Actualités hollywoodiennes du Roi pêcheur

Les terres vaines du spectaculaire

A propos de "Ready Player One" et "Under the Silver Lake"

« La blessure ne peut être guérie
que par la lance qui l'a infligée »
(Parsifal, Richard Wagner)
 
Moins connue qu'Arthur et son père Uther Pendragon, Guenièvre et Viviane la Dame du Lac, les chevaliers Lancelot, Galaad et Gauvain, le magicien Merlin, la fée Morgane et son fils Mordred né de l'inceste avec son demi-frère Arthur, une figure pourtant décisive du cycle arthurien est le Roi pêcheur ou blessé. L'ultime gardien du Graal est en effet affecté d'un stigmate qui est sa signature, une blessure qui est cette infirmité si profonde qu'elle affecte tout son royaume de stérilité.


Le fait que cette blessure s'impose aux jambes ou à l'aine, selon les différentes reprises et variations ultérieures du récit qui par exemple distingue le pêcheur du blessé selon qu'ils sont père et fils, dans la suite de Chrétien de Troyes et son roman inachevé Perceval ou le Conte du Graal en 1180, en indiquerait par ailleurs sa dimension sexuelle. Roi Méhaigié en vieux français, Pellés chez Chrétien de Troyes ou Amfortas dans le Parsifal (1882) de Richard Wagner, le Roi pêcheur est le dernier chevalier d'une grande lignée héroïque attachée à veiller sur le Graal, devenu avec Robert de Boron le Saint Graal qui désigne la coupole ayant censément accueilli le sang de Jésus mort en croix. Et, tandis que sa blessure l'oblige à rester immobile et pêcher près de son château, son royaume accordé secrètement à sa douleur lentement dépérit, dans l'attente messianique que la pêche soit bonne, celle du bon chevalier qui en lui succédant sauverait le royaume de la désolation et l'infertilité (le chevalier en question aurait dû être Perceval qui, ayant échoué à deux doigts en ne posant pas la question qui aurait guéri le souverain et sauvé son royaume, repart en direction du château du Graal pour une quête à jamais suspendue par l'inachèvement du roman).


On comprendra en passant pourquoi, réalisant Apocalypse Now (1979), Francis Ford Coppola a mis dans la bouche de Marlon Brando le fameux poème de T. S. Eliot intitulé The Hollow Men – Les Hommes creux. Ou bien plutôt pourquoi le cinéaste a laissé l'acteur improviser cette récitation puisque ce poème a été composé trois années après La Terre vaine (1922), ce chef-d'œuvre de modernité où brille, parmi un écheveau dense de références artistiques et culturelles diverses comme une constellation dédaléenne, la figure du Roi Pêcheur dont le colonel Kurtz représenterait à ce titre une obscure variante moderne, reprise du Cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad.



Cryptes de la culture pop



Au carrefour des symboliques chrétiennes et celtiques, le mythe de la terre désolée, qui était autrefois nommée en vieux français « terre gaste » (du latin « gaster » qui aura notamment donné le ventre et par extension les entrailles et l'utérus), aura effectivement inspiré The Waste Land – La Terre vaine de T. S. Eliot, cette épopée moderniste en 433 vers créée sur le tas de cendres de la Première Guerre mondiale afin d'en faire pousser quelques fleurs d'espérance, depuis la variété des registres et des perspectives, dans l'entrelacs des temporalités, des citations et des narrateurs. Autant contemporain des Élégies de Duino (1912-1922) de Rainer Maria Rilke que de Ulysse (1918-1922) de James Joyce, le cycle poétique de La Terre vaine est une allégorie aux significations cryptiques si intriquées qu'elles gardent une réserve de sens que ne peut épuiser l'œuvre parfois laborieuse des significations (le sens est cette réserve, une « restance » aurait dit Jacques Derrida). Le sens comme restance serait comme cette terre fertile qui ne serait jamais désolée, jamais ratiboisée par les machinations de l'interprétation qui ne peuvent cependant résister à son appel comme aux épreuves symboliques et initiatiques qui la caractérisent.


Le sens comme restance expose ainsi que le sens reste encore à venir, notamment dans l'inspiration d'autres œuvres qui s'y ressourceront pour allégoriser un certain régime de désolation et de vanité caractéristique de la modernité. Au théâtre, c'est Le Roi pêcheur (1948) de Julien Gracq. Pour le roman, L'Enchanteur (1984) de René Barjavel, Small World – Un tout petit monde (1984) de David Lodge ou, écrit par le réalisateur Eugène Green, Un conte du Graal (2014). Au cinéma, le mythe littéraire du Roi Pêcheur de la légende arthurienne a notamment inspiré Eric Rohmer (Perceval le Gallois en 1978) et, avec un moindre souci du respect de la lettre, Terry Gilliam (The Fisher King – Le Roi pêcheur en 1991) et Steven Spielberg (Indiana Jones et la dernière croisade en 1989). On songe sur le versant télévisuel, plus qu'à Kaamelott (2004-2009) d'Alexandre Astier, à The Leftovers (2014-2017), la grande série de Damon Lindelof et Tom Perrotta qui propose, à l'instar des gravures allégoriques d'Albrecht Dürer, d'en expérimenter une ambitieuse variante contemporaine.


C'est encore le cas de deux films étasuniens parmi les plus intrigants de l'année, Ready Player One de Steven Spielberg venu du cœur de la centrale nucléaire hollywoodienne et Under the Silver Lake de David Robert Mitchell pour le versant du cinéma indépendant. Les terres vaines par eux arpentées sont celles du spectaculaire intégré et intégralement désintégrant, peuplées d'avatars du Roi pêcheur et de Perceval qui se tiennent aux deux pôles ou extrémités d'un capitalisme culturel et sémiologique qui fait des émotions esthétiques un champ ultime de valorisation toxique, dans la dévalorisation catastrophique du travail vivant. Les premiers en vivant leur souveraineté sur un mode mélancolique ou nihiliste, mais toujours consciemment apocalyptique. Les seconds en voulant percer le mystère du sens de leur vie en devenant herméneutes d'un Graal qui n'est rien tant que la vérité de la catastrophe qu'ils vivent tantôt comme une fantasmagorie compensatrice, tantôt comme un carnaval cauchemardesque.


Le Graal crypté par le Roi pêcheur pour être décrypté par Perceval expose à la fin que la culture pop mondiale cache littéralement une crypte, tombeau virtuel, pyramide réelle ou mausolée où est scellé aux côtés du cadavre des rois désolants notre enfance désolée. Mais le deuil des illusions n'induit pas pour autant l'impossible relance des illusions nécessaires, qu'un visage dans un vieux film retrouvé représentera tellement mieux que l'acquisition lucrative du jeu vidéo par son meilleur joueur.

1) Ready Player One (2017) de Steven Spielberg

 

 

 

Espèces sonnantes,

sanglantes et trébuchantes

 

 

 

Un blockbuster pop pop pop. Si l'on fait exception du ridicule finale proto-sciento de Indiana Jones et le crâne de cristal (2008), Steven Spielberg retrouve avec Ready Player One l'un de ses genres de prédilection, à savoir le film de science-fiction. Et cette adaptation virtuose d'un roman d'Ernest Cline, en succédant de quelques semaines seulement la sortie française de Pentagon Papers, viendrait prouver l'excellente santé cinématographique d'un réalisateur aussi bon dans le film d'auteur à l'ambition citoyenne qu'il reste doué dans le blockbuster saturé de pop culture au point de faire crépiter chaque œuf de pâques comme du pop-corn.

 

 

 

Pot-pourri et bidonville. Une fois consommée l'ivresse d'un feu d'artifices référentiels dont on imagine aisément qu'il aura été aussi un casse-tête juridique, Ready Player One se révèle comme une machine audiovisuelle moins dispendieuse qu'il n'y paraît, soucieuse de vérifier ce qui appartient encore au cinéma dans un régime spectaculaire surdéterminé par l'économie du jeu vidéo. Et c'est en ceci que le film de Steven Spielberg se distingue de Valérian et la Cité des mille planètes (2017) de Luc Besson. Le pot-pourri postmoderne qui crépite de clins d'œil comme des grains de maïs soufflés est servi sur le plat d'argent d'un film d'anticipation, posant en revers d'une Terre bidonvillisée l'existence censément compensatoire d'une version maximale de Second Life, OASIS, cosmos virtuel où les avatars de millions de joueurs tentent de trouver l'œuf de pâques caché au cœur de l'architecture d'un jeu dont son concepteur décédé a organisé le secret afin d'en offrir au gagnant le legs et la propriété lucrative qui lui est associée. Il n'y aurait donc plus que du côté du simulacre que le recyclage fonctionne à plein régime, tandis que le récit tient cependant à faire de sa reprise circonstanciée de la bonne vieille allégorie de la caverne platonicienne l'occasion d'un plaidoyer pro domo pour un rapport compositionnel et équilibré entre virtuel et réel. La lutte (scénarisée ici entre des joueurs authentiques et le consortium cynique qui veut s'approprier leur jeu afin de rafler un gisement unique de profitabilité) se joue en effet ici à l'intérieur du jeu comme à l'extérieur et c'est, en passant, une différence notable avec la trilogie Matrix des Wachowski comme avec la première saison de la série Westworld de Jonathan Nolan et J.J. Abrams, qui certes différemment investissent le dedans au détriment d'un dehors anémié (le réel est une peau de chagrin dans le premier cas, franchement inconsistant dans le second).

 

 

 

Trois clés pour ouvrir la caverne aux trésors. La caverne censément dorée de la VR doit être appréhendée de part et d'autre de la membrane prothétique si l'on veut en effet en percer le secret, en 35 mm. et en motion capture avec effets 3D. Et la quête qu'elle appelle s'apparente explicitement à celle du Graal pour son héros dont l'avatar se nomme Parzival entre autres possesseur parmi ses gadgets de la Sainte Grenade directement revenue de Sacré Graal des Monty Python. Après le rapprochement, dans Pentagon Papers, du carton des précieuses liasses démentant les mensonges d'État au sujet de la guerre du Vietnam avec l'arche d'alliance des Aventuriers de l'arche perdue (1981), voilà que l'on pense fortement désormais au finale arthurien de Indiana Jones et la Dernière croisade (1989) et ces auto-citations se mêleront à d'autres encore plus explicites, tel le tyrannosaure de Jurassic Park (1993), afin de souligner le privilège de cette traversée de la pop culture accomplie par l'un de ses meilleurs opérateurs (mais les vieux copains ne seront pas publiés, George Lucas évidemment mais aussi Robert Zemeckis, Richard Donner et Joe Dante). C'est le côté « travelogue » de Ready Player One qui connaît sur le plan narratif trois scansions déterminantes associées aux trois clés permettant d'accéder à l'œuf de pâques tant convoité. Première clé d'ordre générique : pour aller de l'avant, il faut se retourner et partir en arrière, et le film de science-fiction pose en effet qu'il ne saurait y avoir d'anticipation de la catastrophe sans regarder du côté du passé. Deuxième clé, plus circonstanciée : ce regard en arrière investit de façon surprenante le souvenir du Shining, le labyrinthe mental conçu d'après Stephen King par Stanley Kubrick investi ici sur le mode duplice jusqu'à l'ambiguïté, entre le respect dû au film matriciel (ses puissances de virtualités dédaléennes préfigurent ou anticiperaient aussi le dispositif du jeu vidéo) et le saccage de la référence culturelle par son absorption vidéoludique (les avatars des héros y rencontrent d'horribles zombies). Entre la citation respectueuse et le sacrilège régressif, apparaît cependant le plus important : une femme jadis aimée comme Eurydice ne reçut jamais le baiser tant espéré qui aurait sauvé de son destin l'architecte de l'OASIS en digne successeur d'Orphée. Troisième et ultime clé, autrement circonstanciée : regarder en arrière, c'est en repasser également par le souvenir du jeu vidéo Adventure pour la console Atari, autre labyrinthe contenant le premier œuf de pâques du genre et dont la révélation n'est autre que le nom de son auteur, Warren Robinett.

 

 

Le divertissement, un endettement. On s'empressera alors de reconnaître avec Ready Player One le grand film de synthèse d'un maître de la pop culture livrant l'ultime secret caché au cœur de son œuvre et qui, tenant à reparcourir de manière compositionnelle sa caverne dans le double sens de ses versants interne et externe (le cinéma comme divertissement et comme art), ne serait rien d'autre au fond que son nom (et, après tout, ce dernier n'échapperait pas au destin qui y est logé, Spielberg donnant effectivement à entendre en allemand la « montagne du jeu »). Mais le Graal enfin gagné par Parzival intéresse franchement moins, y compris en trahissant la lettre du cycle arthurien, que la révélation émouvante et différée du visage double, pour ne pas dire encore duplice, du Roi pêcheur qui en aura été le gardien. C'est le vieux concepteur et la version de lui-même enfant qui accueillent le héros dans la chambre d'un kid du début des années 1980, à l'instar des gosses de E.T. (1982) et l'un comme l'autre sont des figures jumelles partageant une tristesse infinie. Tristesse des baisers jamais donnés aux copines dans le noir de la salle de cinéma, tristesse des amours restées virtuelles et dont le déficit d'actualité aurait été dramatiquement compensé par l'investissement narcissique dans l'encyclopédisme de la culture pop ou geek et les simulacres vidéoludiques. Le court-circuit figuratif du puérilisme et du gâtisme (bien joué par Mark Rylance, interprète du ratatiné Bon Gros Géant en 2016) fonde non seulement le secret de l'OASIS compris comme cerveau et paysage émotionnel appartenant à un homme secrètement miné par une enfance fichue, mais aussi comme la vérité du monde de Ready Player One, aussi désertifiée que la terre « gaste » ou vaine (pour citer T. S. Eliot) et dont le Roi pêcheur demeure le souverain blessé. La compensation vidéoludique face à la désertification du monde se comprendra donc moins comme une contrepartie que comme une causalité aggravante, particulièrement actée ici avec la révélation que l'aliénation vidéoludique se paie avec le rachat des dettes des joueurs, le crédit fondant une économie où le divertissement n'est rien d'autre qu'un masque pour l'asservissement. La culture pop avec ses références qui trament notre enfance et ses encyclopédistes amateurs dit vertueusement une culture de masse mondialisant aussi le principe de la dette.

 

 

 

L'enfant gâté, l'entertainer gâteux. Misère symbolique des auteurs de jeux vidéo qui ont besoin d'inventer des œufs de pâques pour y loger la résonance de leur nom menacé d'oubli. Misère des maîtres de la pop culture qui font de leur culture le lit régressif d'existences jamais vécues et d'espoirs désavoués. Misère des gamers qui participent avec leurs avatars à la multiplication des simulacres en raison d'un dépeuplement non plus simulée mais bel et bien réel dont ils sont partie prenante, misère du capitalisme culturel qui carbure à l'endettement généralisé. L'enfant gâté, logé dans le corps du capitaliste gâteux, figure dans Ready Player One probablement le plus triste de tout le cinéma de Steven Spielberg (sans même parler des suiveurs comme les frères Matt et Ross Duffer, auteurs de la série télévisée un rien surestimée Stranger Things). Plus triste même que le simulacre humanoïde de A.I. (2000) dont le programme bloqué sur la simulation d'un affect maternel finissait par contenir toute la mémoire restante d'une humanité disparue il y a des milliers d'années et consignée à l'occasion d'une exploration scientifique par une espèce extraterrestre venue d'une autre galaxie. Comme souvent, malheureusement, le cinéaste échoue à tenir jusqu'au bout pareils frémissements, offrant de substituer au piège au fond hypocrite d'un premier contrat trompeur un second contrat en bonne et due forme offert en or massif au héros qui avec ses amis l'aura dignement mérité. Et ce dernier enrichi au milliard de milliard n'aura rien d'autre à proposer aux joueurs du monde entier que deux jours de repos hebdomadaires imposés dans la pratique de l'OASIS. Parce que, tout de même, on doit rendre un peu à « réalité réelle » qui nous aura quand même pas mal donné.

 

 

 

Le sang c'est de l'argent. Pourtant, il y a une signature caractéristique du simulacre vidéoludique qui persiste en symptôme : quand un avatar est blessé, son sang est immédiatement transmué en pièces sonnantes et trébuchantes. Le temps pas moins que le sang est l'argent qui coule dans les veines des rois pêcheurs protecteurs du saint Graal, cet œuf de pâques des enfants gâteux qui symbolise le sacrifice en or massif de toute enfance réelle, tuée dans l'œuf.

 

 

 

30 mars 2018

 Under the Silver Lake (2017) de David Robert Mitchell

 

 

 

Le silence de l'interprétation

(du post pourvu qu'il y ait compost)

 

 

 

Pyramides et bunkers. On se demande d'abord si l'on ne tient pas avec Under the Silver Lake un contrechamp salvateur à l'affreusement fédérateur La La Land (2016) de Damien Chazelle. Ils partagent d'ailleurs un lieu fétiche commun : l'observatoire Griffith où a été tournée la grande séquence du planétarium dans Rebel Without a Cause La Fureur de vivre (1955) de Nicholas Ray. Le troisième long-métrage de David Robert Mitchell serait d'ailleurs idéalement ce contrechamp, si parfait qu'il en serait proprement criminel : alors que La La Land est le film bien peigné d'un ravi de la crèche qui croit encore en la performativité de la machine à réussir hollywoodienne (pour peu qu'on sache lui sacrifier sans sourciller un peu d'amour vrai), Under the Silver Lake est ce film débraillé et dévergondé qui investit moins l'envers du décor qu'il sonde le cerveau malade des consommateurs du mirage de la réussite des autres. Le crime parfait consisterait en effet à reconnaître dans les saines compétitions du carriérisme méritocratique un mixte de bouffonnerie survivaliste et de millénarisme apocalyptique, qui distingue les winners réfugiés dans les bunkers en forme de pyramides et les losers qui sans le savoir auront dépensé leur vie à les construire. D'un côté du manche, il y a ceux qui savent faire décoller leur carrière en acceptant de remiser au placard le poids mort des amours inutiles quand, de l'autre côté, il y a ceux qui veulent faire décoller leur vie en lui donnant le sens que lui prodiguerait la société du spectacle mais celle-ci n'en a aucun, sinon cette vérité qui appartient au stade terminal du capitalisme culturel et des aliénations fétichistes qui le caractérisent. A la fin, les premiers finissent dans les pyramides bunkerisées d'un suicide somptuaire et programmé tandis que les seconds se transforment en loqueteux puants arpentant la terre vaine d'un mystère qui n'est tel que parce qu'il n'est pas, à moins d'être celui du néant. Vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir est effectivement approprié aux déflagrations, explosions comme implosions, charriées par la pulsion de mort capitaliste.

 

 

 

La came des signes. La La Land est le film homogène à l'idéologie festive de la « start-up nation », il a en toute logique programmatique cartonné dans le monde entier. Présenté à Cannes, Under the Silver Lake aura quant à lui bien peu convaincu. Le film est pourtant raccord avec la tertiarisation ubérisée des existences reléguées, précarisées et intoxiquées, droguées par ce trafic des signes en lequel consiste la came sémiologique du capitalisme.

 

 

 

Le spectacle intégré, intégralement désintégrant. Au Festival de Cannes, en effet, Under the Silver Lake n'a pas été sifflé mais le film n'a pas non plus soulevé un immense enthousiasme. C'est que, malgré des apparences insistantes, le film de David Robert Mitchell s'il doit être rapproché d'un film de David Lynch ressemble moins à Mulholland Drive (2001) qu'à INLAND EMPIRE (2006). Le glamour hollywoodien, même s'il bouture sur un terreau nourri du cadavre de belles plantes aspirant innocemment à briller, n'en reste pas organiquement intrigant et ses senteurs enivrent puissamment. Quand bien même elles sont exhalées par de voraces fleurs carnivores qui ne ratent aucune des mouches volant dans le périmètre de leur bouche voluptueuse. Avec INLAND EMPIRE, avec Under the Silver Lake, avec aussi Southland Tales (2006) de Richard Kelly qui aura été quant à lui un four commercial et critique, la question est celle de la survie en territoire hostile dans la banlieue même la plus proche (le quartier hype de Silver Lake à forte valeur culturelle ajoutée, située à quelques encablures de Hollywood) de ce cerveau-monde qu'est le spectaculaire intégré et intégralement désintégrant. Comment les brûlures schizophrènes d'une actrice hollywoodienne peuvent, dans le film de David Lynch, trouver à s'apaiser à la source des larmes versées par une pauvre spectatrice prolétarisée vivant à l'autre bout du monde ? Comment, chez Richard Kelly, résister à la propension apocalyptique qui traverse comme un influx nerveux le marché volatile et hyper-segmenté des identités communautaires et des rivalités mimétiques et sectaires ? Comment, pour David Robert Mitchell, cesser de croire que le délire herméneutique est cette pharmacie permettant au hipster de soigner ses addictions culturelles, en préférant notamment substituer à la place du statut anomique du consommateur la figure émancipatrice du spectateur ?

 

 

 

Des pharmaciens dealers. Tous les prescripteurs culturels peuvent bien poliment applaudir à la fête postmoderne et son festin référentiel en gerbes de feux d'artifices. L'affaire est cependant si sérieuse, pharmacologique et toxicologique, qu'elle a ici l'audace de rappeler à ceux-là que certains pharmaciens sont aussi des dealers qui s'ignorent. A cet égard, la fête postmoderne identifiée à un carnaval orgiaque hautement addictif et toxique proposée par Under the Silver Lake aura été préfigurée par des films sûrement moins enthousiasmants mais pas moins lucides sur le désastre actuel, Bringing Out the Dead – A tombeau ouvert (1999) de Martin ScorseseThe Lady in the Water La Jeune fille de l'eau (2006) de M. Night Shyamalan (piscine avec Ophélie à secourir et boîte de céréales cryptée obligent) et Smiley Face (2007) de Gregg Araki.

 

 

 

Une araignée collante. C'est plus qu'un gag : Andrew Garfield joue Sam, l'herméneute adulescent et shité, si désœuvré qu'il se jette à corps perdu dans une double quête impossible – quête orphique parce qu'il recherche une voisine du jour au lendemain disparue en passant et repassant les cercles de l'enfer du spectaculaire ; quête chevaleresque aussi parce que le Graal visé est le sens crypté d'une totalité arpentée, en compagnie d'un Roi pêcheur en guenilles, comme la terre vaine d'un complot généralisé (David Yow, singe hurleur du rock indépendant avec le groupe The Jesus Lizzard rappelle bien sûr le personnage de Robin Williams dans The Fisher King de Terry Gilliam). Sauf que la crypte en question est une pyramide peuplée de rares élus qui sont des inclus suicidaires, bâtie sur l'appauvrissement symbolique des exclus dont la vie aura été dépensée pour la construire. Le gag, ici, consiste donc en ce que l'acteur Andrew Garfield, il n'y a pas si longtemps encore l'interprète de Spider-Man pour un triptyque inachevé richement commandé par Sony afin de rivaliser avec Disney, se réveille un beau matin avec la main pleine de chewing-gum qui colle à un exemplaire de comics consacré aux exploits de l'homme-araignée. La viscosité du spectaculaire est si grande qu'un acteur n'échappe pas à ses effets d'adhésion gluante. C'est pourquoi Andrew Garfield est d'ailleurs si bon, capable d'une élasticité corporelle et faciale étonnante, faite de gestes et de tics comme des micro-bulles qui éclatent dans la foulée de tous ces ballons rouges et ces signaux électroniques synchronisant les utilisateurs de smartphones, tous expressifs de la mousse écumante, lactée et voluptueuse qu'est le spectaculaire intégré (ce milieu écumant est bien celui d'une gâterie « aphrogène » préciserait Peter Sloterdijk). L'homme-élastique qu'est Andrew Garfield sait parfaitement qu'avec son plus grand rôle à ce jour il joue sa peau à tenter de la décoller du rôle qui lui colle aux basques. Et n'est pas moins collant le chewing-gum de la méta-réflexion spéculative mâché jusqu'à sen décrocher la mâchoire par celui qui ne peut s'empêcher de voir qu'il y a des signes partout, offerts à sa seule sagacité herméneutique pour remarquer qu'ils ne peuvent pas ne pas coller entre eux. L'humain est un être imaginaire dont la passion est celle de la relation, ce pharmakon qui est à la fois remède et poison. La gâterie des signes vire à la came pour l'herméneute geek qui en brasse la mousse, le brasseur risquant de finir brassé dans la dissolution d'un bain mousseux confondant le champagne et l'acide.

 

 

 

Monnaie vivante. Under the Silver Lake est probablement un grand film malade. Mais malade à en vomir que la culture pop – cette culture de masse qui ne cesse pas d'annexer et vassaliser les cultures populaires du monde entier – ressemble à un tombeau construit par la cohorte parfois loqueteuse de ses consommateurs camés pour que des rois nihilistes puissent s'y retirer à l'occasion d'une ultime fiesta avant l'apocalypse. Un grand film malade, oui, obèse et vaniteux de toute évidence, pédant et dispendieux, évidemment (l'auteur peut citer Slavoj Žižek quand il s'agit d'identifier les paradoxes paranoïaques de la société de surveillance comme il peut jouer de l'auto-citation en intégrant la projection en plein air de son premier film). Mais un film est également syncopé comme du free jazz (et, après tout, le premier hipster est d'abord l'amateur de jazz) et puis il est carnavalesque en diable, notamment avec son pandémonium fellinien qui lui donne des airs de Cité des femmes contemporaine. Il est vrai que les filles, souvent dans la guise du trio, y sont toutes des incarnations de la « monnaie vivante » conceptualisée par Pierre Klossowski, qui s'échangent entre elles comme elles composent le bouquet voluptueux de l'équivalence prostitutionnelle généralisée (la chanson finale de R.E.M. le dit autrement, intitulée Strange Currencies). C'est à cette occasion que Under the Silver Lake n'oublie, le temps de quelques filatures hitchcockiennes soutenues par des inflexions musicales toutes en dissonances de Disasterpeace rappelant celles de Pino Donaggio, de saluer en Body Double (1984) de Brian De Palma un grand devancier dans la profanation postmoderne des sépultures du cinéma classique (le maniérisme se comprendrait alors comme une esthétique de l'explicitation de la pornographie intrinsèque à l'industrie cinématographique). Le collage sonore surréaliste de quelques jappements exprimera en passant la ventriloquie cynique des chiens qui les soumettent au maquereautage, mais aussi en sourdine la mélancolie d'un héros puéril qui ne s'est remis ni de la mort de son chien ni du départ de sa petite amie, au point de confondre en une même haine les figures de son abandon. Parallèlement, la série meurtrière des chiens trucidés scande la violence pulsionnelle des désirs allumés par celles que leurs punisseurs appellent des chiennes, perpétuellement déçus, douchés, noyés dans la piscine bleutée des promesses insatisfaites et des rêves asphyxiés. Les trois stars de Comment épouser un millionnaire (1953) de Jean Negulesco (soit Marilyn Monroe, Betty Grable et Lauren Bacall) et leur copie en forme de poupées d'enfance comme des têtes réduites ; le trio d'escort-girls ajoutant au contrat prostitutionnel une maigre plus-value hollywoodienne ; la réminiscence de Marilyn dans la piscine de l'inachevé Something Got to Give (1962) de George Cukor et son court-circuit par la couverture aquatique d'un numéro de Playboy gardé par le héros comme le fétiche de sa première masturbation : la « monnaie vivante » est bien le prix de la marchandisation intégrale des corps exemplairement féminins, tous échangeables, consommables, jetables. La « monnaie vivante » indique aussi le prix mesurant le coût exorbitant de l'indistinction entre économie libidinale et capitalisme qui ne s'arrête pas seulement au montage pop exposant l'équation de l'équivalence consumériste entre les burgers et les nichons. Une bite taillée sur le capot de la voiture de Sam par les sales du gosse du quartier le rend fou, symptomatiquement fou de reconnaître l'explicitation en forme de feed-back d'un puérilisme autrement mieux généralisé que le complot, fétichisation paranoïaque de la totalité incomprise du capital ainsi que l'a montré Fredric Jameson.

 

 

 

Dissémination masturbatoire et devenir-déchet. La dissémination des signes à décoder se parachève alors dans la dispersion écumante et masturbatoire de celui qui, les mains collantes et la bouche pleine de vomi, voudrait les convertir en or herméneutique. Et Sam d'incessamment expérimenter, entre la moufette qui lui gicle dessus, les clochards qui le dégoûtent et le coyote qui est l'accompagnateur originel lui ouvrant la voie de la régression animale, son propre devenir-déchet. C'est pourquoi on songera irrésistiblement aussi à Rester vertical d'Alain Guiraudie (2016), cette allégorie fantasmagorique des riches promesses de l'art dont la hantise est qu'elles soient également convertibles ou réversibles dans la matière infâme des lycanthropes, des parias et des sans-abris.

 

 

 

L'interprétation, le délire du sujet qui voudrait savoir. Le décodage est un déconnage pour l'oisif qui est l'improductif assumé (il vit des rentes maternelles), sauf de l'exploitation tous azimuts des signes, jusqu'au risque de l'expulsion locative et l'anomie d'une existence sans immunité, démunie. Le décryptage est le piège à con des insensés qui croient à la capture interprétative du sens quand il n'y a de vérité que celle de sa résistance au jeu de la signifiance. « N'interprétez jamais, expérimentez » aura pu conseiller le philosophe, pourtant grand lecteur de Friedrich Nietzsche. Il se trouve qu'un autre penseur tragique aura également averti qu'il n'y a pas de délire d'interprétation, puisque l'interprétation est elle-même un délire. Cette modalité discursive est symptomatique du sujet paranoïaque livré à la passion de la révélation du « grand Autre », qui est ce compétiteur participant à la guerre vaniteuse de l'interprétation, qui se jette dans la mêlée des rivalités herméneutiques et mimétiques. Il est beau alors que le hipster aspirant à être le sujet supposé savoir, si narcissique qu'il croit que le sens du monde attend de lui sa délivrance comme une princesse de conte de fée, expérimente à la fin, imprévisiblement, l'heureux désœuvrement. Le désœuvrement survient particulièrement dans la déliaison salutaire des écritures psychotiques (l'auteur suicidaire du comics interprété par Patrick Fischler, inoubliable rêveur du Winkie's dans une immense séquence de Mulholland Drive) et des lectures paranoïaques (le paranoïaque par rapport au psychotique serait alors comme la mouche attrapée par la signalétique fatale de la fleur carnivore). Et le désœuvrement est ce qui permet de retenir Sam de se perdre dans le dédale duquel il ne cessait de s'aventurer davantage, retenu de basculer dans le gouffre abyssal de l'hédonisme nihiliste en préférant les bras de la voisine d'en face (elle a l'âge de sa mère mais coucher avec elle est ce moment symbolique en ce qu'il autorise justement d'interrompre le processus incestueux et psychotique d'un « regressus ad uterum » comme l'aurait dit Mircea Eliade). Cette femme qui aura toujours été là sans jamais rien demander possède aussi un perroquet dont on ne saura d'ailleurs pas si son cri est l'imitation obscure d'une parole nécessaire mais cachée ou bien le bruit du sens lui-même – autrement dit, l'expression de la vie qui est ce reste dont l'événement résiste à toute capture réductrice par le jeu faussé de l'interprétation. La vie n'a pas de sens parce qu'elle est le sens : le cri d'un perroquet rejoint aujourd'hui, certes par des détours bien compliqués, la luge d'enfance brûlant hier à la fin de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles, premier film à faire du sens la marque fuyante d'une « restance » (Jacques Derrida) dont la crypte résiste à tous les décryptages.

 

 

 

La catabase, ce souterrain dédaléen où Orphée ressemble autant à Alice qu'à Super Mario. Under the Silver Lake s'inscrit délibérément aussi dans une grande série cinématographique, ouverte avec The Big Sleep – Le Grand sommeil (1944) de Howard Hawks et poursuivie par The Long Goodbye – Le Privé (1972) de Robert Altman qui est une autre adaptation de Raymond Chandler, The Big Lebowski (1998) de Joel et Ethan Coen et Inherent Vice (2014) de Paul Thomas Anderson d'après Thomas Pynchon. La rationalité caractéristique de l'enquête policière ne cesse plus depuis d'être effectivement obscurcie par une nébuleuse de signes dont la constellation résiste à la maîtrise du décodage et de la lisibilité interprétative. L'obscurcissement spectaculaire du monde lisible ne se poursuit plus seulement avec l'engloutissement consumériste des utopies libertaire et contre-culturelles raconté par Paul Thomas Anderson à l'aide d'une esthétique néoclassique prenant à rebrousse-poil le postmodernisme rigolard et décomplexé des frères Coen. Il se déploie désormais, dans le film de David Robert Mitchell qui serait plus contemporain que ses deux prédécesseurs, dans la dimension culturelle du capitalisme qui se comprend aussi sur le mode sémiologique – comme « sémiocapitalisme » pour parler comme Franco Berardi, lecteur de Félix Guattari. Les industries culturelles sont également celles de la production intensément circulante des signes (leur vitesse est aujourd'hui celle de la lumière et des processus électroniques), dans la subsomption réellement accentuée des émotions et des subjectivités. L'immatériel qui est le bain préféré du capitalisme sémiologique n'est pas synonyme de dématérialisation, mais de dévalorisation des anciennes configurations matérielles (on pense ici aux hangars à moitié vides des studios de INLAND EMPIRE, on reste également songeur à l'étrange entreprise des frères Coen avec Hail, Caesar ! - Avé, César ! consistant à célébrer en 2016 et avec une nostalgie appuyée la rutilance et l'efficience de la machine hollywoodienne de l'époque classique). Quatre exemples significatifs : la fête en plein air des hipsters se révèle le lendemain un cimetière rempli de déchets pour stars oubliées ; un casting attirant les plus belles fleurs du quartier se tient dans un garage minable ; un drone répète le travelling inaugural de Psycho (1960) d'Alfred Hitchcock mais pour mieux l'affadir en l'indexant sur la norme ludique et sécuritaire du voyeurisme caractéristique de la société de surveillance et de contrôle ; la grande salle à coucher du finale de 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick inspire la décoration de la pièce d'un bunker qui mène aux rayonnages réfrigérés d'un supermarché. Cette dévalorisation n'arrête en effet jamais de se vérifier au cours de la catabase dédaléenne du héros qui descend comme Orphée, comme Alice mais seulement si elle ressemble au héros des jeux vidéo de notre jeunesse Super Mario, dans le souterrain qui est autant celui de son corps que celui d'un imaginaire sans dehors ni limite, d'un cerveau dont Sam n'est qu'une connexion synaptique.

 

 

 

Les eaux mercurielles où se noie Ophélie et le ver de la marchandise fétiche. Sauf que, dans la dialectique des courtes focales et des zooms pratiqués au téléobjectif, la catabase avère que le profondeur mène au triomphe de la surface en dessous de laquelle, aussi chatoyante soit-elle (mercurielle comme le promet le « lac d'argent » du titre), il n'y a rien. Rien que la noyade des Ophélie perdues. Rien d'autre que les catacombes d'un cimetière exclusif pour riches suicidaires, construit sur l'exploitation de l'imaginaire des autres. S'impose la grande séquence musicale, comme un génial résumé de Phantom of the Paradise (1974) de Brian De Palma court-circuité par Le Magicien d'Oz, où un avatar de Phil Spector, proche du personnage du producteur et deus ex machina Earl de Darkwood de Interstella 5555 (2003) de Kazuhisa Takenouchi et Leiji Matsumoto, offre le visage obscène et grimaçant du capital caché derrière la production industrielle des tubes du monde entier – Nirvana et Pixies compris. Noyauté dans chacune de nos émotions de consommateurs culturels, s'agite le ver de la marchandise fétiche qui corrompt le fruit de l'authenticité vécue. C'est alors le souvenir profané, révélé comme artefact et doublure, comme body double inauthentique. Under the Silver Lake ne se contente pas seulement de citer Invasion of the Body Snatchers – L'Invasion des profanateurs de sépultures (1956) de Don Siegel, il en est le remake contemporain, les pieds dans l'eau de la piscine bleutée, à la David Hockney, du sémiocapitalisme.

 

 

 

De la profanation de sépulture à la relève du tombeau. Les références cryptées ne le sont donc qu'à organiser l'enterrement de première classe de nos fétiches culturels et de nos émotions esthétiques. Le cryptage n'aura été que le bouclage de la crypte. Le film de David Robert Mitchell aura certes été si peu préfiguré par ses deux réalisations précédentes (le beau teen-movie The Myth of the American Sleepover en 2010 et It Follows en 2014 en guise de variante horrifique particulièrement réussie, même s'il est doté d'une belle piscine davantage tourneurienne). Il se trouve pourtant qu'il se retient admirablement de basculer à la fin dans le nihilisme dont il aura su si bien manier l'écume aphrogène des signes connus et reconnaissables. Le post de la postmodernité n'intéresserait alors qu'à former un compost pour qu'y poussent et bouturent des fleurs autres que voluptueusement carnivores. S'impose sans forcer le désœuvrement qui se tient ici, comme dans la magnifique série télévisée The Leftovers (2014-2017) de Tom Perrotta et Damon Lindelof, dans la retenue face à la passion nihiliste des herméneutes rivalisant à prédire l'apocalypse. Cette retenue permet à Sam qui risque l'expulsion locative d'avoir une place, le temps de la diffusion de Seventh Heaven – L'Heure suprême (1927) de Frank Borzage, ce vieux film que sa mère qui adore Janet Gaynor a enregistré sur une cassette VHS et qu'elle lui a envoyée. Sam consomme-t-il une œuvre de patrimoine qui n'échapperait pas plus qu'une chanson de R.E.M., de Nirvana ou des Pixies au grand marché des émotions culturelles ? C'est que le consommateur cède le pas devant le spectateur, qui n'interprète plus rien mais regarde le visage de l'antique actrice qui joue le bonheur et qui fait de ce moment de jeu non pas une promesse susceptible d'être comme les autres insatisfaites mais l'expression même du bonheur dans ce qu'il a de plus paradoxal, désiré au risque de blesser. Et ce bonheur qui prend la figure de Janet Gaynor ne peut pas ne pas rayonner alors avec l'image de Sarah, la voisine disparue puis retrouvée qui, via une télé-conversation précédant le retour dans son tombeau pyramidal (ce même tombeau qu'un Nicolas Cage s'est fait construire dans le cimetière Saint Louis de La Nouvelle Orléans), aura montré quelques secondes fugitives le même visage du bonheur paradoxal – celui que l'on désire même s'il fait mal.

 

 

 

Silence. Il n'y a rien à interpréter mais à expérimenter le bonheur vrai, qui exige comme l'indique le langage tout aussi antique des hobos des années 1930 de ne rien faire d'autre que le silence. Deux losanges préviennent en effet de ceci : « Keep Silent ». Comme on en voit dans la série Twin Peaks de David Lynch, qui suscite tant d'élans herméneutiques de la part de ceux qui, habitant la banlieue éloignée du spectacle total, voudraient être les sujets supposés savoir décryptant le sens caché de cette totalité inclusive-exclusive qu'est le capital, fétichisé comme complot mais qui pourtant ne complote rien. Sinon, au titre d'un sujet automate, son autoreproduction sans fin en programmant notre propre fin dans la consomption terminale des ressources qui, elles, sont finies. Ce silence est à la fin celui qui, pour Sam regardant depuis l'appartement de sa vieille maîtresse la scène de l'expulsion locative se jouant de l'autre côté de la cour, appartient aux puissances d'indifférence du désœuvrement (on note en passant qu'Andrew Garfield a joué dans le dernier long-métrage en date de Martin Scorsese, réalisé en 2016 et intitulé Silence). Son sens se tenait déjà dans le mot, le tout dernier que Mulholland Drive partage expressément avec Le Mépris (1962) de Jean-Luc Godard : « Silencio ».

 

 

 

14 août 2018

Dans La Terre vaine de T. S. Eliot et les remarques critiques données par le poète lui-même, le lecteur se voit apparenté à Perceval et l'auteur au Roi pêcheur. Le Graal devient alors celui du sens de l'œuvre, qui appartient aux puissances de soin que celle-ci propose dans la relève des ruines de la culture dont les traditions ont été piétinées par le rouleau compresseur de la modernité. Dans le Parsifal de Richard Wagner, mais aussi avec son adaptation cinématographique par Hans-Jürgen Syberberg et, dans la foulée, à partir de l'analytique qu'en ont respectivement donné les philosophes Slavoj Žižek (Variations Wagner, éd. Nous, 2010) et Alain Badiou (Cinq leçons sur le ''cas'' Wagner, éd. Nous, 2010), le Roi pêcheur qui se nomme Amfortas figurerait la logique d'un ordre ancien, organique ou totalitaire qui ne peut plus fonctionner, bientôt détrôné par le plus moderne Parsifal/Perceval. La blessure au flanc du Roi pêcheur se comprendrait dès lors comme le symptôme (lacanien) d'une jouissance obscène et insensée, d'une présence vivant en excès en tant que reste persistant de la Chose maternelle malgré la circoncision opérée par l'ordre symbolique.

 

 

« La blessure ne peut être guérie que par la lance qui l'a infligée » : telle est alors la parole hégélienne ponctuant l'opéra wagnérien, telle est sa vérité pharmacologique. En effet, la guérison procède dialectiquement de la blessure. La blessure fautive n'est infligée par personne d'autre que par soi-même et c'est en puisant dans le négatif que l'on trouve de quoi assurer la nécessité d'une relève qui n'appartient plus au mécanisme des automatismes sociaux comme aux effets addictifs d'intoxication qui leur sont associés. Passer de l'accident à l'événement, c'est faire de sa blessure un destin, c'est rompre avec sa nature et ses héritages, c'est faire de l'impuissance assumée le lieu d'une puissance de suspension, de suspens et de désœuvrement.

 

 

Dans Ready Player One, le Roi pêcheur est un enfant gâté devenu entertainer gâteux qui sait bien qu'il aura été un acteur des industries culturelles ayant participé à la désertification du monde. Et, même mort et immortalisé par le mausolée de son œuvre, il n'attend plus rien sinon qu'un Perceval, titillé par les œufs de pâques disséminés dans son jeu vidéo préféré, relève la carte de ses douleurs secrètes en méritant alors la récompense lucrative de la propriété de la poule aux œufs d'or. Pour Steven Spielberg, le Roi pêcheur est l'occasion d'un émouvant autoportrait, peint par l'amuseur virtuose qui se réjouit de savoir ses spectateurs si perspicaces à son égard, mais qui ne peut pas ne pas ignorer non plus que l'entertainment est cette réalité virtuelle dont la voile compense à peine le bidonville planétaire que le monde est en train de devenir. Dans Under the Silver Lake, le hipster happé par un processus de dévalorisation symbolique croit pouvoir se relever dans la sublimation d'une quête herméneutique qui n'est rien tant qu'une intoxication à la came de la marchandise culturelle. Les signes du complot se révèlent comme les fétiches du sémiocapitalisme qui pousse les uns à se faire construire par les autres les pyramides les protégeant comme élus de l'apocalypse qui vient et dont tous sont responsables. Pourtant, il ne s'agit pas de répéter la fable cynique de l'abus de faiblesse des abonnés à la drogue de la crédulité, mais comme Alice confondue avec Super Mario faire de la catabase la traversée d'un miroir d'argent. Les non-dupes cessent ainsi d'errer quand ils expérimentent le suspens de la fuite herméneutique, découvrant la place en or qui impose la substitution rédemptrice du spectateur au consommateur. Cette place du spectateur se tient ici dans l'image d'un visage qui ne signifie rien, qui n'a aucun sens sinon qu'il est le sens d'un événement dont Janet Gaynor aura été le nom.

 

 

Le bonheur fait mal : l'image simple de ce vertigineux paradoxe n'est pas le beau masque mortuaire de la valeur d'échange, il est la trace encore visible d'une humanité qui découvre enfin que son salut tient au désœuvrement d'une pente herméneutique qui peut recouper aussi sa passion apocalyptique.


Commentaires: 0