Ghassan Salhab : combien de divisions ?

(troisième partie)

6) (Posthume) (2006) :

Vrai faux-mouvement

 

 

Une explosion, au ralenti, crevant la nuit vidéo : ce dernier plan de Beyrouth fantôme, on aurait voulu qu'il soit l'autre signe, non pas celui de la réitération du même désastre mais le signe qui soutiendrait la lumière d'un astre virtuel (l'hypothèse communiste, d'hier et à venir) embrasant l'actuel (notre présent pris en otage dans la mâchoire des fondamentalismes rivaux et mimétiques, marchand d'un côté et religieux de l'autre). On aurait voulu que Atlal, le titre arabe du Dernier homme, autrement dit « ruines », soit seulement dépositaire des traces présentes des destructions passées et pas l'indice d'un mauvais infini entêté, celui de leur répétition à venir. Comme la Tour Murr, inachevée (à l'instar du roman intitulé Le Chat Murr de E.T.A. Hoffmann entre 1819 et 1821) avec le démarrage de la guerre de 1975, investie tour à tour par les tireurs d'élite et les snipers des camps belligérants, laissée en l'état depuis suite à un contentieux entre les anciens propriétaires et la société immobilière repreneuse, symbole enfin et source de plusieurs travaux photographiques et vidéographiques : « Ruine avant les ruines » comme le pose le premier carton du film à son adresse.

 

 

On aurait voulu, on aurait voulu. L'État d'Israël en aura cependant décidé autrement. En s'appuyant sur la capture par le Hezbollah de deux soldats israéliens sur le sol libanais et le contentieux des fermes de Chebaa, ce dernier s'est autorisé à pilonner le pays pendant 34 jours de l'été 2006, avec pour conséquence la mort de plus de 1.000 personnes côté libanais (dont 30 % d'enfants de moins de douze ans), plus de 300 du côté israélien et un million de Libanais déplacés (soit un quart de la population totale, celle du sud ayant été massivement visée en particulier). Les sept renaissances de Beyrouth ne sont donc plus, un huitième meurtre de la capitale les aura dépassées (sa banlieue sud surtout, ainsi que le Liban Sud), perpétré par un État jamais condamné pour des crimes qui, d'après Amnesty International, peuvent être qualifiés de crimes de guerre.

 

 

Que faire alors ? Pour un cinéaste tourner un film (et même le retourner après une première tentative ayant échoué, en proximité trop brûlante de l'événement) qui, a minima, n'exprimerait déjà que l'essentiel : quelques-uns d'entre nous sont encore vivants, debout et vivants. Mais d'une vie qui, distincte des existences vécues dans des sociétés épargnées par la guerre, est une vie inquiète, suspendue, flottante, spectrale entre parenthèses. Ce n'est même plus tout à fait une vie, c'est une vie posthume, une demi-vie ou une demi-mort, ce sont une vie et une mort ajointées, fondues-enchaînées. A cet endroit, le réel est si excessif qu'il obligerait à faire le deuil de la fiction, le deuil lui-même vécu dans une manière subjective d'évanouissement spectral ou fantomatique. Le travelling-avant dans les rues de la capitale libanaise, Ghassan Salhab en réamorce alors la pompe, proposant avec (Posthume) un dispositif sériel fait d'inspirations ou de systoles (la série des plans sur le chantier où une grue débarrasse les gravats) et d'expirations ou de diastoles (les travellings-avant en voiture). Une petite machine de résistance hyper-consciente de l'aggravation du moment comme elle est semblable à la respiration ou au cœur qui bat dans la poitrine de l'homme blessé de Mon corps vivant, mon corps mort.

 

 

On pourrait encore souligner les agencements musicaux imaginés en guise d'appropriation subjective de la cartographie ravagée de Beyrouth, les longues et angoissantes plaintes de cordes composées par le musicien letton Peteris Vasks d'un côté et le boucan concret du chantier de l'autre (y compris médiatique, on y revient), tandis que sont ailleurs tracées des parallèles (le rap enclin à la combativité du Wu Tang Clan ici, les stases caverneuses de Six Organs of Admittance là). Et, dans les intervalles (qui sont comme les parenthèses du titre de cet essai vidéo) des musiques et des bruits, flottent dans l'intermonde ou l'entre-mondes des vivants et des morts réunis des voix à la fois incorporelles et dédoublées, féminines et masculines, superposées et décollées, qui soutiennent le paradoxe de la nécessité de l'indifférence sensible quand la guerre pousse les sensibilités à leur maximum insupportable d'intensité tragique. La désaffection serait alors le lot de celles et ceux que la guerre contraint stratégiquement à la désaffectation, le déplacement contraint par les offensives militaires étant alors comme contrebalancé par une sorte d'immobilité affective. Écrivant en images et en sons le mauvais infini du désastre, Ghassan Salhab voit (video) en sachant comme Maurice Blanchot devoir composer avec les deux exigences : celle du négatif (du côté du documentaire brut consignant l'œuvre de la destruction) et celle du neutre (du côté d'une poésie intervallaire et suspensive, portée au désœuvrement). C'est que le cinéaste admirateur de Jean-Luc Godard, mais aussi du poète mystique perse Rûmî dont il cite quelques fragments, connaît bien la puissance affective des transports poétiquement assumés, partant en quête de la poussière d'or des métaphores parmi les ruines de ce qui devrait normalement en rendre la levée impossible.

 

 

Cette quête est impérative lorsque, à raison, (Posthume) souligne l'un des aspects de la stratégie militaire israélienne qui, si elle n'a pas hésité à pilonner comme à son habitude les infrastructures publiques, aura épargné les centrales électriques et les circuits audiovisuels d'information et de communication. C'est qu'il fallait pour tous les Libanais voir deux fois (une fois dans le réel et un autre sur l'écran) des destructions imputées à la seule responsabilité du Hezbollah (qui sera paradoxalement sorti renforcé de l'affrontement, comme force de résistance nationale reconnue au-delà des clivages communautaires ou confessionnels par les autres partis en présence et la société civile). Comme il leur fallait être les destinataires d'une propagande visant à loger la contradiction principale au sein d'un seul et même peuple et non pas entre celui-ci et l'État voisin en ses pulsions impérialistes. Le motif de la surimpression se déclinerait ainsi dans le registre des perceptions et des visions, les ruines de la guerre divisées entre leurs formes matérielles concrètes et leurs formes audiovisuelles et spectaculaires. Ainsi, le visage rieur d'un soldat israélien, membre d'une armée qui n'aura pas hésité à tuer des enfants et des civils, terrifie. Ailleurs, parmi les décombres, le cinéaste aura préféré substituer aux cadavres surexposés par l'obscénité médiatique les chairs martyrisées des corps de la grande peinture occidentale, du saint Sébastien condamné à l'agitation de la sagittation et représenté par Andrea Mantegna en 1480 (figure suppliciée mais double, le patron des archers, des fantassins et des policiers étant aussi considéré comme un protecteur de la peste), jusqu'aux accouplements monstrueux de Francis Bacon cinq siècles plus tard.

 

 

D'emblée, l'essai vidéo avère le versant médiatique d'une offensive militaire et belliciste qui souligne d'un liserai brûlant le haut du dos d'un homme que l'on reconnaît pourtant comme si on le voyait de face après l'avoir vu sous toutes les coutures dans le palimpseste cosmique offert par Mon corps vivant, mon corps mort. Si, comme le disait Gilles Deleuze, résister, c'est créer et si l'inverse est tout aussi vrai, alors ce dos offrirait un point minimal de butée, un bloc d'immobilité opaque où l'assaut des forces extérieures serait comme neutralisé. Tel un mur insensible à l'agressivité des sensibilités furieusement imposée par la guerre, l'indifférence représentant cependant une stratégie de résistance au risque toujours assumé et dépassé de l'insensibilité. Après Alfred Hitchcock et Robert Bresson, Jean-Luc Godard et Jean-Marie Straub, Ghassan Salhab serait, aux côtés de Wang Bing aujourd'hui, un grand cinéaste du dos. Celui qui, du dos de Khalil dans Beyrouth fantôme à d'autres figures encore à venir, ferait de cette surface un plan de résistance et de neutralisation. Autant une surface de préservation d'une face ouverte sur ailleurs qu'un principe de retournement et de réinscription dans le champ objectif d'un hors-champ subjectif (le sujet n'est pas pour ce cinéaste un énigme à décrypter, quand bien même Beyrouth ressemble à une crypte, il est un mystère irrésolu).

 

 

(Posthume) ne se suffit pas seulement du dos de son auteur comme barrière de contention ou d'endiguement des visibilités spectaculaires et propagandaires, imaginant de nouvelles compositions bouleversantes toujours habitées par l'esprit duplice du dieu Janus. De dos, c'est Ghassan Salhab, mais de face, nous reconnaissons, parfois filmés au ralenti, Aouni Kawas, Carole Abboud, Rabih Mroué, Abla Khoury, tous revenus de Beyrouth fantôme et Terra incognita (mais aussi deux autres acteurs, Issam Abou Khaled et Fadi Abi Samra, ce dernier aperçu dans Le Dernier homme, qui jouent ensemble dans Falafel de Michel Kammoun sorti en 2006). La face de l'un ou l'une, c'est le dos de l'autre, le cinéaste ainsi fait des visages d'acteurs qui sont des amis, eux qui nous regardent frontalement et sont faits de lui qui regarde de l'autre côté, vers la mer (et, déjà, vers la mère dans 1958). Tous ensemble s'exposant ou comparaissant pour former une étrange communauté spectrale dissociée de tout communautarisme identitaire, où flotterait, comme l'ont écrit Jean-Luc Nancy et Jean-Claude Bailly dans La Comparution (éd. Christian Bourgois, 1991), l'idée d'un partage sans attribut ni propriété, les unes et les autres, elles et eux de face et lui de dos, partageant moins qu'ils sont partagés par l'idée commune – l'idée du partage et du commun.

 

 

Comme si le cinéaste était la part la plus secrète (et secrètement fantasmée) des acteurs passés, présents et à venir. Ce fantasme relève, tout autant que le dos comme butée, tout autant que l'indifférence et l'immobilité, de cette fiction constituante au nom de laquelle créer c'est résister face à une offensive qui aura intégralement visé et voulu déstructurer l'intégralité de la vie libanaise infrastructures et tissu social, biens matériels et vie collective, corps et esprits. Jusqu'en y incluant le futur, alors prescrit par les bombes à sous-munitions qui exploseront plusieurs mois après le conflit et dont les détonations se mêlent aux bruits du chantier. Ce fantasme, en guise de « fiction constituante » comme le dirait Marie-José Mondzain, est en effet subjectivement nécessaire quand, poussant son usage de la surimpression à un point inégalé pour lui de radicalité (entre palimpseste et stratigraphie jusqu'à faire du multiple simultané une puissance de neutralisation de toute unité ou dualité afin que l'on réentende à nouveau que ne-uter signifie en latin « ni (à) l'un ni (à) l'autre »), le cinéaste libanais superpose ensemble, à l'occasion de l'une de ses séquences tournées dans la durée d'un déplacement en voiture (comme celui de la rue Hamra dans La Rose de personne), plus d'un travelling-avant, au moins un travelling-arrière (qui se révèle être en fait un travelling-avant défilant en marche arrière) et un photogramme ou image fixe.

 

 

Rarement aura été si vive, malgré l'impératif de l'insensibilité face aux effondrements du sensible programmés par la guerre, la sensation d'un temps qui ne passe pas ou qui fait du surplace, la séquence en question étant exemplaire d'un faux mouvement accidentel haussé au niveau de son idée essentielle. A l'instar du faux raccord, faute contingente, devenant faux-raccord assumé en l'impérieuse et moderne nécessite de son idée, le faux mouvement devient faux-mouvement dès lors que, « entravé, suspendu, retourné, arrêté », il offre l'occasion « de faire idée, le temps d'une passe, de l'impureté de toute idée » (cf. Alain Badiou, Petit manuel d'inesthétique, éd. Seuil, 1998, pp. 121-128 ; Cinéma, Nova Éditions, 2010, pp. 147-154).

 

 

Auteur de vrais faux-mouvements caractéristiques de l'histoire et du présent beyrouthins, Ghassan Salhab conclut pourtant (Posthume) avec un tout aussi vrai mouvement, unique travelling latéral, digne du cinéma akermanien, tourné de droite à gauche le long d'une route de bord de mer. La longue accumulation loin de Beyrouth des ruines filmées jusqu'à obstruer tout le champ filmique finit alors par déboucher sur une vue cristalline comme évacuée de ses déchets, large pan de ciel et de mer bleus confondues soutenu par une bande de mur jaune. Depuis la mort infligée, réellement ou symboliquement, au peuple libanais lors du terrible orage de feu de l'été 2006, un artiste aura fait un plan de cinéma, un grand, qui se double poétiquement en métaphore redonnant au geste le pouvoir de faire idée, le temps d'une passe latérale, de l'impureté d'une idée. L'idée consistant ici à faire positivement le vide là où triomphe le plein de la négativité des identités étatiques-nationales en guerre.

 

 

Alors, le champ se rouvre et tout pourra recommencer. Et l'on aura encore tout le loisir de dédoubler les faux mouvements de l'éternel retour crépusculaire du désastre en faux-mouvements soutenant la passe métaphorique de l'idée, en sa lumière aurorale et révolutionnaire.

7) 1958 (2009) :

L'origine est un tourbillon océanique

 

 

 

Dans Malaise dans la civilisation (1929-1930), Sigmund Freud évoque une notion psychologique un peu flou résultant d'un échange épistolaire avec Romain Rolland datant de 1927, celle de « sentiment océanique » où le sujet, sans nécessairement faire appel aux ambitions synthétiques et holistes des systèmes religieux, se sent en accord et harmonie avec l'univers, comme la goutte d'eau dans le vaste océan. Ce « sentiment océanique », l'inventeur de la psychanalyse le comprend comme détresse infantile, survalorisation de la figure maternelle et désir pour une figure paternelle absente. Ce « sentiment océanique » baigne d'emblée le premier long-métrage documentaire réalisé par Ghassan Salhab et ne cessera jusque dans son dernier plan d'en accompagner le mouvement. Cette humeur océanique, on pouvait en sentir les ondes mouillant le feuilleté palimpsestique et cosmique de Mon corps vivant, mon corps mort quand, à l'inverse, (Posthume) rendait manifeste, depuis la contrainte objective d'une nouvelle agression israélienne redoublée par les flots magmatiques du bouillon médiatique, le risque de la noyade.

 

 

Avec 1958, l'humeur océanique s'infiltre d'emblée depuis les jointures de raccords visuels et sonores ajointant des éléments hétérogènes (la respiration du cinéaste, un bruit de clapotis, un nourrisson, un travelling-avant monté sur un hors-bord glissant sur la mer) pour monter et s'enfler le temps d'un cluster signé Giacinto Scelsi. Alors, émergence l'image d'un autre intermonde, l'entre-mondes d'une mémoire aussi individuelle qu'impersonnelle où se mêlent les eaux passées et présentes de l'Atlantique et de la Méditerranée. Le recours exceptionnel aux images d'archives montées en deux séries entrecroisées (l'intervention étasunienne lors de la crise libanaise de 1958 et les fêtes et cérémonies en l'honneur de la visite du général de Gaulle au Sénégal la même année), non seulement prolonge l'impulsion respiratoire inaugurale, mais accueille aussi des ajouts circonstanciés de bruits postsynchronisés, parmi lesquels on notera l'insistance du son des rames remuant l'eau.

 

 

Le premier long-métrage documentaire de Ghassan Salhab, largement bénéficiaire des mouvements opérés dans la constellation des essais vidéo, propose effectivement un modèle accompli d'architecture cinématographique reposant entre autres sur un principe réaffirmé de sérialisme (par ailleurs davantage sensible dans les citations du compositeur Peteris Vasks que dans ceux de Giacinto Scelsi). Parmi les séries constitutives de sa composition générale, des vues sous-marines succédant à celles du Dernier homme sont montées en parallèle de travellings latéraux ou enveloppants qui en partagent les motifs, des chars ruinés et abandonnés au fond de l'eau ou en rase campagne attestant l'étendue d'un paysage de guerre qui serait aussi intérieur, mental. Une autre série, la plus fictionnelle, montre le fidèle Aouni Kawas incarnant le soldat isolé d'une guerre sans nom, d'hier, d'aujourd'hui ou de demain, répétant les mêmes gestes d'un conflit abstrait à force d'avoir été tant de fois répété (l'évocation concomitante de la plume aiguisée d'un journaliste rappellera dans la foulée la dialectique marxienne des armes de la critique et de la critique). Mais du faux surgit le vrai car, en effet, les gestes ont dans leurs précisions mêmes peut-être la garde d'un rapport à la guerre biographique, pratique, empirique, en même temps que son désœuvrement enfantin et ludique. De l'autre, une large cicatrice traverse verticalement le milieu de sa poitrine, peut-être consécutive d'une opération du cœur. Ce cœur qui bat dans la poitrine de l'enfant ou dans celle du cinéaste, également couturé comme une image en expose l'indice dans Mon corps vivant, mon corps mort (2003), a des battements qui résonnent sur le même tympan caverneux que les vues sous-marines.

 

 

Du clapotis marin au sentiment océanique en passant par les mouvements respiratoires et les battements de cœur, tout convergerait vers un enfant et tout se déplierait depuis lui. Un enfant dont les poumons seraient encore imprégnés des humeurs de la poche placentaire, tout juste sorti de la sphère utérine portée par sa mère, et qui se souvient moins de ce qu'il aura vécu l'année de sa naissance qu'il se réapproprie un demi-siècle plus tard les images de ce qui aura bordé, baigné et infiltré son origine. Cet enfant serait par exemple celui que Ghassan Salhab aura été, l'enfant qui, apparaissant aux côtés de sa mère sur la photographie familiale montrée dans Narcisse perdu, émergeait du flou pour y retourner, le point de netteté qualifiant la position intermédiaire de l'homme qu'il est devenu, entre le bouillonnement toujours plus flou du passé et celui toujours moins distinct de l'avenir.

 

 

La photo sépia de l'enfance, l'image gardée du néant de la mère et son enfant, ce document comme un vestige du temps, 1958 la montrera à nouveau en y ajoutant, en écho d'ailleurs à l'ouverture de Terra incognita, des papiers d'identité français réduisant la complexité des montages identitaires, pour ce qui concerne un garçon libanais né à Dakar, parti pour étudier en France durant les années 1970 et ne s'établissant vraiment à Beyrouth que bien des années plus tard, au début des années 2000. D'un côté, le mouvement caractéristique de l'origine est tourbillonnaire, présente à chaque instant, ombre virtuelle de tout actuel : « L'origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir » comme l'écrivait Walter Benjamin dans son Origine du drame baroque allemand (1925). De l'autre, la genèse n'est jamais une, toujours double ou divisible : « digenèse » ainsi que le rappelait contre toute unicité exclusive Édouard Glissant dans son Traité du Tout-Monde (1997). La genèse ne tient donc qu'à être toujours déjà divisée et c'est depuis cette division même, depuis cet écart intervallaire qu'elle ouvrirait un espace au milieu pour l'origine qui se tient non derrière mais devant, l'origine qui vient, tourbillon dans le devenir qui ferait lien avec le xuan du taoïsme.

 

 

Avec l'origine en ce que la genèse s'ouvre comme vision à la division, s'inaugure avec ce film un travail de restauration, précisément de relève qui ne peut s'épargner d'être aussi celui d'une préservation de l'ouvert et de l'inachevé. « Je ne suis pas encore monté » posait un carton digne d'Antonin Artaud de Mon corps vivant, mon corps mort et tous les mots distribués dans le flot du verbe poétique de l'auteur feront à juste titre droit aux vagues ou aux vents de la répétition, du fragmentaire et de la dissémination, des ruines dispersées (les tanks sous l'eau ou dans les herbes, la tour Murr) et des autres resplendissantes (l'immeuble Palladium en double de la tour Murr et en métonymie de la société immobilière de construction-destruction Solidere).

 

 

Donc, l'origine est tourbillonnaire et la genèse est double ou multiple, différenciée ou divisée. D'un côté, s'imposent la figure fondatrice de la mère, Zahia, et avec elle l'importance du récit du premier accouchement (Ghassan Salhab est l'aîné de sa fratrie). Comme dans la photographie familiale de Narcisse perdu, manquerait à nouveau à l'image la figure du père (encore qu'un plan lui semblerait dédié), en déterminant peut-être la montée freudienne des eaux superposant le maternel et l'océanique et engorgeant le fond d'une immémoriale détresse. De l'autre, l'année de naissance se divise en deux images distinguant avec la partition des bandes d'archives deux configurations historiques violentes dès lors montées en vis-à-vis, la présence coloniale française en Afrique de l'ouest (l'indépendance du Sénégal est acté en 1960) et l'intervention étasunienne dans un Liban fraîchement sorti du mandat français, institué en 1922 et aboli en 1946 (un court épisode de guerre civile a notamment résulté de la crise de Suez en 1956 et de l'exécution du jeune roi irakien Fayçal II en 1958 qui a vu la fin du règne de la dynastie hachémite coïncider avec celle de la Fédération arabe d'Irak et de Jordanie).

 

 

Il faudra alors apprécier, à l'aune des mouvements propres de l'œuvre, comment la guerre la plus actuelle (les 34 jours d'assaut israélien lors de l'été 2006) aura déterminé la relève d'une image un peu oubliée (les trois mois d'affrontement entre partisans nationalistes de Nasser et pro-occidentaux sous la houlette de Camille Chamoun se sont conclu sur son remplacement à la présidence par Fouad Chéhab, mieux apprécié des musulmans). Une peinture naïve éclairée à la lampe torche en restitue en guise d'ouverture la dimension à la fois occulte, presque secrète et enfantine. Et, doublant le geste de restauration comme une relève, le geste soulignant l'inachevé désignerait les vagues perpétuelles d'une guerre sans fin, vagues telles qu'elles battent dans les tempes de l'un de ses sujets, monté malgré lui en couches de plusieurs paysages de guerre stratifiées.

 

 

La quête de 1958 serait alors davantage généalogique qu'autobiographique (un carton parle d'un « autoportrait d'hier ») et autant généalogique qu'archéologique, la filiation indexée sur la nature gémellaire de l'arkhè, à la fois commandement (que l'on pourrait aisément adosser au masculin) et commencement (que l'on associerait en conséquence au féminin). D'emblée, un garçon naît sous une double étoile : au commencement, un double commandement, colonial au lieu de naissance, impérial concernant celui de ses parents. D'ailleurs, la division appelle des effets de superposition déclinés sur les plans visuel et sonore, la nuque et le dos du cinéaste marchant en surimpression avec le visage de sa mère, la parole de cette dernière ainsi que les propos d'un témoin libanais des événements de 1958 se recouvrant mutuellement comme des vagues. Ce n'est qu'après coup qu'une naissance est reconquise dans la compréhension de sa dimension impersonnelle et historique, la nature océanique d'une persévérante détresse infantile s'y originant. Le cinéaste du dédoublement et de la disjonction est aussi l'auteur d'images dialectiques au service d'un principe supérieur – océanique comme on pouvait dire en d'autres occasions cosmique – d'unification (mais provisoire, seulement provisoire) des contradictions.

 

 

Un, deux, trois, la voix neutre (on l'a dit, n-uter dit en latin ni à l'un ni à l'autre) de Ghassan Salhab en répète la ritournelle poétique. Mais l'art n'est libre qu'en raison de ses contradictions et des contradictions qui voient la genèse se dédoubler et l'origine en projeter la division toujours en avant, devant. D'un désastre l'autre : le désastre fait qu'il y en a toujours plus d'un, tour Murr et palladium. Voilà le secret personnel et impersonnel de toute naissance, de tout recommencement qui en assume le destin.

 

 

Si, du point de vue de celui qui interroge le bouillonnement océanique de ses origines, l'année 1958 se divise en deux (l'Afrique colonisée par la France et le Liban d'une guerre civile sous contrôle étasunien indexé sur l'anticommunisme de la doctrine Eisenhower), la « digénèse » contrarie moins la sensibilité qu'elle autoriserait davantage encore à être sensible à l'humeur océanique qui en berce le cœur fendu. L'humeur océanique étant déjà celle qui relie de façon ombilicale la naissance de l'enfant au corps de la mère qui l'aura porté. Mais c'est une humeur aussi mélancolique que celle de la femme sujette au désenchantement après la liquidation du panarabisme (en soi une politique d'unification des contradictions) dont Nasser fut le héraut. Et Ghassan Salhab en aura également héritée, comme il aura hérité de la conscience maternelle des contradictions ruinant de l'intérieur autant que de l'extérieur le rêve de l'unité arabe. Le cinéaste se présente alors comme le fils d'une naufragée qui se souvient, la gorge sèche mais les yeux humides, d'un vieux rêve d'un Proche-Orient paradisiaque et unifié (la République arabe unie incluant sous l'autorité de Nasser l'Égypte et la Syrie et même durant une courte période le Yémen, créée en 1958 et morte seulement trois années après). Un vieux rêve qui ressemblerait à une chanson d'Asmahan, cette chanteuse druze syrienne qui a fait carrière en Égypte à laquelle la mère qui en chuchote le secret ressemblerait tant dans les yeux de son enfant (une chanson qui aura d'ailleurs considérablement inspiré le titre du dernier long-métrage en date du cinéaste israélien Avi Mograbi, Dans un jardin je suis entré en 2012).

 

 

Que reste-t-il alors, une fois le naufrage consommé et le vieux rêve éclipsé (et la mère le narrant semble elle-même promise par intermittence à l'image à un devenir de fantôme) ? Et de se souvenir qu'Asmahan a été accusée d'espionnage et assassinée, noyée en 1944 à l'âge de 26 ans, ses coupables jamais retrouvés. L'enfant du naufrage et de l'éclipse est aussi l'enfant de vastes étendues d'eau où le Liban et le Sénégal (aucun plan n'y aura été tourné, le pays de l'enfance est le pays perdu comme l'Indochine de Marguerite Duras) sembleraient se confondre en fondu-enchaîné. L'enfant aux origines déplacées est celui de partout, devenu depuis l'homme de l'intermonde ou l'entre-mondes. Celui qui peut dès lors se glisser dans plusieurs mondes et qui, filmé de dos dans le dernier plan de 1958, voit droit devant lui, juché sur un bateau tournant sur lui-même. Et que voit-il avec son œil plus d'une fois filmé en si gros plan (comme le fit, en conclusion cosmique de son œuvre qui ne l'est pas moins, João Cesar Monteiro), sinon une puissante désorientation en ce qu'elle équivaut, avec un mouvement filmique à la fois sinusoïdal et panoramique, à la plus grande fermeture sphérique comme à la plus grande ouverture océanique ?

 

 

Ulysse ne rentrera plus jamais à la maison car, d'Ithaque, il n'y a plus. Mais, avec Ithaque perdu, Ulysse partout déplacé est aussi partout chez lui.

8) La Montagne (2010) :

La nuit de l'écriture remue

 

 

Dans Terra incognita, un plan saisissant, rétrospectivement chargé d'une grande force indiciaire, était celui d'un noir intégral fondant la mer et la nuit et dans lequel s'enveloppait, filmée de dos, le personnage de Leyla, la jeune femme gothique interprétée par Abla Khoury (elle est depuis devenue productrice). La nuit remuait davantage encore dans Le Dernier homme, mordant son héros Khalil qui irrésistiblement descendait pas à pas jusqu'au dernier dans les profondeurs d'un Beyrouth caverneux afin de rejoindre sous la conduite de l'autre qui était son double une nouvelle armée des ombres, sachant peut-être que la nouvelle aurore qui s'annonce ne serait plus jamais pour lui. La nuit, La Montagne s'y aventure de façon plus radicale encore, osant s'y enfoncer le temps ininterrompu de ses vingt premières minutes où un homme sans nom (on pourra lui donner le prénom de son magnétique interprète, Fadi Abi Samra, pour la première fois vu et revenant de (Posthume)) trace la route après une halte dans l'aéroport où l'a emmené un ami pour attendre un peu et prendre ensuite la direction d'un hôtel-chalet retiré où l'y attend une chambre louée pour un mois.

 

 

La nuit dans laquelle s'immerge le personnage émerge en particulier des contrastes, tantôt satinés (la constellation beyrouthine de loin scintille), tantôt veloutés (les peaux luisent de densité), d'un noir et blanc magnifiquement composé par Sarmad Louis (qui joue l'ami conduisant le héros à l'aéroport). Il s'agirait dans un même mouvement de balancier d'extraire du noir une encre nourrissant une écriture au travail de sa propre impossibilité comme de s'approprier le blanc pour en faire une surface d'inscription accueillant les traces de la possibilité de l'impossibilité d'écrire. Le blanc, l'homme y pense très tôt avant de sortir de chez lui, c'est l'image probablement mentale d'une trace de pas dans la neige. Et il voudrait traverser la nuit pour aller à sa rencontre et en retrouver les puissances anamnestiques comme Orphée pénètre les Enfers afin d'en ramener vivante son Eurydice. Mais, on le sait, Orphée se retourne et perd Eurydice, le récit mythologique prescrivant alors de tirer d'une blessure empoisonnée (l'amour réellement perdu) un remède (l'art qui en ressuscite seulement l'image). Cette dialectisation du poison dont on extrait un remède serait métaphoriquement l'affaire de l'écriture, à la fois poison de la vampirisation du vif par le mort et remède d'une mémoire morte suppléant aux limites organiques d'une mémoire vive vouée à l'entropie.

 

 

L'écriture relevée dans sa dimension  pharmaceutique, c'est ce que Jacques Derrida rappelle dans son lecture du Phèdre de Platon proposée avec« La Pharmacie de Platon » (in La Dissémination, éd. Le Seuil, 1972), insistant notamment sur le fait que pharmakon désigne précisément le poison dont on tire le remède (quand aussi, dit en passant, pharmakos désigne chez les Grecs anciens « celui qu'on immole en expiation des fautes d'un autre »). L'écriture, c'est dans La Montagne celle qui – pour reprendre les termes mêmes de la première phrase rédigée par Fadi décidant de rompre avec la fameuse angoisse mallarméenne de la page blanche – force les mots comme on force les serrures. L'écriture comme une effraction autorise la morsure du vif par le mort, c'est celle qui mortifie la chair du sensible pour y tracer la passe impure d'une pure idée, comme un plan porte témoignage du nuage passant devant le soleil, des ondoiements de la brume matinale ou encore des impromptus d'une tempête de neige. Hors-champ, une vitre est cassée, la neige pénètre alors dans le couloir de l'hôtel : par effraction.Mais revenons au plan de pas dans la neige.

 

 

Cette trace de trace, cette passe idéale du pur (l'idéel) et de l'impur (le matériel) comme le dirait Alain Badiou, c'est une image fondamentale où le représenté désigne la vérité paradigmatique de la représentation. Mais la vérité d'une image est toujours déjà divisée, double ou dédoublée, ontologique comme l'aurait dit André Bazin et « hantologique » pour parler à nouveau comme Jacques Derrida : présence d'une absence, s'exposant dans un mouvement qui est aussi celui de son retrait. Noli me tangere susurre l'image – chose comprise avec Mon corps vivant, mon corps mort – et c'est probablement ce à quoi pense Fadi dans sa retraite, s'exposant dans une nudité qui appelle un surcroît d'opacité. Cette trace de trace est donc une image auto-désignée en ce qu'elle délivre son propre régime, double ou redoublé, de vérité.

 

 

En plus d'être réitérée, cette trace au carré (la trace de pas dans la neige redoublée dans le moule de son témoignage filmique) sera le plan le plus long de La Montagne qui est aussi son dernier, celui sur lequel s'écrira le nom du cinéaste. On croit alors se souvenir d'une empreinte, celle d'une main positive entraperçue dans 1958, le pas dans la neige prolongeant l'impulsion de l'inscription qui, le temps d'une surimpression aveuglante, superpose la page blanche ou s'écrit la tentative de l'écriture et le sol neigeux où se lisent en travelling latéral les indices d'une présence humaine. Mais jusqu'à présent, combien de plans exposant dans l'œuvre des murs à la peinture écaillée et combien d'autres relayant des murs grêlés d'impacts de balle, attestant l'exercice des écritures respectives du temps qui passe et de la guerre qui sans fin repasse ses couverts ? Les ruines disent Beyrouth qui s'écrit dans les cycles successifs de ses morts et de ses résurrections et sur les corps de ses habitants morts-vivants, cicatrice de Tarek et ecchymoses de Soraya dans Terra incognita, cicatrice hallucinée ou imperceptible de Mon corps vivant, mon corps mort et celle bien visible sur le torse du soldat allégorique de 1958. Jusqu'aux cicatrices mêmes de Fadi, cicatrices dédoublées, l'une sur le front, l'autre sur son dos, qui continuent celles de Ghassan Salhab et d'Aouni Kawas, qui toutes marquent à la surface du corps des survivants l'écriture de la guerre.

 

 

C'est, après tout, l'histoire minimale racontée par La Montagne, celle d'un homme blessé et dont la blessure demeure indicible, quand bien même elle s'écrit. Et elle s'écrit précisément parce qu'elle ne se dit pas.Un homme se retire un temps du monde connu (autrement dit Beyrouth),fait de sa blessure une écriture et de son retrait même un principe d'écriture de soi mais où le soi comme blessure innommée ne cesse comme l'encre du stylo-plume de filer entre les doigts. Ghassan Salhab essaiera même d'aller chercher plus loin, à l'intersection de ce que peut un corps et des rapports métaphoriques du noir et blanc. En trouvant par exemple le renouvellement d'une écriture affrontant sa propre impossibilité dans un acte de masturbation filmé de dos, le blanc invisible du sperme en prolongement fluide du noir d'une encre empoissant les doigts. Même un mouchoir en papier encrassé d'encre semble mouillé de liquide séminale quand la bonde d'un lavabo avale une eau noire faisant signe vers l'eau rougie dans Terra incognita des menstrues de Soraya.

 

 

Ghassan Salhab tentera encore une ultime proposition, celle où l'encre au service de l'écriture se confond tragiquement avec le sang qu'elle était censée juguler et sublimer, un homme suicidé dans la neige, le visage ensanglanté (et, le croirait-on si l'on dit que cet homme inconnu, peut-être, aura été joué par le cinéaste lui-même ?).

 

 

L'écriture de soi, c'est un traçage qui n'appelle aucun comblement, c'est la localisation de ce qui manque ou fait défaut, fuit et s'échappera toujours, l'échappée belle du désir préférée à l'écoulement pulsionnel d'un sang couleur d'encre. La connaissance par le vide est alors aussi nécessaire pour Fadi (les biffures ou les arrêts de l'écriture) que sont les vides aménagés dans ses plans par le cinéaste, jouant des embrasures et des seuils, des pas de porte et des bords de fenêtres, des cadres dans le cadre et de la pénétration du hors-champ dans le champ filmique. Comme si souligner l'isolement de son personnage consistait moins à en renforcer la solitude qu'à montrer la nature obscure de son désir, en ce qu'il s'agit pour lui est d'être remué par la nuit de l'écriture, happé par le dehors de l'écriture. Le désir tenu du passage à l'acte étant seulement confié à l'écriture afin de tenir en respect l'ombre insistante de la pulsion de mort. Ce qui n'empêchera par ailleurs pas le cinéaste de faire tinter les notes discrètes du comique (on rêve de reconnaître dans le hall de l'aéroport un agent d'entretien aussi tatillon que celui de Playtime de Jacques Tati) dans les intervalles d'une ambiance sonore savamment mixée, tout en échos et grésillements, à la lisière ouatée de deux déserts, celui d'une raréfaction du monde objectif et celui d'une angoisse existentielle et subjective.

 

 

Avec des moyens minimaux, Ghassan Salhab aura donc réalisé avec La Montagne son film le plus simple et le plus ambitieux, apparemment son plus abstrait et concrètement le plus adossé à l'intimité de son auteur, constituant un curieux site de cinéma où l'écrivain de The Shining (1980) de Stanley Kubrick d'après Stephen King serait un double de Maurice Blanchot, où la chambre d'hôtel de Barton Fink (1991) de Joel et Ethan Coen accueillerait le fantôme d'un avatar de Louis-René des Forêts.

 

 

« Ce ne sont ici que figures de hasard, manières de traces, fuyantes lignes de vie, faux reflets et signes douteux que la langue en quête d'un foyer a inscrits comme par fraude et du dehors sans en faire la preuve ni en creuser le fond, taillant dans le corps obscurci de la mémoire la part la plus élémentaire : couleurs, odeurs, rumeurs –, tout ce qui respire à ciel ouvert dans la vérité d'une fable et redoute les profondeurs » écrivait Louis-René des Forêts dans Ostinato, ses impossibles Fragments autobiographiques (éd. Mercure de France/Gallimard-coll. « L'Imaginaire  », 1997, p. 15). Pour reprendre le titre d'un essai de Maurice Blanchot consacré à ce dernier, cette « voix qui venait d'ailleurs » aura également écrit cet autre livre au titre si suggestif : Pas à pas jusqu'au dernier. Les plans de Ghassan Salhab, en particulier dans La Montagne, sont effectivement des pas, manières de traces, faux reflets (les vitres comme surfaces où se renforce le devenir spectral des figures) et autres signes douteux (les contractions sonores sans distinction d'origine, extérieure ou subjective). Ils soutiennent une fiction minimaliste consacrée à la quête obstinée d'un foyer par l'écriture, l'expérience du dehors atteint par effraction(on force les mots comme on forcerait une serrure). Mais de quel dehors s'agit-il ?

 

 

Si le cinéaste raréfie des signes chez lui habituels, ils demeurent sur leur versant sonore cependant reconnaissables, quelques informations émanant de la radio ici, un avion à réaction là. La guerre se rappelle à ceux qui voudraient l'oublier : au Liban, de cela on ne sort pas. La guerre est ici une virtualité meurtrière en quête de ses nouvelles actualisations, qui s'écrit sur les corps en en corrompant le sang, qui donne le goût du sang à ceux dont elle aura retourné l'esprit : c'est un monstre assoiffé de sang (jeune de préférence), un vampire dont personne au Liban n'aurait réussi à échapper, tous victimes peu ou prou de ses morsures empoisonnées.

 

 

La Montagne propose alors une piste à suivre comme des pas dans la neige suivis jusqu'au dernier, en sa manière partageant le paradigme indiciaire d'un western à l'instar de ceux de Howard Hawks. Cette piste se voudrait même un viatique, en trois temps : d'abord, on tournerait le dos à Beyrouth en allant se faire voir ailleurs, pourquoi pas à la campagne (et ce serait, après une première trilogie urbaine et beyrouthine, le début d'un nouveau triptyque plus campagnard et poursuivi par La Vallée) ; ensuite, on tirerait de quelques indicibles blessures un remède sous la forme d'un désir d'écriture affrontant la possibilité de sa propre impossibilité afin de substituer au goût du sang celui de l'encre ; enfin, on ouvrirait par effraction un dehors plus grand que celui où règne la guerre en ce qu'elle favorise la pulsion de mort, indirectement (le couple dans la voiture accidentée au début du film) ou directement (le suicidé au fusil de chasse à la fin). Un dehors dont le dedans se jouerait jusque dans les plis humoraux et intimes d'un corps désensibilisé, allé jusqu'au bout de son indifférence et de son étrangeté. La masturbation se comprendrait d'ailleurs ainsi, la perte de la semence masculine avérant la guise d'une dissémination des traces de part et d'autre de la fiction, appartenant et n'appartenant pas au personnage comme à son interprète, au réalisateur comme aux techniciens qui l'auront aidé dans sa démarche.

 

 

Dans ces traces qui sont des traces de traces, autrement dit des images dont certaines semblent revenir des propositions parmi les plus audacieuses des années 1970 (on pense aux dérives masculines antonioniennes de cette décennie-là, on pense encore à l'esthétique assez melvillienne du neutre et de la soustraction pratiquée dans Un homme qui dort de Georges Perec et Bernard Queysanne en 1974), il y a encore un fantôme qui n'a pas été nommé, celui d'un homme en noir, Johnny Cash à qui La Montagne est dédié. Il est notamment l'auteur de That Man Comes Around plusieurs fois entonné par Fadi, rêvant probablement d'être l'un des quatre Cavaliers de l'Apocalypse venant pour précipiter avec l'Armageddon la fin d'un monde incapable d'entendre que salam et shalom disent de part et d'autre de la frontière la même chose. Il aimerait être celui-là, écoutant les orages électriques de Mazzy Star afin de s'épargner The Weeping Song de Nick Cave et ses Bad Seeds. Il aimerait faire tourner le monde autour de lui, la caméra alors harnachée dans son dos, sa nuque rigide, encore plus raide que le cinéaste dans le dernier plan de 1958. Peut-être rêve-t-il à l'inverse d'être le nouveau pharmakos, « celui qu'on immole en expiation des fautes d'un autre » ?

 

 

Fadi finira pourtant par jouir le temps d'un plan intempestif de la couleur retrouvée. Il finira même par se dire intérieurement que la montagne, c'est lui, massif blanc habité dans l'un de ses plis du suicidé qu'il aurait pu être, puissance ou potentialité (dunamis ou yin) laissant à l'écriture le soin du passage à l'acte en mouvement (energia ou yang). L'encre sur la page ultimement préféré au sang sur la neige sert toujours à écrire que le poison est nécessaire à l'extraction du remède. Horizon pharmacologique, dialectique indépassable.

« C'est ça, être de gauche : savoir que la minorité, c'est tout le monde »

(Gilles Deleuze)

 

 

Il y aurait d'autres films à découvrir, ceux réalisés avant le bond du tigre du premier long-métrage, quatre premiers courts-métrages aux titres si suggestifs (La Clé en 1986, L'Autre et Après la mort en 1991, Afrique fantôme en 1994). Et puis une courte vidéo tournée en 2007 : Temps mort. On apprendra également que dans Afrique fantôme, dont le titre hérité de Michel Leiris annonce celui de Beyrouth fantôme, un griot mourant donne une parole importante : « Ce que capte l’enregistrement n’est qu’un fantôme ». Il y a encore deux essais co-réalisés, De la séduction (1999) avec Nesrine Khodr (qui semblerait avec sa figure de Soraya préfigurer Terra incognita) et le triptyque Baalbeck (2000) composé avec deux amis, Akram Zaatari et Mohamad Soueid. Des ébauches, des tentatives, des fragments, des hésitations, des commencements qui sont peut-être des recommencements : des vagues.

 

 

Plus tard, un fragment saisi au vol de la parole poétique de 1958, l'auteur s'essayant pour la première fois à dire ce qu'il a écrit : « Un, deux. Corps rebelle, corps martyr, témoin inconciliable des deux mondes confondus, celui manifeste et celui inaccessible, celui du savoir et celui du pouvoir, celui du Fini et celui de l'infinitésimal ». Ce fragment nomme exemplairement la scansion de la contradiction (« un, deux »), celle des mondes distincts qui se confondent sans jamais se concilier, se superposent sans jamais se réconcilier. La surimpression préférée au fondu-enchaîné n'est pas ici l'indice d'un principe de réconciliation, mais l'expression claire de la confusion, ici ressaisie dans la multiplicité de ses dimensions (spatiales et temporelles, historiques et mémorielles, architecturales et mentales, cosmiques et psychiques). Et celles-ci sont diagonalisées de puissances imaginales qui sont autant de garde-fous opposables aux exigences sacrificielles du sang païen. En même temps, le fragment désigne le point de chair où la conscience du non-identique s'exerce douloureusement, dans les plis du corps rebelle et martyr, rebelle parce que martyr et réciproquement.

 

 

Ce corps qui témoigne de et dans la douleur des morsures vives de la contradiction est, parmi d'autres sur lesquels s'écrit Beyrouth, celui de Ghassan Salhab. Avatar libanais de Janus, il est un être divisé se sachant tel pour mieux se perdre dans la lézarde où s'opère la dissémination de ses doubles imaginaires : Khalil le revenant qui incarne le traître pour témoigner devant tous de leur trahison commune de la cause révolutionnaire d'hier, Soraya la reine aux deux visages dont les ecchymoses (ces traces de nuit persistant le jour) n'entament rien de sa combativité, l'autre Khalil qui ne peut résister jusqu'au bout à rejoindre la nouvelle armée des ombres assoiffées du sang de la jeunesse, Fadi qui s'enfonce seul et nu dans la nuit pour en tirer l'encre d'une nouvelle écriture de soi en barrage au chaos.

 

 

Ghassan Salhab sait la division parce qu'il la sent et en joue pour mieux voyager dans l'intermonde beyrouthin ou libanais mais aussi s'approprier ce qui dans la contradiction invite à l'expropriation : son corps. Un corps exposé, tour à tour morcelé et trituré, feuilleté et éclaté, dispersé et redisposé dans la série parallèle et convergente des essais vidéo, des tentatives de décomposition-recomposition valant ici comme autant de propositions de démontage-remontage. Son savoir est une sensibilité (on voudrait dire une sagesse en pensant à la sapience restaurée au cinéma par Eugène Green), l'autorisant encore à s'aventurer dans les confins océaniques où sa naissance aura été baignée des eaux mêlées de la Méditerranée et de l'Atlantique qui sont les eaux rouillées du colonialisme français, des guerres du Proche-Orient et du panarabisme liquidé. Il est un cinéaste minoritaire dans un petit pays marginalisé où le pouvoir est partagé par des minorités politiques et confessionnelles. Mais qui trouve moyen d'en dialectiser l'idée face au grand Autre dont il voudrait être le double, le grand cinéaste minoritaire qui par ailleurs habite un autre petit pays mais inscrit celui-là dans le consensus majoritaire (la Suisse des horloges du capital).

 

 

Le minoritaire, ce n'est pas seulement le sujet conscient d'un rapport de domination profitant au majoritaire, c'est aussi la figure singulière et plurielle d'un devenir, une marée montante, une bordée d'enfants, une tempête, un dos qui fait butée tout en regardant de l'avant, une vague qui se fracasse certes contre les rochers mais dont, imperceptiblement, les rochers ne se remettent pas.

 

 

Alors, le revenant de la cause passée n'est pas le gardien nostalgique de sa trahison mais la sentinelle mélancolique de son imprévisible reprise. De sa relève : éternel retour de ce qui, toujours revenant, toujours diffère ou se différencie. Relève de quoi ? Moins la grande révolution qu'un devenir révolutionnaire dont seuls les minoritaires ont le secret. Un secret qu'ils partagent moins qu'ils sont partagés par lui. « Ce que m’a appris tout ce que j’ai traversé, c’est que les choses sont loin d’être définies, elles se font et se défont, on n’est pas seulement ce qu’on a été, on devient aussi… Nous sommes une entité énigmatique. Le cinéma que j’essaie de faire en est forcément imprégné » (Ghassan Salhab, entretien avec Laura Ghaninejad et David Yon, Dérives.tv, juillet 2011).

 

 

Le 22 octobre 2015

 

 

Pour lire la première partie, cliquer ici.

Pour lire la deuxième partie, cliquer ici.


Commentaires: 0