"Warda – Une rose ouverte" (2019) de Ghassan Salhab

La Joconde

« Voici l'heure du discours de Rosa, son chant du cygne.

Mais qu'a-t-elle donc ? Tous regardent ce petit bout de femme.

Ils la regardent, avec amour et émotion, même ceux qui ne sont pas d'accord avec elle.

Ils savent qu'elle est la flamme qui brûle pour eux depuis des décennies. »

(Alfred Döblin, Novembre 1918. Une révolution allemande : Karl & Rosa,

tome IV, éd. Agone-coll. « Marginales », 2009 [1949-1950 pour l'édition originale], quatrième de couverture)

 

 

« Rosa rosa rosam
Rosae rosae rosa
Rosae rosae rosas
Rosarum rosis rosis
 »

(Jacques Brel, « Rosa », 1962)

 

 

« Je refuse les roses définies dans le dictionnaire ou citées dans un recueil de poésie –

les roses poussent dans le bras d'un paysan et le poing d'un travailleur,

elles éclosent dans la blessure d'un combattant et sur un front rocheux »

(Christian Ghazi, Cent visages pour un seul jour, 1971)

 

 

Quoi qu’en dise la chanson populaire, ici, Rosa ne s’associera pas au plus vieux tango du monde, celui des têtes blondes, des forts en thèmes et du temps des zéros. Rosa ne nommera pas la rengaine latinisante des enfances piquées au vif par les épines de l’ordre scolaire, mais la ritournelle qui redonne du rose aux joues flétries par les morsures du temps. Rosa est la ritournelle dont le rhizome pousse entre les roues dentelées de la rengaine, une herbe folle enroulée dans l’un des noms secrets de la crypte logée dans le cœur blessé d’un vivant qui n’ignore pas qu’il est un survivant. Et son air vif pince les oreilles autant qu’il soulève la poitrine de son porteur orphique et luciférien, revenu d’un voyage d’hiver pour y faire entendre dans toutes ses déclinaisons la clameur des enthousiasmes d’une incorruptible jeunesse. Une rose ouverte est un lamento rescapé du naufrage, c’est une rose sauvée du désastre comme le lamento réchappé de l’opéra perdu de Claudio Monteverdi d’après un poème d’Ottavio Rinuccini, L’Arianna.

 

 

« O Thésée, ô mon Thésée, Oui, je veux te dire mien car tu es à moi, Bien que tu fuies, cruel, loin de mes yeux. Retourne-toi, mon Thésée ! Retourne-toi, Thésée, ô Dieu ! Retourne-toi pour revoir celle Qui a quitté pour toi sa Patrie et son Royaume, Et qui, restée sur ces sables, Proie de fauves sans pitié et cruels, Laissera ses os dénudés ! ».

 

 

Rosa la rose ouverte comme un cœur opéré peut l’être c’est Rosa Luxemburg revenue dans le poème en prose de ses lettres de prison. La rose aux lèvres, Rosa Luxemburg est un ange de Paradis sauvé de l’enfer des bourrasques de l’Histoire, ses écrits comme des battements d’ailes, comme un poudroiement de pétales dont le nectar se goûte depuis le bouquet de sa pensée révolutionnaire et de de sa sensibilité épidermique. Rosa Luxemburg est une fleur de sommeil comme la rose qui hante les rêveries mélancoliques de William Butler Yeats amoureux de Maud Gonne à qui il offre Le Vent dans les roseaux (1899), comme la fleur bleue de Novalis ou celle de Samuel Coleridge qui a fait rêver Jorge Luis Borges jusqu'à ponctuer le finale dantesque des Histoire(s) du cinéma. Rosa la rose ouverte est une Ariane et il lui faut bien un Thésée pour en suivre dans le dédale des dislocations du monde le fil qui remonte jusque dans la caverne de ses petites oreilles. Et ainsi retrouver depuis les lèvres de ses pages écrites comme des traces de pas laissées dans la neige le bouton de rose en promesse à peine perceptible du moindre refleurissement, dont l’adresse vaut pour tout le monde comme pour personne. Ainsi s’expose Une rose ouverte dont la composition florale est une élégie universellement dédiée à une « rose de personne ».

 

 

« Un rien / nous étions, nous sommes, nous / resterons, en fleur : / la rose de rien, de / personne. » (Paul Celan, « Psaume », La Rose de personne, 1963).

 

 

Faire sauter la ligne fortifiée

(et libérer la dernière femme)

 

 

Un canal, un pont, il neige doucement et cette douceur est un mensonge. Entrecoupées de noirs comme des battements d’ailes ou de paupières, ce sont des vues urbaines comme légèrement appesanties, l’hiver berlinois soumis à un ralentissement des durées qui corrodent la mollesse floconneuse de paysages endormis. Précédé par un vif halètement, un chien passe latéralement, qui court dans le sens contraire du canal. L’animal surprend autant qu’attrape le regard cette petite masse brunâtre qui alourdit vers la gauche l’écoulement de la rivière qui appartient à la Sprée. Comme une mare de sang ou un cadavre. Le nom de Goethe passe dans la prose de la prisonnière et l'auteur du Traité des couleurs (1810) qui pose que le blanc est la synthèse de toutes les couleurs aiderait dès lors à voir jusqu'à l'hallucination qu'il y a du rouge imperceptiblement dans le suaire blanc de l'hiver. Au loin sonnent des cloches, leur écho étouffé dans l’épaisseur blanche de l’hiver. Pour qui donc sonne le glas ? Un prénom coulé dans le métal et fragmenté apparaît en deux temps à l’écran : RO, SA. Dans le second fragment, le métal semble tacheté, grêlé de petits trous comme des impacts de balles. Et l’eau accumulée dans les lettres de plomb d’apparaître alors comme des larmes que rien n’étanche. Il s’agit du Mémorial dédié à Rosa Luxemburg, construit à l’endroit où, après avoir été abattu à bout portant d’une balle dans la tête, son cadavre a été jeté le 15 janvier 1919 par les Freikorps, la meute des « corps francs » à la solde du ministre Gustav Noske et de son chef Friedrich Ebert afin d’écraser la direction de l’insurrection spartakiste partagée avec Karl Liebknecht, assassiné le même jour en sortant de l’hôtel Eden.

 

 

Ainsi naquit la social-démocratie allemande, dans la répression d'un soulèvement de prolétaires qui reconnaissaient dans leur destin un destin semblable aux esclaves de la Rome antique menés par Spartacus. Ainsi s’érigea la République de Weimar, sortie des flancs sanglants de la trahison socialiste et de la répression anticommuniste.

 

 

Le Mémorial en question se situe au bord du Landwehrkanal. « Landwehr » dit en allemand la « défense du pays » historiquement incarnée par des milices supplétives à l’armée prussienne dans le courant du 19ème siècle. Le mot vient cependant de plus loin encore, désignant depuis la fin du Moyen-Âge une ligne fortifiée construite à l’extérieur d’un mur d’enceinte comme un fossé ou un talus servant à ralentir la marche de l’ennemi combattu. Le Landwehrkanal nomme précisément un canal de drainage ayant permis l’évacuation dans la Sprée de l’eau des zones marécageuses présentes dans le sud de Berlin. Il semblerait pourtant que le marécage se serait reconstitué depuis, non seulement dans la décomposition des cadavres des militants révolutionnaires lâchement assassinés, mais aussi avec la liquidation des aspirations communistes noyées dans les canaux d’une guerre qui l’aura été aussi de classes. Le Mémorial est un tombeau officiel pour Rosa Luxemburg mais le monument ressaisi par l’esthétique fragmentaire en délivre l’obscure vérité, celle d’un « monumanque » comme Jacques Derrida en parle dans Glas. Rosa Luxemburg manque en effet à la place vide que lui aménage le glaçant monument, ce sépulcre hypocrite dont la massivité de Minotaure répète l’écrasement. Rosa Luxemburg est une absence au sens d’une survivance, son spectre rôde, sa hantise magnétise même imperceptiblement elle demeure encore une énigme comme la Commune selon un mot fameux de Marx aura été un sphinx pour la bourgeoisie de son temps. C’est un grondement dans les connexions hasardeuses du dedans et du dehors, c’est un vent qui souffle où il veut et dont la présence s’écrit partout en donnant à lire pour ceux qui en ont le désir ce qui ne s’y écrit pas, dans les travellings latéraux et les surimpressions, avec les plans noirs et les pas dans la neige. Aux pas dans la neige de La Montagne (2011) qui suit Le Dernier homme (2006), désormais succèdent les pas dans la neige de Une rose ouverte dédié à celle dont on voudrait dire aussi qu’elle est « la dernière femme ». La dernière qui, comme le veut la ritournelle, est aussi la première.

 

 

C’est ainsi la mare brunâtre comme une flaque de sang qui ferait saliver un chien de garde, ce sont encore les larmes qui s’engorgent dans le creux des lettres d’un nom plombé. Il faut voir en excédant la perception, jusqu’à l’hallucination. En reconnaissant par exemple dans le chien gris courant dans le tout premier plan du film un possible braque de Weimar. Rosa Luxemburg est cette Ariane exigeant en son dédale que son Thésée se fasse voyant. L’Histoire apparaît ainsi comme cette ligne de défense fortifiée dont il faut faire sauter l’architecture pour en libérer la captive en esprit, et faire d’une rose fauchée il y a exactement un siècle notre éternelle contemporaine. C’est ainsi que Rosa Luxemburg est « la dernière femme », la dernière qui est la première puisqu’elle nomme une ritournelle se déclinant dans tous les genres « rosa, rosa, rosam, etc. ». C’est ainsi que la femme qui a vécu jusqu’à la mort sous le signe de l’idée communiste aura vécu la vraie vie qui consiste à vivre en immortel. On comprendra pourquoi Alfred Döblin, dans le quatrième tome de son grand cycle romanesque Novembre 1918. Une révolution allemande écrit en exil en 1942, compare Rosa Luxemburg à Antigone. En conséquence de quoi, le lamento peut s'apparenter aussi, dans une version profane, au genre littéraire et médiéval de l'exemplum.

 

 

Un jardin de roses défraîchies,

(Berlin, Beyrouth, Bekaa)

 

 

Rosa Luxemburg a vécu son existence en militante révolutionnaire à partir de 1890, mutilée par de nombreuses incarcérations. En juillet 1904, elle passe trois mois à la prison de Berlin-Zwickau, est incarcérée pour deux mois en juin et juillet 1907. Elle écope d’un an entre février 1915 et février 1916, puis plus d’une année entre le 9 juillet 1916 et le 10 novembre 1918, en détention administrative puis prison pour femmes de Breslau. C’est lors de ce dernier passage à la case prison qu’elle entame la rédaction de ses Lettres de prison où le commentaire à la fois élogieux et critique de la stratégie bolchevique durant la Révolution russe se suspend au profit d’autres battements offertes aux épiphanies du sensible dont les visitations sont d’imprévisibles égaiements. Ces lettres constituent un trésor aujourd’hui qu’il serait faux de considérer en faisant la part des choses consistant à séparer le bon grain des analyses de la théoricienne de l’ivraie des contemplations de la sentimentale. Car la révolution tient les ailes de son désir précisément partout, dans l’égalité des visions stratégiques et des perceptions poétiques, dans la communauté des choses de la pensée et de la sensibilité conjoignant l’esthétique et la politique jusqu’à les surimpressionner. Et le cinéaste-vidéaste impressionné par sa trajectoire lui offre alors le poème fidèle dont le bouquet avère qu’elle est une figure existentielle de l’événement.

 

 

Rosa Luxemburg survit dans les écrits qui restent, dans les lettres écrites dont les mots s’incarnent dans une voix-off féminine dont la langue est en premier lieu l’arabe (on reconnaîtra peut-être la voix de Carole Abboud, actrice de la première heure salhabienne depuis Beyrouth fantôme en 1998 et surtout Terra incognita en 2002). La parole désincarnée dans la lettre qui reste de la disparue se voit ainsi réincarnée entre deux capitales d’inégale consistance, entre Berlin très présente et Beyrouth plus mystérieuse et évanescente. Et la réincarnation par l’oreille fait sortir du tunnel intersidéral de l’Histoire l’archive astrale des luttes passées dont les spectres affleurent en tramant la surface actuelle des vitres du métro et des vitrines des banques. Comme il y a des surimpressions visuelles, il y en a des sonores, avec la langue arabe (Warda) se dédoublant avec la langue allemande (Ein geöffnete Rose), pour faire décoller le temps d’un long travelling latéral la langue survivante de l’immortelle Rosa Luxemburg. Chaque fragment de lettre récité est en effet un petit poème en prose qui constitue un baume pour la sensibilité et un salut pour l’esprit, valable hier pour l’auteure incarcérée qui tenait à la description du sensible comme à la vie, valable aujourd’hui pour ses lectrices dont le souffle prolonge ce désir en forme de persévérance. Par exemple dans le souvenir d’une histoire d’enfants et de buffles venue de Kipling, par exemple avec la description émerveillée de tous les gris dont les nuances colorent les nuages en fond de ciel bleu. Et le poème en prose en ses pétales fragmentaires insiste alors pour rappeler que chaque jour est comme une rose ouverte, un don sans pourquoi. Poussant à nos pieds, la rose ouverte attend en effet qu’on s’en saisisse pour la porter à nos lèvres gercées et humer son odeur de paradis : « Au milieu des ténèbres, je souris à la vie ».

 

 

Roses défraîchies : Une rose ouverte en présente une, plein cadre, comme on en a vu quelques autres, récemment au début de La Vallée (2014) et puis au détour de L’Encre de Chine (2016), mais toujours déjà avec l’essai La Rose de personne (2000) où, à Beyrouth, la rue Hamra est un lit de rivière dont les passages s’expérimentent avec d’inaugurales surimpressions filmiques dans un effeuillage de pétales détachés de leur corolle, comme autant de décollements diplopiques. La rose défraîchie est un emblème poétique pour le voyant au cœur blessé d’avoir eu aussi la révolution chevillée au corps. Le cinéaste est le jardinier qui en cultive l’agonie comme il cultive la sienne (il faut relire à ce titre ses Fragments du Livre du naufrage), tout en n’en cessant pas d’être disponible à la saisie de tous les épiphanies de hasard, à tous les boutons de rose de l’événement. Toutes choses égales par ailleurs, le cinéma de Ghassan Salhab serait pour aujourd’hui comme le Gôlistan du poète persan Saâdi, ce maître soufi dont le grand poème en prose datant de 1259 est composé de huit chapitres comme huit portes d’accès au Paradis (ce poème a encore récemment inspiré le beau Gûlistan, terre de roses de Zaynê Akyol). Autrement dit, il s’agirait de concevoir l’œuvre comme un « parterre fleuri », comme un « jardin de roses » et leur horticulteur rendrait hommage à la vie courte des choses qui passent et meurent sur le versant du réel, mais qui repassent et survivent, qui ne meurent pas sur le versant opposé de l’irréel et l’imaginaire. L’immortalité de Rosa Luxemburg ne se conçoit d’ailleurs qu’ainsi, comme une fiction constituante pour les fidèles sujets de l’événement qu’elle nomme : « De quelle utilité sera un bouquet de roses pour toi ? Prenez une feuille de mon jardin de roses / Une fleur dure cinq ou six jours / Mais cette roseraie est toujours délicieuse. ».

 

 

Jusqu’à la grande faille sismique que soutient la grande stase marmoréenne sortie des plis de l’harmonium de Nico, « Das Lied der Deutschen », l’hymne maudit dont on ne veut plus retenir que la troisième et dernière strophe quand la chanteuse allemande chantait aussi les deux premières, pour mémoire de la petite fille éduquée dans l’Allemagne nazie. Que serait alors devenue l'Allemagne, l'Europe, le monde, si le communisme y avait triomphé au lieu du nazisme dix ans plus tard ? L'Histoire est une fosse remplie de virtualités qui demeurent à jamais sans actualité. Les plaques tectoniques du temps sautant hors des gonds de l’Histoire font alors jaillir telle une surrection l’archive spectrale du soulèvement spartakiste et sa répression social-démocrate qui se fige dans les glaces mêlées de suie d’une toile de Gerhard Richter (l’auteur par ailleurs d’une série de tirages photographiques intitulée « Rosen » entre 1994 et 2005). Le poudroiement de l’hiver qui suit ressemble si fort alors à une pluie de cendres radioactives et la neige qui tombe donne au silence la tonalité de braises crépitantes. Et la peinture d’après photographie de valoir comme un linceul, le « Voile de Véronique » révélant l’empreinte du cadavre de Rosa Luxemburg, qui précède cette version profane du Mandylion ou de l’image d’Édesse offerte au visage éteint de Karl Liebknecht. Autant de métaphores d’inspiration bazinienne qui insistent à sauver depuis les modulations de l’image numérique faite à portée de main et de smartphone l’esthétique du moulage mortuaire héritée de l’époque argentique et analogique. Jusqu’à ce que l’énigme du visage de Rosa Luxemburg soit une image floue dont la lente mise au point relègue en surimpression les archives de propagande militaire de la Première Guerre mondiale ou bien, au contraire, en fasse jaillir l’armée révolutionnaire russe : la dernière femme est aussi la première et ce flou rappellera les usages vidéo digne de Thierry Kuntzel de la photographie du fils et de sa mère dans l’un des trois autoportraits de Narcisse perdu (2004), suivi par le portrait océanique de la mère dans 1958 (2009).

 

 

Le massacre des innocents

 

 

Abel tué par Caïn, les frères ennemis du socialisme allemand sont si proches au fond des hommes qui s’entre-tuent dans les temps mythiques de Porcherie (1968) de Pier Paolo Pasolini, dont l’image hante L’Encre de Chine en se combinant avec d’autres archives et leur montage contient la crypte d’autres épisodes révolutionnaires reliant ceux-là le Japon au Proche-Orient. Autres constellations, autres désastres, autres relèves depuis les archives du mal. Cette faille du communisme vaincu est une blessure intime dont la cicatrice signe le cinéaste qui l’aura exposée dans Mon corps vivant, mon corps mort (2003). La cicatrice en son extimité se lit dans le silence des mots écrits narrant un aveu énoncé sans sujet d’énonciation, celui d’une « dernière mission » accomplie par un « soldat de l’ombre » de l’épopée révolutionnaire du siècle passé – « Mon 20ème siècle ». L’invisible narrateur avait alors retenu pour s’orienter dans le désastre de l’obscurcissement de l’hypothèse communiste une phrase de Rosa Luxemburg, dans une langue qui n’était pas la sienne : « Au milieu des ténèbres, je souris à la vie ». Une phrase comme une boussole ou un sésame, la formule magique de l’alchimiste qui transforme le plomb en or, un mot de passe pour temps de détresse appris par cœur par son porteur jusqu’aux limites de ce que pouvait supporter l’organe de la cordialité.

 

 

Ce cœur blessé comme une rose défraîchie, c’est le « rosebud » de l’œuvre de Ghassan Salhab.

 

 

L’humeur du mélancolique ne s’originerait pas ailleurs qu’à cet endroit, dans la possibilité de la joie. Une possibilité intervallaire mais réitérée à chaque seconde égrenée par la clepsydre de tristes réalités à l’enseigne métonymique et métronomique des horloges du capital.

 

 

Berlin, Beyrouth : Une rose ouverte s’est composé au milieu, dans l’écart parallactique de la politique et de l’esthétique, dans la conjonction disjonctive des compositions et des décompositions, dans l’impromptu des signes et le nomadisme des images. Comme le Japon s’infiltrait au Liban avec cet autoportrait chinois qu’est L’Encre de Chine, l’Allemagne et le Liban se surimpressionnent désormais dans ce portrait de la femme énigmatique en composant un autre fragment de géographie affective depuis la décomposition des enchaînements chronologiques et des attaches territoriales. À Berlin, le Japon passe comme un train revenu d’un film de Yasujiro Ozu pour faire que le dur molaire des structures de fer se soumette au devenir moléculaire de l’impermanence. À Berlin encore, le plan fixe des ruines de l’époque industrielle fait écho au travail d’archivage photographique de Bernd et Hilla Becher, mais l’animal qui passe à la vitesse de l’éclair, écureuil ou lézard on ne sait, rappelle le cadre visuelle à sa dynamique temporelle, qui n’est visible qu’à raison de faire durer l’enregistrement sonore et visuelle sur l’exemple du cinéma de Jean-Marie Straub. À Beyrouth, la langue de Rosa Luxemburg s’expérimente dans les difficultés pratiques d’une langue qui n’est pas maternelle (il est question en sous-titre de la grand-mère maternelle de l’une des deux lectrices). La lecture est à deux voix exigeant l’incarnation de deux corps, Tatiana El Dahdah et Myriam Younes, qui se relaient en se passant le témoin de la lettre ou bien en l’assumant à deux, tandis que les bruits de travaux rendent l’affaire plus difficile encore. Et, comme le lointain glas allemand, la voix du muezzin tente dehors d’étouffer le tressage des voix en chœur, et plus encore la stridence des sirènes suivies par le fracas off de quelques hélicoptères.

 

 

Beyrouth bruyante et incivile devient cependant, dans la grâce têtue d’une lecture à deux femmes, l’idéale chambre d’échos du constat de la disparition progressive des formes de la vie animale et végétale, proportionnelle aux processus intensifs et extensifs d’urbanisation et de prolétarisation. Et cette lente disparition du paysage est encore culturelle et humaine, elle est ethnocidaire et génocidaire quand elle concerne la situation des Peaux-Rouges évoquée par Rosa Luxemburg. Les Amérindiens sont partout chez eux ailleurs que chez eux, leurs fantômes se retrouvent à Beyrouth comme on les retrouvait à Sarajevo dans Notre musique de Jean-Luc Godard (2004) ils soutiennent aussi la métaphore de l’exil palestinien (on relève en passant que le cinéaste suisse s’y portraiture en sa conclusion comme jardinier horticulteur, on note que Clint Eastwood y consent aussi dans La Mule). Filmée dans La Montagne et La Vallée, la plaine de la Bekaa, bornée à l’ouest par le Mont-Liban et à l’est par l’Anti-Liban, apparaît alors comme un terrain de chasse déchiré par des coups de feu. Et, ici comme dans Trêve (2015) de Myriam El Hajj, la chasse est alors un terrain privilégié pour continuer la guerre contre la vie par d’autres moyens. La Bekaa est un pli dans la géographie politique du Liban où se joue pour se rejouer autrement la scène néotestamentaire du Massacre des innocents qui a d’ailleurs donné lieu à un triptyque vidéo en 2010. Et les chasseurs de n’être pas moins cruels alors que les fourmis qui dévorent le scarabée dont les mutilations crèvent le cœur de Rosa Luxemburg, déjà tailladée par la disparition de l’aimé Hans Diefenbach au front en octobre 1917. Comme l’agonie de l’oiseau et l’abeille devrait faire de même pour son spectateur, respectivement dans La Vallée et L’Encre de Chine.

 

 

Le sourire de Rosa

 

 

Dans d’autres intervalles, le chien, l’écureuil ou le lézard sont dans Une rose ouverte d’imprévisibles épiphanies qui remplissent de joie, comme ces boutons de rose cultivées par Rosa Luxemburg s’émerveillant d’un papillon Citron, le cri d’un torcol ou le vol d’un bourdon (ces mêmes boutons dont on se dit aussi qu'ils hantent d'autres palpitations du sensible, récemment encore en Algérie avec Fais soin de toi de Mohamed Lakhdar Tati). La militante emprisonnée pour ses idées pacifistes et internationalistes, défavorables à la guerre mondiale mais favorables à la révolution communiste, ne tire pas comme on l’a compris de la contemplation de la nature un refuge existentiel ou un asile politique, mais y voit pour sa part la continuation esthétique d’une politique révolutionnaire pour un communisme intégral. Dans le beau souci de toutes les formes de vie au point que le communisme de valoir lui-même comme « forme-de-vie » (Giorgio Agamben).

 

 

La militante allemande incarcérée ignorait peut-être qu’elle avait alors un contemporain russe dans l’ordre de la conjonction disjonctive du poème et de la révolution, dans la composition jusqu’à l’indistinction de l’esthétique et de la politique. « Soir noir. / Neige blanche. / Vent, vent ! / Sur leurs jambes tous flanchent. / Ce vent, ce vent – / Sur toute cette sacrée terre ! » : c’est l’entame des Douze, le grand poème moderniste d’Alexandre Blok composé entre le 8 et le 28 janvier 1918, une année précédant les assassinats simultanés de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Les Douze est devenu l’emblème poétique des bolcheviques qui en adoptent la modernité esthétique reposant sur l’indistinction du vers stylisé, des césures exigées par la situation et des syncopes caractéristique de la langue parlée. Célébré par Vladimir Maïakovski et Léon Trotski, Marina Tsvetaeva et Anna Akhmatova, l’écrivain s’est éteint trois ans plus tard, disparu dans les confins d’une dépression où se seraient enchevêtrés les désillusions du bolchevisme et le malheur des famines entraînées par la guerre civile. C’est pourtant le poème qui distingue dans le mal des archives les combattants de la révolution communiste des soldats mobilisés dans la guerre impérialiste des nations, c’est encore le poème qui peut sauver l’événement révolutionnaire de ses obscurcissements ultérieurs. Les Douze et les Lettres de prison sont en effet contemporains et il est juste d’en constituer le couple sororal-fraternel poétique, dont les résonances diagonales sauvent les cœurs meurtris et les corps endoloris des vrombissements et autres assourdissements du présent.

 

 

Par exemple quand la sirène retentit dans le parc du Tiergarten en alertant que l’ordre règne. Et son écriture à l’envers dit que son règne est celui de la plus grande inversion et, partant, du plus grand désordre. Par exemple quand l’éden devient par suite d’une autre trahison le nom criminel du sang versé après l’arrestation par les militaires de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht à l’hôtel du même nom, tandis que l’assassinat du second a été perpétré au Tiergarten. L’ordre règne dans la discordance des temps, dans le pouvoir à l’état gazeux décrit par le Comité invisible qui désosse les usines pour n’en plus laisser que des ruines, dans les archives coloniales une nouvelle fois mobilisées par l’homme qui est né à Dakar deux ans avant l’indépendance du Sénégal. Dans un oiseau épinglé et trois autres empaillés dont les simulacres composent l’image de la vie animale mutilée. L’intranquillité est donc maximale, les crimes ne cessent pas d’exercer leurs sinistres exactions qui se perpétuent dans le rayonnement de leurs lumières fossiles. Le communisme a été vaincu, l’idée s’est éclipsée, ses militants plus d’une fois défaits. La constellation poétique est un bouquet de roses comme autant de correspondances offertes au passage spectral d’autres vaincus, d’autres revenants – « Roses in the Snow » chantées par Nico. C’est l’image de la fedayin, une combattante palestinienne qui ressemble comme une sœur à Anna Karina, l'un des spectres de Ici et ailleurs (1974) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville et le film lui-même est un revenant qui insiste politiquement dans le cinéma contemporain, par exemple dans Révolution Zendj (2013) de Tariq Teguia où joue d'ailleurs Ghassan Salhab (on sait également que Jean-Luc Godard partage une passion pour Rosa Luxemburg comme en témoignent Allemagne neuf zéro en 1991 et encore Le Livre d’image en 2018). C’est un chant révolutionnaire palestinien qui se branche lointainement avec la ritournelle allemande composée par Bertolt Brecht en souvenir des dirigeants spartakistes (« Auf, auf zum Kampf, zum Kampf »). Et sa ritournelle d’être entonnée par Tatiana El Dahdah dans un creux brumeux de la vallée de la Bekaa, tandis que l’arrière-plan est ce fond gris qui change de ton et dont le nuancier requiert la même attention que celle de Rosa Luxemburg observant depuis sa prison les nuages dans le ciel.

 

 

Mais, dans le passage des images au négatif, l’inversion se voit elle-mêmes inversée. Et l’inversion d’être redoublée pour être dialectisée. Et l’inversion de l’inversion de remettre à l’endroit ce que l’ordre régnant met à l’envers, en donnant à entendre dans l'effet d'amortissement de la neige d'étonnants crépitements, qui donne à voir aussi Simone Weil comme sœur jumelle de Rosa Luxemburg partie en 1936 avec son fusil l'Espagne de la guerre civile pour y rejoindre les rangs marxistes du POUM puis anarchistes de la CNT. Et puis, dans les interstices, les roses écloses des blessures cultivées par le cinéaste libanais militant Christian Ghazi avec son film rescapé de la destruction quasi-intégrale de son oeuvre, Cent visages pour un seul jour (1971). Les militants ont donc été plus d’une fois défaits, le communisme historiquement vaincu. Mais l’idée, le désir conjugué de liberté, justice et d’égalité, s’en défait-on ? La fin de L’Innommable (1953) de Samuel Beckett indique dans toute sa fragile nécessité une persévérance sur laquelle ne pas céder reste une orientation existentielle : « (…) il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. ». Cette persévérance passe encore dans l’entrelacs des éclats de l’écriture fragmentaire et intertextuelle de Jean-Marie Gleize, comme dans le travers nébuleux des ambiances cosmiques du groupe de rock The Haxan Cloak. La persévérance se dit encore dans l’hyper-lucidité d’un constat qui ne vieillit pas : « Tout est près, les pires conditions matérielles sont excellentes. Les bois sont blancs ou noirs. On ne dormira jamais ». Les mots sont d’André Breton, prélevés de son premier Manifeste sur le surréalisme (1924) et ils sont soulevés par le poudroiement électrique du groupe de rock libanais Kinematik, dans un captation fébrile qui impressionne doublement, précisément d’avoir été surimpressionnée. Rosa Luxemburg est l’Ariane qui ne demande rien d’autre à son Thésée que de se faire voyant insomniaque : pour reconnaître sa lueur dans l’obscurité pornographique du présent, il faut savoir rester éveillé pour être prêt à halluciner.

 

 

« J’étais, je suis, je serai ! »

 

 

Deux ultimes événements proposés par Une rose ouverte font halluciner jusqu’au ravissement son spectateur. L’événement c’est que son visage progressivement révélé depuis un fond d’archives militaires et révolutionnaires subisse par accumulation accidentelle de pixels une fragmentation digne du cubisme amoureux de Pablo Picasso. L’événement c’est enfin qu’à ce moment-là Rosa Luxemburg nous regarde droit dans les yeux en clignant des siens. Un clignement des yeux qui fait écho aux scansions palpébrales des plans noirs : et si le monde dans Une rose ouverte était perçue du point de vue de la disparue ? Autre fiction constituante. Pour l’insomniaque Thésée qui aime rien moins qu’halluciner, Ariane Rosa Luxemburg a alors le regard aussi énigmatique que celui de Lisa Gherardini, la Mona Lisa peinte par Léonard de Vinci.

 

 

Le communisme a été vaincu, l’hypothèse obscurcie, les militants défaits. Ils n’en demeurent pas moins des immortels quand leur vie vécue l’a été sous le signe fidèle et persévérant de l’idée – la vraie vie. Celle qui a vécu la vraie vie sous le signe de l’idée communiste peut ainsi conclure son ultime article, intitulé « L’ordre règne à Berlin », et publié dans le numéro 14 de Die Rote Fahne (« Le Drapeau rouge ») le jour précédant son assassinat : « J’étais, je suis, je serai ! ». Mona Rosa sera un sourire qui toujours dit oui à la vraie vie, elle sera la Joconde dans le poème de son élégie, Une rose ouverte à cœur ouvert.

 

 

18 février 2019


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