À Belfort, dites 33

Six jours au Festival Entrevues, 2018

Première partie

Le cinéma est moins une thérapie de groupe que son art prend soin du spectateur, un par un. Le cinéma prend soin en particulier des blessures dont on ne guérit jamais, comme la blessure de vivre confondue avec celle du mourir. En ces temps mélangés d’avachissement démocratique, de fièvre réactionnaire et d’abêtissement médiatique, on peut encore aller au cinéma pour retrouver un peu de force et fourbir des armes, pour y revoir ou découvrir des films qui prennent soin de nous parce qu’ils prennent soin du monde qu’ils redonnent avec la croyance allant nécessairement avec. Parce que les films quand ils sont du cinéma sont une sensibilité qui est une pensée s’effectuant en démontage de nos réflexes machiniques, en remontage de nos désirs de tenue et de retenue, en relance de nos passions insurrectionnelles.

 

 

Faire des images est l’affaire commune et singulière d’une jeunesse immémoriale dont la vieillesse assure parfois la meilleure des gardes, en protégeant notamment de la bêtise mimétique du puérilisme et du gâtisme. Faire des images appartient donc à la jeunesse en transversale de la hiérarchie générationnelle des âges. Cette jeunesse se dirait encore mieux si l’on parlait de l’enfance comme la part la plus précieuse des enfants qui baignent dedans comme un milieu naturel qui est la part la plus secrète des adultes qui vivent dans le deuil des enfants qu’ils ne sont plus depuis la perte d’un paradis disparu. L’enfance comme le secret le mieux gardé de l’humanité qui se soignerait ainsi de son inhumanité.

 

 

C’est pourquoi on aime le Festival Entrevues qui offre sa part compétitive aux premiers, deuxièmes et troisièmes films venus du monde entier, 29 films courts et longs, fictions et documentaires sans séparation ni hiérarchisation. C’est pourquoi on salue aussi la générosité de cette 33ème édition dont les sections parallèles sont des mines d’or dédiées aux minoritaires (les seconds rôles dans le cinéma français et international, la représentation des Africains-américains dans le cinéma étasunien, le cinéma d’avant-garde expérimental). C’est pourquoi on retient encore la dimension subjective des hommages aux disparus (une « fantaisie » montée comme une revue donnée en mémoire d’André S. Labarthe, la projection du premier long-métrage du cinéaste burkinabé Idrissa Ouedraogo également décédé cette année, Yam Daabo – Le Choix en compétition en 1987) comme aux vivants (« La Fabbrica » met à l’honneur la question de la fabrication collective des premières œuvres de quelques réalisateurs parmi les meilleurs du cinéma français contemporain), qui raconte aussi une autre histoire du cinéma, plus d’une autre histoire à laquelle est désormais associé le Festival Entrevues.

 

 

Ce sont ainsi et très exactement 159 films retenus et programmés, projetés et accompagnés durant neuf jours de la fin du mois de novembre par la déléguée générale du festival, Lili Hinstin avec l’appui décisif de son équipe artistique et l’une des joies du festival consiste notamment à voir radicalement bouleversée la grille de programmation consensuelle du cinéma Pathé qui accueille l’événement depuis son lancement en 1986 sous la houlette de Janine Bazin (c’est d’autant plus vrai avec des films dynamites comme Notre agent à Harlem et Born in Flames, on y reviendra).

 

 

Cette 33ème édition est enfin la sixième mais aussi la dernière de la déléguée générale, avant son départ pour le Festival du film de Locarno dont elle organisera la 72ème édition en août 2019. Cette petite balade festivalière et fiévreuse, tout autant que diagonale et cinéphile, autorisée en la circonstance par le Centre National de la Fonction Publique Territoriale et l’association Images en bibliothèques, lui est particulièrement dédiée.

Jour 1 :

L’éclosion d’une fleur pour déclore l’idée de révolution

 

 

 

Inclus dans « Fantaisie Labarthe », la programmation « Un certain genre » conçue en hommage à André S. Labarthe, l’homme qui initia avec Janine Bazin la série Cinéastes de notre temps en 1964, Le Livre d’image de Jean-Luc Godard est l’un des grands événements cinématographiques de cette année, et déjà l’un des temps forts de cette 33ème édition (son fantôme est également visible ailleurs à Belfort, notamment dans un documentaire en compétition consacré au tournage de Film socialisme, Film catastrophe de Paul Grivas). Oui, l’un des grands films de cette année, et pas vraiment parce qu’il a reçu poliment du jury cannois une palme d’or bis pour services rendus à un art que l’industrie se force de plus en plus à reconnaître comme son âme.

 

 

Cinq parties composent ce Livre d’image au titre rilkéen, comme les cinq parties du monde ou les cinq doigts de la main. On dira comme les cinq pétales d’une rose unique en son genre, dont l’éclosion travaille à déclore en poésie l’idée de révolution depuis au moins quatre siècles. Penser avec la main préalablement posé en suivant Denis de Rougemont comme une marque essentielle de la condition humaine est, contre les réductions digitales de l’économie numérique, l’affaire des fées qui sont des sorcières ayant du doigté. Autrement dit, c’est une affaire de montage qui innerve l’art des intervalles selon un double mode conjonctif-disjonctif, à la fois rhapsodique et contrapontique.

 

 

De la Russie de 1917 aux pays du Maghreb et du Machrek en 2011, les images s’interpellent de loin en loin, parfois avec véhémence, parfois en sourdine. Et selon un montage aussi intervallaire que dialectique pour ne pas se suffire des mauvais remakes de l’Histoire voulant que les trains de la révolution cachent automatiquement les trains parallèles de la contre-révolution, de Joseph de Maistre hier à Daesh en passant – détail croustillant – par l’héritier vendéen du Puy du fou et laudateur du croisé Saint-Louis mort à Carthage, là où commence Salammbô (1862) de Gustave Flaubert.

 

 

Œuvre qui relève de la constellation vidéo située dans la traîne stellaire des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) mais en frayant désormais avec les possibilités visuelles du numérique, Le Livre d’image est l’acte de foi de l’un des plus vieux cinéastes toujours en activité, qui pense que le cinéma a tout perdu, en particulier sa chair analogique et sa dimension projective, sinon cette disposition spectrale qu’il lui reste afin de convoquer les fantômes de la révolution, hier, aujourd’hui, demain. Et quelle activité pour celui qui, quasiment soixante-cinq ans après l’inaugural Opération béton (1954), fait encore sauter avec la vigueur de l’enfance retrouvée à l’âge de la grande vieillesse les digues de l’incomparable, du dogmatisme comme de l’historicisme dès lors qu’il s’agit de suivre les crépitements aléatoires et contradictoires de la révolution.

 

 

La révolution, cet impératif catégorique qui est un événement fracturant la triste continuité du temps, ce phœnix toujours rejaillissant dans un coin de ruelle tunisienne, malgré la douche extinctrice et exterminatrice des vainqueurs de l’Histoire.

Jour 2 :

Des enfants du cinéma

 

 

 

Du côté de la compétition, précisément de la programmation « Première fictions françaises » où quatre films concourent pour le Prix Gérard Frot-Coutaz décerné par le jury Camira, Daniel fait face de Marine Atlan tient son récit d’une heure à peine dans un mouchoir de poche plié d’un côté de sentimentalisme frissonnant (un garçon de dix ans épie la nudité de sa camarade de classe et s’en mord les doigts) et de l’autre brûlé par les déflagrations du moment (on prépare en parallèle d’un spectacle musical un exercice « attentat-intrusion »). On sent la jeune réalisatrice, par ailleurs directrice de la photographie des films de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, tentée de toute évidence par la mise en place d’une ambiance aux limites de l’épouvante et du fantastique, qui commencerait avec une arabesque de caméra digne de Claude Chabrol pour se poursuivre avec une trame de conte pour enfants de l’hiver lorgnant du côté de La Classe de neige (1998) de Claude Miller d’après le roman éponyme d’Emmanuel Carrère. Mais la tentation est aussi grande, voire davantage, de faire du sentiment l’édredon remplumé des petits cœurs endoloris, ceux des enfants à qui échoient des pulsions plus grandes et ceux des adultes secrètement endeuillés (un boulanger éploré par la douleur d’un petit chat, le professeur désarmé et intérieurement fêlé), sur lesquels pèse la chape de plomb du terrorisme.

 

 

C’est là certes une belle idée du film proposant de conjoindre autour du même motif de l’effraction les premiers émois sexuels et la violence de l’époque du point de vue de l’enfance. Mais le réel dans sa dimension intrusive voit sa charge effractive et traumatique se dissoudre petit à petit dans la succession alanguie de toutes les petites mises en scène lovées dans un gymnase bien trop douillet pour s’exposer à l’angoissante hantise des grondements du dehors, pulsions de mort anti-politiques ou surgissements de désirs irrépressibles. Daniel fait peut-être face en affrontant les conséquences morales de son voyeurisme, mais bien moins le film qui se protège à l’excès de la fragilité découlant des forçages imprévisibles de l’intégrité et de l’extimité.

 

 

La « carte blanche à la Cinémathèque » accompagnée par Samantha Leroy aura permis de voir ou de revoir les premiers courts-métrages de grands maîtres comme Manoel de Oliveira, Maurice Pialat, Guy Gilles, Alain Cavalier, Jean-Daniel Pollet et Jerzy Skolimowski. Oko Wykol – L’Œil torve (1960) du cinéaste polonais, tourné à l’époque où il était encore un étudiant filoutant l’école de Łódź pour tourner en douce son premier long-métrage intitulé Signes particuliers : néant (1964), concentre ses trois minutes chrono en les dédiant à un lanceur de couteaux qui louche assis sur un cheval à bascule. L’instabilité s’impose afin de conjoindre l’humour absurde à l’érotique bizarre. Surtout, l’obsession de la médiation du projectile en préférence à tout contact direct est ce dont Jerzy Skolimowski déploiera les amples conséquences avec ses meilleurs films comme Le Départ (1967), Deep End (1970) et Quatre nuits avec Anna (2008) et Essential Killing (2011).

 

 

Les premiers courts de Guy Gilles et Alain Cavalier, Soleil éteint et Un Américain tournés en 1958, partagent respectivement l’humeur mélancolique de l’exil intérieur dont l’expression est soutenue par les légèretés techniques alors promues par la Nouvelle Vague (caméra à l’épaule, pellicule hypersensible, tournage en muet et voix-off). Un Américain donne déjà dans un certain penchant pour la réclusion volontaire et la pauvreté affrontée qui trouvera pour son auteur à s’accentuer avec le passage à la vidéo au moment de La Rencontre (1996), tandis que celui de Soleil éteint fait déjà quelques manières (montage heurté, monologues très écrits, regards-caméras) mais c’est pour ne pas tomber dans le gouffre séparant les deux cités de l’exil méditerranéen, Charybde-Alger que l’on quitte à jamais et Scylla-Paris que l’on n’habitera pas davantage. L’aîné portugais aura pour sa part mis deux années à achever Douro faina fluvial, à cheval entre le muet et le parlant, afin d’assimiler parfaitement les leçons formalistes des avant-gardes (Berlin, symphonie d’une grande ville de Walter Ruttmann en 1927 et A propos de Nice de Jean Vigo en 1930).

 

 

Le pont Louis 1er se voit ainsi déplié avec un sens géométrique et dynamique digne des tableaux de Robert Delaunay, en même temps que l’apologie du mouvement mécanique culmine plus originalement en extrayant de l’écume des vagues se brisant sur les rochers la matière cosmique d’une libido balafrant les visages des pêcheurs. Les flous exposent qu’il faut toujours se frotter les yeux dans l’enregistrement du réel qui nomme le court-circuit de son désir avec celui de l’autre (le film a soulevé l’ire du public et de la critique officielle). Le formalisme refluera cependant dans les films suivants de Manoel de Oliveira au bénéfice d’une puissante théâtralisation qui n’existe qu’au cinéma, il est également et étonnamment présent dans le tout premier court-métrage tourné en amateur de Maurice Pialat. Intitulé Isabelle aux Dombes, il date de 1951 et a été retrouvé après le décès de son auteur par la Cinémathèque (on notera que les débuts plus professionnels de Maurice Pialat sont marqués par son travail en tant qu’assistant d’Alain Cavalier sur Un Américain).

 

 

C’est un pur film fantastique tourné dans un paysage d’étangs situé au nord de Lyon, consacré à une femme fuyant à la campagne ses démons, et qui aurait bizarrement précédé Carnival of Souls (1962) de Herk Harvey et Alice ou la Dernière fugue (1977) de Claude Chabrol. Avec ses plans que l’on croirait tout droit sortis d’un film de Man Ray (la forêt solarisée), de Luis Buñuel (les cadavres d’animaux, la tête de cheval saturée de mouches) ou de Jean Cocteau (avec cet avatar féminin de Charon dont les yeux sont peints sur ses paupières), on pourrait croire à une aventure de jeunesse sans lendemain. Mais il y a déjà, certes outrancière et radicalisée, une pente hallucinatoire qui appartient de plein droit au naturalisme hard et qui sera pleinement retrouvée avec la réalisation de Sous le soleil de Satan (1987) d’après le roman éponyme de Georges Bernanos.

 

 

Peut-être que le plus beau film de ce programme est celui signé par Jean-Daniel Pollet, qui fait de son génial Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958) un morceau d’anthologie d’une inépuisable drôlerie. Drôlerie que de voir de pathétiques dragueurs écumer les guinguettes pour trouver entre deux mambos et trois cha-cha-cha chaussure à leur pied. Drôlerie que de les voir peaufiner leur stratégie et s’effondrer minablement dès qu’un regard féminin se pose sur eux. Drôlerie que de remarquer qu’il y a une petite récompense pour le mauvais dragueur à jouir par défaut en se projetant dans le reflet du meilleur dragueur qui a réussi son coup. Drôlerie de saisir à la fois la solidarité des dragueurs finement scénarisée et filmée et, sur un versant plus proprement documentaire, l’exacerbation d’une libido chauffée à blanc dont la marmite est partagée entre femmes d’ici et hommes originaires d’Afrique subsaharienne. Le portrait des bals populaires à l’acide digne de Jean Vigo vire alors à la ciné-transe de Jean Rouch.

 

 

Pendant ce temps, l’irrésistible Claude Melki, rencontré par hasard par Jean-Daniel Pollet justement dans l’une des guinguettes de la région parisienne, attend son tour, qui est moins l’affaire du dragueur comme on en croise alors chez Jacques Rozier et Jean-Pierre Mocky, que celle du danseur qui danse comme un derviche tourneur, autrement dit comme le soleil tourne autour de lui-même. Pour cela, il lui faudra attendre vingt ans et l’envolée solaire et sidérante de L’Acrobate (1976).

 

 

Enfin, dans « La Fabbrica : Les premiers films de… », L’Arrière pays (1998) de Jacques Nolot a été projeté en présence du réalisateur accompagné de sa directrice de photographie, Agnès Godard. Vingt ans après, le premier long-métrage de l’un des acteurs de second rôle parmi les plus stylés du cinéma français (on aurait d’ailleurs pu le retrouver dans la « Transversale » qui leur est consacrée) reste d’une désarmante singularité. Mélange rarissime de vergogne et de culot, L’Arrière pays n’est ni un exercice d’autofiction autorisant le pénible règlement de comptes familial, ni une variation naturaliste hard de l’agonie maternelle dans le sillage d’un Maurice Pialat. Tourné dans son village natal de Marciac dans le Gers, ce film évidemment autobiographique (le cinéaste joue son propre rôle), préfiguré par ce brouillon qu’est La Matiouette (1983) d’André Téchiné d’après sa pièce, est porté par la grâce de celui qui revient au pays en sachant justement faire coïncider revenir et retenir. Le retour ne s’évaluant en effet qu’à la hauteur de la tenue qui le caractérise.

 

 

La vergogne consiste en effet à faire du corps de Jacques Nolot celui qui avec classe absorbe les coups tout en évitant généreusement d’y répondre en les faisant se répercuter chez les autres (cet art de la rétention associé à une voix blanche ferait à cet égard davantage penser à Robert Bresson qu’à Maurice Pialat). Et le culot relève quant à lui de scènes qui bousculent la bienséance du deuil familial, en faisant remonter à la surface des plans des affects que Jaques Nolot aura mis plus de dix année à poser sur le papier avant de s’imaginer pouvoir en tirer des images. La pudeur et l’impudeur cessent alors de s’opposer catégoriquement pour entrer dans une zone troublante, où la nudité de la mère morte expose la générosité de l’actrice non professionnelle qui l’interprète, où un souvenir de curé pédophile revient comme une blague partagée entre frères, où les souvenirs mêlés du club taurin et du club de rugby exsudent de la testostérone dont l’ivresse originaire dure toujours. Où le vrai frère arrive pour une séance de coiffure puis repart en quatrième vitesse en s’excusant d’être passé (ce frère que Jacques Nolot interprétait dans La Matiouette).

 

 

Quand Jacky arrive, il plane, sa voiture ne fait aucun bruit, les travellings-avant ont la fluidité nautique du steadicam. Quand il repart, à l’inverse, le défilement de l’image est accéléré tandis que résonne Sodade de Cesária Évora. Dans l’intervalle, les secrets de famille et les filiations biaisées, l’antisémitisme de la tante et la rudesse du frère jalousant celui qui est parti du pays pour Paris, l’égarement du père et la bêtise des vieilles connaissances, tous ces affects négatifs, il aura fallu en prendre soin. Et ce soin n’appartient qu’à celui qui n’a rien oublié des manières de ce monde tout en n’en faisant désormais plus partie. Vergogne et culot, pudeur et impudeur : c’est affaire de plan, souvent de plans-séquences offerts à la qualité de jeu des non-professionnels trouvés sur place dans le village natal ; c’est encore affaire de lumière quand la nudité s’expose avec une franchise en guise de désœuvrement, en dénudement de toute obscénité. Jacques Nolot se filme souvent de trois-quart dos : c’est depuis son dos qu’il expose l’arrière pays au fondement de ce qu’il est, jusqu’à en avoir plein le dos comme Titan vaincu et porteur de la voûte céleste. Mais le dos est aussi un bouclier qui, à l’enseigne de celui d’Athéna confié à Persée, permet de regarder la Gorgone sinon son regard médusant pétrifierait.

 

 

Il suffit alors d’entendre Jacques Nolot parler de son film pour comprendre comment la considération des gens de Marciac avec lesquelles il a pu tourner L’Arrière pays aura été la seule option viable pour ne pas être victime rétrospectivement d’une sidération dont l’exil à seize ans et la montée à Paris, racontée dans J’embrasse pas (1991) d’André Téchiné, auront représenté sur le moment comme de violentes mais nécessaires solutions de survie. Oui, Jacques Nolot est un survivant, qui a survécu à l’arrière pays puisqu’il a réussi à en tirer un si beau film. Au survivant reste un fétiche, le fauteuil du père coiffeur qu’il avait emmené à Paris lors de son décès et qu’il a ramené à Marciac pour son film. Ce fauteuil que l’on revoit dans l’appartement de Avant que j’oublie (2007) est devenu depuis le trône vide autour duquel se construit l’une des plus belles œuvres du cinéma français contemporain.

Jour 3 :

Les minoritaires prennent la parole

 

 

 

Jacques Nolot a depuis L’Arrière pays poursuivi à dérouler le fil de la fiction autobiographique, avec La Chatte à deux têtes (2002) et donc Avant que j’oublie. La connivence que son deuxième long-métrage partage avec Simone Barbès ou La Vertu (1980) de Marie-Claude Treilhou est très grande, mais elle ne devra pourtant pas empêcher de souligner d’aussi grandes différences. La revisitation nostalgique d’un passé vécu d’écumeur des cinémas pornos appropriés par certains de leurs clients gays en lieux de drague homo, s’il vaut infiniment mieux que l’impasse des fétichisations rétrospectives de Yann Gonzalez, ne recoupe cependant pas tout à fait la situation d’un premier long-métrage alors capable de soumettre le rythme de l’actualité documentaire des cinémas pornos permanents à la mesure d’une théâtralité dont les développements dans la durée n’appartiennent qu’à l’art du cinéma depuis Marcel Pagnol.

 

 

Programmé dans la section « La Fabbrica : Les premiers films de... », Simone Barbès ou La Vertu est une première œuvre aussi simple d’apparence que sublime dans ses résonances, qui offre à deux ouvreuses d’un cinéma porno de Montparnasse (Ingrid Bourgoin et Martine Simonet) le soin d’être des gardiennes et des guerrières (des « guérillières » comme l'aurait dit Monique Wittig), des témoins et des passeuses des obscurcissements malheureux du temps. Il est vrai que les ouvreuses sont moins des ouvrières (comme les hardeuses dont les râles surjouées crèvent comme des bouffées délirantes à chaque passement de porte d’une salle où passe un film) que des gardiennes qui retiennent l’extension du domaine de la pornographie d’emporter ce qui reste de liberté et de libertaire dans le cinéma d’auteur de l’après-Nouvelle Vague. Les ouvreuses ouvrent littéralement un monde dont les portes se referment sur l’impossibilité du rapport (hétéro)sexuel, simulé jusqu’au carnavalesque dans la première partie du film, radicalement absent dans sa deuxième partie pour n’être plus qu’un regret étranglé dans les larmes baignant son tout dernier mouvement.

 

 

Le premier long-métrage de Marie-Claude Treilhou, à la fois riche de sa propre expérience d’ouvreuse et porté par l’énergie collective entretenue par Paul Vecchiali à l’époque de sa société de production Diagonale, est un triptyque offert à la nuit parisienne, chaque station accordée à la variété de ses ambiances musicales (la disco torve et vicieuse de Roland Vincent, le rock féministe de Josse la « nana-mec » et la Sérénade toscane de Gabriel Fauré), et dédiée à quelques-uns de ses spectres. Ceux qui survivent au petit matin comme Simone Barbès (la gouaille parisienne et revêche d’Ingrid Bourgoin la protège si fort de l’obscène) et ceux qui n’y survivent pas tout à fait (les larmes discrètes de Michel Delahaye sont un micro-tsunami d’émotions). Simone Barbès est une héroïne hawksienne ou carpenterienne, elle incarne l’allégorie de la vertu qu’il reste à l’époque de la trahison de la libération sexuelle par son simulacre marchand. En gardant avec sa première camarade le seuil du hors-champ comme on tient une position à la manière de Fort Alamo. En passant ensuite comme témoin de la faune bigarrée peuplant une hétérotopie lesbienne davantage fictionnelle.

 

 

En étant enfin l’accompagnatrice du croupier allant croupissant dans le grand noir de la solitude urbaine de Paris du reflux des révolutions sociales et politiques. Et ce n’est pas l’une des moindres beautés du film de Marie-Claude Treilhou que de donner à l’allégorie de la vertu, gardienne des sas, témoin et passeuse des autres, la figure hybride d’une titi parisienne finissant par ressembler à Charon. Et la Seine d’apparaître alors comme un nouveau Styx franchi grâce à la bienveillance gouailleuse et rieuse du nocher par les âmes en peine, exilées de l’amour des vivants dont la société ne veut plus.

 

 

Alain Guiraudie a joué un petit rôle dans Un petit cas de conscience (2002), le quatrième long-métrage de fiction de Marie-Claude Treilhou. Le cinéaste a été en compétition il y a 18 ans avec son premier moyen-métrage intitulé Du soleil pour les gueux (2000), programmé à l’instar de L’Arrière pays et Simone Barbès ou La Vertu dans la sélection « La Fabbrica : Les premiers films de… ». Le réalisateur alors âgé de 35 ans s’y est donné le rôle de Carol Izba, héros mythique d’une mythologie locale, fantaisiste et fragmentaire inaugurée par le court-métrage La Force des choses (1998) et poursuivi avec son deuxième long-métrage, Voici venu le temps (2005). Revoir Du soleil pour les gueux fait un bien fou.

 

 

Le film d'Alain Guiraudie est un bain de jouvence qui fait de quelques plateaux du Causse du Larzac coincés entre Montpellier et la Méditerranée à l’heure d’été un terrain d’expérimentation original où la fantaisie épique et le jeu de rôle grandeur nature reposent à nouveaux frais quelques invariants de la question politique. L’extrême composition dans le dessin des plans, tout autant que l’extrême stylisation des dialogues dynamisent un minimalisme contraint par l’économie réduite d’un tournage en amateur. L’arte povera convoque ainsi et sans forcer la légende médiévale et 1’imaginaire du western pour proposer de réinventer un territoire français particulier, riche en histoire mais peu représenté en raison du camérisme parisien dominant le cinéma d’auteur français.

 

 

L’ambition est grande, qui consiste à faire de ce pauvre bout de terre désertique et périphérique le support de mythologies personnelles (avec bandits d’escapade, bergers d’ounayes et guerriers d’attente ou de poursuite) frottées de mythes locaux bel et bien réels (la lutte des paysans contre l’extension du camp militaire dans les années 1970). Ce film de jeunesse aussi ludique que parfaitement maîtrisé, capable de faire du Larzac un paysage paradoxal, horizontal et circulaire à la fois, autant champ ouvert qu’espace clôturé, s’ouvre également à une scène d’amour d’une enthousiasmante franchise dédiée à la verdeur arrachée à la vieillesse. La jeunesse est belle et, comme le prouve admirablement Rester vertical (2016), elle le reste encore quand, pour un jeune cinéaste alors trentenaire n’ayant rien cédé sur son enfance, Éros redevient autant que Thanatos la préoccupation des vieux qui se redécouvrent faunes.

 

 

Parmi les belles surprises préparées par l’équipe artistique du Festival Entrevues, on retiendra notamment la programmation intitulée « Cinéma et histoire : oppressions » et consacrée à la question de « la représentation des Noirs dans le cinéma de genre ». Forte de sept films, six longs-métrages et un court-métrage, cette sélection éclectique qui court du début des années 1930 jusqu’à aujourd’hui explore la figure de l’africain-américain dans le cinéma étasunien et ses continuelles mutations en raison historique des compromis sociaux comme des agendas politiques du moment.

 

 

D’un exemple de « race movie » tel Dirty Gertie from Harlem USA (1946) de Spencer Williams comme en produisait alors Hollywood dans ses marges commerciales pour les franges ethnicisées de son public, jusqu’à ce récent carton du box-office qu’est Get Out (2017) de Jordan Peele, en passant encore par une comédie musicale méconnue et inédite en France de Spike Lee, School Daze (1988), ainsi que l’horrifique et « Southern Gothic » Candyman (1992) de Bernard Rose. Les deux films les plus originaux de cette programmation demeurent cependant Notre agent de Harlem (1973) d’Ivan Dixon et Born in Flames (1983) de Lizzie Borden, produits au moment du déclin du grand élan contestataire initié depuis la fin des années 1950, et porteurs d’incandescences révolutionnaires aussi datées qu’inactuelles. Et, partant, toujours en capacité de faire du « non-contemporain » (Ernst Bloch) le meilleur moyen de court-circuiter le contemporain.

 

 

Très différents esthétiquement l’un de l’autre, Notre agent de Harlem s’inscrivant formellement dans le genre alors en vogue de la « blaxploitation » et Born in Flames dans le registre de l’allégorie underground et militante, ces deux films ne craignent pourtant pas de porter haut et fort un désir de radicalité qu’il ne faut pas confondre avec l’extrémité comme le rappelle Marie-José Mondzain et qui se soutient d’images finales particulièrement incendiaires : émeutes raciales débouchant sur un début de guerre civile dans le film d’Ivan Dixon, destruction des tours jumelles du World Trade Center dans celui de Lizzie Borden. Projeté en 35 mm., Notre agent de Harlem, écrit et coproduit par l’écrivain Sam Greenlee d’après son roman éponyme intitulé The Spook Who Sat by the Door et publié en Angleterre en 1969, ressemble pourtant à un film de genre plutôt classique, avec son récit nourri d’expériences vécues d’initiation à l’espionnage qui finit en revanche personnelle comme dans un film de Samuel Fuller.

 

 

Mais la fable consensuelle de la discrimination positive et de l’intégration réussie trouve à se renverser en raison d’une narration vrillée par une dialectique du maître et de l’esclave (la même mais plus incarnée que dans Django Unchained de Quentin Tarantino en 2012) qui voit l’agent africain-américain de la CIA relégué aux archives retourner contre ses anciens maîtres les armes qu’il aura apprises d’eux-mêmes. Une ambiguïté à ce titre demeure : Dan Freeman a-t-il suivi l’enseignement de la CIA en sachant toujours déjà la guerre qu’il allait mener avec les Cobras en relance de l’extermination des Black Panthers ou bien cette guerre résulte-t-elle du ressentiment de qui aura cru jusqu’au bout qu’il y avait un réel intérêt à jouer le jeu de la domination raciale ? L’ambiguïté ne sera jamais levée, en marquant ainsi les contradictions d’un processus d’intégration qui rend de toutes les façons la vie impossible aux racisés, qui les sépare d’un côté du groupe dominé d’origine tout en empêchant une parfaite insertion dans le groupe dominant de l’autre côté. Les convulsions funk de la musique de Herbie Hancock et la profonde mélancolie de l’acteur stylé Lawrence Cook achèvent de donner une impressionnante facture à un traité de guérilla urbaine suffisamment bien documenté pour que le FBI en ait probablement saboté l’exploitation cinématographique.

 

 

Notre agent à Harlem est devenu depuis un film-culte qui remet à sa place le consensuel BlackKklansman (2018) de Spike Lee. Comme l’est devenu aussi mais pour des raisons différentes Born in Flames que son auteure aura mis cinq années à finaliser avec un budget de 30.000 dollars seulement. Le film projeté en 16 mm. se présente comme un audacieux mélange de science-fiction et de programme pour un féminisme radical, qui fait de New York la cité d’avenir de la social-démocratie enfin advenue aux États-Unis, mais à l’intérieur de laquelle se perpétuent pourtant les inégalités de genre, de sexualité et de race. Saturé de phraséologie incantatoire, mais aussi d’une énergie punk-rock notamment portée par les groupes Red Crayola et The Bloods, Born in Flames offre des images de braise aux thèses de l’afro-féminisme d’Angela Davis et du lesbianisme radical de Monique Wittig, tout en anticipant les débats théoriques de l’intersectionnalité promue par Kimberlé Williams Crenshaw à la fin des années 1980. Important également pour des théoriciennes de la pensée queer se frottant au cinéma comme Teresa de Lauretis, le premier film de Lizzie Borden est cet objet singulier parce qu’il jouit aussi de plusieurs paradoxes.

 

 

Parce qu’il est tourné par une réalisatrice « blanche » respectueuse de la spécificité des rapports sociaux de domination (on découvre ainsi qu’elle a changé de nom en prenant celui d’une femme qui assassina ses parents à coup de hache en 1892). Parce qu’elle imagine en plein ère reaganienne la victoire du socialisme tout en faisant de cette utopie de science-fiction une victoire à la Pyrrhus tant que régnera dans les têtes la hiérarchisation des fronts de lutte distinguant les contradictions principales des contradictions secondaires. Dans ses meilleurs moments relevant du montage feuilleté de couches médiatiques éclatant les points de vue et polarisés par le parallélisme de deux radios féministes pirates, l’une « noire » (Phoenix Radio) et l’autre « blanche » (Radio Ragazza), Born in Flames pourrait ressembler à une sorte de variante féministe radicale d’un film de Robert Kramer, Chris. Marker ou Peter Watkins, qui sait la guerre contre l’hétérosexisme devoir continuer même après l’abolition du capitalisme.

 

 

L’actualité intempestive de films aussi inactuels que Notre agent à Harlem et Born in Flames pourrait alors tenir à ceci : le second montre d’une part que Kathryn Bigelow a bien mal vieilli depuis sa jeunesse rebelle et d’autre part que la destruction du World Trade Center aura été un réjouissant fantasme progressiste avant d’être un horrible passage à l’acte fondamentaliste islamiste ; le premier fait d’un film apparemment commercial un appel à la poursuite de la contestation sociale que trahissent toutes les fictions contemporaines n’ayant pas d’autre programme qu’un antiracisme vertueux et institutionnel.

 

 

Pour lire la seconde partie, cliquer ici.

 

 

 

19-24 novembre 2018


Commentaires: 0