Rencontres cinématographiques de Béjaïa 2014

La Treizième reviendra... Et ce sera encor la première

(seconde partie)

Jour 5 – La Parade de Taos (2010), A peine ombre (2012)de Nazim Djemaï

Un sens fou du tact

L'une des grandes révélations des RCB aura été Nazim Djemaï, auteur venu présenter deux films dont la puissance esthétique en remontrait aisément aux diverses tentatives consistant, tantôt à redonner un coup de jeune à un cinéma vieillot (L'Oranais), tantôt à substituer au réel découlant des frictions entre documentaire et fiction un hyperréel dont la simulation opératoire et rétrospective ne paraît guère devoir gêner la politique manipulatrice des dispositifs télévisuels (Bateau ivre ou C'est dans la boîte). Et l'on pourrait encore aisément les opposer aux films qui élaborent le montage patient et important de divers régimes de paroles et de subjectivités portant sur l'histoire de la révolution tunisienne et ses suites présentes sans problématiser les quelques moments où cohabitent dans le même plan et comme si cela allait de soi le discours (masculin) des uns et le silence (féminin) des autres (le foucaldien Controlling and Punishing du tunisien Ridha Tlili en 2013).

 

 

Venu donc présenter La Parade de Taos et A peine ombre, Nazim Djemaï (qui est par ailleurs photographe et plasticien) aura généreusement manifesté à l'égard des spectateurs de la Cinémathèque un grand souci du cinéma en garantie d'un profond respect quant aux êtres filmés (ce dont témoignait déjà son long-métrage intitulé Nawna, je ne sais pas et tourné en 2007 dans l'arctique canadien).

 

 

Capable de réaliser deux films aussi différents d'un point de vue formel (un court-métrage de fiction en noir et blanc suivi par un long-métrage documentaire tourné en couleurs) qu'ils partagent la même ambition de se coltiner des sujets difficiles (la sexualité dans les jardins publics d'Alger et les ruines romaines de Tipasa pour le premier film, les différentes formes vécues et dites de la folie accueillies dans l'enceinte de la clinique de La Borde pour le second), le cinéaste en arriverait presque à démontrer que sa fiction cache en fait un documentaire autrement impossible à tourner si le masque de la fiction ne l'y autorisait mais par la bande, pendant que son documentaire présente autant de plans que de surfaces réfléchissant depuis leurs plis mille fictions possibles ou effectives. Il est évident que, différemment de Serge Bozon, l'auteur de ces deux films est un véritable obsessionnel.

 

 

C'est que La Parade de Taos et A peine ombre manifestent une obsession non pas pour une idée abstraite mais par le réel d'un mouvement intime, obsédés qu'ils sont par un motif qui est une hantise, subtil et sublime à la fois : le tact. Le tact tel que, dans le court-métrage, des fragments à haute teneur érotique inspirés de l'esthétique du morcellement bressonien touchent à l'invu de pratiques sexuelles découlant des réglages propres (et le foulard est un appareil participant de ces réglages) à la division des genres ou des sexes sociaux en Algérie. Et le tact tel que, dans le long-métrage, Jean Oury, le directeur de la clinique et grande figure de la psychothérapie institutionnelle (décédée en mai dernier), lui-même en parle directement avec une finesse ésotérique métaphorisant sans peine la manière dont l'exposition en plans longs, fixes et frontaux des corps restitue une puissance d'auto-réflexivité discursive ruinant la dichotomie consensuelle et normative entre raison (savante et soignante) et déraison (des patients soignés).

 

 

Là où les deux films poussent le tact à des niveaux d'intensité électrisants, c'est d'un côté en usant de la fiction en son énigme fragmentaire depuis l'impossibilité avérée du documentaire. Et c'est d'un autre côté en enregistrant avec fixité, frontalité et durée divers régimes de paroles et de silence concourant à produire, y compris en manifestant une drôlerie insoupçonnée, un espace discursif où l'on peut s'amuser à jouer et faire bouger le logos de part et d'autre de la ligne de séparation de la folie (de fait devenue « d'erre » comme l'aurait dit Fernand Deligny qui travailla à La Borde).

 

 

A ce seul titre, dans sa rigueur filmique conjoignant idéalement la philosophie de Michel Foucault (les opprimés savent produire le discours de leur oppression – un motif que l'on a retrouvé aussi dans les films de Ridha Tlili, Chafike Allal et Claudio Capanna) et l'esthétique de Wang Bing (celui du recueillement de la parole en plan long, fixe et frontal comme dans Fengming, chronique d'une femme chinoise en 2007) afin que le discours soit moins le produit d'une démonstration cinématographique que la matière première avec laquelle composer un documentaire plié en autant de multiplicités fictionnelles qu'il y a des patients qui ressemblent à des soignants et des soignants qui se confondent avec des patients, A peine ombre compte de solides arguments attestant qu'il aurait réussi là à être probablement supérieur au pourtant très beau La Moindre des choses (1997) de Nicolas Philibert tourné à La Borde.

 

 

Affirmant sa plus grande souveraineté de cinéaste préoccupé par la manière dont la grande histoire du cinéma peut aider à résoudre la difficulté pour toucher (à) des êtres et des choses si fragiles qu'ils ou elles mourraient si on les approchait de trop près ou les empoignait, Nazim Djemaï peut également s'autoriser ici une citation de Michelangelo Antonioni (l'agression collective d'enfants à l'encontre d'une femme dont on croirait qu'elle revient d'un court-circuit reliant L'Avventura en 1960 à Zabriskie Point en 1970) ou ailleurs une inspiration dreyerienne (la brume enveloppant l'« entour » de la clinique digne de Vampyr de Carl T. Dreyer réalisé en 1932). Le cinéaste peut surtout se montrer suffisamment hospitalier, tantôt en accueillant un récit en langage des signes témoignant à son insu d'une véritable rencontre amoureuse (c'est la fin sublime de La Parade de Taos, là où les mains parlent sans rien briser du silence alentour), tantôt en exposant subtilement les indices qu'il fut lui-même un pensionnaire de La Borde (comme l'avoue un jeune homme venu travailler dans la clinique disant qu'il s'est trompé sur le statut du réalisateur alors en train d'enregistrer son propos). Produit (et lâché depuis) par Capricci et salué au FID de Marseille, Nazim Djemaï est très certainement l'un des meilleurs cinéastes d'origine algérienne actuellement en activité (et le plus grand d'origine russo-algérienne).

 

 

Et il faut impérativement suivre les films d'un homme témoignant d'un si grand désir de faire du cinéma une aventure aussi indistinctement existentielle qu'esthétique et aussi esthétique que politique (puisque se devine dans les intervalles de ses deux films le présent compliqué de la sexualité des Algérois et l'avenir difficile d'une institution aux pratiques alternatives à la psychiatrie). Une aventure de la perception et de la sensation qui est une aventure de la pensée au travail de la bonne mesure d'avec les êtres et les choses, ainsi qu'en atteste dans La Parade de Taos un seul changement de point du flou au net afin d'extérioriser de manière bouleversante les larmes intérieures d'une femme (Amal Kateb, tellement mieux envisagée ici que dans L'Oranais) se couvrant les cheveux devant un miroir, flouée par l'obligation sociale d'un tel recouvrement. Une bonne mesure qui pourrait ressembler à la prudence aristotélicienne (phronèsis) si et seulement si elle n'engageait pas dans le même mouvement une audace et un courage à l'endroit des plus grands périls (le sexe et la folie comme tâches aveugles et tabous).

 

 

Cette bonne mesure qui est enfin affaire de distance, certes, mais surtout de ce tact au moyen duquel les êtres (ceux qui sont filmés, ceux qui les regardent) se touchent de part et d'autre de la membrane diaphane d'un écran semblable au miroir brouillé de larmes de La Parade de Taos comme au bouclier d'Athéna naguère décrit par Siegfried Kracauer comme étant l'objet véritablement apotropaïque qui autorise à voir ce qui autrement nous sidérerait en nous pétrifiant mortellement du regard.

Jours 5 et 6 – « Serge Daney, l'Afrique et les autres... »

L'intitulé des deux tables rondes consacrées à la figure de Serge Daney était, en dépit du petit côté sautetien du titre, ambitieux. Mais c'était là l'ambition affirmée par Samir Ardjoum, critique et journaliste qui a occupé les fonctions de programmateur et de directeur artistique des RCB et qui a proposé deux matinées de réflexion autour des rapports fructueux et critiques entretenus entre le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma à partir de 1974 et l'homme qui fut ensuite en charge des pages cinéma dans Libé à partir de 1981 (et même, plus tard, le concepteur des pages « rebond » du même journal).

 

 

Que retenir alors des nombreuses pistes ouvertes par la projection du portrait documentaire Serge Daney : le cinéma et le monde (2012) de Serge Le Péron et surtout par les divers intervenants invités pour expérimenter en deux temps l'actualité de la pensée de Serge Daney, la première fois par la journaliste Catherine Ruelle, le critique et enseignant Jean-Michel Frodon et le cinéaste Lâm-Lê, la seconde fois par l'historien Olivier Hadouchi, le journaliste Saidou Barry et le critique amateur Saad Chakali ? Retenons pour notre compte trois lignes de force. D'abord ceci : le refus de mouler la figure de Serge Daney dans une statue de commandeur échappant à toute révision critique. En lieu et place du gourou ayant promu pour certains de ses suiveurs appliqués un catéchisme moins critique que dogmatique, adviendrait plus sûrement l'ami imaginaire avec qui converser dans la fabrique toute personnelle de jugements critiques qui ne sauraient jamais se légitimer en faisant croire qu'ils arrivent à faire parler le mort.

 

 

« Le lieu du père est l'endroit où il manque » disait Serge Daney marqué dans sa biographie par l'éthique de la psychanalyse lacanienne et surtout par l'absence de la figure paternelle et l'on pourrait dire la même chose de ce dernier, ses textes circonscrivant le lieu symbolique de l'ami imaginaire à l'endroit où toujours il fera réellement défaut. L'homme des dichotomies tranchées (le monde en ses promesses d'ouverture à l'autre versus la société en ses identifications figées) et des prophétismes circonstanciés (la « mort du cinéma » recoupant la sienne) intéresserait peut-être moins aujourd'hui que l'hyperdialecticien (au sens de Maurice Merleau-Ponty) travaillant à investir divers intervalles pour en surmonter leurs antagonismes. Par exemple entre le plan (unité de base de l'écriture cinématographique) et le « visuel » (la visibilité médiatique en laquelle s'annule tout rapport à l'autre dès lors que jamais l'on n'oublie que soi est toujours l'autre de cet autre) afin d'en tirer le matériau d'une définition d'une image tiraillée, sans clôture ni synthèse.

 

 

Ou bien entre le cinéma et la télévision dès lors que leurs économies ne cessent de s'intriquer toujours plus au point que l'expérimentation a pu trouver quelquefois refuge dans la seconde tandis que le figement du premier a pu faire que la « politique des auteurs » chère aux Cahiers du cinéma est devenu à l'orée de l'horrible décennie des années 1980 une pénible « politique des promauteurs » en face de laquelle la défense d'une « politique des spectateurs » devenait (et ne cesse depuis comme le rappelle Jean-Louis Comolli) toujours plus urgente. Toutes réflexions nourrissant la discussion auprès de spectateurs et de réalisateurs qui ont, auront ou auraient s'ils le souhaitent, tout intérêt à fourbir leurs propres armes en regard de celles peaufinées en bordure ou frôlement du concept par Serge Daney pendant plus de trente ans, de son premier article sur Rio Bravo (1959) de Howard Hawks dans Visages du cinéma (1962) aux premiers numéros de Trafic en 1991 et 1992, année de son décès à l'âge de 48 ans.

 

 

Rien de plus vrai alors que l'intitulé des deux tables rondes si et seulement si Serge Daney nomme les quelques outils permettant aux réalisateurs et spectateurs d'aujourd'hui, à Béjaïa comme ailleurs, de penser en bons sismographes (une métaphore souvent employée par le critique) les puissances du cinéma s'exprimant de manière réelle, même si intermittente ou erratique, dans quelques pays d'Afrique, et en particulier en Algérie. Ensuite, Serge Daney est celui qui aura généreusement travaillé à (et aura été travaillé par le souci de) rendre compte du cinéma dans tous les endroits où en Afrique et avec difficulté il se produisait, en Égypte avec Youssef Chahine, au Mali avec Souleymane Cissé, au Sénégal avec Ousmane Sembene. Sans rien écarter des constats critiques quand leur nécessité alors s'imposait (à Mogadiscio en Somalie ou à Annaba en Algérie) et selon les termes précis d'une triple perspective.

 

 

Une perspective politique en regard de laquelle l'Afrique représentait l'un des trois angles d'une Tricontinentale rêvant entre les années 1960 et 1970 de mettre en chantier les films qui traduiraient le plus fidèlement possible les espoirs tiers-mondistes qui lui étaient alors associés (un point sur lequel aura savamment insisté Olivier Hadouchi). Une perspective égalitaire aussi en vertu de laquelle les films produits en Afrique étaient considérés avec le même œil critique que n'importe quel autre film produit ailleurs (l'égalité du regard critique sans présomption du pays d'origine avérant un incontournable positionnement éthique sans pour autant s'abandonner à un moralisme systématique). Une perspective strictement cinématographique enfin au nom de laquelle un film réalisé à n'importe quel endroit du monde, s'il est un film de cinéma (autrement dit s'il se veut œuvre d'art), en plus de nous promettre le monde, trouve légitimement à se connecter avec n'importe quel film tourné dans un autre endroit du monde comme appartenant à une autre séquence du temps historique.

 

 

Ce point a souvent été rappelé, notamment dans les discussions suivant la projection d'un certain nombre de films : la puissance du cinéma relève de sa capacité au contemporain qui, opposé aux manières tautologiques de la reconstitution académique d'un côté (« le passé c'est le passé ») et du reportage télévisé de l'autre (« le présent c'est le présent »), travaille à articuler le passé et le présent depuis les césures d'une histoire qui ne se joue jamais ailleurs que dans le plan, même si faiblement ou imperceptiblement (ce hors-champ qu'il y a à l'intérieur du plan et qu'ont su si bien filmer Danièle Huillet et Jean-Marie Straub).

 

 

Si, pour reprendre ce terme si important dans la pensée de Serge Daney confrontée en son temps à la relégation du cinéma dans les marges de l'ordre de la communication audiovisuelle, le « visuel » consiste en la somme des images de remplacement consensuelles empêchant l'exposition et l'accès à la visibilité de l'autre, il faut vraiment se positionner face (et peut-être même contre) les films racontant par exemple l'irrésistible trahison de la révolution par des protagonistes malheureux que l'histoire leur ait fait des enfants dans le dos (pas beaux même si blonds) en se jouant d'eux sur une autre scène que la leur, dès lors que l'image de la trahison des cadres dirigeants remplace sur l'écran celle de la modeste et persévérante fidélité populaire à l'indépendance révolutionnaire.

 

 

Ce que d'autres films auront heureusement eu à cœur de montrer, diversement attentifs aux figures de la dignité populaire, aux épiphanies du monde sensible comme aux êtres résistant depuis l'intérieur de la folie en produisant le discours sur celle-ci, tirant ainsi l'image hors du visuel du fait notamment d'enregistrer le surgissement incalculable du nouveau et de l'événement. Alors, au lieu de reconstituer le passé afin d'empêcher de voir le présent (reconstituer le passé, c'est un peu beaucoup vouloir tuer le présent), le présent s'expose comme historicisé, en faisant remonter à la surface le passé avec lequel il trouve à s'agencer afin que la lumière lointaine du second puisse éclairer l'obscurité frontale ou butée du premier. Enfin, Serge Daney nomme l'impératif catégorique d'une pensée du cinéma tenant son objet de passion par tous les bouts, historiquement et économiquement, esthétiquement et sociologiquement, culturellement et géographiquement.

 

 

Mais c'est aussi le triptyque voir-parler-écrire (auquel on devrait aussi ajouter ce triptyque complémentaire qu'est lire-montrer-accompagner), le « cinéma voyagé » de Serge Daney étant aussi selon la belle formule de Saidou Barry le « cinéma raconté ». Luc Moullet le disait bien, et Serge Daney à sa suite : « Le cinéma cultive». Et cette culture entretient l'ouverture de mille mondes à l'intérieur de notre monde puisqu'il n'y en a pas d'autres, depuis les images de cinéma qui en restaurent la croyance au lieu même où de multiples forces sociales et économiques se concentrent pour la fragiliser et la diminuer – et, depuis cette croyance même, s'avère la nécessité d'un combat, celui d'exister dignement en produisant les percepts et les affects qui augmentent les puissances individuelles et collectives de sentir et d'agir. Alors, Serge Daney demeure notre contemporain, et il l'aurait tellement été que sa pensée est passée dans le cinéma du tchadien Mahamat-Saleh Haroun sans même qu'il l'ait lu ou y ait pensé à l'époque où ce dernier tournait son deuxième long-métrage, Abouna (2002).

 

 

Et Serge Daney est d'autant plus notre contemporain que les machines de guerre médiatiques et compassionnelles du type Band Aid qui le dégoûtaient tant (comme il le raconte dans Serge Daney – Itinéraire d'un ciné-fils de Pierre-André Boutang et Régis Debray en 1992) n'ont depuis jamais cessé de pulluler afin de vouer aux oubliettes du visible cet enfant au gros ventre qui nous fait mal ou honte (ou ce fou, ce paysan, ce pauvre, cet autre enfant, ce vieillard, cette femme meurtrie, cette grand-mère malade, tous dans le désordre et tous inoubliables, tous vus et retenus essentiellement dans les films respectifs de Valérie Osouf et Clarisse Hahn, Abdenour Zahzah et Djamel Kerkar, Nazim Djemaï et Narimane Mari, Élisabeth Leuvrey et Bruno Hadjih, Safaa Fathy et Mati Diop).

 

 

Les clairières biographiques auront été durant certaines discussions traversées avec une certaine émotion subjective, tandis que les citations, toujours circonstanciées, prouvent encore la vitalité d'une pensée critique dès lors qu'elle trouve à se brancher avec le cinéma tel que quelques-uns veulent bien continuer à s'en coltiner le secret, de part et d'autre de l'écran. Et puis ce rappel élémentaire depuis l'écart distinguant les générations réfléchissant à la résonance de la pensée de Serge Daney : la jeune génération, si elle hérite des contradictions non résolues par la génération précédente, n'a pas à se justifier devant elle d'échecs qui appartiennent à cette dernière.

 

 

La toute dernière citation en clôture de la seconde table ronde n'étant pas la moins appropriée pour vérifier la contemporanéité de la pensée de Serge Daney et des quelques cinéastes qui, de près ou de loin, s'enquièrent de l'avenir de leur outil comme du pays à l'intérieur duquel ils en expérimentent la vitalité : « Il y a là l'idée de base de notre cinéphilie. Seul n'existe que ce qui est matériellement inscrit une fois pour toutes sur un support qui peut même, à la limite, changer. C'est une conception à la fois ontologique et structuraliste ! Ce qui a été prélevé, enregistré une fois pour toutes est, en même temps, identique à lui-même comme système (…) D'un côté, il n'y a de vérité que de l'enregistrement (présent absolu) mais une fois que c'est enregistré, ça se met à signifier, à référer, à historiser (…) Il suffit que l'enregistrement ait été ''pur'' (sortie du sens, du vouloir-dire) pour que ses traces fossilisées soient assurées de fonctionner comme témoignages, même si l'on ne sait rien des publics à venir et de leurs critères, même si les conditions matérielles de consommation de l'œuvre ont changé » (in L'Exercice a été profitable, Monsieur, éd. P.O.L., 1993, p. 306).

 

 

Post-scriptum 4 : Il fallait bien aller à Béjaïa pour renouer, le temps de la première table ronde, avec le débat ouvert par Jacques Rivette avec son fameux article titré « De l'abjection » concernant Kapo (1959) de Gillo Pontecorvo (in Cahiers du cinéma, n°120, juin 1961) et la puissante résonance qu'il aura exercé (alors que le texte était court et à l'époque passé plutôt inaperçu) sur l'itinéraire intellectuelle de Serge Daney (au point où il est une dernière fois revenu dessus avec son texte intitulé « Le travelling de Kapo » in Trafic, n°4, automne 1992). La question de savoir si effectivement « les travellings sont affaire de morale » (pour reprendre le célèbre aphorisme godardien inspiré de Luc Moullet) se posera toujours, moins celle de savoir si Gillo Pontecorvo est un grand réalisateur, même s'il semble toujours bénéficier d'une solide légitimité en Algérie après y avoir réalisé en 1966 le fameux La Bataille d'Alger.

 

 

On aimerait juste préciser deux points, pour nous essentiels : d'une part, les attaques ad hominem (le « mépris » de Jacques Rivette à l'endroit de l'homme responsable du fameux travelling de Kapo) valent bien moins que la rigoureuse attestation que les questions d'images et de regard qu'elles impliquent du côté de ceux qui les font et de ceux à qui elles sont destinées engagent des problématiques moins morales qu'éthiques ; d'autre part, l'esthétique en tant qu'elle appelle donc aussi une éthique ne se pose jamais comme viatique immobile mais comme une « éthique des situations » comme le dirait Alain Badiou, se négociant au cas par cas, toujours de façon circonstanciée, jamais de manière programmatique, scolastique ou dogmatique.

Jour 6 – H'na Barra (2013) de Meriem Achour Bouakaz et Bahia Bencheikh El Fegoun, E muet (2013) de Corine Shawi, Madame la France (2013) de Samia Chala

La Femme arabe n'existe pas

La Femme, arabe ou non, n'existe pas pour autant que tout essentialisme propose de substituer aux multiplicités quelconques du réel des abstractions scolastiques qui empêchent de penser (et même de conceptualiser) les relations ou les rapports logiques que ces mêmes multiplicités peuvent entretenir. Et pourtant, La Femme comme catégorie universelle vide a régulièrement été évoquée lors des discussions suivant les projections de films qui avaient justement à cœur de partir de figures féminines saisies dans leur particularité afin de porter témoignage moins de l'existence d'essences abstraites que de rapports universellement concrets et diversement problématiques.

 

 

Trois documentaires réalisées respectivement par deux Algériennes, une Libanaise et une Franco-algérienne viennent attester que des femmes existent, et qu'elles existent différemment selon les endroits où elles se trouvent même si dans tous ces lieux se pose la même question du pouvoir qui les assignent avec plus ou moins de rudesse à des identités de genre univoques (ou même de race pour le dernier d'entre eux).

 

 

Trois films, alors soyons gentiment dialectique et proposons (et leur programmation consécutive y invite promptement) qu'ils valent comme thèse, antithèse et synthèse d'une même question concernant des femmes d'aujourd'hui, le cul entre les chaises du pâtir et de l'agir, de l'assujettissement (le pouvoir qu'elles subissent) et de la subjectivation (le contre-pouvoir qu'elles investissent).

 

 

Thèse : H'na Barra (Nous dehors en français) montre quelques femmes algériennes, jeunes et moins jeunes, travaillées par la difficulté à supporter un regard masculin dépréciateur de telle sorte que le port du voile se trouve dès lors investi selon des stratégies qui n'appartiennent pas strictement à la question de la pratique religieuse mais à celle de l'exposition des corps féminins dans un espace public principalement dominé par le masculin (dommage alors que la série de portraits animés par une sincère empathie et un souci du respect dans l'exposition des figures, quand elles parlent ou bien quand elles se taisent, force un tantinet le discours en recourant lors de quelques transitions à une musique inutilement angoissante et de redondants effets de montage).

 

 

Antithèse : E muet expose d'autres femmes qui, vivant dans les quartiers huppés du Liban chrétien, s'offrent à la caméra de la réalisatrice dans une proximité tout en sensualité, tourmentées par bien d'autres préoccupations relevant davantage de problèmes de frivolité sentimentale que de la hantise de la prédation sexuelle (le petit objet cosy et coquet qu'est le film servant au fin de compte de colifichet magique circulant en toute amitié entre les filmées et l'opératrice afin que le partage de leurs émois mutuels confine au secret de relations peut-être plus charnelles).

 

 

Synthèse : Madame la France s'essaie pour sa part à une forme déclarative de didactisme à la première personne du singulier posant, depuis le passage historique du colonialisme au post-colonialisme (qui cache souvent un néocolonialisme), la passionnante contradiction d'un double engagement, filmé avec un vrai souci spéculaire, littéralement de face et de dos (d'abord contre l'obligation sociale faite aux femmes de porter le voile en Algérie, ensuite contre l'obligation légale faite aux filles de l'enlever en France), en conclusion duquel ne cesse d'advenir la trahison pour une militante anti(néo)coloniale systématiquement en porte-à-faux, de part et d'autre de la Méditerranée (le plus beau appartenant surtout aux plans de la tante kabyle de la réalisatrice qui mériterait à elle seule que celle-ci relâche les brides de la conviction didactique en lui consacrant un autre film semblable à ce qu'avait réussi Jean Eustache filmant sa grand-mère dans Numéro zéro en 1970).

 

 

Post-scriptum 5 : L'intelligence de la programmation est aussi intelligence dans la programmation. Les films, du fait même d'être montrés ensemble, gagnent en intérêt, voire en intensité dont ils ne sauraient bénéficier seuls, sans les effets de montage consécutifs aux subtiles options des programmateurs (même si, parfois, est grand le risque de la migraine ophtalmique !). S'autoriser quelques rapprochements entre des films sinon particulièrement différents, c'est se permettre d'approcher finement des réalités culturelles et sociales qui autrement alimenteraient par-dessus tout empirisme les discours les plus essentialistes.

 

 

Approcher les films en les rapprochant le temps d'une programmation, c'est donc comprendre comment ils sont perçus et appréciés, dans une perspective sociale (il faut entendre et voir ces femmes qui, sur l'écran et puis dans la salle, se reconnaissent depuis une diversité en travers de laquelle n'oublient jamais de se manifester les pesanteurs du patriarcat et du sexisme) autant que sociologique, voire philosophique (la Femme arabe n'existe pas pour autant que cette catégorie abstraite résultant de surcroît de la pensée universaliste occidentale imposée au Maghreb par le colonialisme français contrarie relativement un désir de libération visible de part et d'autre de l'écran).

 

 

Et en effet, l'émotion était grande dans la salle même si, parmi les nombreuses interventions, la « Femme » ne cessait de faire retour malgré tout en s'invitant à l'endroit même où le cas particulier devait pourtant l'empêcher de s'affirmer, l'universel abstrait particularisé par la domination masculine de la « Femme » devant alors être politiquement renversé par cet universel singulier que seraient le postulat et la promotion de l'égalité sociale entre les genres ou sexes sociaux. Comme si les mots eux-mêmes, véhiculant implicitement les idéologies de l'ancienne tutelle coloniale, faisaient paradoxalement obstacle à une volonté d'auto-émancipation féminine viscéralement affichée, y compris par icelle qui dit préférer habiller son désir égalitaire du vêtement de la Femme plutôt que de celui du féminisme.

Jour 7 – Cambodia 2099 (2014) de Davy Chou, Passage à niveau (2013) d'Anis Djaad, Précipices (2013) de Nadia Touijer, Vincent V. (2013) de Soufiane Adel et Pierre Alex

Figures du désœuvrement contemporain

Une ultime sélection de courts-métrages était proposée au public de la Cinémathèque de Béjaïa : Cambodia 2099 du franco-cambodgien Davy Chou, Passage à niveau de l'algérien Anis Djaad, Précipices de la tunisienne Nadia Touijer, Vincent V. du franco-algérien Soufiane Adel et Iminig de l'algérien Menad Embarek. Leur point transversalement commun : comment vivre (dans) le désœuvrement contemporain. Si les propositions respectives d'Anis Djaad, Nadia Toujer et Menad Embarek ne dépassent pas toujours la note d'intention malgré leurs réelles qualités respectives (la solitude taiseuse du vieil employé et futur chômeur en fluides travellings latéraux, l'inutile et littéralement poussiéreuse rivalité mimétique entre deux cousins, la paralysie tout aussi littérale d'une société qui ne promet l'évasion qu'en musique), le film de Davy Chou réussit quant à lui à témoigner d'une belle sensibilité à l'endroit d'une jeunesse tournant en rond autour de Diamond Island, île déserte au cœur de Phnom Penh et case vide d'un emballement de l'immobilier et de l'urbanisation de la région indexée sur la circulation mondiale du capital.

 

 

Avec un sens de l'atmosphère onirique propice à accueillir les états d'âmes de jeunes gens vivant si intensément le présent qu'ils ont déjà un pied dans le futur, jouant de décalages subtils sur le plan sonore (avec un mixage amortissant le vrombissement sonore de la circulation automobile pour en faire l'écrin cotonneux à des voix d'une suavité renversante), Davy Chou aura ainsi confectionné un bel objet mélancolique et pop auréolé de l'éther d'un présent évanoui dans l'hyper-fluidité des capitaux – ce qui n'est pas sans faire songer à The World (2004) du chinois Jia Zhang-ke. Mais l'expérience cinématographique la plus intrigante aura été présentement proposée par Soufiane Adel, auteur du remarqué Go Forth montré la veille (et malheureusement raté par nous) et concepteur en compagnie de son camarade Pierre Alex d'un film projetant les manières de faire de l'art contemporain directement dans l'espace public.

 

 

Une copie de travail était présentée, sans mixage ni étalonnage, et ce côté work-in-progress convient très bien à Vincent V. qui propose en effet une dizaine de plans-séquences tournés sur la dernière décennie. Un plan-séquence par année donc, et à chaque fois on y retrouve le fameux Vincent V. (incarné par le réalisateur filiforme et ténébreux) promis, selon les implicites d'un dispositif sériel frisant la clôture conceptuelle du système, à vivre d'incalculables aventures dignes des détournements facétieux de la série d'albums pour enfants Martine comme à devenir une légende urbaine aussi digne de l'avatar de Guy Fawkes dans V pour Vendetta (2006) de James McTeigue adapté par la fratrie Wachowski de la bande dessinée éponyme de David Lloyd et Alan Moore.

 

 

Pour définir vite le bonhomme, on dira de celui-ci qu'il est un performer capable de conjoindre la rage logorrhéique célinienne avec la transe d'un soufi et le flow urbain d'un slameur schizophrène. Lisant du James Baldwin dans le RER A comme le ferait un fou (et peut-être certains d'entre nous l'avons croisé dans les transports publics franciliens en pensant ainsi) comme improvisant au petit matin une danse endiablée sur les mélopées enivrantes de Nusrat Fateh Ali Khan dans une cité de la banlieue parisienne, remâchant comme s'il priait devant le Mur des lamentations tous les arguments pour ou contre le traité constitutionnel européen soumis à référendum en France en 2005 puis se présentant raide et mutique Place de la Concorde occupée par la jeunesse bourgeoise réjouie par la victoire de Nicolas Sarkozy aux élections présidentielles de 2007 (un plan en passant qui tout seul montre tellement mieux l'annexion de l'espace public par l'agenda politique institutionnel que La Bataille de Solférino de Justine Triet en 2013), Vincent V. expose donc cette figure sympathiquement irrécupérable qui réussit souvent à inscrire dans l'espace public une présence au monde qui en intensifie pour le critiquer l'imperceptible ronronnement policier.

 

 

Il y aurait là une compréhension fortement contemporaine des questions (traitées ailleurs et différemment pendant les RCB, notamment avec les films de Clarisse Hahn) concernant l'exposition de soi dans un espace public configuré dans le double sens de la surexposition des signes du consensus néolibéral et de la sous-exposition des formes de la radicalité politique. Ce qui est particulièrement emballant ici, c'est d'une part l'inscription à l'intérieur même du plan du souci de savoir comment il a été matériellement tourné (ce qui inclut le goût du hasard mais aussi le risque de la scorie technique). Et c'est d'autre part l'obligation pour le spectateur de se positionner en regard d'une parole convulsive et impossible à prendre en son entier, jactance brillante et irritante tout à la fois retraduisant au dehors la brutalité sociale bouillonnant au dedans de chacun d'entre nous. Comme le dirait l'autre : à suivre au prochain plan-séquence...

Jour 7 – Les Jours d'avant (2013) de Karim Moussaoui, Loubia Hamra (2013) de Narimane Mari

Jeux de guerre, jeux d'enfants


Qu'est-ce que le contemporain ? Une réponse essentielle a été donnée par le philosophe italien Giorgio Agamben dans l'inspiration de Walter Benjamin : le contemporain désigne la césure du temps à partir de laquelle l'actuel et l'inactuel s'agencent de manière non-linéaire pour entrer en coalescence, la lumière lointaine du passé pouvant alors éclairer l'obscurité de notre présent. A ce titre, les formes audiovisuelles qui considèrent de manière tautologique que le passé n'est que le passé et le présent rien d'autre que lui-même n'offrent au regard du spectateur seulement que l'académisme poussiéreux de la reconstitution historique d'un côté et la nullité besogneuse du reportage télévisé de l'autre. Heureusement, deux films algériens dont l'importance cinématographique est plus qu'indéniable manifestent un sens puissant (et mélancolique, forcément mélancolique) du contemporain dès lors que les plans savent accueillir l'histoire telle qu'elle s'est jouée hier et telle que sa lumière fossile continue d'irradier en perçant le mur de la confusion de notre présent.

 

 

C'est la sophistication perspectiviste du dispositif narratif du moyen-métrage Les Jours d'avant (2013) de Karim Moussaoui, découvert aux Rencontres des cinémas arabes de Marseille en avril dernier, qui entrouvre une adolescence universelle sur les éclats d'une guerre civile encore innommée depuis la double perspective (faisant d'ailleurs étrangement écho au court-métrage de Karim Bensalah, Les Heures blanches) d'un (dés)accord sentimental reliant en pointillé un lycéen et la fille d'un policier. Et c'est le vitalisme volcanique et fracassant du long-métrage Loubia Hamra (2013) de Narimane Mari (qui a produit H'na Barra) dont on peut dire sans exagérer qu'il appartient à la catégorie des quelques films postulant au statut de révélation majeure vue aux RCB. Comment dire en effet le profond ravissement que procure la projection d'un tel film, qui propose rien moins que de faire frémir à gros bouillons la marmite allégorique d'un feu révolutionnaire dont le foyer se trouverait en tout enfant que l'on ne cesserait jamais d'être si seulement l'on s'en souvenait ?

 

 

D'abord, le film de Narimane Mari triture une matière simple (des enfants jouent à la guerre pendant 24 heures) atteignant au point d'ébullition du documentaire et de la fiction, une bande de 17 gamins se lançant dans des jeux d'enfance pratiqués avec des ombres et des couleurs, des symboles primitifs et du papier comme s'il en allait de leur vie, exprimant ainsi une vitalité désespérée telle que l'on ne sait même plus ce que signifie ici la traditionnelle directeur d'acteurs. Première élément de constat : Narimane Mari semble avoir tellement bien assimilé les leçons rouchiennes et pasoliniennes que l'on ne peut même plus parler de citations idoines, mais d'un bain élémentaire et phosphorescent dans lequel elle barbote avec sa marmaille nue comme un banc de poissons dans l'eau argentée d'une histoire résolument au présent.

 

 

Ensuite, Loubia Hamra (Haricots rouges en français) brasse une cohorte enfantine et ludique en y faisant remonter à la surface, comme un pet dans l'eau (et un pet sert d'ailleurs de rampe de lancement à la fiction), une bulle d'enfance rouge sang et explosive qui ne leur appartient plus parce qu'elle bouillonne dans le cœur et le corps de tous, pour peu que chacun n'ait pas rompu avec cette esprit d'utopie en vertu duquel le possible n'est pas moins grand ou digne d'intérêt que le réel. Deuxième élément de constat : avait-on vu depuis les grappes de gosses de Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo, Rome ville ouverte (1944) de Roberto Rossellini, Los Olvidados (1950) de Luis Buñuel, Les Mistons (1958) de François Truffaut et plus récemment Demi-tarif (2003) d'Isild Le Besco, un tel débordement d'enfants envisagés dans la dynamique d'une puissance impersonnelle telle que la figure individuelle vaut moins que l'énergie enfantine et le souffle rythmique qui la traverse et l'électrise ?

 

 

Enfin, le film de la cinéaste algérienne accomplit le tour de force de voir dans l'enfance qui joue avec les signes de l'oppression le foyer utopique et révolutionnaire chez n'importe qui désireux de puiser en lui l'étincelle mettant le feu à la plaine d'une réalité devenue insatisfaisante. L'homme au masque de cochon et les grognements redoublés des militaires français, les jeux d'ombres dans le cimetière et l'étoilement final des corps d'enfants dans une mer fusionnant avec l'or du soleil, la sensation d'un plan-séquence interrompue réinventant l'unité de temps (et Nasser Medjkane encore aux manettes après le film d'Abdenour Zahzah) et la sensualité de corps dérogeant sans coup férir aux partages habituels des sexes sociaux, le partage ludique d'une question d'Antonin Artaud (« Mieux vaut être qu'obéir ? » demande le Petit poème des poissons de la mer écrit par ce dernier en 1926) en conclusion du film et les bouffées martiales, technoïdes et psychédéliques composées par Zombie Zombie : tout cela participe à faire de Loubia Hamra une sarabande joyeuse et extatique au nom de laquelle l'enfance sauvée de tout puérilisme et l'anarchisme de tout dogmatisme représentent la part la moins inaltérable des engagements révolutionnaires d'hier (la guerre d'indépendance algérienne) et d'aujourd'hui (les vagues contestataires déroulées sur les récifs du Maghreb et du Machrek depuis le Printemps arabe en 2011 et dans le monde occidental les mouvements Occupy).

 

 

Inspiré par Jean-Louis Schefer, Serge Daney disait de films aimés comme Moonfleet (1954) de Fritz Lang et The Night of the Hunter (1955) de Charles Laughton qu'ils avaient su regarder notre enfance. On saura alors être gré au film de Narimane Mari qu'il ait su si puissamment regarder l'enfance comme foyer révolutionnaire inextinguible qu'il y a en chacun de nous. Troisième élément de constat : les deux plus belles preuves cinématographiques d'un increvable et légendaire anarchisme auront été données cette année par deux cinéastes algériens, Revolution Zendj de Tariq Teguia et Loubia Hamra de Narimane Mari, qui partagent de plus le fait d'avoir réussi à faire souffler un si grand vent libertaire en compagnie de l'un des meilleurs, sinon le meilleur opérateur algérien du moment.

Jour 7 – Poussière d'empire (1982) de Lâm-Lê

Une carte postale (vietnamienne) arrive enfin à destination (algérienne)

Le 7 octobre 1983, Serge Daney écrit dans Libé un beau texte consacré à Poussière d'empire, le premier long-métrage d'un jeune cinéaste d'origine vietnamienne, Lâm-Lê (cf. Ciné journal. Volume II / 1983-1986, éd. Cahiers du cinéma-Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998 [1986 pour la première édition], p. 50-56). Quinze ans plus tard, sa lecture parmi tant d'autres articles concernant tant d'autres films dont le désir de les voir venait en conséquence d'être puissamment attisé contenait effectivement cette promesse : ce film sera vu, d'ici là patientons car, comme l'a proverbialement promis le poète Clément Marot, tout vient à point à qui sait attendre. Comme si, amateur de cartes postales envoyées à ses proches depuis tous les bouts du monde par le critique et journaliste qui aimait opposer aux petitesses des identifications (y compris télévisuelles) du social les largesses d'un monde promis dans ses grandes largeurs par l'écran de cinéma, Serge Daney adressait également à ses lecteurs des cartes postales sous la forme de critiques, leur informant qu'un jour viendra où ils recevront enfin des nouvelles du monde par le truchement d'un film tant attendu.

 

 

Après la carte postale de la critique dans l'annonce de l'arrivée forcément différée du météore filmique de Lâm-Lê, aura donc été présenté en clôture des RCB Poussière d'empire, enfin. En forçant un peu le travail de l'imagination, deux choses viennent immédiatement à l'esprit, la première évidente tandis que la seconde serait plus obscure : d'abord, Serge Daney n'avait pas menti, le film est magnifique, historiquement le premier et esthétiquement l'un des plus beaux jamais tournés au Vietnam ; ensuite, Lâm-Lê n'est peut-être pas le plus commode des cinéastes mais l'on sait aussi depuis Jean-Luc Godard que les œuvres comptent plus que leurs auteurs. Dont acte. Ce qui frappe d'abord, c'est le côté « petite cinémathèque portative » d'un film qui ne se suffit heureusement pas de connaître par cœur les grands classiques de l'histoire du cinéma assimilés à la Cinémathèque française, préférant à la place sauver du cinéma la promesse d'une écriture personnelle et rédemptrice depuis un dispositif qui historiquement servit à évangéliser les populations colonisées par les sociétés occidentales (Poussière d'empire commence d'ailleurs par la tentative d'une projection bricolée par un militaire joué par Jean-François Stévenin et une bonne sœur interprétée par Dominique Sanda avec du matériel Pathé et un écran sur lequel une croix a été cousue afin de promouvoir l'histoire universellement édifiante du christianisme).

 

 

Ce qui foudroie ensuite, ce n'est pas seulement que le film propose comme une sorte d'opéra vietnamien uniquement disponible au cinéma, racontant une histoire proche de celle de L'Intendant Sansho (1954) de Kenji Mizoguchi avec un découpage digne de la fragmentation bressonienne. C'est qu'il raconte aussi avec une mousson de détails et d'inventions narratives affolantes comment un peu d'écriture collée et bafouillée, mouillée et récitée, oubliée et retenue, soufflée et à nouveau oubliée pour être in extremis ressouvenue, traverse le temps (25 ans, de la guerre d'indépendance indochinoise à l'après-guerre contre les États-Unis) et l'espace (du Vietnam à Paris et retour à Saïgon), en arrivant peut-être trop tard, mais à destination malgré tout.

 

 

D'un militaire bredouillant un français exotique et pâteux rendu depuis l'oreille du colonisé à la sœur qui découpe chaque syllabe pour se faire entendre de ceux qu'elles ne voient pas, d'un jeune garçon muet à un autre qui se prénomme Phong (signifiant le « vent »), d'un soldat mourant (interprété par Lâm-Lê lui-même) plus tard étrangement ressuscité comme dans Vampyr de Carl T. Dreyer à une vieille dame aveugle qui saura ré-insuffler en le soufflant le sésame poétique, d'enfants vietnamiens à leurs doubles français qui en grandissant se souviennent de celui qu'ils ont été : tous sont, plus ou moins à leur corps défendant, les passeurs de témoin d'un message poétique de fidélité amoureuse haussé au niveau allégorique du triomphe de la persévérance populaire vietnamienne. Comment alors ne pas avoir le cœur serré quand on apprend que la fameuse « Pierre d'attente » désignée par le titre original de Poussière d'empire, cette grosse oreille de pierre censée accueillir dans ses replis caverneux les messages de fidélité de tous les amoureux, a été fabriquée en studio et est devenue depuis objet de visite et de réappropriation publique ?

 

 

Comme Abbas Kiarostami avec le chemin zébré de Où est la maison de mon ami (1987), ce bout de fiction inscrit à même la peau du réel, Lâm-Lê fait partie de ces cinéastes dont les rêves cinématographiques augmentent la vie réelle, la nôtre. Ce qui enfin sidère, c'est que, à l'instar du tchadien Mahamat-Saleh Haroun dont Abouna montrait qu'il connaissait Serge Daney sans jusque-là jamais l'avoir lu (ainsi que l'avait alors montré un article de Charles Tesson), Lâm-Lê n'aura visiblement même pas eu besoin de lire de Jacques Derrida La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà (éd. Flammarion, 1980) pour exprimer avec sa sensibilité toute personnelle ce dont le philosophe aura disputé face à la lecture de La Lettre volée (1844) d'Edgar Allan Poe à l'époque proposée par Jacques Lacan. Autrement dit, la lettre arrive toujours à destination (dans l'optique lacanienne), en même temps que cette destination est toujours soumise à une dynamique de la dissémination et du différé, de la « différance » et de la « destinerrance » (comme l'aurait noté Jacques Derrida dont on voudrait rappeler ici qu'il est né à El Biar près d'Alger).

 

 

Si, il y a encore une chose qui sidère : la « Pierre d'attente » (qui sera le titre d'un autre long-métrage réalisé par Lâm-Lê en 1991), c'est aussi le film lui-même promis par une carte postale critique de 1983, lue en 1998, coincée dans un coin de la mémoire depuis quinze ans et qui arrive après bien des errances (le cinéaste a pu finalement récupérer les droits de son film projeté à la Cinémathèque de Béjaïa quelques temps avant une projection programmée à la Cinémathèque française) à destination d'un lecteur qui tremblait dans l'attente d'être enfin, et en dépit des agacements anti-dialogiques de son auteur, le spectateur d'un film aussi beau que la météorite qui l'ouvre et que l'étoile filante sur laquelle il se referme.

A la mesure des discussions, vivement nourries, suivant les projections pendant les sept jours qu'auront duré les RCB 2014, on aura remarqué deux choses qui entre elles peuvent entrer en contradiction : d'une part, c'est la récurrence symptomatique de la problématique de l'identité (autre spectre insistant aux côtés de la « Femme », celui de l'« algérianité ») qui trahit la nette difficulté de négocier avec un triple héritage massif (le legs du colonialisme français, celui de l'indépendance algérienne et la culture relevant de la spécificité régionale kabyle) ; et c'est, d'autre part, la multiplicité des films témoignant depuis leur hétérogénéité même du divers propre au peuple algérien.

 

 

Là où l'identité pèse sur les subjectivités rêvant d'une marque de distinction définitive (culturelle ou religieuse, régionale ou nationale-étatique), le cinéma en ses expressions les plus abouties aura semblé rappeler que les identités sont toujours multiples et métissées (« créoles » aurait même avancé le poète Édouard Glissant), qu'elles ne valent qu'en ouverture et tension dynamique avec toutes les formes de l'altérité, que l'identité consiste d'abord et avant toutes choses à configurer cet espace en raison duquel se rendre hospitalier à l'autre en rendant grâce et justice à celui qui est en soi (et ils sont nombreux – c'est, pour citer Gilles Deleuze, comme une « solitude peuplée »).

 

 

Peut-être faudrait-il alors apprendre à privilégier ensemble une approche de l'identité moins molaire (la fiction de l'identité nationale, aussi ravageuse ici que de l'autre côté de la Méditerranée comme l'a montré un court-métrage de Lamine Ammar-Khodja) que moléculaire, moins stupide (dès lors que l'État y fourre le nez) que profondément idiote (au sens philosophique de l'idiotie selon Clément Rosset visant, comme on l'a vu pour le Tip Top de Serge Bozon, la singularité de tout être) : l'idiotie de l'identité afin d'en caractériser, à chaque fois singulière, la pluridimensionnalité (celle-là même qui avait tant ravi avec la combinaison des diffractions identitaires et des paradoxes du comédien proposée par Holy Motors de Leos Carax en 2012) ; autant de dimensions de l'identité individuelle et collective qu'il y a de la relation avec l'autre dès lors que soi est compris comme étant l'autre de cet autre ; et autant de pliages et de nouages identitaires qu'il y a du commun pour en renouveler et intensifier les configurations subjectives comme objectives.

 

 

La Cinémathèque de Béjaïa aura donc relevé le pari de constituer un espace (du) commun qui s'obstine à être un espace de liberté suffisamment accueillant pour offrir à ses spectateurs l'expérience des films qui leur auront exposé, entre d'un côté la sous-exposition des multiplicités dont chaque identité est tramée et la surexposition des identifications nationales-étatiques de l'autre, le divers du monde qu'ils portent respectivement en eux, en Algérie comme ailleurs. Ce divers qui est celui des modes d'existences et des formes de l'exposition caractérisant particulièrement le corps des femmes, et pas seulement issues des pays arabes (chez Clarisse Hahn et Corinne Shawi, chez Valérie Osouf et Samia Chala, chez Bahia Bencheikh El Fegoun et Meriem Achour Bouakaz). Ce divers qui est aussi celui dans les manières de contester avec plus ou moins de bonheur les normes de représentation et d'identification médiatiques (chez Djamel Beloucif, Chafike Allal et Claudio Capana) ou encore d'habiter un monde rongé ou menacé par l'immonde (chez Abdenour Zahzah et Safaa Fathy, chez Mati Diop et Djamel Kerkar, chez Élisabeth Leuvrey et Bruno Hadjih). Le divers s'est encore retrouvé dans les multiples façons de troubler les règles du partage normatif du sensible (chez Nazim Djemaï et Soufiane Adel, Serge Bozon et Lâm-Lê). Et il aura également palpité avec le fier souci d'attester d'une contemporanéité disjonctive au principe d'un présent historicisé (chez Narimane Mari et Karim Moussaoui).

 

 

En dépit de quelques mauvais films (heureusement rares) à la remorque d'un régime de fiction obsolète ou des logiques de la fabrique télévisuelle, comme du regret d'avoir loupé Go Forth de Soufiane Adel, Je ne suis pas mort de Mehdi Ben Attia et Ô mon corps ! de Laurent Aït Benalla, perdure encore la joie d'avoir rencontré des films qui affirment souverainement ne rien avoir cédé sur les puissances spécifiques du médium cinématographique : aux côtés de Tip Top (grand film français de l'an passé)et Poussière d'empire (chef-d’œuvre intemporel), la vision éberluée de Je te le rappelle, tu t'en souviens, A peine ombre, Loubia Amra et Vincent V. continue de hanter et travailler, taupes opiniâtres qui creusent les galeries souterraines d'une belle persévérance à l'endroit même où règne jusque dans les têtes la nullité dans l'ordre du commerce des visibilités médiatiques.

 

 

Comme conscients que l'inexistence peut s'écrire « inexistance » et se comprendre dans la foulée du concept proposé en hommage à Jacques Derrida par Alain Badiou afin de marquer qu'à l'endroit où l'on existe si peu tout reste encore possible pour exister un peu plus et même mieux (« Nous ne sommes rien, soyons tout » disait la vieille Internationale et le philosophe ajoutant que l'on peut a minima vouloir « être quelque chose »), des animateurs et des programmateurs, des journalistes et des cinéphiles, des chercheurs et des techniciens, des réalisateurs et des spectateurs auront fait provisoirement cause commune et provisoire communauté afin de montrer (en projetant et en parlant, entre-temps, avant et après) que des films (en particulier tournés par des réalisateurs algériens) existent en périphérie archipélique des centres continentaux où se perpétuent l'ordre et le consensus. Et ces films auront su puissamment témoigner de la diversité des peuples arabes et même algériens, tous victimes d'une sous-exposition doublement médiatique et nationale-étatique. Comme tous auront eu à cœur de vérifier que le cinéma existe, qu'il aura existé en ce temps-là et à cet endroit-là, en septembre 2014 à Béjaïa, entre la mer et la montagne, entre les courses d'un Lapin blanc et les modulations d'une Voix d'or.

 

 

 

Pour lire la première partie, cliquer ici

 

 

 

Le 15 octobre 2014


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Commentaires: 2
  • #1

    Laurent AIT BENALLA (jeudi, 05 janvier 2017 11:07)

    Bonjour, et merci pour la fécondité de vos pensées pour et par le cinéma. Nous n'avons jamais eu la chance de nous rencontrer, n'ayant pu me rendre à RCB 2014 où mon film devait être projeté (mais je crois qu'une panne a écourté la projection).
    Du coup, ne sachant si vous avez vu mon film depuis, je me propose ici de vous en envoyer un lien, même si j'imagine que vous êtes particulièrement attaché au grand écran et à la projection publique.

    Bien à vous,

    laurent ab

  • #2

    L'équipe des Nouvelles du Front (vendredi, 06 janvier 2017 14:33)

    Bonjour monsieur,

    Tout d'abord, merci pour votre commentaire.
    Nous sommes évidemment très intéressé-e-s par le lien de votre film. Vous pouvez nous l'envoyer par le biais de la rubrique "contact" accessible dans le menu du haut (à côté de "Sites amis").
    Nous pouvons aussi, si vous êtes intéressé, vous envoyer notre "newsletter" mensuelle, la prochaine sera envoyée à la fin du mois.

    Nous vous souhaitons une très bonne année 2017.

    L'équipe des Nouvelles du Front