Présences peules au cinéma

(seconde partie)

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Bakary Diallo, mémoires peules (2016) de Mélanie Bourlet et Franck Guillemain

 

 

L'héritage magnétique d'une archi-écriture échographique

 

 

Bakary Diallo, mémoires peules nous conduit sur les traces de Bakary Diallo, berger peul ou pullo connu pour être le premier tirailleur sénégalais à avoir raconté en français son expérience de la Première Guerre Mondiale (mobilisé en 1911, il est blessé en 1914) dans son roman intitulé Force-Bonté et publié en 1926. De retour parmi les siens en 1928, il compose en pulaar, sa langue maternelle, de longs poèmes évoquant la force suggestive des paysages ayant composé son enfance (un seul d'entre eux aura été publié par la revue Présence africaine en 1949). Aujourd'hui quasiment tous disparus, la redécouverte de poèmes dont on sait désormais qu'ils étaient écrits selon un système bilingue (français-pulaar) et même parfois trilingue (avec l'ajout du wolof) permettrait de rendre sa place à Bakary Diallo dans l'histoire de la littérature africaine comme dans celle de la codification du passage du pulaar à l'écriture (une histoire en regard de laquelle ce dernier aura figuré une sorte de pionnier avant-gardiste).

 

 

Mélanie Bourlet, spécialiste de langue et littérature peule au sein du laboratoire Langage, Langues et Cultures d'Afrique Noire (LLACAN) du CNRS et chercheuse à l'INALCO (l'Institut National des Langues et Cultures Orientales), aidé en la circonstance par Franck Guillemain, réalisateur au service audiovisuel de l'unité Cultures, Langues, Textes du CNRS, nous invite à partager son voyage au cœur de la région du Foûta Tôro au nord du Sénégal, à la recherche de ces écrits perdus. L’objet principal du film consistera alors moins en une enquête consacrée aux raisons objectives expliquant la non publication des écrits poétiques de Bakary Diallo (on comprend cependant que l'époque des décolonisations n'aura certes pas été favorable au ton supposé a-critique ou homogène au paternalisme colonial de Force-Bonté) qu'en la quête erratique d'un manuscrit introuvable intitulé M'balam du nom du village de l’enfance du poète, M'Bala. A la faveur d'une mémoire orale partagée par les proches de l'auteur à l'instar de ses enfants Cira et Aziz, la chercheuse parvient peu à peu à dessiner les contours de l’œuvre poétique de Bakary Diallo.

 

 

Mélanie Bourlet cherchait une parole écrite, manuscrite ou tapuscrite, elle est finalement tombée sur une voix enregistrée dont la persistance spectrale est mise en scène selon un principe de mécanique ondulatoire (ce serait dans le film le sens des fondus-enchaînés). La parole poétique conservée sur bande magnétique par Aziz est envisagée en fonction des ondes qu'elle produit encore, induisant alors par le biais des personnes en chemin rencontrées des effets d'incarnation (via le corps de nouveaux récitants) comme de représentation (avec la remise en scène collective de la venue au village natal du président Senghor en 1971 reconnaissant d'ailleurs en Bakary Diallo une incarnation exemplaire de cette « négritude » dont il s'était fait le chantre – même si l'on pourrait s'étonner que sa fameuse Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache en langue française certes publiée en 1948 par les éditions P.U.F mais plusieurs fois rééditée depuis n'inclut pas le poème de Bakary Diallo). Cette parole fantomatique, mémoire morte réincarnée en nouvelle mémoire vive, appelle encore tantôt des exégèses et des discussions (sur le sens des poèmes récités), tantôt des comparaisons et des vérifications (entre les lieux décrits par Bakary Diallo et leur situation actuelle). Bakary Diallo n'aura certes pas, à l'exception donc de Force-Bonté, été publié de son vivant. Mais, décédé en 1978, il apparaît aujourd'hui comme l'auteur d'une œuvre poétique fantôme soutenue par la survivance technique et analogique d'une voix incorporelle d'un « acousmêtre » (Michel Chion). Ce phonogramme est la trace précieuse passant du stade de la bande magnétique conservée par Aziz aux images numériques tournées par Franck Guillemain en passant évidemment par la quête documentée de Mélanie Bourlet. Sans compter les corps conducteurs offerts par ceux des descendants, proches parents ou amis plus éloignés vivant dans le village même fondé par Bakary Diallo, tous mobilisés afin de constituer une mémoire vive qui serait en même temps un paysage redessiné à la lumière d'une voix revenue d'outre-tombe.

 

 

Cette mémoire-paysage est comme l'héritage littéralement magnétique d'une archi-écriture (celle au principe du recueil introuvable) et sa division originaire ne cesse de se disséminer, autant morte que vive, autant perdue que retrouvée, vivante parce que renaissante (la beauté secrète de Bakary Diallo – Mémoires peules, une fois le cahier des charges CNRS mis de côté, appartiendrait peut-être alors à ce que Jacques Derrida aurait pour sa part appelé sa puissance « télétechnologique » ou « échographique »).

 

 

samedi 19 novembre 2016

 

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4) La saga homérique d'Alassane Diago : 

Les Larmes de l'émigration (2009) et La Vie n'est pas immobile (2012)

 

 

(le cinéma comme la peau d'un tambour)

 

 

Les migrations possèdent deux versants structurels dont l'un est constamment ignoré par les sociétés importatrices et « consommatrices » de travailleurs étrangers qui, de fait, privilégient toujours l'autre versant, tantôt pour s'en féliciter sur un mode intégrationniste, tantôt pour en faire au contraire la base hypocrite d'un discours nationaliste et xénophobe : cette réalité sociale est biface, caractérisant la trajectoire migratoire des travailleurs étrangers, dès lors qu'en effets ils sont autant des émigrés ayant quitté leur pays d'origine que des immigrés installés dans le pays d'accueil pour ce « provisoire qui dure » dont aura décisivement parlé le sociologue Abdelmalek Sayad en rappelant à bon droit dans La Double absence (éd. Seuil-coll. « Liber », 1999) qu'il y avait moins à proprement parler des immigrés que des « émigrés-immigrés ». La mutilation blessante subjectivement de cette réalité sociale, aussi systématique pour les sociétés importatrices de force de travail étrangère qu'elle est symptomatique aussi du déni organisant la mise en concurrence de fractions salariales inégalement protégées, fait généralement couler des larmes abondantes, « des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré » (pour reprendre le titre secondaire de l'opus magnum d'Abdelmalek Sayad). Sans oublier les larmes versées par les proches parents du travailleur parti à l'étranger chercher un emploi, et qui peuvent autant s'illusionner sur le caractère provisoire d'une émigration qui risque pourtant de durer au point de se transformer parfois en imprévisible installation qu'ils souffrent également de la privation de ressources locales induites par l'immigration. On l'a compris, la surenchère dans les débats concernant l'immigration, qui serait pour les uns une chance et pour les autres un problème (mais engageant dans les deux cas un déni des hiérarchies salariales et sociales structurant l'immigration), met en conséquence de côté toutes les questions (et les figures dans lesquelles ces questions s'incarnent) relatives à l'émigration. Et cette marginalisation pour des raisons idéologiques manifeste là encore symptomatiquement les rapports inégalitaires et dissymétriques entre les sociétés d'émigration et celles d'immigration.

 

 

Pour nous, spectateurs français, qui sommes abonnés aux rhétoriques concurrentes de l'immigration, il y a un grand désir à découvrir des films privilégiant, dans un geste esthétique d'inscription toujours circonstanciée, l'autre face, minorisée et invisibilisée, des réalités migratoires, l'émigration constituant en quelque sorte le hors-champ de l'immigration. Se destiner au hors-champ autorise alors d'investir les marges sous-exposées de réalités composées d'autres dimensions qui sont quant à elles sur-exposées et ce renversement dialectique permettrait à quelques films partageant le même souci d'une « requête de dignité » (Jean-Louis Comolli) de prendre à revers politique le consensus prescrit par l'idéologie.

 

 

De la mère immobilisée par l'attente...

 

 

Voilà à quoi se serait donc attaché Alassane Diago, un jeune homme alors âgé de 25 ans à peine et en proie à la hantise d'un roman familial déchiré depuis que son père qu'il n'aura pas connu a quitté vers la fin des années 1980 le village d'Agnam Lidoubé situé dans la région du Fouta Toro au nord du Sénégal afin de trouver du travail à l'étranger. Deux éléments sont ici à relever : d'une part, cette région bordée par la rive gauche du fleuve Sénégal, avec d'un côté le Diéri et de l'autre le Walo, est également celle où vécut Bakary Diallo, le « premier écrivain sénégalais » dixit Léopold Sédar Senghor, dont l'héritage est raconté par Mélanie Bourlet et Franck Guillemain à l'occasion de leur film intitulé Bakary Diallo, Mémoires peules (2016) ; d'autre part, le village d'Agnam Lidoubé est également au centre d'un triptyque cinématographique réalisé en vingt ans par Chantal Richard, composé du court-métrage documentaire La Vie en chantier (1996), du long-métrage de fiction Lili et le baobab (2006) et du long-métrage documentaire Ce dont mon cœur a besoin (2016). N'étant depuis jamais revenu, l'absent aura alors involontairement voué sa famille à un chagrin interminable et en particulier sa compagne, la mère du réalisateur, à une attente douloureuse, alourdie par plus de deux décennies.

 

 

D'emblée, Les Larmes de l'émigration (2010) impose avec la souveraineté exemplaire d'un premier long-métrage absolument nécessaire un grand sens de la durée, déjà comme en écho à la temporalité même exigée par l'attente maternelle. Mais c'est une durée au double principe aussi d'un retour au village natal (après le temps de formation passé auprès de réalisateurs comme le sénégalais Samba Félix Ndiaye et la française Chantal Richard rencontrée sur le tournage de Lili et le baobab et saluée en générique-fin comme sa « mamanciné ») comme de la restitution patiente d'un climat et d'une épaisseur vécue appartenant à l'expérience quotidienne des habitants. Ainsi, il faut bien dix minutes pour préparer à l'avènement des premières paroles qui naissent et s'échangent entre le fils et sa mère. Et il en faut presque autant pour planter dans la terre d'Agnam Lidoubé la petite caméra sur pied permettant au réalisateur de faire pousser et déployer un magnifique plan-séquence de plus de sept minutes accordé à la sensibilité diminuée par l'attente mais cependant persévérante de la mère. La jeunesse d'Alassane Diago le pousse à entretenir une sentimentalité particulièrement émouvante en ce qu'elle se manifeste notamment par les poèmes qui, écrits à l'adresse de sa mère, de sa sœur et de son père, concluent son film, sans cependant ne jamais l'empêcher de développer un sens du cadre et de la durée, mais aussi du raccord entre les plans et de la respiration (de la « juste mesure » dirait Nazim Djemaï) au diapason de la sensibilité et des rythmes de vie filmés. Dans une allée vue en diagonale et avec une caméra au ras du sol comme dans un film de Yasujiro Ozu. Ou bien sur le seuil de la maison distinguant symboliquement le dedans de la vie domestique du dehors de la vie collective comme dans un film de John Ford (et l'on voudrait à cette occasion rappeler le rapport extrêmement fort entretenu par ces deux maîtres du cinéma avec la figure totémique de la mère).

 

 

Avec Les Larmes de l'émigration, Alassane Diago arriverait comme à l'époque des premiers films du mauritanien Abderrahmane Sissako (comme La Vie sur terre en 1998 et En attendant le bonheur en 2002) à conjuguer dans la modestie des moyens mobilisés la tragédie et l'épopée. En privilégiant en effet une perspective qui symboliquement vaudrait comme la défense par Télémaque du point de vue de Pénélope dans l'attente d'Ulysse parti et jamais revenu, son film par ailleurs témoignerait aussi de la reproduction d'un fatum moins mythique que social, autrement dit d'un destin socialement hérité de mère en fille (la sœur du réalisateur parmi d'autres femmes du village partage également le même sort).

 

 

Mais Les Larmes de l'émigration atteste aussi latéralement l'existence de frottements existant entre plusieurs devoirs assignant traditionnellement les femmes à résidence d'une attente prolongée, les conventions musulmanes arrêtant en effet une période d'attente de six mois à trois ans maximum pour les femmes mariées et délaissées par leur mari quand les habitudes coutumières d'une économie largement patriarcale semblent davantage prescrire une durée indéterminée en obligeant en conséquence ces femmes à vivre une existence matériellement précarisée et psychologiquement fragilisée. Le souci d'Alassane Diago de constituer, comme il le confie lui-même à sa mère lorsque approche la fin du film, des archives au service d'une mémoire collective offerte à sa mère et plus généralement aux femmes partageant la même condition peu documentée (notamment du côté des sociétés d'immigration), ne cesse d'être constamment soutenu par un désir de cinéma qui se manifeste encore par ce plan magnifique où la prière maternelle est partagée par son fils qui, alors en train de la filmer, tend les mains à l'intérieur du cadre en faisant de son plan le lieu même d'une adresse qui dirait en somme ceci : « voilà la femme qui en priant ce grand absent-présent qu'est Dieu prie aussi pour l'autre grand absent qu'est pour elle son mari ». On notera encore comment la mise en image change en cours de film, la fermeté des plans fixes et des panoramiques s'adoucissant au profit de plans plus rapprochés et comme tremblés, tournés à la caméra portée et passant en aller et retour du visage de la mère à ses mains en train de manipuler les effets personnels de son mari parti, traces présentes pliant dans le monde sensible les restes de l'absent – ses survivances. Dans Les Larmes de l'émigration, la mère est structuralement identifiée au champ cadré quand, à l'extérieur de ce cadre, le hors-champ appartient alors au père, toutes les images tournées par le cinéaste configurant de fait les rapports du visible et de l'invisible en fonction de cette distinction structurale. Il faudrait également mentionner cet autre plan où un soleil est au centre d'un triangle formé par des branches, comme la métaphore du « triangle d'or » du film selon lequel celui qui filme et celle qui est filmée formeraient ensemble une base dont le sommet serait celui dont on parle et que l'on ne voit pas, l'absent dont l'absence est une hantise qu'il serait peut-être moins possible de conjurer que d'en faire un grand destin de cinéma.

 

 

Quand, à la fin du film, et une fois la nuit tombée, la mère est enfin convaincue par son fils d'entonner une ritournelle en se mettant à chanter l'air « Terre de neige » évoquant le sort des hommes partis travailler dans la froidure de la France, elle se met alors à ressembler tellement à la mère de la famille de forains kazakhs de Highway (1999) de Sergueï Dvortsevoï qu'elle rend particulièrement grâce à ces puissances maternelles et prosodiques qui forment de part et d'autre des temps, des lieux et des cultures comme un immense « chant de la terre ». Un « chant de la terre » éternel (Gilles Deleuze y aurait pour sa part vu cette « univocité de l'être » qui l'aura tant passionnée) dont Les Larmes de l'émigration aurait alors servi de caisse de résonance afin que la membrane résonante des plans forme comme la peau du tambour ou le plan de consistance tympanique pour une parole féminine dont la « destinerrance » (Jacques Derrida) arriverait cependant à destination – dans les oreilles de l'absent dont la responsabilité consisterait alors à répondre à cette résonante adresse.

 

 

...à la tante mobilisée avec les femmes d'Agnam Lidoubé

 

 

Deux ans après Les Larmes de l'émigration, la saga continue avec La Vie n'est pas immobile (2013). Et, d'emblée, les échos entre les deux films expriment à la fois la poursuite d'un authentique élan cinématographique ainsi que le redéploiement circonstancié du geste esthétique en son principe (c'est par exemple un travelling-arrière qui succède dans le nouveau film à un travelling-avant ouvrant le film précédent, la répétition du retour se marquant ainsi d'un mouvement de redoublement et de reprise). On appréciera le glissement architectonique de perspective, en même temps qu'elle reste indexée sur un point de vue féminin : la mère est toujours là, présente dans le village d'Agnam Lidoubé et perpétuant la posture de l'attente mais Alassane Diago s'intéresse désormais à sa tante Houlèye Bâ dont le mari, victime d'un mal l'obligeant à tousser et cracher, est obligé de rester alité.

 

 

On admire à cette occasion le nouvel ajustement des rapports du hors-champ et du masculin dans le sens d'une plus grande proximité (l'absent n'est plus celui qui est parti mais dorénavant celui qui, derrière le mur, est au lit), ainsi que l'écho du motif du mal magique pouvant affecter l'homme et le fragiliser tout en expliquant aussi son invisibilité relative (la tante explique que son mari est victime d'un « vent sorcier » comme la mère dans le film précédent avait raconté qu'elle connaissait le sort de marabout qui aurait pu lui « rappeler » son compagnon, autrement dit le faire revenir mais – autre frottement entre pratiques traditionnelles – ses convictions musulmanes lui auront cependant interdit de recourir à cette pratique maraboutique). On est également sensible à la manière dont le conseil de village prend acte de la réalité même du film d'Alassane Diago, ce dernier en profitant alors pour interpeller personnellement la communauté villageoise en la circonstance rassemblée pour montrer que Les Larmes de l'émigration est un acte de publicité politique au sens fort du terme, destiné à rendre plus sensible les hommes au sort largement partagé des femmes dont l'attente se paie aussi du prix d'une existence réduite à n'être parfois plus que de la subsistance. A l'occasion du conseil de village, on voit que l'extrême civilité caractérisant les manières de présentation de soi ainsi que le tissu relationnel se manifeste avec une forme d'exemplarité qui appartient à la culture peule (on se souvient encore de la politesse des au revoir entre le fils et sa mère marquant la fin du film précédent). Mais aussi on remarque aussi que l'existence d'un partage hiérarchique exigeant en effet que les hommes, présentés individuellement, viennent les premiers s'installer sur les tapis en dessous du tamarinier tandis que les femmes ne viennent qu'en second et indistinctement, de fait privée de présentation individuelle. C'est alors le découpage filmique adopté par le cinéaste qui permet de comprendre comment l'acte politique en lequel consistent déjà Les Larmes de l'émigration va avec La Vie n'est pas immobile se prolonger, et même d'une certaine façon se radicaliser, la partition symbolique des places respectivement occupées par les hommes et les femmes du village aussi bien documentée que diagonalisée (le point de vue en effet privilégié par le cinéaste demande de se retrouver derrière les femmes qui sont face aux hommes – donc de nous retrouver de leur côté). Non seulement les hommes doivent au moins prendre acte de ce dont le film précédent témoignait, mais ils doivent également savoir entendre la plainte des femmes qui ont besoin d'eau, et donc de disposer du robinet existant, afin de cultiver le jardin collectif leur permettant de résister avec leurs familles à l'affaiblissement de leurs moyens de subsistance quand le mari a émigré pour travailler à l'étranger ou bien ne peut même plus travailler.

 

 

D'un film l'autre, la saga est passée de la mère immobilisée par l'attente à la tante mobilisée avec les autres femmes d'Agnam Lidoubé et la plainte ne se suffit plus d'être complainte : pour parler comme Georges Didi-Huberman, ces femmes ont décidé ensemble de « porter plainte » devant le conseil villageois et elles trouvent en la personne d'Alassane Diago un avocat militant, intervenant une nouvelle fois à l'occasion du second conseil de village pour donner avec ses moyens propres qui sont ceux du cinéma plus de résonance symbolique à la demande légitime des femmes de la communauté.

 

 

La peau de tambour des plans, c'est bel et bien le plan de consistance tympanique d'un geste de cinéma travaillé par la résonance de la parole féminine quand, du côté masculin, la civilité bégaie en lieux communs (« c'est la volonté divine ») et le temps de la prière constitue enfin le bon moyen de prendre la tangente en n'assumant pas la responsabilité dans la coupure du robinet mettant en péril le jardin féminin. Une nouvelle fois, Alassane Diago montre qu'il est particulièrement inspiré quand il arrive à faire résonner la tempête de sable soufflant avec l'ouverture et le bruyant dissensus caractérisant la parole féminine afin de marquer son hostilité face au consensus propre à la civilité masculine (la politesse est aussi une marque culturelle et cultivée de police), tout en comprenant que la coupure masculine de l'arrivée d'eau détermine un nouveau régime de parole pour des femmes devant ainsi apprendre à user de pas mal de salive afin de pouvoir faire entendre la légitimité de leurs arguments. C'est enfin – plan récurrent – celui de l'ombre du tamarinier sur le sol offrant l'ombre métaphorique d'une autorité communautaire qui ne serait en fait qu'illusion et masque ou théâtre d'ombre pour l'ordre patriarcal en ses inégalités genrées. Le surgissement authentiquement politique d'un registre d'action collectif, en pratiques jardinières comme en paroles publiques, avère ainsi la nouvelle « agency » (Judith Butler) émergeant chez les femmes d'Agnam Lidoubé ainsi capables de tirer des ressources et des façons de résister dans un environnement social plutôt défavorable. Et Alassane Diago aura plus d'une fois raconté en entretien comment cette politisation des femmes, non seulement documentée mais encore amplifiée par ses films, aura été plusieurs fois critiquée à l'occasion de la projection de La Vie n'est pas immobile dans des foyers français de travailleurs par les émigrés-immigrés originaires de cette région du Sénégal. Le grand art a toujours pour passion le dissensus exprimé dans l'action des minorités opprimées, tout en faisant que cette tournure ressortisse pleinement des moyens esthétiques exigés dans l'usage du médium privilégié. En cinéma, Alassane Diago est celui qui aura su, en passant d'un film avec sa mère à l'autre avec sa tante, transformer des larmes individuelles en eau fertilisante filtrée par la salive collective dépensée au service d'une autre politique, non plus patriarcale mais celle-là démocratique, de partage des richesses existantes comme de rapports entre les genres. Contre la triste image de l'assèchement des cultures jardinières qui appartient moins à la sécheresse climatique (forte durant les années 1970 et 1980, elle aura effectivement poussé à l'émigration-immigration) qu'au pouvoir des dominants dans la lutte de classes (de sexes) en cours, il faudra alors pour le cinéaste savoir finir sur une autre image exigeant de poursuivre la saga malgré tout. Il s'agit précisément d'un autre chant féminin qui n'est plus comme dans Les Larmes de l'émigration identifié à la ritournelle de l'attente ou la complainte, mais bel et bien désormais à l'air joyeux d'un mouvement de protestation collectif (d'une « com-motion » dirait encore Georges Didi-Huberman).

 

 

Oui, la vie n'est pas immobile, c'est d'ailleurs Houlèye Bâ qui le dit elle-même et ce dire aura été documenté, accompagné et même amplifié par la grande peau de tambour féministe tendue par un garçon à cette époque-là alors à peine âgé de trente ans. Oui la vie n'est pas immobile et la poursuite de la saga le vérifiera encore, avec un troisième film intitulé A la recherche de mon père (2015) qui réussirait dans le même mouvement à bousculer quelques clichés concernant les réalités migratoires (qui sont davantage intracontinentales qu'intercontinentales), tout autant qu'à fonder la puissance véritablement magique de la parole maternelle (puisque la mère évoque dans Les Larmes de l'émigration le Gabon où l'on découvre alors que c'est dans ce pays que s'est en effet installé son mari).

 

 

vendredi 25 novembre 2016

 

 

Pour lire la première partie, cliquer ici.


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