Des nouvelles du front cinématographique (24) : Lionel Rogosin, cinéaste et militant

Lionel Rogosin est trop peu connu pour ne pas ressentir l'urgente nécessité de voir ou revoir ses deux principaux longs métrages restaurés par la Cinémathèque de Bologne, distribués par Carlotta, et projetés en ce moment à L'Espace-Saint-Michel (Paris, 5ème) : On the Bowery (1956) et Come back, Africa (1959). Fils d'un industriel du textile, un diplôme de chimie obtenu à Yale en poche, Lionel Rogosin, né en 1924, était socialement destiné à reprendre les affaires paternelles. Pourtant, son engagement dans le corps militaire des Marines lors de la seconde guerre mondiale, et cela au nom de convictions pacifistes et antifascistes, aura déterminé chez le futur documentariste une rupture avec son destin social, fuyant les rails de la reproduction familiale lors d'une série de voyages effectués après guerre (en Europe de l'est, en Israël, et en Afrique notamment). S'il continue à travailler dans l'industrie du père jusqu'en 1954, ce n'est pas pour entretenir un héritage auquel il aurait droit, mais pour financer son appétence pour le cinéma envisagé comme regard porté sur le monde de l'invisibilité sociale, apprenant en parfait autodidacte le fonctionnement et l'emploi d'une petite caméra Bolex 16 mm. Les ravages sociaux que l'antisémitisme en Europe et le racisme en Afrique ont provoqués, et que Lionel Rogosin a constatés lors de ses multiples voyages, ont suscité chez ce dernier le désir de poser sa caméra en face de problèmes sociaux dont le cinéma étasunien habituellement fait l'économie, Hollywood étant une industrie structurellement et idéologiquement vouée au divertissement de masse. Réduire le cinéma étasunien à Hollywood est donc une grossière erreur de perception, comme le prouvent notamment les deux films de Lionel Rogosin, artiste militant posté en éclaireur avec Morris Engel (l'auteur de Little Fugitive tourné à Coney Island en 1953) de la révolution cinématographique qui se jouait à ce moment-là sur la côté est (à New York particulièrement) durant les années 1950, et dont, entre autres, Shirley Clarke, Jonas Mekas, John Cassavetes, Andy Warhol, Paul Morrissey, puis Martin Scorsese, et aujourd'hui les frères Safdie, seront les hérauts les plus connus.

 

Lionel Rogosin réalise Out en 1957 pour les Nations Unies, un court-métrage documentaire consacré au sort des réfugiés hongrois. Il a pourtant réalisé préalablement On the Bowery tourné en 1955 et sorti en 1956, une investigation remarquée dans les bas-fonds new-yorkais qui reçoit le Grand Prix du Documentaire à la Mostra de Venise. Mais cette enquête à la croisée du documentaire et de la fiction, dont l'esthétique doit autant au cinéma de Robert Flaherty qu'au néoréalisme italien, et qui est contemporaine d'essais semblables réalisés en Angleterre au même moment par les représentants du Free Cinema (tels Lindsay Anderson, Karel Reisz, et Tony Richardson), a aussi servi de préparation à un projet un peu plus ancien qui s'inscrit dans son antiracisme militant, et qui devait traiter d'un sujet brûlant et pourtant à l'époque jamais abordé, l'Apartheid. Ce sera Come back, Africa qui a reçu le Prix de la Critique au Festival de Venise en 1960. Cette même année, il ouvre à New York un cinéma art et essai, le Bleecker Street Cinema fréquenté par les futurs grands cinéastes étasuniens (tels Martin Scorsese et Francis Ford Coppola), participe avec Shirley Clarke et les frères Jonas et Adolphas Mekas à la création du mouvement cinématographique indépendant New American Cinema actif jusqu'en 1974, fonde en 1965 Impact Films, une société de production et d'édition de films indépendants alors en mal de financement et de distribution (elle dépose le bilan en 1978).

 

Militant contre la guerre du Vietnam en organisant avec l'intellectuel gallois Bertrand Russell plusieurs manifestations publiques (les British Artists' Protest et European Artists' Protest en 1965), ce dont traite son film Good Times, Wonderful Times (1966), le cinéaste milite également pour la cause des Afro-américains victimes non plus seulement en Afrique du sud mais aussi aux Etats-Unis de la ségrégation raciale (avec le triptyque Black Roots en 1970, Black Fantasy en 1972, et Wood Cutters of the Deep South en 1973, ce dernier film racontant sa production sous la forme d'une petite coopérative autogérée associant Blancs et Noirs). Un autre combat est celui du règlement pacifiste de la guerre israélo-palestinienne (avec le court-métrage Arab Israeli Dialogue tourné en 1974 après la guerre du Kippour). Lionel Rogosin aura été victime dans son pays des difficultés matérielles rencontrées par toutes les personnes pour qui la liberté n'est pas un vain mot, mais un acte objectif de résistance et d'émancipation dont témoignent encore aujourd'hui ses films. Minorisé aux États-Unis, il s'exilera en Angleterre durant les années 1980, avant de mourir à Los Angeles en décembre 2000.

Bricolages documentaires et fictions militantes



On the Bowery, d'une durée de 65 minutes, suit pendant trois journées Ray (Ray Salyer), un ouvrier du rail qui a amassé suffisamment de pécule pour passer une bonne soirée alcoolisée. Sa quête l'entraîne dans le quartier des clochards de Manhattan. A la suite d'une beuverie avec des piliers de bar rencontrés à cette occasion qui se réjouissent de pouvoir boire les coups payés par le nouveau venu (qui connaît pourtant certains d'entre eux), Ray perd connaissance et se retrouve le lendemain dépossédé de ses seuls biens contenus dans sa petite valise. La quête initiale se renverse alors en dérive dans un monde inconnu, sordide et délabré, sorte d'enfer dantesque dont le héros semble avoir les pires difficultés pour en sortir. Come back, Africa raconte pendant 95 minutes l'histoire de Zacharia (Zachria Makeba), un paysan zoulou qui fuit le chômage pour aller à Johannesburg trouver le travail nécessaire afin de subvenir aux besoins élémentaires de sa famille. Multipliant les tentatives et les petits boulots (mineur, puis domestique, garagiste, serveur, ouvrier du bâtiment) qui témoignent de la violence sociale et raciale dont la société sud-africaine est toute entière innervée, et peinant à renouveler le permis de résidence permettant de régulariser sa situation, Zacharia se résout à faire venir sa famille pour s'établir dans le ghetto de Sophiatown. Pour On the Bowery, Lionel Rogosin, qui vivait dans le quartier de Greenwich Village, a dû arpenter pendant plusieurs mois le fameux quartier, ayant trouvé en la personne de Gorman Hendricks un incontournable passeur et informateur qui apparaît d'ailleurs dans plusieurs séquences du film (il est l'homme qui vole la valise du héros). Toutes choses égales par ailleurs, Gorman Hendricks représente pour le film de Lionel Rogosin ce que "Doc" était pour l'ouvrage sociologique de William Foote Whyte, Street Corner Society (éd. La Découverte, 1995) publié en 1943 et consacré aux groupes de délinquants d'un quartier populaire de Boston largement peuplé de migrants italiens et de leurs descendants. La méthodologie adoptée de manière empirique par le cinéaste, relayant plus ou moins consciemment la méthodologie à la fois savante et pragmatiste d'un sociologue issu de l'Ecole de Chicago et promoteur de l'observation participante, manifeste la valeur sociologique de On the Bowery.

 

L'idée de filmer en caméra cachée a un temps été avancée, pour être ensuite remplacée par l'idée de tourner sans script préalablement rédigé, avec comme assistants l'écrivain Mark Sufrin et le chef opérateur Richard Bagley rencontrés dans un bar du Village. Les premiers rush collectés en juillet 1955 n'étant pas convaincants, Lionel Rogosin a mis au point un système de filmage mêlant scénarisation et improvisation (le premier élément étant surtout assuré par Mark Sufrin, le second par les acteurs non professionnels rencontrés dans la rue), le tournage se prolongeant en octobre 1955 dans des conditions techniques et économiques plus que précaires, avec des journées de travail suffisamment longues pour être obligé de travailler même la nuit. Deux montages ont été nécessaires pour aboutir à la copie finale. En 2008, la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis a sélectionné ce film pour être préservé dans le Registre National Américain au nom de son originalité esthétique et de son importance politique. Pour l'anecdote, Ray Salyer, le héros du film, a été contacté par Hollywood, mais a refusé de devenir acteur professionnel, pendant que Gorman Hendricks, décédé peu après la sortie du film (le film lui est dédié), a pu disposer après sa mort de funérailles dont le coût a été pris en charge par le cinéaste. Enfin, pour réussir Come back, Africa, Lionel Rogosin a dû mentir aux autorités sud-africaines sur la nature clandestine du film qu'il était en train de tourner, prétextant un projet de film musical sans coloration politique. C'est le premier film étasunien concernant l'Apartheid (il faudra attendre plus d'une dizaine d'années avant qu'un autre film sur le sujet soit réalisé aux Etats-Unis, mais à Hollywood cette fois-ci). Et Lionel Rogosin a tout fait (il s'est occupé du visa et des frais du voyage) pour que la chanteuse Mariam Makeba, présente dans une séquence du film (le fait qu'elle soit chanteuse a aussi permis de justifier l'étiquette musicale du film face aux autorités Afrikaners d'alors), puisse venir à la présentation du film, et ainsi profiter de l'acclamation reçue au Festival de Venise. En 2007, les fils du cinéaste décédé 7 ans auparavant, Michael et Daniel Rogosin, ont coproduit un documentaire, An American in Sophiatown, consacré à cette extraordinaire aventure cinématographique et politique.

Modernes Ulysse 

Les bas-fonds de New York ou le township de Johannesburg sont appréhendés par le cinéaste de la même façon que l’Allemagne en ruines filmée par Roberto Rossellini dans Allemagne, année zéro (1947), c’est-à-dire comme un ensemble urbain composite, ouvert et fragmentaire, hétérogène et pourtant amorphe, et qui induit la désorientation existentielle et le désarroi social. La force politique des films de Lionel Rogosin est de dénicher dans les franges urbaines des pays riches, États-Unis et Afrique du sud, ces espaces quelconques et dévitalisés qui n’abritent que désolation symbolique et déréliction sociale. Les puissances économiques et politiques, en Amérique et en Afrique, contiennent des poches d’impuissance sociale qui ne sont que la résultante d’une organisation sociale fortement inégalitaire et discriminante. C’est pourquoi On the Bowery et Come back, Africa sont portés par la même force de scandale que le critique Alain Bergala relevait déjà dans le cinéma pratiqué par Roberto Rossellini. Le regard documentaire informe, sans didactisme (aucune voix off explicative ici), nos perceptions de l’insoutenable violence du réel. Et cette brutalité scandaleuse des rapports de domination s’objective esthétiquement de la façon la plus crue, s’incarnant de la manière la plus nue dans les corps des dominés, corps hébétés par l’alcool du premier film, corps abrutis par le travail dans le second. On a déjà parlé d’enfer dantesque pour On the Bowery, on pourrait également évoquer une cour des miracles ou une nef des fous, avec ces hommes (et aussi quelques femmes, plus rares cependant) physiquement défaits par l’alcoolisme, pour beaucoup éclopés (deux guerres mondiales sont passées par là), pour d’autres assignés à ramper sur les trottoirs, aux visages affaissés, aux allures distordues, aux expressions continuellement grimaçantes, au gâtisme sans âge, aux paroles bouffées par les bafouillis et les borborygmes.

 

Il y a du Jérôme Bosch dans la peinture hallucinante du Bowery, en même temps que le film anticipe de dix ans un tableau semblable dressé par le documentariste Frederick Wiseman pour son premier long métrage tourné dans un asile, Titicut Follies (1967). Pauvres hères affalés sur les tables des bistrots ou écroulés dans la rue, rades miteux dont l’ambiance électrique est attisée par le feu des liqueurs, foyers sociaux dans lesquels s’agglutine un sous-prolétariat dépossédé du seul droit qui lui reste en société capitaliste : vendre sa force de travail. Toute la dynamique narrative de On the Bowery vise alors à rendre sensible le lent enfoncement de Ray, un jeune travailleur disposant encore de sa force de travail, et pas encore rongé par l’alcoolisme quand il arrive en début de film dans le quartier, dans les processus de l’avachissement social à l’œuvre dans cet endroit. C’est d’ailleurs ce qui rapproche aussi ce film avec son superbe devancier dans l’invention aux Etats-Unis d’un geste cinématographique indépendant, Little Fugitive (1953) de Morris Engel qui montre un enfant fugueur englué dans la toile labyrinthique et fantasmagorique du parc d’attractions de Coney Island (les deux films étant par ailleurs sous l’influence photographique des travaux de Weegee et de Dorothea Lange). Les sucreries de Coney Island comme les verres d’alcool du Bowery sont alors structuralement homologiques, en tant que poison aux effets anesthésiques, à la drogue que les Lotophages partagent avec Ulysse au cours de son errance maritime. Le documentaire est alors ici sublimé par l’épique : Ray et Zacharia sont ainsi de modernes et quelconques avatars d’Ulysse dont l’épopée homérique se déroule au cœur d’un monde désenchanté par l’oppression capitaliste. Il y a enfin du romanesque dans ces deux films, et le plus moderne qui soit, puisque l’on pense à John Dos Passos et Charles Bukowski dans le premier film, et à John Steinbeck et William Faulkner dans le second.

Ségrégation sociale et solidarités populaires


Sur un versant plus ethnographique, on sera également attentif aux logiques relationnelles qui déterminent les rapports entre les quidams du Bowery, et qui ressemblent pour partie à celles à l’œuvre dans le township de Come back, Africa. La solidarité y est effective, mais elle est soumise dans le premier film aux mouvements aléatoires de l’alcool, pouvant se dissoudre au profit d’éclairs d’égoïsme. Le groupe déjà constitué peut autant abuser de la naïveté du premier venu, qu’il peut l’aider sans y avoir trop réfléchi longtemps à ne pas tomber aux mains d’une patrouille de police ratissant les parages pour ramasser quelques clochards. Dans le second film, la solidarité est moins volatile (même si l’alcool joue son importance, sans pour autant arracher les individus à la sphère du travail), moins soumise à la temporalité d’un pur présent qui est celui d’un sous-prolétariat vivant « au jour la journée » (pour reprendre une expression du sociologue Robert Castel), plus concrète parce que la ségrégation sociale est aussi raciale, et du coup entraîne la prise de conscience minimale d’un destin commun. Cette solidarité permet concrètement à Zacharia de trouver un nouveau boulot après la perte de son ancien job, d’avoir une connaissance un peu plus grande du fonctionnement administratif tel qu’il s’objective sous la forme du permis de résidence ou du livret de travail, et de s’installer avec sa famille à Sophiatown. Pourtant, elle échoue à retenir toujours la folle violence de ceux qui, ravagés par la domination, n’ont plus dans les yeux que la lueur psychotique de l’intérêt égoïste à satisfaire, au mépris de la vie d’autrui. C’est aussi la récurrence des séquences de rixes, entre adultes comme entre enfants, les seconds imitant les premiers qui eux ne cessent pas de rejouer les scènes de leur enfance, comme si les dominés purgeaient entre eux une violence sociale intériorisée et résultant du système de l’Apartheid. En ceci, Come back, Africa anticipe Killer of Sheep (1977) de Charles Burnett, le plus grand film tourné dans le ghetto noir de Los Angeles pendant les années 1970. Zacharia fait la terrible expérience de la violence comme « fait social total » (Marcel Mauss), et ce doublement. D’abord victime de l’absurdité du système administratif (parce que son futur patron garde son livret afin d’obtenir plus rapidement une autorisation de travail, le héros sans papiers est arrêté par la police), il est dans la foulée victime de l’horreur résultant d’une violence sociale dont la résolution se traduit entre dominés (rentré du poste du police, il découvre sa femme assassinée par un homme avec qui il avait eu auparavant d’obscurs démêlés). Les deux situations, dans leur intrication logique, manifestent la puissance néfaste des structures sociales face auxquelles l’agir individuel est souvent réduit à presque rien.

 

Considérons à ce titre les fins respectives de On the Bowery et de Come back, Africa. Dans le premier film, Gorman a volé la valise de Ray selon une logique de survie individualiste, mais la vente de la montre à laquelle Ray tenait tant permet à Gorman de rendre un peu sous forme monétaire à un jeune homme qui souffre de n’avoir plus rien. Avec cet argent, Ray jure de quitter le quartier et son ambiance éthylique et mortifère. L’avant-dernier plan montre ce dernier se mettre en marche, pendant que le dernier plan, identique au premier, montre la voûte métallique du métro aérien écrasant le ciel au-dessous duquel se trouve le Bowery. La montre vendue et le retour à l’identique d’une même structure écrasante ne signalent-ils pas que Ray ne s’extraira jamais de cet « anus mundi » que représentent les bas-fonds ? Dans le second film, la découverte du cadavre de l’épouse de Ray entraîne ce dernier dans une colère comme il en existe peu dans tout le cinéma. Que voit-on ? Un homme en colère, mais dont la fureur traduite en bris de vaisselles exprime une puissance qui se donne à entendre sous la forme de pleurs d’enfant. La matière, c’est-à-dire un certain état de chose socialement matérialisé sous la forme d’objets de la vie quotidienne, neutralise la colère d’un homme affrontant sa propre impuissance à changer le cours de la vie sociale et les formes des structures qui en aliènent l’autonomie. Remarquons la vision verticale de Johannesburg tout en buildings, peut-être inspirée du New York de Jules Dassin dans Naked City (1948) qui avait également été inspiré par les photographies de Weegee, vision en opposition avec l’horizontalité du township, l’immanence réelle de la misère affrontant la transcendance illusoire de la richesse matérielle. C’est alors que Lionel Rogosin, de façon plus formellement accentuée que dans son précédent film, joue du montage parallèle, intercalant dans les plans appartenant à la séquence de la colère impuissante ceux issus de la série filmique scandant le rythme de tout le film qui montre sous le tambourinement des percussions la multitude des prolétaires racisés de Johannesburg cavalant quotidiennement en route vers le labeur. Cette ultime pointe formaliste rend compte de la prégnance des forces sociales dont la concentration semble comme attiser la fureur d’un homme ballotté par le destin social, à l’instar de Franz Biberkopf dans le Berlin de Weimar raconté dans Berlin Alexanderplatz, le grand roman d’Alfred Döblin publié en 1929.

Le documentaire pour objectiver la domination, la fiction pour se l’approprier subjectivement

 


Mais, comme le dirait Antonio Gramsci, le pessimisme de la lucidité n’empêche pas l’optimisme de la volonté. Le pessimisme lucide de Lionel Rogosin culmine dans la dernière séquence de Come back, Africa, comme dans cette séquence extraordinaire de On the Bowery où une beuverie, filmée dans avec un sens de la durée qui anticipe les séquences de bal dans les premiers films tchécoslovaques de Milos Forman, dérive dans une vision baroque délirante à forte charge hallucinatoire dont on retrouvera des traces dans les plans documentaires des rues newyorkaises de Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese. Un véritable cauchemar, dont le contrepoint dans Come back, Africa pourrait être situé dans cette séquence tout aussi hallucinatoire montrant une danse collective au bord de la transe, digne de Jean Rouch, ou ailleurs une file nocturne de mineurs casqués, lampe sur le front, telles les particules lumineuses de la dignité humaine bafouée flottant dans la nuit de l’Apartheid, ou bien comme si nous avions affaire aux zombis que filmera frontalement Georges A. Romero dans Night of the Living Dead en 1968. Mais la volonté optimiste existe, trouvant à s’exprimer dans la solidarité intempestive du Bowery ou plus ramassée dans le township de Sophiatown. Lionel Rogosin sait faire preuve d’un matérialisme sans faille, quand il rend compte des différences sociales entre Zacharia et les habitants de Sophiatown. En effet, le héros ressemble au Paysan de Paris de Louis Aragon (1926) lorsqu’il a affaire à ses pairs, tout aussi racisés que lui, mais dont les habitus ont été forgés par une existence non plus rurale mais urbaine (la chose est évidente quand elle prend la forme sexuelle, Zacharia refusant le sexe facile avec une femme, sorte de Nausicaa ou de Circé moderne, appartenant au groupe intégré par le héros).

 

C’est aussi la musique, dont l’importance symbolique peut autant participer à rythmer le travail et à le rendre plus supportable, qu’à donner aux dominés le sentiment d’une identité culturelle propre. Insistons surtout sur cette magnifique discussion à laquelle le héros participe malgré lui, sans disposer de toutes les ressources intellectuelles pour en saisir la portée, mais comprenant confusément que cela le concerne directement. Il y est question de réaliser l’unité politique des racisés (dans une autre séquence, on parle de grève et de l’ANC), de la religion comme opium du peuple, et de l’art considéré tantôt comme un équivalent de cet opium, tantôt comme un moyen symbolique de manifester universellement notre commune humanité générique. C’est d’ailleurs au cours de cette longue séquence que la chanteuse Mariam Makeba arrive par la puissance de son chant à faire le consensus parmi les contradicteurs rassemblés dans un chœur d’occasion. Ce qui est beau ici, mais qui est déjà à l’œuvre dans les propos des piliers de bars, c’est que nous avons affaire à une parole qui n’a pas été préalablement écrite par des scénaristes pour ensuite être dites par des acteurs professionnels. Cette parole est le produit même de l’existence de personnages qui, avant d’être des acteurs d’occasion, sont des personnes qui ont vécu et pensé à toutes ces choses qu’elles énoncent. La fiction n’est donc pas ici un élément venu du dehors de l’industrie cinématographique afin d’enfermer le réel dans les cadres symboliques de la représentation. Au contraire, elle est l’expression d’un « pouvoir symbolique » (Pierre Bourdieu), d’un rapport narratif à soi et au monde (Paul Ricœur) que documente un film dont la pauvreté artisanale s’accorde avec le monde qui se présente devant lui.  

 

La virulence du constat social de On the Bowery et Come back, Africa rappelle Misère au Borinage (1932) de Joris Ivens et Henri Storck concernant la pauvreté des mineurs belges. Mais la perspective selon laquelle la fiction est ce mode privilégié d’énonciation et d’appropriation symbolique du réel par ceux qui le vivent de plein fouet est une question que Lionel Rogosin a hérité de Robert Flaherty (et peut-être des documentaristes flamands et militants Joris Ivens et Henri Storck), après Georges Rouquier avec Farrebique (1946) et ses paysans du Rouergue, à la même époque où Jean Rouch réalisait au Niger Les Maîtres fous (1956), et bien avant Rithy Panh avec Le Papier ne peut pas envelopper la braise (2007) et ses prostituées thaïlandaises, Pedro Costa avec En avant, jeunesse (2006) et son sous-prolétariat d’origine capverdienne reclus dans le bidonville lisboète de Fontainhas, et Miguel Gomes avec Ce cher mois d'août (2008) et ses bals populaires du Portugal de l'arrière-pays rural. Les dominés subissent : pourtant, ils parlent et, disant la domination, s’en emparent pour, peut-être, s’imaginer en sortir un jour. Et c’est toute la grandeur cinématographique et politique de Lionel Rogosin que de leur avoir offert la parole fictionnelle capable de sublimer l’espace documentaire qui, lui, rend visible une violence sociale ailleurs occultée.


Mercredi 28 avril 2010


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