n'avait par ailleurs que faire d'auteurs dont la reconnaissance symbolique allait se jouer de l'autre côté de l'Atlantique, notamment grâce aux efforts de légitimation alors courageusement entrepris par la cinéphilie française.

 

 

C'est pourquoi la 20th Century Fox, studio important ayant embauché Samuel Fuller pour Fixed Bayonets ! en 1951 (après un autre film tourné la même année et toujours consacré à la Guerre de Corée, Steel Helmet, réalisé pour la petite société de production Deputy Corporation), allait se contenter de distribuer les films du cinéaste, s'occupant en fait de la seule distribution du western Forty Guns (1957). En cette première moitié des années 1950, Samuel Fuller est seulement considéré comme un solide conteur ou storyteller dont le métier rôdé sur le terrain du fait divers journalistique servait alors de caution facilitant la confiance des studios. Sauf qu'à revoir dans la foulée Pickup on South Street et House of Bamboo, s'avère « ce précipité entre information et fiction » évoqué par Serge Daney afin de distinguer la manière fullerienne dont le souci de bousculer le classicisme hollywoodien en son canon représentatif aura consisté en réalité à le prendre de vitesse (in La Rampe, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1983 [1996 pour la nouvelle édition], p. 154). Plus précisément, à le prendre de vitesse et à revers. Prise de vitesse sur le versant narratif concernant la manière de raconter une histoire, et prise à revers sur le versant de l'information venant redoubler la fiction afin d'en vriller les potentiels clichés et d'en densifier l'expressivité. Autrement dit, Samuel Fuller aime conter pour autant qu'il informe ce qu'il raconte, filmant vite afin de prendre à revers les attendus de ses récits en termes de conventions scénaristiques ou idéologiques. Proposer une fiction s'effectuera dès lors pour le cinéaste dans le même mouvement où il cherchera à enfoncer les coins nécessaires afin d'instruire dans les doublures narratives de son récit un processus de vérification esthétique. C'est donc ce doublement mouvement, offrant la combinaison de l'art de raconter vite avec le métier de celui qui racontant une histoire voudrait à revers en attester le fondement véridique, qui dès lors singulariserait sa manière cinématographique. Et ce double mouvement conjuguant prise de vitesse et prise à revers (la seconde ne s'établissant précisément qu'en conséquence de la première) se réfléchirait dans le miroir du double jeu caractérisant la plupart des personnages de Samuel Fuller : « le double jeu, c'est ce qui l'excite par-dessus tout » (Serge Daney, idem).

 

 

Si ces deux films témoignent effectivement d'une grande cohérence esthétique, celle-ci est bien évidemment la résultante de l'implication scénaristique du cinéaste ainsi que de la présence technique répétée de Joseph McDonald à la photographie et de Leigh Harline à la musique. Mais cette profonde unité stylistique des films en question, malgré des différences formelles incontestables (dans la photographie comme dans la musique d'ailleurs), est surtout le produit d'une vision personnelle qui sait investir des détails aussi communs qu'un nœud à une corde par exemple, et cela afin d'instruire la vérité spécifique d'une séquence d'autant plus passionnante qu'elle semble se décliner d'un film à l'autre (un détai peut-être, mais un projet de film mexicain vers la fin des années 1960 devait s'intituler Riata, autrement dit « corde »). Ainsi, dans Pickup on South Street, c'est la corde permettant au pickpocket Skip McCoy (Richard Widmark, que l'on retrouvera assagi dans Hell and High Water) qui, logeant dans une baraque de fortune montée sur pilotis, garde au frais ses bouteilles et conserves à l'intérieur de l'une desquelles il a caché un microfilm dérobé dans le métro du sac à main de Candy (Jean Peters). Et c'est encore, dans House of Bamboo, une autre corde nouée permettant de dérouler le strié d'un rideau de bambou séparant au sein de la même chambre à coucher un homme (Eddy Spanier interprété par Robert Stack) de la veuve japonaise d'un ancien ami dont ce dernier commence à devenir amoureux (Mariko jouée par Shirley Yamaguchi). Deux scènes de lit donc, mais nouées différemment.

 

 

Dans le premier film, les nœuds de la corde paraissent devoir se prolonger avec le crochet au bout de la chaîne soutenant le lit du héros dans l'expression baroque de la relation tordue l'unissant à sa visiteuse. La torsion en question qualifierait une relation sadomasochiste au nom de laquelle les contorsions de celle qui désire lui ravir le microfilm volé s'enrouleraient inextricablement dans les virevoltes de celui qui lui répond par de semblables effets de charme (roucoulades, susurrements, yeux doux) cherchant d'abord à feindre l'accord pour mieux triompher ensuite de son entreprise de séduction. Le nœud redoublé par le crochet désignerait alors le double enlacement, presque serpentin, de deux prédateurs reptiliens qui trouverait son relais esthétique dans la dynamique du filmage lui-même. Les gros plans favorisant le rapprochement hitchcockien des visages (comme ceux d'Ingrid Bergman et Cary Grant dans un long plan fameux de Notorious en 1948) se gonfleraient en effet sourdement d'une énergie accumulée au point limite où elle exploserait dans de violentes décharges établies avec des mouvements de recul de la caméra lorsque Skip éconduit brutalement Candy. Il y a effectivement une énergie sexuelle incroyable dans ces séquences préalablement amorcée avec les joues humides et la bouche entrouverte de Candy au moment où Skip la fixe du regard dans le métro tout en lui dérobant le microfilm (l'érotisme propre à l'action du pickpocket poussant à dissocier le travail des yeux de celui des mains préfigurant étonnamment Pickpocket de Robert Bresson réalisé six ans plus tard, en 1959, d'autant plus que le premier titre de Pickup on South Street était... Pickpocket).

 

 

Et cette énergie éclate avec le rire carnassier du second qui littéralement jouit d'être plus rapide dans la prise à revers de la première venue récupérer avec des manières tout aussi charmeuses le bien qui appartient à son ex-compagnon. Il est en effet question ici d'un double mouvement de prise de vitesse et de prise à revers, prise de vitesse d'un prédateur sur un autre qui lui sert finalement à prendre à revers son adversaire au point où le prédateur devient alors proie. Comme si, avant Catherine Breillat à qui l'on pense étonnamment ici, Samuel Fuller se plaisait à documenter en plans longs (et parfois anguleux, plus souvent dans Pickup on South Street que dans House of Bamboo) la zone diabolique, en eaux troubles, où s'affronteraient deux bêtes sexuelles camouflées en êtres humains naviguant entre l'actuelle consommation de leur proie et la consumation virtuelle dans un amour qui pourrait en suspendre la logique pulsionnelle, mimétique et (auto)destructrice. Et ce serait alors toute l'histoire secrète de Pickup on South Street que de montrer, dans les intervalles de son histoire d'espionnage exemplifiée par un microfilm traité comme un objet vide à l'instar du macguffin hitchcockien (devenu dans les sous-titres français formule chimique expliquant le titre plus connu ici du Port de la drogue), comment les deux personnages finissent par épuiser leur conatus pronateur afin de reconnaître dans l'amour réellement attesté dans le dévouement de Candy le réel de l'amour que Skip ne peut pas ne pas lui vouer en retour. Cette tension sexuelle motivant le cycle intempestif fait de contractions (les gros plans accumulant l'énergie) et de décontractions (les plans larges instruisant de façon chorégraphique la décharge extatique des corps) est également présente dans House of Bamboo, mais à revers, de manière oblique ou détournée. C'est comme un glissement significatif que le cinéaste aurait alors opéré entre ses deux films, les nœuds de la corde servant à dérouler le rideau établissant un triangle justifié à symboliser le rapport de triangulation établi entre Eddy, Mariko et l'absent (le mari assassiné de la seconde qui était l'ami du premier) qui les relie tout en différant la possibilité que cette relation s'actualise en une liaison légitime. Mais ce premier triangle conventionnel se dédoublerait en fait d'un second triangle plus obscur, le différé de la relation hétérosexuelle déportant la rétention de l'énergie sexuelle afin de la faire rejaillir ailleurs. Et ces jaillissement sont autrement plus exotiques que le décor japonais lui-même dont le luxe (manifeste dans la maison luxueuse du gangster) n'empêche nullement que coule en son sein un courant souterrain et libidinal charriant des eaux particulièrement troubles (comme l'East River au-dessus duquel se tient la bicoque du pickpocket Skip).

 

 

En substitution des coupes fulgurantes mais surtout des mouvements de reculs brutaux du filmage du film précédent, s'affirment spécifiquement ici la prise de hauteur de la caméra ou bien le resserrement soudain de l'échelle des plans-séquences filmés jusqu'alors en plan large, notamment lorsque Sandy (Robert Ryan) manifeste à Mariko son intérêt à privilégier sexuellement Eddy depuis qu'il a intégré la bande de gangsters qu'il dirige. Ce souci de la sexualité de l'homme qui en fait l'a séduit pour mieux le tromper en roulant pour l'armée étasunienne en collaboration avec la police japonaise est alors ce que préfère voir Sandy à la place de la complicité de Mariko dans le travail d'infiltration d'Eddy. Et cette préférence symptomatique, expliquant les colères de l'irascible Griff (Cameron Mitchell, de retour de Hell and High Water), second de Sandy qui se sent déclassé car moins aimé du chef précisément depuis l'arrivée d'Eddy, accentuerait la prise de vitesse d'un autre amour à revers du nouage hétérosexuel habituel réglant les rapports obligés entre le héros et l'héroïne. Comme on l'aura donc compris, Samuel Fuller n'est pas un homme de symboles au point de tout leur concéder, mais il sait en mobiliser subtilement quelques-uns pour autant que leur discrétion formelle se moule à l'intérieur des courants proprement libidinaux d'une dynamique de filmage spécifiquement organique. Celle qui, incluant des mouvements de caméra, tantôt de relâchement extatique dans Pickup on South Street, tantôt de resserrement sanguin dans House of Bamboo, avère depuis la lutte à mort des bêtes entre elles l'avènement inévident d'un amour précaire, difficile (entre Candy et Skip), sinon impossible (entre Sandy et Eddy). « Dans ses grands films, les ''héros'' étaient toujours des êtres bancals et clivés qui ne découvraient leurs propres valeurs qu'au moment précis où ils ne pouvaient pas ne pas les trahir », comme l'écrivait Serge Daney à propos de Thieves after Dark – Les Voleurs de la nuit, un film raté tourné en France dans la première moitié des années 1980 (« Fuller : un coup pour rien », Libération, 2 mai 1984 in La Maison-cinéma et le monde 2. Les Années Libé, éd. P.O.L/Trafic, 2002, p. 239).

 

 

A vitesse et en revers : si la première autorise le second, c'est le revers comme résultante de la vitesse qui impulse la force salvatrice de la trahison dont les échos ou correspondances dans l'œuvre de Samuel Fuller tissent une toile particulièrement complexe (et cette complexité est aussi le produit de nœuds et de nouages). C'est, dans Pickup on South Street, la trahison réciproque de Skip et de Candy en regard de leurs motivations initiales bassement intéressées qui viendra effectivement consacrer leur sortie commune hors d'un état de bestialité appartenant à une nature qui n'a pas d'autre détermination que la faiblesse sociale obligeant le premier à voler et passer souvent par la case prison et contraignant la seconde à côtoyer le danger pour le seul bénéfice de son ex-compagnon. Et c'est, dans House of Bamboo, la trahison d'Eddy qui permet de comprendre, quand elle finit par être découverte par Sandy, la nature particulière de l'affect tordu que le second nourrissait secrètement à l'égard du premier mais qui fut compris à sa vraie mesure par le jaloux Griff, au point qu'il en perde d'ailleurs la vie. On aura certes reconnu dans le premier cas la trajectoire morale archétypique que les héros cyniques du film noir accomplissent dans la responsabilité engagée à l'égard de la souffrance d'autrui (comme on le voit également dans les films d'Otto Preminger et Robert Aldrich d'alors, de Where the Sidewalk ends en 1950 à Kiss Me Deadly en 1955). Mais l'on reconnaîtra aussi dans le second cas, et de manière autrement plus troublante, les échos shakespeariens d'une jalousie homo-érotique et tragique rongeant les protagonistes comme elle travaillait obscurément ceux de Othello adapté au cinéma par Orson Welles en 1952 (ce que ne s'est d'ailleurs pas empêché de faire Jean Tulard dans son Nouveau Guide des films. Tome 4, éd. Robert Laffont-coll. « Bouquins », 2010 [1990 pour la première édition]).

 

 

Ces tensions, torsions et autres entortillements érotiques dans le tour (serpentin ou reptilien) pris par des relations indexées sur les principes de l'utilitarisme et de la manipulation, dans la perspective de la survie individuelle à New York comme de la criminalité en bande organisée à Tokyo, s'expriment donc dans une manière de filmage emportant dans ses mouvements musculaires et nerveux faits de contractions et de déflagrations les objets qui en symboliseraient a minima l'importance. Mais, quand l'objet est du côté du symbole (le nœud), le filmage serait alors du côté du symptôme (le nouage libidinal de la fiction racontée vite et de l'information qui la prend à revers afin d'en révéler l'indicible vérité). Ainsi que l'a par ailleurs montré Gilles Deleuze en s'appuyant sur la modélisation offerte par la philosophie vitaliste bergsonienne : « C'est comme la différenciation de la vie selon Bergson : la plante, ou le végétal s'est donné pour tâche d'emmagasiner l'explosif, sur place, tandis que l'animal s'est chargé de le faire détoner, dans des mouvements brusques. C'est peut-être l'originalité de Fuller, d'avoir porté cette différenciation au maximum, quitte à procéder par saccades et casser les enchaînements (…) » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 215). On saura en particulier reconnaître ici les fous de Shock Corridor (1963) dont l'attente consiste à accumuler de manière végétative l'énergie au point où ne peuvent plus être différées leurs explosions hallucinatoires, tout autant que les animaux dont la brutalité prédatrice ne relève pas seulement d'impulsions instinctuelles. Des requins mangeurs d'humains dans le film mutilé Shark ! en 1969 aux canidés dressés pour tueur dans White Dog en 1982 en passant par les fauves du projet inabouti Tigrero entre 1955-1956. A ce titre, il suffit de citer la description par le cinéaste lui-même de ce qui aurait dû être le premier plan de son film : « Tigrero devait s'ouvrir sur un plan d'alligator. Il attrape un oiseau. J'ai filmé ça. On suit l'alligator, jusqu'à son ''frigidaire'', sa banque. On remonte. Un second crocodile essaye d'attraper ce qu'il vient de mettre de côté. Ils se battent. Le sang coule. Nous suivons le sang sur et sous l'eau. Jusqu'à des piranhas qui dévorent les deux reptiles jusqu'à l'os. Pendant leur festin, un grand oiseau vient manger un poisson piranha, et arrive le titre : Tigrero. C'est la ''nature humaine'' : tout le monde mange tout le monde... » (in  p. 225). 

 

 

« Ce qui compte chez lui, c'est cette extrême dissociation qui redouble chacun des deux côtés de la violence, et qui opère une inversion des pôles : c'est la situation qui atteint alors à un sombre naturalisme » explique encore Gilles Deleuze (opus cité, p. 216). Et cette différenciation prendra alors autant la forme filmique d'un double mouvement (le plan long déterminant un emmagasinage d'énergie brûlée par le mouvement brusque de caméra avant ou arrière comme d'ailleurs par la coupe sèche entre deux plans) qu'il appartient aussi à des personnages caractérisés sur le plan narratif par un double jeu dont ils apprendront à trahir la logique afin de ne pas mourir bêtement. « Le double jeu est ce qui sauve de la violence mimétique : seuls les imposteurs sont vivants » (Serge Daney, La Rampe, op. cit., p. 159). Nœud (attestant avec le décor de relations entortillées) et nouage (du plan large accumulateur d'énergie et de la brusquerie du mouvement de caméra faisant office de décharge), double mouvement (de la vitesse et du revers) et double jeu (du personnage qui agit selon ses intérêts et qui en trahit la préservation) : c'est ainsi que Samuel Fuller prend également de vitesse le carcan narratif et idéologique hollywoodien, en même temps que la prise de vitesse consiste en une prise à revers des clichés ou implicites caractérisant ses récits. C'est l'anticommunisme soutenant idéologiquement le récit de Pickup on South Street qui se trouve dès lors débordé par les vrilles anguleuses de la ligne de vie tracée par un personnage qui, contrairement aux policiers se réjouissant que le pickpocket refuse in fine de s'identifier au traître antiaméricain, ne court après le voleur du microfilm que parce que l'y obligent les blessures de Candy et la mort de la pauvre vendeuse de cravates Moe Williams, sa seule camarade de malheur (Thelma Ritter, championne des seconds rôles de l'époque). C'est encore la légitimation de la présence impérialiste des États-Unis au Japon consacrée par la collaboration entre l'armée étasunienne et la police nippone qui se trouve réellement contrariée par le fait, dûment documenté, que le gangstérisme prend aussi le visage d'anciens GI restés au Japon pour s'enrichir illégalement.

 

 

S'agissant enfin de la brutalité exercée à l'encontre des femmes, puisque cette critique a été particulièrement relayée par certains journalistes japonais heurtés par les représentations figées concernant la soumission spécifiquement nippone des femmes, elle est d'autant plus commune au fond sexiste et viriliste du genre que son électrique ressaisie par Samuel Fuller autorise aussi les héroïnes à ne pas se satisfaire d'une posture stricte de passivité traditionnelle, s'offrant pour Candy comme modèle à Skip dans l'amour engageant la rupture avec les réflexes individualistes et cyniques pendant que Mariko simule l'image de la geisha afin de rendre plus crédible le travail d'infiltration d'Eddy. Dans Pickup on South Street, l'individualisme cynique du héros l'autorise à se contrefoutre des antagonismes idéologiques caractéristiques de la Guerre froide, au nom de ce seul fait qui importe pour celui qui vit moins qu'il ne survit et qui concerne l'argent que le microfilm pourrait lui rapporter s'il se débrouille bien pour faire monter les enchères. Alors que le communisme est identifié par la police qui piste Skip et le FBI qui suit à la trace Candy à une trahison eu égard au patriotisme étasunien, l'appétit lucratif et foncièrement apolitique des deux protagonistes équivaut à une trahison respective des causes politiques auxquelles on les rapporte respectivement. Et cette double trahison établissant le mimétisme des postures idéologiques d'alors finit par être elle-même rédimée dans la consécration d'un amour qui, s'il neutralise la pente individualiste, ne signifie pas pour autant que les personnages ne cèdent d'un poil quant à leur attitude apolitique (cet apolitisme étant ce qui suscite puissamment l'empathie d'un cinéaste souvent caractérisé par son démocratisme jeffersonien et sa tendresse pour les marginaux). La prise de vitesse de l'amour sur la pulsion de survie individualiste débouchant alors sur la prise à revers du soubassement idéologique du récit.

 

 

Dans House of Bamboo, c'est le spectateur qui ne cesse lui-même d'être pris de vitesse par les tours et détours entortillés du film, ne comprenant que tardivement ou bien après coup que les criminels mettant en œuvre leur grande opération montrée à l'ouverture du film n'étaient pas japonais mais étasuniens, qu'Eddy n'est pas un pauvre racketteur du nom de Spanier intégré dans la bande de Sandy mais un espion du nom de Kenner appartenant à l'armée étasunienne et infiltré dans une organisation criminelle elle-même montée par d'anciens GI. Et qu'un personnage identifié au tout début du film au camp de la loi se révèle ultimement être un espion travaillant à la solde de Sandy en miroir du travail d'Eddy. Cette démultiplication de coups de force narratifs (dont se souviendra en particulier Martin Scorsese avec Les Infiltrés – The Departed en 2006 quand il citait déjà un extrait de Pickup on South Street dans La Valse des pantins – The King of Comedy en 1983) consiste en fait en une série de passages de vitesse au terme desquels le cinéaste prend ainsi à revers l'exotisme d'une toile de fond censément tributaire d'un impérialisme impensé en montrant comment la criminalité japonaise est aussi un fait social découlant de la présence étasunienne au Japon. En racontant à toute vitesse des histoires de pickpockets et de racketteurs, Samuel Fuller aura ainsi réussi à prendre à revers les clichés idéologiques matelassant ses fictions, la prise à revers se comprenant dès lors comme sa façon à lui d'y enfoncer les coins d'une information ou d'une documentation oblique. Au risque du malentendu (sur l'anticommunisme de Pickup on South Street motivant la modification du sens du récit lors de sa distribution française, sur l'exploitation de l'exotisme japonais de House of Bamboo, sur le sexisme de ces deux films noirs et puis comme on le verra sur le racisme concernant White Dog) dont la fréquence attesterait par défaut d'une hantise cinématographique pour la lisière. Là où les eaux troubles ne peuvent se séparer, à l'endroit où se débattent des personnages boiteux, bancals et clivés, aussi obsédés par le double jeu qu'impuissants à ne pas trahir ce jeu même qui les pousse continuellement à danser sur une corde structurée en nœuds. Des nœuds à l'instar de ceux qu'invitent à faire les cravates, autre forme discrète de symbolisation du régime baroque et organique de l'entortillement et de la torsion propre à Samuel Fuller, que l'informatrice Moe vend dans la rue, quand elle ne trahit pas à contrecœur Skip en le donnant à la police.

 

 

Amour de l'argent trahi par le faux amour de la cause idéologique trahi par le vrai amour déclaré de Candy et Skip désirant non plus survivre mais vivre : c'est Pickup on South Street. Amour indicible de Sandy pour Eddy doublement trahi dans la leçon de fidélité sexuelle donnée par le premier à Mariko et par la rage de Griff à l'adresse de ce dernier et qu'il paiera de sa vie : c'est House of Bamboo. Prendre de vitesse l'autre, c'est aussi le prendre à revers d'un amour dont la prise, si elle n'est pas acceptée, détermine la pente de la plus grande violence, de la plus grande folie. De part et d'autre du plan long pendant lequel l'énergie trouve un moyen presque végétal de s'accumuler et du mouvement brutal de caméra ou de la coupe brûlant l'énergie de manière animale et explosive, se tiendrait alors ce passage nécessaire, l'obligation à la trahison comme point zéro par le biais duquel s'opère la conversion du pulsionnel au social. Et cette conversion, si elle peut autant impliquer la sublimation amoureuse des réflexes prédateurs ou pronateurs constitutifs de la nature sociale des personnages, peut aussi déboucher avec le refus d'admettre la nécessité sublimatoire de cet engagement sur la folie, dans la noyade des eaux troubles de l'animal et du bestial indistincts (eaux troubles comme les sables mouvants du Jugement des flèches – Run of the Arrow en 1957). Si bouleverse ce moment où Richard Widmark, après l'assassinat de Moe dont il récupère le cadavre promis à la fosse commune afin de lui offrir l'enterrement auquel elle rêvait encore avant d'être tuée, et suite à la visite à l'hôpital pour voir Candy alitée et blessée, cesse enfin de ressembler à une hyène pour s'exposer dans sa fragilité d'être humain et aimant, terrifie en contre-coup la scène filmée en plan-séquence absolument statique où Robert Ryan assassine stoïquement Griff en criblant de balles son corps alors en train de prendre son bain (une séquence dont on se dit par ailleurs que Sergio Leone s'en souviendra en en proposant l'inversion dans Le Bon, la brute et le truand The Good, the Bad and the Ugly en 1966). Après ce meurtre, Sandy explique alors au cadavre de Griff qu'il ne peut plus compter sur son comportement irrationnel alors que les agissements mêmes de Sandy manifestent à ce moment précis un degré radical d'irrationalité dans laquelle se mêlerait, troublante, la réalité indicible d'un amour impossible à l'égard d'Eddy qui aurait autant expliqué les crises de jalousie de Griff que la nécessité pour Sandy d'y mettre violemment un terme.

 

 

Ce saut qualitatif de l'accumulation à l'explosion réitère la puissance libidinale de la violence dans la perspective fullerienne tout autant qu'est proprement folie l'incapacité pour l'amour de prendre à revers la pulsion, demeurant encore plus rapide. La folie ne consisterait au fond qu'en une impuissance à accepter de se trahir soi-même et de s'assumer comme l'imposteur de sa propre vie, clivé à jamais : alors Sandy, abattu en haut d'un manège urbain digne de Scarface (1932) de Howard Hawks ou de King Kong (1933) de Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper réalisé pour la RKO, finit par ressembler incroyablement à une bête, tel le chien blanc dressé pour tuer de White Dog, incapable de trahir le programme de mort que les humains auront logé dans son crâne.


2/ White Dog – Dressé pour tuer (1982) : La gueule ouverte du racisme (de l'animal et du bestial)

Ce n'est pas parce qu'un sujet est en soi passionnant qu'il faudrait que le réalisateur désireux de s'en emparer ne travaille pas à le constituer en objet véritablement cinématographique. C'est aussi en vertu de ce passage hégélien de l'en-soi (du sujet couché sur le papier) au pour-soi (de l'objet de cinéma en tant que film projeté sur grand écran) qu'un réalisateur peut en effet s'affirmer comme cinéaste. Adapté d'un roman de l'écrivain français Romain Gary (Chien blanc publié en 1970) lui-même inspiré d'une histoire réellement vécue en compagnie de sa compagne d'alors, l'actrice étasunienne Jean Seberg (dont il allait se séparer l'année de publication de son livre), White Dog a été victime d'une rumeur infondée ayant lourdement grevé sa carrière, la Paramount décidant pour les États-Unis d'en bloquer la distribution (le film ne sera visible en salles que dix ans plus tard seulement). Montré en France et dans quelques autres pays pour lesquels la distribution avait quand même été négociée, le film de Samuel Fuller aura donc été bêtement identifié à l'un des aspects de son sujet (le dressage de chiens comme manière étasunienne de pratiquer offensivement le racisme) et un article mal torché du Los Angeles suivi par le coup de téléphone de deux Noirs s'assurant du contenu du film n'aura pas vraiment aidé à dissiper le malentendu.

 

 

Et cette bêtise, en s'accumulant à l'échec commercial du grand film de guerre The Big Red One – Au-delà de la gloire (1980), le travail le plus ambitieux de son auteur retraçant son parcours dans l'escouade de fusiliers incorporée dans la première division d'infanterie de l'armée étasunienne, le poussa alors à s'éloigner définitivement de Hollywood. La réalisation de deux longs-métrages français et trois téléfilms tournés entre 1983 et 1990 n'aura malheureusement pas réussi à redonner un nouveau souffle à l'une des trajectoires cinématographiques les plus passionnantes issues de l'après-guerre et qui s'était justement donnée la violence comme motif obsessionnel et inépuisable. La violence considérée non pas comme un invariant abstrait et métaphysique mais plutôt comme la manifestation disjonctive du pire des affects au croisement circonstancié de tendances anthropologiques, de configurations sociales et de situations concrètes. Sous l'impulsion d'un producteur indépendant du nom de Jon Davidson qui avait initialement envisagé de confier son projet à Tony Scott puis Roman Polanski avant de s'arrêter sur Samuel Fuller, White Dog demeure aujourd'hui un grand film d'horreur en regard duquel on imagine difficilement qu'un projet de la sorte soit montable et réalisable pour une industrie de cinéma dont le périmètre imaginaire n'a cessé en trente ans de se rétrécir toujours plus. Et si nous avons effectivement affaire à un film d'horreur, c'est dans la différence radicale avec ce qui se produisait alors et se produit toujours sous cette étiquette.

 

 

Aidé au scénario semble-t-il par Romain Gary lui-même (qui s'est suicidé en 1980) et surtout  le réalisateur Curtis Hanson, Samuel Fuller ne s'est pas intéressé à la question des chiens dressés pour agresser des Afro-américains parce que l'opportunité lui était donnée de mettre en scène le récit archétypique d'une animalité monstrueuse exigeant de l'humanité qu'elle se mobilise contre elle afin de lui survivre. Fiction exemplaire, depuis The Birds (1963) d'Alfred Hitchcock et Jaws (1975) de Steven Spielberg, de la prégnance symptomatique dans l'imaginaire étasunien du modèle diégétique du « survival » au nom duquel la vie, davantage identifiée à la « zôè » (ou la « vie nue ») qu'à la « bios » (ou la « vie politique ») pour reprendre la distinction chère à la philosophie de Giorgio Agamben, se comprend uniquement comme survie et lutte à mort. Force du modèle du « survival » (qui, à l'époque de White Dog, triomphait avec Alien de Ridley Scott en 1979 et The Thing de John Carpenter en 1981) en ce qu'il oblige à subordonner la narration sur le pragmatisme concret d'une action tendue mais qui représente aussi sa limite idéologique puisque l'existence est moins affaire de consistance que de subsistance, de politique (dont l'adversaire est la figure nodale) que de biologie (dont l'ennemi est la figure primordiale). Contrairement à Cujo (1983) de Lewis Teague adaptant le roman éponyme de Stephen King publié deux ans auparavant qui raconte effectivement l'histoire d'un chien monstrueux face auquel la survie engage là encore une lutte à mort, White Dog refuse donc sèchement de suivre cette ligne naturaliste et darwinienne. La réduction fictionnelle étant évitée par son contournement au nom de la multiplicité des cercles concentriques qui, à l'image des ombres des barres de la cage de fer à l'intérieur de laquelle se joue la dernière partie du film, consistent d'une part à contextualiser et historiciser l'existence de tels chiens d'attaque et d'autre part à poser problématiquement la nécessité civique d'un contre-dressage afin d'en tirer la meilleure pédagogie antiraciste possible.

 

 

On relèverait bien çà et là quelques défauts formels qui auraient pu gravement nuire à l'impact esthétique et politique de White Dog, mais l'intelligence cinématographique de Samuel Fuller aura aussi travaillé à les retourner dialectiquement à son avantage. Si quelques zooms déforment parfois assez laidement l'image en distordant les visages, les lignes de paysage ainsi que les perspectives, l'usage plutôt baroque du télé-objectif manipulé par le directeur de la photographie Bruce Surtees impose une pente anamorphique qui, relativement voisine des expérimentations filmiques et opératiques d'un Brian de Palma (alors en train de réaliser Blow Out), montre en biais la monstrueuse vanité des personnages pourtant identifiés apparemment au bien. A l'image de l'os de seiche traversant obliquement le fameux tableau Les Ambassadeurs peint en 1533 par Hans Holbein le Jeune afin d'apparaître comme le crâne symbolisant leur vanité.

 

 

Certes, la musique composée par Ennio Morricone s'épanche de manière parfois torrentielle au risque de noyer les images dans un pathétique violoneux (et la chose serait d'autant plus grave que cette partition fait partiellement écho à celle du Professionnel tourné la même année par Georges Lautner avec Jean-Paul Belmondo dont le fameux thème intitulé Chi Mai écrit en 1971 allait resservir pour une publicité consacrée à vendre de la pâtée pour chien entre 1986 et 1991). Mais elle s'inscrit aussi dans le même registre baroque et anamorphique que le zoom, comme s'il fallait tirer le potentiel lacrymal de la musique du côté d'un excès là encore monstrueux et obscurément raccord avec les implicites a priori antithétiques du dressage raciste et du contre-dressage antiraciste. Quant l'apparent anthropomorphisme caractérisant certaines actions du chien (le montage obligeant par exemple le spectateur à se mettre littéralement à la place du canidé quand il arrive avec intelligence et même ruse à s'échapper de sa cage comme du parc animalier pourtant environné de câbles électriques) et qui serait platement conforme avec une certaine imagerie animalière étasunienne, il vaudrait aussi pour témoigner symptomatiquement d'une puissance qui, ayant investi l'animal sans jamais lui appartenir en propre, provient des investissements humains qui continuent par effets d'hystérésis à commander son cerveau.

 

 

Enfin, la répétition par trois fois de la séquence finale proposant de vérifier ultimement la réussite du contre-dressage consiste moins à réitérer jusqu'à épuisement fatal du suspense la série de champs-contrechamps étirant l'attente du résultat qu'à toucher au délirant point-limite du dérèglement accompli de l'« animal-machine » (comme l'aurait qualifié René Descartes) puisqu'il n'agresse plus désormais les Afro-américains mais tous les êtres qu'il ne reconnaît pas. Comme l'avait alors très bien résumé Serge Daney dans sa critique du film dans Libération du 9 juillet 1982, le chien « est passé d'une mauvaise généralisation (le racisme) à l'incapacité de généraliser » (in Ciné journal. Volume I / 1981-1982, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma »,1998 [1986 pour la première édition], p. 172). C'est pourquoi l'exposition plein soleil de cette incapacité résultant de l'échec du contre-dressage exclut logiquement les deux premières pistes les plus évidentes (celle du dresseur afro-américain Keys interprété par Paul Winfield et celle de son actuelle propriétaire, l'actrice hollywoodienne Julie Sawyer jouée par Kristy McNichol) afin d'exploser à la face du directeur du parc (Carruthers incarné par le vieux Burl Ives, acteur dans La Chevauchée des bannis (Day of the Outlaw) d'André De Toth en 1959). Autrement dit de celui qui, en raison du suivi gestionnaire et commercial de ses affaires, était le plus éloigné de la scène et le moins attentif aux développements de l'entreprise de son associé.

 

 

A l'instar des vétérinaires dont les soins donnés au début du film au chien blessé après que l'actrice l'ait percuté sur une route en pleine nuit ne se donnent pas déconnectés de leur tarification habituelle, Carruthers est surtout préoccupé par le fait que Keys s'occupe davantage du berger blanc d'attaque que des animaux servant aux films hollywoodiens qui se tournent dans les parages. Et cette préférence accordée à l'esprit comptable est ce qui précisément l'oblige à commettre la sous-estimation des conséquences à la fois éthiques et pratiques du calcul au nom duquel il se félicite que le chien soit guéri à 99 %. Zooms, musique, anthropomorphisme, triple réitération du finale : tous les éléments narratifs ou formel qui auraient pu sérieusement enlaidir ou alourdir le récit servent en réalité à approcher le terrifiant noyau de négativité et d'horreur d'une situation dont personne n'aura pu se protéger de ses aveuglantes radiations. Ni la jeune femme aux convictions libérales (et même radicales si on les articule à celles de son modèle réel qui militait en faveur des Black Panthers) et qui les paierait au prix de se retrouver professionnellement sur la touche (Jean Seberg, qui mourra tragiquement en 1979, avait déjà tenté de se suicider en 1970 quand la presse aidée par le FBI avait révélé ses relations politiques). Ni l'homme dont les ambitions se nourrissent à la triple source d'un désir de combattre le racisme dont il est la potentielle victime, d'une envie de conjurer un déclassement social (ses parents sont des universitaires) et d'une plus obscure volonté de pouvoir et de maîtrise au point que son obsession de vouloir guérir le chien blanc ressemble à celle du capitaine Achab poursuivant la baleine blanche dans Moby Dick (1851) de Herman Melville. Ni son associé bien trop affairé dans son business avec Hollywood pour comprendre qu'il peut tout à fait être la victime de la bombe à retardement recueilli dans son parc animalier. Ni le chien enfin qui, abattu par Keys avant que Carruthers ne finisse dévoré par l'animal, mourra à double titre, des conséquences de la réussite de son dressage raciste comme de l'échec de son contre-dressage antiraciste.

 

 

Il paraîtra légitime de mettre en rapport dans l'œuvre cinématographique de Samuel Fuller Shock Corridor (1963) et White Dog, non pas dans la stricte perspective de la question du racisme (qui est également présent dans les scénarios de The Crimson Kimono en 1959 et de Sans espoir de retour en 1989), mais dans la problématique psychosociale du conditionnement telle qu'il est à l'œuvre et pratiqué dans ces « institutions totales » (Erving Goffman) que sont d'un côté l'asile et de l'autre le parc de dressage animalier. On pourrait à la limite ajouter, concernant le motif de l'obsession comprise comme résultante d'une intériorisation psychique, Les Bas-fonds de New York Underworld USA (1960) dont le héros aussi fabulateur que le journaliste de Shock Corridor infiltre une association criminelle afin de venger son père assassiné par celle-ci alors qu'il n'était qu'un enfant. Tantôt donc, un journaliste confiant dans sa volonté de pouvoir mener l'enquête lui permettant de rêver au Prix Pulitzer (c'est le héros de Shock Corridor) subit malgré son effort de simulation le travail objectif de conditionnement psychiatrique au point de devenir à son tour aussi fou que l'interné afro-américain qui se prend pour l'inventeur suprématiste du Ku Klux Klan. Tantôt, le dresseur afro-américain sûr de son savoir dans le comportement animal comme de sa maîtrise professionnelle afin de conjoindre de manière fantasmatique le prestige de l'expérience scientifique et la légitimité du combat antiraciste (c'est le protagoniste de White Dog) échoue à briser les réflexes agressifs du chien d'attaque au point de rupture d'une compromission morale peut-être sans retour.

 

 

Dans les deux cas, s'abattent les foudroiements littéralement orageux du réel comme un énergique rappel à l'ordre que l'on ne saurait impérativement vouloir (y compris le bien) sans méconnaître impunément les puissances ravageuses d'un hybris logé au cœur de tout vouloir. Comme souvent alors, Samuel Fuller aime ramasser tout l'esprit de son film en scènes de bravoure distribuées comme autant d'uppercuts, de décharges électriques ou de déflagrations crevant symboliquement l'écran afin de secouer énergiquement un spectateur qui voudrait se croire protégé d'un spectacle ne se jouant après tout que loin sur l'écran, extérieur à lui. On n'oubliera à ce titre jamais (et Martin Scorsese pas davantage quand il réalise son grand film d'asile, le malade Shutter Island en 2009) l'explosion de plans en couleurs qui, en plein milieu de Shock Corridor tourné en noir et blanc, exprime tout un déversement hallucinatoire et délirant ouvrant le couloir principal de l'institution psychiatrique (appelé par les internes et les internés « La Rue ») sur le dehors d'une folie sans prise. Eh bien White Dog regorge de séquences semblablement extatiques. Que l'on pense à cette première série, montée sur les roulettes du steadicam revenues de Shining (1980) de Stanley Kubrick, de l'agression par le chien d'un chauffeur de camion fonçant mortellement dans un magasin surmonté de l'enseigne « Oscars » en passant par son retour ensanglanté chez Julie qui le lave en s'en amusant et jusqu'à cette autre agression sur le tournage d'une production bis avec ses transparences d'un autre temps. Et ce sont alors tout autant les écrans de Hollywood que les rideaux de la sphère domestique de l'actrice professionnellement reléguée mais aux sympathiques convictions libérales qui se déchirent en s'ouvrant à la bestialité sanglante du racisme négrophobe telle qu'elle s'incarne et s'extériorise dans la violence animale du chien blanc.

 

 

Que l'on songe encore à l'agression mortelle d'un passant afro-américain reconnaissant aussitôt dans la rage animale le racisme que ses pairs ont souffert et continuent de souffrir, puis courant pour se réfugier dans une église qui n'arrêtera en rien le chien lancé à ses trousses, et mourant devant Saint-François d'Assises représenté en compagnie d'oiseaux et d'un chien sur les vitraux, le christianisme impuissant à sauver un homme pratiquement victime des conséquences de la lecture raciale et suprématiste de la Bible. Que l'on pense enfin à ces deux séquences en miroir depuis l'existence même de l'homme qui les a mises en scène, d'abord un plan filmé de loin sur la mort par gaz d'un chien dans une fourrière, ensuite le plan-séquence sans coupe (« montage interdit » comme le proclamait André Bazin dans un article fameux s'appuyant notamment sur la représentation à l'écran des animaux in Qu'est-ce que le cinéma ?, idem) de la rue divisée entre la rue où se trouve un enfant noir et l'angle perpendiculaire où arrive le chien blanc. Il est alors bien difficile de ne pas songer à cette expérience fondatrice, noyau irradiant de toute son œuvre cinématographique, qu'aura représenté la découverte des camps de concentration nazis (comme on l'a dit, celui de Falkenau) puis d'extermination pour un soldat de 33 ans et de parents juifs qui, muni d'une petite caméra amateur 16 mm., a filmé en plan-séquence l'enterrement des déportés par les voisins qui ne se seraient prétendument rendus compte de rien. La scène primitive de la découverte des camps, Samuel Fuller la mettra en scène dans The Big Red One, le film de guerre qui ramasse l'esprit des six films de guerre qu'il avait jusqu'alors réalisés. Et le documentaire d'Emil Weiss réalisé en 2004 et intitulé Vision de l'impossible. Falkenau, Samuel Fuller témoigne reviendra en compagnie du cinéaste sur cet épisode décisif raconté au documentariste dans le courant des années 1980. 

 

 

Si la mort infligée industriellement au vivant autorise Samuel Fuller, à l'instar de l'écrivain Isaac Bashevis Singer et de la philosophe Élisabeth de Fontenay, à oser penser les homologies entre le sort fait aux Juifs par le nazisme et celui fait à certains animaux dans les zones industrielles des démocraties libérales contemporaines, la continuité du plan-séquence retournant une scène de l'actualité quotidienne en scène virtuelle de mise à mort carnassière et monstrueuse relierait exemplairement la violence d'aujourd'hui avec ses formes historiques passées. Ce désir d'historiciser les manifestations disruptives de la violence raciste, en plus d'attester du matérialisme profond du réalisateur (qui, comme le rappelle certes Serge Daney, est moins un homme de gauche qu'un « vieil anar »), s'énonce puissamment quand Keys explique à Julie ce que celle-ci ignore parce qu'elle est blanche. A savoir que les chiens d'attaque exemplifient la continuité du racisme négrophobe, depuis la brutalité du système esclavagiste et sa reconduction une fois actée son abolition sous la forme du complexe carcéral et des lois de ségrégation (cf. Angela Davis, La Prison est-elle obsolète ?, éd. Au Diauble Vauvert, 2014 [2003 pour l'édition originale]). Et l'institutionnalisation de la déségrégation n'aura pas empêché la permanence d'une culture raciste dont les traditions entretenues finissent même par affecter en les tachant de sang les hauteurs libérales ou contre-culturelles du Nouvel Hollywood s'épuisant en cette fin de décennie 1970.

 

 

Le cinéaste matérialiste aura alors prouvé qu'il n'a pas non plus oublié sa formation de journaliste, lui qui sait raconter son histoire en respectant les règles narratives du suspense (c'est la référence assumée ici, via la citation des entretiens avec François Truffaut, à Alfred Hitchcock), mais qui sait tout autant documenter fortement ce qu'il raconte qu'il sait fermement examiner les possibilités d'en tirer matière à informer (et c'est à cet endroit précis qu'il se distingue de l'auteur de The Birds). Mais, loin de figer son récit dans un didactisme univoque consistant à satisfaire tout le monde (les personnages comme les spectateurs qui se seront identifiés à eux), Samuel Fuller cherche au contraire le point d'ébullition fictionnelle qui est le point de contradiction limite avérant que le matérialiste est en toute logique aussi un fin dialecticien. Et la dialectique oblige ici à l'épreuve du négatif qui identifie chez lui le réel en regard duquel la positivité du message humaniste, libéral et idéaliste affronte de bien considérables contradictions et limitations. C'est précisément parce que son approche est volontairement biaisé (le racisme prend l'apparence phénoménale d'un chien qui ne possède aucunement une conscience raciste) que White Dog surprend en dérangeant les présupposés idéologiques d'un antiracisme inconséquent (on précisera cette inconséquence au sens où elle est davantage idéaliste que matérialiste) et en dérogeant corrélativement aux bonnes volontés de ceux qui veulent en incarner la nécessité.

 

 

A ce titre, Samuel Fuller aura réalisé le film qui prévient des impasses politiques d'un certain antiracisme civique ou citoyen se gargarisant durant les années 1980 (en France du moins) de slogans généralistes et passe-partout (comme le « droit à la différence » ou « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme) qui, loin de contrarier la « mécanique raciste » (Pierre Tévanian), la conforterait plutôt dans ses orientations comme dans ses applications pratiques. Ainsi, la tirade de Julie à l'adresse des deux petites-filles accompagnant le vieil homme venu récupérer son chien blanc pourra certes satisfaire son ego (et le nôtre si le spectateur s'identifie à l'héroïne) alors soucieux de vérifier, telles les collines hollywoodiennes, la hauteur de beaux engagements humanistes. Mais cette envolée verbale est tout à fait susceptible d'être retraduite du point de vue des deux gamines aussi comme la marque d'une violence symbolique incompréhensible, sinon depuis la perspective d'un racisme celui-là social au nom duquel l'actrice hollywoodienne habitant sur les hauteurs résidentielles de Los Angeles peut sans vergogne congédier une famille de prolétaires vivant plus bas ou plus loin en banlieue.

 

 

L'antiracisme qui n'est pas à la hauteur de son combat, voilà ce qui débecte le cinéaste (comme l'idéalisme vertueux des personnages de Nazarin et de Viridiana de Luis Buňuel respectivement réalisés en 1958 et 1961 faisait rire ce dernier) et voilà sûrement ce qu'on aura voulu peut-être lui faire payer en sacrifiant la distribution commerciale de son film. Parce que les armes dont se dotent les racistes ne risquent effectivement pas d'être enrayés quand elles tombent entre les mains de ceux que Hegel nommait dans La Phénoménologie de l'esprit (1807) de « belles âmes » dont l'inconsistance est ainsi décrite : « La belle âme est celle qui vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité. Il lui manque la force de s'extérioriser et de se faire soit même une chose ». Entre Julie, la belle âme qui se réjouit de nourrir son chien en ignorant qu'une semaine de travail supplémentaire sera nécessaire à effacer cette faute du point de vue de son dresseur et Carruthers, l'homme préoccupé de ses comptes plutôt que du calcul lui permettant de comprendre qu'il ne faut qu'un seul et unique pour-cent pour contrarier l'idée d'une réussite totale de son associé, il y a donc Keys, le sujet agissant de la volonté de savoir et de pouvoir, peut-être davantage intéressé par le caractère scientifique de son expérience et la revanche sociale qu'elle devrait instruire que par une victoire définitive sur le racisme. Et ces trois-là s'accordent inconsciemment pour rater ensemble de concert le coche de l'extériorisation exigeant d'être à la hauteur du niveau d'intériorisation incarné par le chien blanc. Deux consciences non-agissantes d'un côté et une mauvaise (car vaniteuse) conscience agissante, cela donne alors une forme bien problématique de triangulation, notamment en ceci qu'elle évacue la responsabilité morale des « dommages collatéraux » de l'expérience (l'agression mortelle de l'homme dans l'église) et la visite inopinée d'un flic suffit à le leur rappeler en dérangeant leur dîner aux chandelles. Et c'est toute cette entreprise de contre-dressage censée déterminer la meilleure pédagogie antiraciste qui s'effondre ultimement dans sa propre bêtise apolitique, le racisme comme tendance ne se combattant alors qu'en rapport avec une contre-tendance investie par différentes formes collectives ou publiques de puissance. C'est bien de tout cela dont crève le chien à la fin de White Dog, gueule déformée (autre forme de l'anamorphose) bouleversant la bestialité du dressage raciste, la bêtise du contre-dressage antiraciste et l'anéantissement même de son animalité sacrifiée doublement, sur l'autel de la bêtise antiraciste et sur celui de la bestialité raciste.

 

 

Alors, une fois le générique-fin lancé en réponse dialectique au générique-début où les lettres blanches noircissaient sur fond gris, la couleur peut s'affadir en un noir et blanc dont les pôles s'inversent une fois l'image passée au négatif. Le triomphe du négatif ne consistant dès lors pas seulement dans le triomphe du racisme négrophobe divisant le monde en deux catégories (l'une noble, la blanche et l'autre ignoble, la noire) mais dans son renforcement même grâce à l'échec de l'antiracisme vertueux ou scientifique.

Jeudi 31 juillet 2014

 

 

Pour lire la seconde partie de Samuel Fuller, anarchisme et barbarie, cliquer ici.


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