Des nouvelles du front cinématographique (35) : Panorama non exhaustif des films de la rentrée 2010

 

 

La fin de l'été aura été marquée par la sortie des trois films qui ont le plus marqué le dernier Festival de Cannes : Poetry du sud-coréen Lee Chang-dong, Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, et Des hommes et des dieux du français Xavier Beauvois. Depuis l'arrivée de l'automne, ce sont d'autres films qui viennent ou sont venus rythmer l'actualité cinématographique : The Housemaid du sud-coréen Im Sang-soo, Chantrapas du géorgien émigré en France Otar Iosseliani, You will meet a Tall Dark Stranger de l'étasunien Woody Allen, Chouga du kazakh Darezhan Omirbaev , Les Amours imaginaires du québécois Xavier Dolan, Un homme qui crie du tchadien Mahamat-Saleh Haroun, Kaboom de l'étasunien Gregg Araki. On le voit, entre de jeunes réalisateurs (un deuxième film pour Xavier Dolan) et d'autres qui nous rappellent à leur bon souvenir (Darezhan Omirbaev, invisible depuis La Route en 2001), des vieux singes à qui on n'apprend pas ou plus à faire la grimace (Otar Iosseliani né il y a 76 ans, Woody Allen il y a 75 ans en décembre prochain) ou  des (plus ou moins) jeunes loups qui montent à l'assaut des normes ou habitudes figeant l'art du cinéma (Christophe Honoré ayant tourné son nouveau long métrage avec un acteur de films pornographiques gay entre Gennevilliers et New York, le brouillage des frontières sexuelles et des hiérarchies genrées chez Gregg Araki et Xavier Dolan), des réalisateurs préoccupés par la situation actuellement divisée de leur pays (le Tchad pour Mahamat-Saleh Haroun) quand d'autres sont soucieux de rendre compte des clivages sociaux à l'intersection des rapports de genre et de classe (le patriarcat propre à la bourgeoisie sud-coréenne pour Im Sang-soo), le cinéma demeure un territoire transfrontalier, hétérogène et organique, continuellement travaillé par le jeu dynamique des contradictions sociales, d'hier et d'aujourd'hui. Un territoire comme perpétuellement redécoupé et innervé par les tentatives les plus diverses sur le plan formel pour rendre toujours plus congruentes les questions de l'esthétique et de la politique.

1/ Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois : Donner la mort, la recevoir, glorieusement

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Il est certain que l'on a fortement envie de résister au raz-de-marée unanimiste accompagnant le cinquième long métrage de Xavier Beauvois, un film comme programmé par son souci volontariste de légitimité culturelle et d'acclamation consensuelle. Et le film aura en toute logique reçu, avec son Grand Prix du Jury, son bien-nommé Prix oecuménique, et son Prix de l'Education nationale récoltés au dernier Festival de Cannes. Forcément tous ensemble donc pour opposer l'humanisme (chrétien et athée) à la barbarie (islamiste ou politique, GIA ou FLN, c'est du pareil au même, kif-kif bourricot) ? A-t-on même le droit de regimber, lors d'un détour dialogué avec les anciens Algériens du coin, devant la possible instrumentalisation du massacre des moines bénédictins de Tibhirine afin de discréditer les jeunes musulmanes françaises désireuses de porter le hidjab ? Amalgame déplorable digne de Bernard Henri-Lévy (et on rappelle à cette occasion que Xavier Beauvois jouait dans le navet du sophiste BHL intitulé Le Jour et la nuit). Pourtant, Des hommes et des dieux est un film troublant, même obscurément pervers, peut-être moins (néo)classique (ce serait sa séduisante épiderme représentée par le lisse Père Christian interprété par le bellâtre Lambert Wilson) que maniériste (soit son derme, un peu plus monstrueux et ridé, tel le vieil Amédée interprété par Jacques Herlin).


Au début, on se croirait dans un mixte inattendu de Howard Hawks et de Roberto Rossellini, l'éthique constitutive du groupe et l'ordre sacré lui permettant d'affronter le réel. Ensuite, Des hommes et des dieux pose (après The Village de M. Night Shyamalan en 2004 et Lumière silencieuse de Carlos Reygadas en 2007) la possibilité d'une insolite synthèse entre John Ford et Carl Th. Dreyer, l'inscription communautaire s'entretenant dès lors sur un fond existentialiste et abstrait-lyrique (c'est la question pour les habitants du dedans monacal, du choix comme choix du choix intégrant toutes les options issues d'un dehors belliqueux). L'humanisme satisfait de la plupart des critiques aurait pourtant dû être fissuré par cette étrange homologie structurale identifiée dans la citation maniériste de la toile du peintre Mantegna incorporant la représentation d'un islamiste blessé dans un régime iconographie explicitement christique. Mais déjà, une prière coranique commencée par le frère Christian était terminée par le chef des "barbus". Ces gens-là parlent donc la même langue (l’idiome monothéiste), ils partagent donc, malgré ce qui les départage, le même héritage de la mort comme passage glorieux de l'humain au divin dans le sacrifice du premier pour la célébration du second. La différence résiderait alors dans la position occupée dans l'ordre symbolique de la mort en régime monothéiste (ici inscrit dans l'époque du pire de la troisième guerre d'Algérie) : soit donner la mort (du côté islamiste), soit la recevoir (du côté bénédictin), ce qui serait scandaleusement complémentaire.


Et puis, c'est l’incroyable séquence de l'ultime repas combinant Cène à la de Vinci et Lac des cygnes de Tchaïkovski. Incroyable parce que kitsch, moins facilement émouvante que retorse et proprement délirante. Comment, demande le cinéaste à cette occasion, faire converger Roberto Rossellini et John Ford ? Avec Sergio Leone pardi ! Le découpage, morcelant une dynamique filmique privilégiant jusque-là plans larges et panoramiques (le format scope aidant), multiplie les échelles de grosseur de plans, comme à la fin du film Le Bon, la brute et le truand (1966). Tous un peu bons, un peu tous brutes, tous un peu truands ? Surtout, en tant que maniériste, Sergio Leone est un grand artiste du grotesque. Le cinéphile Xavier Beauvois aussi, l'a-t-on suffisamment souligné ? C'est alors que l'on se souvient que le héros que ce dernier interprétait dans N'oublie pas que tu vas mourir (1995) se prénommait Benoît. Si les bénédictins n'oublient pas non plus qu'ils vont mourir, ils partagent avec tous les benoîts héros de Xavier Beauvois (de Nord en 1993 au Petit lieutenant en 2005 en passant par Selon Mathieu en 2000 – en référence ici à l'un des héritiers de Roberto Rossellini, Pier Paolo Pasolini qui citait d'ailleurs la même peinture de Mantegna dans son film Mamma Roma en 1962) une semblable bêtise fiévreuse et romantique pour un absolu que le réel ramène toujours à sa place. Et la mort est le plus souvent cette butée de réel fracassant hier les rêveries romantiques, aujourd'hui le fanatisme théologique.

 


Manifester cela sans verser dans le cynisme n’était sûrement pas la chose la plus aisée. C’est que Xavier Beauvois est un héritier, après Pasolini et Leone, de l’impureté ontologique rossellinienne (est d'ailleurs ici cité le film de Roberto Rossellini Les Onze Fioretti de François d'Assise en 1950), ici poussée dans ses plus obscurs retranchements. C'est que Des hommes et des dieux est impur, retors, contradictoire, à la fois plaisant et déplaisant, convainquant – mais seulement à l’arrachée. Improbable réussite, qui ne tient que par ses propres contradictions internes, au bord de la schize aporétique. Comment alors ne pas être sensible aux subtiles dissonances qui craquèlent le consensus général ? Comment donc être aveugle à ce point, et ne pas reconnaître dans la séquence de l’ultime repas des visages abîmés par le grotesque des impossibles contradictions du devoir chrétien et du glorieux destin échouant à étouffer la vie qui – en silence mais en grimaces – hurle qu'elle ne veut pas finir de pareille façon ? Tous les plans à valeur documentaire consacrés aux rituels quotidien structurant (comme chez Hésiode) les travaux et les jours des moines bénédictins valent alors rétrospectivement pour rendre manifeste la force réitérée d'un habitus collectif qui in fine absorbera la disputatio (partir ou mourir ?) au profit du pire consensus : le martyrologe sacrificiel plutôt que la résistance active et vivante à la barbarie. C'est pourquoi le plus beau plan du film est celui où, dans Des hommes et des dieux, le plus vieux des moines, le frère Amédée, se planque sous son lit lors de l'arrivée des islamistes, et aura survécu avec un autre frère ayant eu la même idée élémentaire. Préférons donc toujours à l'ordre théologique et son culte de la mort glorieuse (sur le versant judaïque, voir le grand film d'Avi Mograbi, Pour un seul de mes deux yeux en 2005) le pragmatisme des vieux singes pour qui la vie vaut d'abord d'être (sur)vécue.  

2/ Chantrapas d'Otar Iosseliani : Roulez vieillesse, et que jeunesse soit faite

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Depuis Adieu, plancher des vaches ! (1999), le cinéaste d’origine géorgienne Otar Iosseliani semblait s'abandonner totalement à la confiance en la performativité de son système cinématographique, croyant que le pilotage automatique suffirait à diriger la machine et entretenir sa fonctionnalité, à défaut de l’alimenter en matériaux originaux dont la résistance éprouverait la mécanique iosselianienne elle-même. C'était le cas avec les documentaires Euskadi en 1983, Un petit monastère en Toscane en 1988, et les quatre heures de Seule, Géorgie en 1994, sans compter le fabuleux conte africain Et la lumière fut en 1989, probablement son chef-d’œuvre. Lundi matin (2002) et Jardins d’automne (2006) n’ont hélas fait que confirmer la lente dérivation d’un geste esthétique naguère dévolu à la célébration hédoniste et anarchisante de l’indolence et de la divagation, en pratique roublarde et calculatrice de l’autosuffisance et de l’autosatisfaction faciles. Otar Iosseliani ne réalisait alors plus des films proprement dits : à peine alignait-il des exercices de calligraphie, peaufinant une « écriture » qui finissait en signature d'auteur consacré, voire en griffe artiste seulement prestigieuse. Chantrapas, son nouveau long métrage, allait-il interrompre le cycle du ronronnement du vieux matou géorgien ? Le film allait-il nous instruire de ce qui ne fait chez lui hélas que trop bien tourner ?

 

L’échange fameux entre Jean Renoir et Jacques Rivette le filmant pour le documentaire Jean Renoir le patron tourné en 1966 dans le cadre de la série Cinéastes, de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe (« Ca tourne ? » demandait le premier, « Comme la terre autour du soleil ! » répondait le second) vaudrait pour parfaitement exprimer un geste de cinéma habité par le motif de l’incessante fluidité circulatoire des objets et des sujets, des symboles et des récits. On trouvera ainsi dans Chantrapas tous les éléments qui déterminent habituellement la forme de tous les films du cinéaste : des axes privilégiant des cadres moyens et larges ; des mouvements de caméra articulés avec des zooms ; des corps qui passent et repassent devant la caméra afin de renverser les pôles magnétiques du champ et du hors-champ ; des acteurs non-professionnels moins sollicités pour mimer des types psychologiques connus que pour incarner anonymement le réseau impersonnel des interdépendances soutenant la ronde des actions collectives ; des animaux dont la diversité expose un bestiaire dont n'est pas exclu le genre humain considéré avec le même oeil neutre, fasciné mais distant ; enfin une mobilité plurielle et continuelle relayée objectivement par des machines et des liquides de toute nature (et particulièrement des alcools dont la coulée paraît alimenter en nécessaire carburant la machine cinématographique elle-même).

 

Il s’agira toujours de mettre en scène une fluidité, d'exposer une mécanique des fluides qui, cherchant à liquider toute histoire au profit de l’infinie expression du devenir comme pure coulée héraclitéenne, doit rendre compte d’une philosophie (nietzschéenne) de l’éternel retour, être et devenir se confondant ultimement sur la courbure du monde vu par Otar Iosseliani. Dans Chantrapas, le mobile de la mobilité (« mobilis in mobile » pour reprendre le blason du capitaine Nemo chez Jules Verne) générale semble à première vue relever de la perspective autobiographique. Le jeune géorgien Nico, double évident d’Otar Iosseliani, est un jeune réalisateur molesté par le pouvoir. Exilé en France, il doit affronter les nouveaux caciques du pouvoir, non plus les idéologues du bloc soviétique mais les producteurs intéressés par les seuls retours sur investissement. Dans les deux cas, c’est la créativité de l’artiste qui est à chaque fois encagée. Chantrapas, film bilan ? Oui et non. Au démarrage du film, on a même droit à quelques extraits d'un court métrage longtemps invisible (et écologiste avant l'heure) du réalisateur : Le Chant de la fleur introuvable (1959). La conviction demeurera, inébranlable : l’ethos libertaire et réfractaire à tout assujettissement, partagé par le personnage comme par son auteur (et le second vient dans son propre film directement seconder le premier), paraît être fixé depuis toujours. C’est d’ailleurs le sens du titre issu du français « chantera pas » russifié durant le 19ème siècle pour signifier l'artiste marginalisé et exilé. Ligne d'horizon fixé sans hésitation ni évolution, ce qui n’est pas sans contredire le manège continuel et l’incessante danse des choses du monde valorisée par le cinéaste.

 

C’est que, pour ce dernier, le mouvement et l’immobilité, à l’instar de la durée et l’éternité, semblent être saisis dans une logique philosophique de la contiguïté et de l’indiscernable. « Il faut que tout change pour que rien ne change » écrivait déjà Lampedusa dans Le Guépard. Durée toujours différenciée du devenir ou temps circulaire : dans les deux cas, Otar Iosseliani liquide à coup de chorégraphie millimétrée (et storyboardée) la question de l’histoire (en termes de récit ou d’époque) afin d’arracher son propre matériau biographique de toute réalité scénarique ou historique. Sa vie fondue dans un geste allégorique, en défiant le conservatisme des chronologies linéaires, le réalisme des reconstitutions historiques, et le dogmatisme d'un certain marxisme soviétique déifiant l'Histoire (avec une grande hache aurait dit Heiner Müller), trace tranquillement un trait d’égalité structurale entre autoritarisme d’Etat (la Géorgie sous influence soviétique) et totalitarisme de marché (le cinéma français sous influence des producteurs commerciaux). Mieux, depuis une enfance chaplinesque passée à traficoter des icônes volées dans une petite église orthodoxe, aux films bricolés dans les rues et les salles de montage indistinctement géorgiennes et françaises, c’est une vie dont l'aspect strictement biographique est ici particulièrement malmené, et qui serait comme passée à suivre activement-passivement le mouvement spinozien d'un conatus libertaire et épicurien : persévérer dans son être récalcitrant, indifférent aux frontières comme intéressé aux plaisirs seulement grapillés ou chapardés.

 

Pourtant, cette apologie de la résistance créatrice, de l’utopie minoritaire et de l'éternel jeunesse artistique possède un coût symbolique certain. La virulence anti-système peut par exemple difficilement être soutenue par un cinéma aussi formellement systématique, ainsi qu'être relayée à l'image par les excellents Bernard Eisenschitz, Pascal Bonitzer et surtout Pierre Etaix dans le rôle impossible de producteurs ignares, comme être justifiée par rapport aux efforts de Martine Marignac des productions Pierre Grise pour faire exister le cinéma d'Otar Ioselliani. C’est aussi une humeur mélancolique gonflant toujours plus et refermant dans son sillon les vannes de la comédie. Les films d'Otar Iosseliani gagnent alors en sérénité ce qu'ils perdent en comique corrosif. Le temps qui coule liquiderait-il les brûlures du passé et les envies d'en découdre avec le présent ? C’est une œuvre certes toujours davantage minoritaire et lointaine, qui tire à la ligne (de l’enfance, de l’utopie et du désir : tout ce que métaphorisent telle toile de Bosch, telle partie de pêche renoirienne ou telle apparition d’une sirène), qui cite logiquement Boudu sauvé des eaux (le cinéaste a été pêcheur dans sa jeunesse), continuant vaille que vaille, sans autre préoccupation que la préservation de son être persévéré et persévérant, envers et contre tout. Tourner vaudrait alors moins pour rester sur place que pour continuer à graisser (lui qui a étudié le piano, les mathématiques et la mécanique) la roue de sa petite mécanique, de sa petite horloge interne.

 


Chantrapas, c’est alors l’autoportrait imaginaire et bricolé, un peu menteur et un peu rêveur, facétieux et peut-être pas si flatteur, d’un cinéaste qui ressemblerait à ce vieux monsieur d'origine étrangère (mais on aurait oublié laquelle, on sait seulement qu'il vient de plus loin de l'est) que l’on croise à intervalles distants mais réguliers en bas de la rue, qui radote ou rabâche toujours le même état des choses, qui mélange ses souvenirs ou qui les fabule et que l’on n’ose pas contredire, parce qu’on respecte tout ce qu'il trimballe avec lui, toute cette histoire fossilisée dans ses vieilles manies, ressassée dans des vieux tours de manivelle poussiéreux que l'on connaît par cœur, mais qui disparaîtront un jour avec son auteur, sans être remplacés. Parce que le bonhomme est unique, et son manège irremplaçable. Et l'on sait bien que notre tristesse sera alors inconsolable, la coulée de cette tristesse intarissable.

3/ The Housemaid d'Im Sang-soo : Folies bourgeoises


Comme d'autres cinéastes sud-coréens, tels Im Kwaon-Taek, Hong Sang-soo et Lee Chang-dong (ou encore Yoichi Sai, auteur issu de la minorité sud-coréenne du Japon et réalisateur du glaçant Blood and Bones en 2004), Im Sang-soo est obsédé par la violence quand elle est relayée par le système patriarcal et qu'elle sévit dans son espace privilégié : la sphère domestique. Son premier long métrage, Girls' night out (1998), exposait déjà dans la crudité des confessions la vie sexuelle de trois jeunes femmes sud-coréennes dont le désir de concilier plaisirs hédonistes et rigueur dans l'ascension sociale venait buter sur les rappels symboliques de la domination masculine, s'agissant des domaines socioprofessionel ou conjugal. Le troisième long métrage, Une femme coréenne (2003), lauréat du Lotus d'or au Festival asiatique de Deauville en 2004, enfonçait le clou de la caustiticté antipatriarcale, avec son héroïne et sa belle-mère bataillant pour une émancipation gagnée à l'arrachée contre leur bourgeois de conjoint respectif (même si le coût consistera aussi à supporter pour la protagoniste seule le décès de son fils adoptif). Mieux, car de manière moins frontale et plus subtile, Le Vieux jardin (2007), le cinquième film d'Im Sang-soo d'après Hwang Sok-yong, mettait en scène un militant socialiste qui avait participé au soulèvement étudiant et syndical de Gwanju en mai 1980 appelant à la démocratisation politique d'un régime instable et inféodé au pouvoir de l'armée, qui connut une institutrice dont il fut amoureux avant d'être emprisonné pendant 17 ans, et qui, une fois libéré, réalise que celle qu'il a aimée, et qui depuis est décédée, a continué le combat en participant avec d'autres à édifier la mémoire des événements de Gwanju. Ainsi était révélé, dans l'ombre du militantisme masculin, le travail habituellement invisible des femmes dans la constitution mémorielle et narrative d'un récit appartenant à la culture populaire sud-coréenne. 

 

On attendait donc beaucoup du sixième film d'Im Sang-soo, The Housemaid, remake d'un film éponyme réalisé en 1960 par Kim Ki-young devenu depuis un classique du cinéma sud-coréen. Présenté en compétition officielle du dernier festival de Cannes, le film, reposant sur un argument qui peut faire lointainement songer à The Servant (1963) de Joseph Losey ou La Céremonie (1995) de Claude Chabrol, est instable et hétérogène, fonctionnant par endroits, échouant à d'autres. En cela, il est le reflet d'un style lui-même bancal, tour à tour foutraque et poussif, tape-à-l'oeil et monumental (pour ne pas dire pompier), parce que partagé par un hyperréalisme des actions et un baroquisme dans leur représentation. Le format large, les axes impossibles, les mouvements de caméra tarabiscotés et le grand angulaire épaississent un peu trop facilement (ou par trop visiblement) le trait de la charge antibourgeoise. Cette histoire d'une domestique de grands bourgeois engrossée par le maître de maison et avortée contre son gré par la belle-mère du mâle (afin de préserver la valeur symbolique de la progéniture de sa propre fille mariée à ce dernier) vaut surtout pour le personnage éponyme de la bonniche de luxe magnifiquement interprétée par la star sud-coréenne Jeon Do-yeon (elle reçut d'ailleurs le Prix d'interprétation à Cannes pour son rôle dans Secret Sunshine en 2007 de Lee Chang-dong). La caricature de grand seigneur bourgeois, rappelant les hommes de la clique mafieuse accompagnant le dictateur Park Chung-hee le soir de son assassinant en 1979 dans The President's Last Bang (2005), et sirotant constamment son vin français dont les bouteilles fonctionnent comme autant de réitération de la fonction phallique, est tellement explicite qu'elle se neutralise elle-même. En revanche, la folie grandissante de la domestique, qui fait l'expérience ultime d'une dépossession d'elle-même quand elle apprend qu'elle a été à son corps défendant avortée, est plutôt bien vue. La grandiloquence de son suicide - une pendaison au bout d'un chandelier qui prend feu - s'inscrit dans un régime de la chute constamment répétée (du saut dans le vide d'une inconnue ouvrant le film à une première chute causée par la malveillance de la belle-mère sans oublier la dernière qui met le feu à un film habituellement placé sous le signe de la vitrification), trahissant la pente dépensière des individus issus des classes populaires qui n'ont en propre que leur orgueil à consumer dans un ultime potlatch, quand les grands-bourgeois se lovent complaisamment dans une esthétique spectaculaire close sur elle-même, comme gelée, coupée du réel du reste laborieux de la société. Si les possédants sont rivés à leur sadisme de maîtres, les dé-possédés seraient travaillés par un masochisme qui les obligerait, lorsqu'ils sont dépolitisés, à s'autodétruire pour manifester de façon symptomatique la responsabilité des dominants qui, de leur côté, ne voient chez celles et ceux qu'ils dominent que déraison et folie.

 


Au début de The Housemaid, une femme se jette dans le vide, pendant que la population bâfre dans les échoppes fumantes de la rue commerçante. C'est à peine un événement, au mieux un trouble vite effacé de la mémoire collective, un fait divers en chassant un autre dans la temporalité amnésique de l'industrie mass-médiatique. A la fin, le saut dans le vide de la protagoniste sera également probablement vite oublié. L'innocente bêtise, l'idiotie de l'héroïne semble avoir échoué à exprimer l'inoubliable horreur de la condition sociale qui lui a été imposée. Peut-être la fille aînée se souviendra-t-elle de ce jour épouvantable dont elle fut avec ses parents la spectatrice involontaire, quand, quelques années plus tard, sa mère mimera pour elle Marylin Monroe souhaitant un bon anniversaire à John F. Kennedy. Ventre fécond dont il faudrait entretenir la valeur sociale en termes de filiation et de reproduction, ou vagin enfourné pour des hommes qui veulent jouir et posséder vite (on pense alors à Une vieille maîtresse de Catherine Breillat en 2007) : dans les deux cas, la classe des femmes (pour emprunter ici le vocabulaire de Colette Guillaumin) est subordonnée à la double temporalité patriarcale pour le bénéfice des hommes, s'agissant du temps long de la filiation comme du temps court de l'éjaculation. Dans l'ombre de la mère de la jeune fille, combien de femmes détruites par son père ? Femmes de ménage de tous les pays, unissez-vous pour échapper au destin social de Marylin Monroe ! 

4/ Homme au bain de Christophe Honoré : La Belle personne

 


Le problème principal que doit affronter un (encore jeune) cinéaste comme Christophe Honoré (il a quarante ans), c'est sa facilité. Par exemple à initier coup sur coup une passe de trois films (Dans Paris en 2006, Les Chansons d'amour en 2007 et La Belle personne en 2008) dont le revival "Nouvelle Vague" ne cessait jamais de frôler la dangereuse limite de la joliesse comme de la pose narcissique. Loin de la nécessité à la fois théorique et professionnelle des praticiens de la politique des auteurs issus des Cahiers du cinéma à la fin des années 50, l'ancien critique joue des références comme de signes distinctifs, fixant le programme moderne de la Nouvelle Vague en ludisme à l'inconséquence ou la frivolité toute postmoderne. La Belle personne touchait d'ailleurs assez juste, puisque son projet d'actualiser La Princesse de Clèves de Madame de la Fayette dans la cour du lycée Molière du 16ème arrondissement rendait manifeste la posture distinctive et aristocratique de Christophe Honoré. Le film suivant, Non ma fille tu n'iras pas danser, se voulait plus classique, plus cosy (avec sa première partie bretonne, région d'enfance du réalisateur où l'on croisait le propre frère de ce dernier), en s'inscrivant notamment dans le champ bien français des fictions mi-conjugales mi-familiales, comme on en a vu tant ces dernières années depuis les films d'André Téchiné, Olivier Assayas et surtout plus récemment Arnaud Desplechin. Heureusement, le cinéaste a la bougeotte, et n'ignore pas du côté où il penche. Au lieu de capitaliser, il a préféré voir ailleurs s'il n'y était pas, et revient avec cet Homme au bain, pas complètement réussi, mais qui au moins interrompt (momentanément) les processus d'embourgeoisement d'un geste de cinéma dont les références cinéphiliques servaient surtout de confortables assurances et de rentes de situation.

 

Film bricolé, un peu poussif ou paresseux, vite fait mal fait, mais sympathique au bout du compte, Homme au bain privilégie cette fois-ci davantage Jean-Luc Godard que François Truffaut et Jacques Demy, anges tutélaires des précédents films du cinéaste. Morceaux musicaux hétéroclites (la variété avec Charles Aznavour, le rock avec Lust for Life de Girls, la musique savante occidentale avec Le Sacre du printemps d'Igor Stravinsky, la bossanova avec la reprise par Nancy Wilson de Insensatez de Carlos Jobim) copiés-collés, mixage de citations picturales (dont l'éponyme Homme au bain de Gustave Caillebotte) et de couvertures de romans publiés par NRF-Gallimard (Confidence pour confidence de Paule Constant en 1998, La Classe des garçons de Francis Lacombrade en 1980), collages improbables (Gennevilliers - d'où sont originaires l'acteur François Sagat et le peintre Gustave Caillebotte - et New York) et situations quasi-surréalistes (François Sagat, star des films pornographiques gays, multipliant les liaisons avec les mecs de la cité populaire des Hauts-de-Seine afin d'oublier son amant parti aux Etats-Unis accompagner son film et dont le journal filmé intègre les images réellement tournées par Christophe Honoré lors de la sortie new-yorkaise de Non ma fille tu n'iras pas danser) : on l'aura compris, le cinéaste multiplie les embardées modernistes pour fuir le naturalisme qui domine le régime représentatif dominant le cinéma français. Du coup, on songe au dernier film en date d'Alain Guiraudie, Le Roi de l'évasion, avec sa virée campagnarde visant la réinvention utopique des rapports sexuels contre tous les clichés hétérocentrés. Il y a  aussi de l'utopie dans Homme au bain, avec son quartier populaire arraché aux clichés du sexisme et comme rendu contigu avec les rues new-yorkaises plus glamour, et son héros porno sollicité (comme hier Rocco Siffredi chez Catherine Breillat, Ovidie chez Bertrand Bonello et Sasha Grey chez Steven Soderbergh) à fricoter avec le cinéma d'auteur (et l'écrivain étasunien queercore Dennis Cooper, qui habite le palier supérieur du même HLM que le héros !). Fin proclamée de l'hermétisme des séparations sociales ou culturelles ? Célébration d'un métissage (le poète Edouard Glissant parlerait plutôt de "créolisation") conforme à l'impureté fondamentale du réel ?

 


Sinon, le film ne raconte pas grand-chose, si ce n'est peut-être la morne reconduite des plaisirs (homo surtout, un peu hétéro aussi, à deux, à trois, sado, maso) de la chair qui ne sauraient épuiser la perte mélancolique de l'objet du désir. Peut-être que le film de Christophe Honoré est un film d'amour, mais il souffre d'un tel déficit fictionnel (malgré la courte présence de Dennis Cooper) que l'on n'en est pas bien sûr. Ce qui en revanche est certain, c'est François Sagat, ce faune avec son corps de taureau évoquant dans un même tenant la statuaire antique et les figures bodybuildées de la Marche des Fiertés, ses minauderies et ses afféteries qui rattrapent son jeu limité, cette espèce de bête imposante qui fascine un cinéaste s'improvisant dès lors Monsieur Loyal. S'en tenant strictement à son motif, là où le documentaire peut soutenir une narration pour le moins faiblarde, Homme au bain réussit tout ce qu'il échoue à établir dans l'autre sens, c'est-à-dire à transformer les prises de vue du journal filmé en DV de Christophe Honoré en matériaux fictionnels (avec Chiara Mastroianni en special guest). Il n'en faut pourtant pas beaucoup pour que le courant passe, électrique : une interprétation acoustique du chef-d’œuvre de Kate Bush, The Man with the Child in his Eyes, pendant que le regard de l'armoire à glace François Sagat laisse deviner une inexpugnable enfance. On fond devant ce petit miracle frissonnant dans un film qui en compte bien peu mais qui est largement sauvé par eux. 

5/ Les Amours imaginaires de Xavier Dolan : Fragments d'un discours narcissique

 


L'année dernière, J'ai tué ma mère, se voulait si l'on veut un remake pop et gay du film Les 400 Coups (1959) de François Truffaut : Xavier Dolan aurait-il voulu rééditer à l'heure du second long métrage narrant la difficile géométrie d'amours triangulaires le même coup avec Jules et Jim (1962) de François Truffaut demeurant toujours la référence ultime ? Le québécois de 21 ans persiste et signe dans une manière très marquée (argument ténu afin de tout faire passer par le style) et très remarquée lors de sa projection à la sélection Un certain regard lors du dernier Festival de Cannes : au risque de la frivolité, voire de la superficialité. "Rien n'est plus profond que la peau" disait Paul Valéry, mais le goût dolanien des surfaces et des épidermes afin de soutenir l'idée d'une image à fleur de peau peut vite se retourner en cosmétique fatuité. La manière dont par exemple le jeune cinéaste évacue les arrière-plans comme le hors-champ, arrachant ainsi ses figurines (Marie interprétée par Monia Chokri, une femme hors d'âge comme parachutée des années 50, puis Francis, l'ami de cette dernière incarné par Xavier Dolan, et Niels Schneider dans le rôle de l'ange à la Cocteau, Arrieta ou Pasolini prénommé Nicolas, et déjà croisé dans le premier film de l'auteur) de toute inscription sociologique (à l'inverse de ce que réussissait J'ai tué ma mère) est certes cavalière. Mais la souveraineté altière du style (des vignettes acidulées et arrosées de sirop d'érable - ce sont les ralentis directement issus de In the Mood for Love de Wong Kar-wai en 2000) paraît désormais se gélifier en narcissisme auteuriste que devra nécessairement surmonter le cinéaste pour son prochain long métrage (Laurence anyways avec Louis Garrel prévu qui apparaît en fin de film comme pour assurer la transition).

 

La jeunesse prolifique, au risque de la dilapidation des talents : c'est la limite du film Les Amours imaginaires, qui ne passe pas seulement son temps à s'enivrer à coup d'autocitations (le retour kitsch d'Anne Dorval, les entretiens faussement documentaires rythmant ou donnant du volume à la narration, les à-plats et monochromes pop, les micro-fragments narratifs tels des pétales de fleurs, et l'iconicité du kitsch comme horizon avoué). Cela ne suffit pas. Plus précisément, cela ne suffit plus. Parce que, si Les Amours imaginaires témoigne sans trembler d'un style, d'une manière donc, il n'en est pas moins un film si mineur qu'il ne peut que décevoir par rapport au plus impérieux J'ai tué ma mère qui s'était donné la double mission d'imposer une vision comme une fiction, tout à la fois et sans préférence. Mineur, Les Amours imaginaires ? Au sens où Xavier Dolan n'est toujours pas sorti d'une minorité que prolongent les déférentes références envers les maîtres plus ou moins anciens. Maniéré, Les Amours imaginaires ? Oui, et cela est totalement assumé ici. En effet, avoir le "souci de soi" (Michel Foucault) induit une esthétisation de sa propre personne (les coiffures et autres vêtements précieux, voire excentriques dont sont parés les personnages) qui détermine sur le plan cinématographique un formalisme exposé où prédominent les couleurs saturées, les gros plans vibratiles, et les ralentis vaporeux. Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes (éd. Seuil, 1977) et le mot fameux de Jacques Lacan ("Tu ne me regardes jamais de là où je te vois") représentent les deux balises intellectuelles pour une démarche travaillée par l'idée d'amour comme style, comme production d'icônes, comme image autocentrée et illusoirement protégée de tout réel (quand l'amour maternel dans J'ai tué ma mère disposait d'un ancrage dans un réel social et genré débordant les plans-séquence qui en enregistraient les secousses affectives). Si c'est ici l'amitié entre Marie et Francis qui risque d'être sabordée au nom du fantasme incarné en la personne de Nicolas, la possibilité du naufrage d'une belle histoire réelle au nom d'une illusion fugace n'est hélas pas aussi fortement relayée par la mise en scène. L'émail (le style) demeure, mais fait défaut la pulpe (le récit et l'incarnation dans les acteurs).

 

L'amour peut être le lieu du règne du fantasme, de la souveraineté de l'imaginaire. L'amour serait alors soutenu par une régime arrivant à croire que l'on puisse faire l'économie du réel : en cela, l'effusion amoureuse, fondamentalement narcissique, est autant raccord avec la langue imagée qu'est le joual parlé au Québec qu'avec le maniérisme stylistique de Xavier Dolan. Comme l'a montré René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque (éd. Grasset-coll. "Pluriel", 1961, pp. 127 et 194), la coquette ou le narcisse sont désirés car, se désirant eux-mêmes, ils sont les premiers médiateurs du désir qu'ils inspirent. Et s'il est évident que le coquet Xavier Dolan est désirable et désiré à l'instar de son protagoniste Nicolas, c'est qu'il est d'abord et avant tout amoureux. Mais, tel Narcisse, que de son seul reflet, semble-t-il. Espérons qu'il dépasse le stade de la reconnaissance cinématographique d'un narcissisme qui le rend désirable auprès de ses spectateurs, et qu'il sache en conséquence éviter pour son prochain film annoncé de tomber dans l'onde (qui est aussi médiatique) lui renvoyant l'image d'une créative jeunesse qui l'empêche d'accéder à sa propre majorité artistique. Même si Xavier Dolan, en bon lecteur de Roland Barthes, persiste à poser que "l'amoureux est donc artiste, et son monde est bien un monde à l'envers, puisque toute image y est sa propre fin (rien au-delà de l'image)" (in Fragments d'un discours amoureux, opus cité, p. 159). 

6/ Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun : Filiation et trahison

 

"Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse" (Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, éd. Présence africaine, 1983, p. 22). Ce sont ces vers qui ont inspiré le nouveau long métrage de Mahamat Saleh-Haroun qui - ce fut l'autre événement, certes peu médiatisé, du dernier Festival de Cannes avec la remise de la Palme d'or à Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul - reçut le Prix du Jury. L'événement, outre d'asseoir davantage la reconnaissance internationale  d'un excellent cinéaste issu d'un continent pauvre en réalisateurs de cinéma (l'Afrique), aura aussi permis de mettre en avant la singularité d'un homme qui représente quasiment à lui tout seul le cinéma tchadien. En effet, Bye by Africa tourné par Mahamat-Saleh Haroun en 1999 serait officiellement le premier long métrage de cinéma de l'histoire du Tchad. Après ce film qui a reçu des récompenses dans les festivals de Venise et d'Amiens, vinrent Abouna (notre père) sélectionné à la quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2002, Daratt (saison sèche) en 2006 qui repartit après sa présentation au Festival de Venise avec le Prix spécial du Jury, Sexe, gombo et beurre salé réalisé pour la chaîne Arte en 2008, et enfin Un homme qui crie, le premier film tchadien à bénéficier d'une sélection officielle au Festival de Cannes et à empocher dans la foulée le Prix du Jury. Bien sûr, la récompense sert autant à récompenser un artiste qui a réalisé un excellent film qu'à compenser symboliquement une économie nationale délabrée qui, sans capitaux extérieurs (et particulièrement français), ne permettrait pas de financer des longs métrages de cinéma. Ceci étant dit, Un homme qui crie est un beau film qui confirme tout le bien que l'on pouvait penser de Mahamat-Saleh Haroun, le cinéaste vivant et issu du continent africain le plus important depuis le sénégalais Ousmane Sembene (décédé en 2007), avec le malien Souleymane Cissé et le mauritanien Abderrahmane Sissako (ce dernier qui travaille au Mali a d'ailleurs produit Daratt). Si Daratt demeure à ce jour le chef-d'oeuvre de son auteur - et l'un des plus beaux films des dernières années, toutes provenances confondues -, Un homme qui crie reconfigure intelligemment une problématique du pardon, de l'héritage et de la filiation qui innerve tout le cinéma de Mahamat-Saleh Haroun, mais cette fois-ci en la considérant à l'intersection des rapports de la politique et de l'économique;

 

Les pères manquent chez le cinéaste, dans Abouna, dans Daratt : disparus ou assassinés, les pères ont été absorbés par la longue guerre civile qui déchire le Tchad (cette création coloniale divisée en 1890 en trois zones, française, britannique et allemande) depuis son indépendance le 11 août 1960 (le réalisateur est né en 1961). Tensions entre le nord, le centre et le sud-est majoritairement musulman et le sud-ouest plutôt chrétien et animiste, renversements et assassinats de chefs politiques (François Tombalbaye en 1975), rapprochements compliqués avec la Libye, interventions françaises et européennes (EUFOR) afin de soutenir les figures autoritaires Hissène Habré et Idriss Déby (toujours en place depuis 1990), participation à la deuxième guerre du Congo en 1999, et contestation du pouvoir en place par une rebellion s'organisant à partir du Soudan depuis 1990 et qui est reparti à l'offensive depuis le mois de mai de l'année dernière. Voilà non pas l'arrière-plan, mais la matière même dont sont faites les fictions mises en scène par un homme qui lui-même échappa de peu à la mort en 1980, contraint de fuir son pays en brouette et de se réfugier à cette époque au Cameroun (puis en France où il vit depuis 1982), et plus tard obligé de réaliser dans son pays d'origine des films sans pouvoir s'inscrire dans un héritage ou une filiation avec un cinéma tchadien qui jusqu'alors n'existait pas. Si donc la guerre est dévoreuse d'hommes qui sont des pères abandonnant contre leur gré leurs propres enfants, elle représente également le cadre à partir duquel les pères qui sont présents. Les survivants qui n'ont pas laissé leur peau dans les combats s'abandonnent à un relâchement moral qui peut être fatal à leurs descendants dévorés à leur tour par cette machine saturnienne qu'est définitivement la guerre. Les pères manquaient physiquement, ils font cette fois-ci défaut moralement (et ce n'est pas un hasard si c'est le même acteur non-professionnel, l'impressionnant Youssouf Djaoro, qui interprètait l'assassin du père du héros de Daratt, et qui incarne ici le père qui profite de l'incorporation militaire de son fils pour préserver sa place de maître-nageur dans un hôtel pour touristes occidentaux de la capitale N'djamena - il a également joué un colonel tortionnaire dans le remarquable N'djamena City de la réalisatrice tchadienne Issa Serge Coelo en 2008). Comme on va s'en apercevoir, Un homme qui crie instaure une perspective différente à partir d'une problématique commune aux films précédents, et particulièrement Daratt : entre les pères et les fils se jouent des relations socialement bornées par les motifs archaïques et sans âge de l'abandon et du pardon (et dans les deux cas il faut entendre le motif du don). Sauf que là où Daratt montrait que la face obscure du pardon était, comme l'aurait dit Jacques Derrida, le fond d'impardonnable qui lui était lié, Un homme qui crie expose la double nature du pardon selon que l'on occupe la position du père ou bien celle du fils.

 

La séquence pré-générique montre un père et son fils jouant à savoir quel est celui des deux capable de retenir le plus longtemps sa respiration sous l'eau. Ce qui ressemble à un jeu sans importance va progressivement s'actualiser en joute soutenue par une "rivalité mimétique" (René Girard) dont la résolution critique va déboucher sur l'élimination indirecte du fils qui menaçait les intérêts du père. René Girard a bien explicité dans son travail anthropologique le rôle structural du motif du double dans les récits d'inceste et de parricide, résultant en effet de l'"imitation rivalitaire" qui fait que le fils devenant le double de son père risque de mettre en péril la reproduction et la perpétuation de la société. La piscine près de laquelle travaillent Adam et son fils Abdel présente une première surface miroitante inscrite à l'intérieur d'un régime économique qui est celui de la mondialisation du capital (incarnée par la patronne chinoise de l'hôtel majoritairement fréquenté par des Européens). La mise en concurrence des salariés, les plus jeunes étant préférés aux plus anciens (parce que, selon la rationalité capitaliste, les salariés âgés seraient moins efficaces et plus chers, moins flexibles et plus habilités à contester les changements d'orientation managériale), participe à liquider les hiérarchies classiques déterminant les positions paternelle et filiale, comme elle institue un enjeu de luttes divisant ceux qui n'auraient jamais dû l'être. L'eau de la piscine expose le caractère de liquidation en économie capitaliste des positions et relations traditionnelles, comme elle rend manifeste une passion rivalitaire qui va déboucher sur une terrible crise mimétique. Par extension, la guerre représente sur le plan de la collectivité en général ce qui nourrit la conflictualité déchirant Adam et son fils, puisqu'on imagine que les représentants du pouvoir étatique ("les patriotes") occupent une position de domination qui dure depuis des années, et que contestent des factions dissidentes ("les rebelles") probablement plus jeunes. En tous les cas, lorsque la lutte des classes (Karl Marx) prend la forme localisée d'une lutte de classement (Pierre Bourdieu) mais aussi d'une "lutte des places" (Vincent de Gaulejac), le père et le fils occupant sur le plan capitaliste des positions proches sont à leur corps défendant incorporés dans une guerre économique dont profite le second, au détriment du premier. La réponse paternelle sera terrifiante : Adam laissera faire en silence les milices avides de trouver sauvagement de nouvelles recrues pour alimenter en chair à canon la guerre en cours, lorsqu'elles viendront chercher Abdel.

 

 

Alors que Un homme qui crie avait commencé à s'apparenter au film de Friedrich W. Murnau, Le Dernier des hommes (1924), qui racontait déjà l'histoire d'un déclassement (un portier d'hôtel finissant comme agent d'entretien des toilettes), le film de Mahamat-Saleh Haroun brouille un semblable récit (un ancien nageur professionnel devenu maître-nageur, puis, parce que la direction de l'hôtel lui a préféré son fils, garde-barrière) à partir des positions de pouvoir respectives occupées par le père et son fils. On l'a vu, le fils gagne la lutte des places initiée par la course mondiale à la rentabilité des capitaux. En réaction, le père profite des règles de l'incorporation militaire et étatique pour récupérer sa place perdue par un fils enrôlé malgré lui dans la guerre civile. Des images brouillées issues du poste de télévision rappelant l'horrible réalité des enfants-soldats au plan de l'arrestation du fils sous le regard du père caché derrière le store de sa fenêtre, et c'est une autre ligne qui s'oppose à la surface liquide offerte par la piscine de l'hôtel, et qui institue un régime d'images miroitantes engloutissant non plus la figure du père mais désormais celle du fils. L'ambiance ouatée, la durée languide des plans, les quelques bruits (aériens) de la guerre qui n'arrivent pas à déchirer la bulle des journées passées à l'hôtel, la pastèque partagée par le père et la mère dégoulinant des bouches et des mains afin d'oublier tout ce que montrent et racontent les reportages télévisés : la guerre aura pourtant fait son office, et cela doublement, sur le plan économique au bénéfice du fils, et sur le plan politique et militaire au bénéfice du père. La rivalité mimétique et l'imitation rivalitaire auront donné deux guerres dont les vainqueurs (tantôt le fils, tantôt le père) sont aussi les perdants, puisqu'elles ruinent les traditions, les honneurs et les responsabilités paternels et filiaux. L'effort d'Adam pour arracher son fils de son embrigadement et l'emmener au bord du fleuve près duquel il expirera, vaut pour instruire un double pardon : pardon du fils envers le père qu'il a trahi au nom de la guerre économique, pardon du père envers son fils trahi au profit de la guerre civile. C'est la surface immémoriale du fleuve, ultime actualisation des miroitements qui structurent formellement tout le film, plan d'immanence horizontal qui délivre des passions rivalitaires et mimétiques. Comme plus généralement du patriarcat sous toutes ses formes (de l'Etat au père en passant par Dieu que ce dernier conteste explicitement de plus en plus) : Abdel mort et Adam s'enfonçant dans le dernier plan du film dans la même eau amniotique que le cadavre de son fils, restent deux femmes (l'épouse d'Adam, la compagne enceinte d'Abdel) qui élèveront un enfant sauf des représentations patriarcales. Sortir de la piscine, et s'arracher des représentations télévisées, c'est se délivrer des inscriptions forcées dans les luttes de places de la guerre économique ou dans l'incorporation militaire dans la poursuite de la guerre civile. C'est ouvrir un nouvel espace utopique où recommencer une société dans laquelle le meurtre (symbolique) du père ne serait plus payé ou contrebalancé par le meurtre (indirect mais réel) du fils. C'est envisager un monde au sein duquel la scène primitive d'Abraham sacrifiant son fils au nom de Dieu serait abolie, un monde symboliquement préservé du cannibalisme saturnien affolant les pères et du schéma oedipien tenaillant le ventre des fils. Un univers sans vengeance ni crise mimétique où les pères et les fils, chacun à leur place (inexpugnable), seraient, plutôt que des concurrents ou des maîtres et des esclaves, des égaux qui auraient enfin cessé, intérieurement (pour le père) ou extérieurement (pour le fils), d'être des ours qui dansent ou des hommes qui crient (sur le sacrifice des fils par les pères - comme des femmes par les hommes - dans les pays africains subissant l'oppression néocoloniale.

7/ Kaboom de Gregg Araki : Une bombe sexuelle

 

Kaboom : avec son titre comme issu d’une bulle d’un comic book, ses couleurs kitsch, ses plans moyens, frontaux et sans profondeur de champ, et ses séquences montées comme des cases de bande dessinée, le nouveau film de Gregg Araki affirme d’entrée de jeu une esthétique pop affriolante et extravertie qui paraît rejouer sur le mode de la franche rigolade la partition plus sombre à l’œuvre dans la fameuse trilogie de l’adolescence apocalyptique (Totally fucked-up en 1993, The Doom Generation en 1995, et Nowhere en 1997). Il est certes toujours question de jeunesse déjantée, de sexualité débridée, de drogues hallucinogènes, et de fin du monde. Mais la réelle noirceur des premiers films du réalisateur laisse aujourd’hui place à une économie symbolique relevant du strict principe de plaisir, sans arrière-pensée pessimiste. C’est que Gregg Araki a grandi, mûri, vieilli (il aura 51 ans en décembre prochain). Il n’est définitivement plus cet adolescent travaillé par une indétermination de ses orientations sexuelles et hanté par le pressentiment d’une apocalypse qui justement recoupait le sentiment intime de la fin de son adolescence. Expurgée d’une morbidité romantique qui n’a désormais plus cours, l’adolescence est aujourd’hui considérée avec la distance nécessaire par un homme qui sait qu’elle est le moment propice pour l’exagération, l’inflation, le surdimensionnement, la turgescence : c’est le côté « bigger than life » de l’adolescence dont a également bien rendu compte récemment en France le premier film de Riad Sattouf, Les Beaux gosses (2009). L’adolescence comme turgescence existentielle, comme intensification fantasmatique de soi-même, comme exagération autofictionnelle indexée sur l’explosion libidinale appartenant à ce moment de transition post-pubertaire.

 

 

On le sait, l’adolescence est une des grandes affaires du cinéma étasunien contemporain. Moins conceptuels et lyriques que ceux de Gus van Sant (Gerry en 2001, Elephant en 2003, Last Days en 2005, Paranoid Park en 2007), moins documentaires et tragiques que ceux de Larry Clark (Kids en 1995, Bully en 2001, Ken Park en 2003), moins arty et destroy que Les Lois de l’attraction (2001) de Roger Avary d’après Bret Easton Ellis, les films de Gregg Araki depuis Three Bewildered People in the Night (1987) reposent esthétiquement sur une approche post-warholienne de détournement pop d’éléments visuels appartenant à la (sous)culture de masse de la société consumériste étasunienne. L’horizon idéal serait pour cet artiste de copier-coller sous la forme de pastiches colorés les séries télévisées qui marchent auprès des adolescents (exemplairement Beverly Hills), voire les films produits par Hollywood sur un mode identificatoire similaire (cf. American Pie), tout en les bariolant des couleurs crues d’un activisme sexuel et de l’addiction aux drogues plus ou moins soft dont l’industrie médiatique de masse censure systématiquement l'exposition. Le pastiche sert alors, du point de vue critique de Gregg Araki s’exprimant de l’intérieur du maelstrom mass-médiatique, de révélateur quasi-photographique, ou bien de négatif exposant les refoulements opérés par les images positives de l’industrie. Kaboom l’affirme sans détour : il s’agit bien de faire exploser – de faire gicler le cadre, gros d’une énergie (sexuelle, fictionnelle – c’est tout comme) qui électrise et renverse, distord et détourne, qui donc subvertit les signes représentatifs dominants. En moins de 90 minutes, on passera donc d’une chronique de la post-adolescence étudiante un peu coquine, à un passage en revue des attitudes sexuelles transversales aux normes des genres et de l’hétéro-sexisme, pour finir en récit apocalyptique révélant un grand complot mondiale et même intergalactique débouchant sur un holocauste atomique. 

 

 

Kaboom est évidemment hilarant et ébouriffant, mais il n’est pas que cela. La citation du film de Luis Buñuel et Salvador Dali Un chien andalou (1928) indique la bonne volonté culturelle d’un film qui rêverait sûrement de proposer un surréalisme pour aujourd’hui à destination de ces adolescents qui ont la préférence du cinéaste. C’est que ce sont des mutants, pour lesquels rien n’est fixé sur le plan des identités sociales et sexuelles, ouverts à l’hybridation de leurs mornes existences avec des gras morceaux de fiction arrachés des fosses septiques de la sous-culture de masse dominante (ce sont par exemple ici les gros plans structuralement identiques de nourriture et de vomi ou d’excrément). Ce qui les motive, les meut et les émeut, ce qui les met en mouvement, ce sont des forces inconscientes – les forces d’un inconscient travaillé par les récits conspirationnistes et messianiques qui dominent la sphère des représentations collectives aux États-Unis. C’est pourquoi les films de Gregg Araki sont très concrets, et aussi très honnêtes envers les efforts de sublimation dont ils relèvent, et qu’ils révèlent. Les extra-terrestres de Mysterious Skin (2005) d’après Scott Heim sont ainsi les masques de ces pédophiles dont on veut oublier le visage traumatisant. Quant aux pages arrachées du Manifeste du parti communiste (1848) de Karl Marx et Friedrich Engels dans le final de Smiley Face (2008), ils essaiment sur la terre entière afin de signaler de manière moins didactique que comique l’aliénation du prolétariat qui se prolonge dans la consommation massive d’herbe qui fait rire. Avec Kaboom, est proposé le récit archétypal et glorieux, singulier et quelconque, de n’importe quel petit-bourgeois adolescent des suburbs étasuniens, qui se croit ou se rêve l’élu d’un grand récit d’où émergeraient les motif du père saturnien – autrement dit du terrifiant patriarcat –, et de la mère sur-sexuée – la monstrueuse « matrice hétérosexuelle » (Monique Wittig). Superpouvoirs, vampires, secte mystérieuse, résistance mondiale et intergalactique à un nouvel ordre nouveau : les grands récits de l’oppression et de l’émancipation ne seraient donc pas morts avec le triomphe du consumérisme et du néolibéralisme. Peut-être ont-ils seulement besoin d'être dynamisés, dopés. Il suffirait également d’en relever la trace symptomatique dans les fictions délirantes que lisent ou regardent ces adolescents... Tel le bien-nommé Kaboom !

8/ You will meet a Tall Dark Stranger de Woody Allen : Voyance, cécité, et prophéties autoréalisatrices


You will meet a Tall Dark Stranger est le 40ème long métrage de Woody Allen depuis 1966 et la série B. japonaise détournée What's Up, Tiger Lily ?. Comme tous les automnes, le cinéaste newyorkais remplit le contrat et rempile pour sa livraison annuelle qui doit satisfaire un public (davantage européen qu’étasunien) consolidé et inentamable, fidèle et incompressible. Le métier parle, le système ronronne (un peu comme chez Otar Iosseliani), l’économie est rentable, la posture auteuriste est maintenue sans être ostentatoire, la vis comica est parfaitement huilée, et les spectateurs abonnés au système sont contentés et renouvellent l’abonnement pour l’année qui suivra. L’artisan ne déçoit jamais, en même temps qu’il arrive difficilement à créer la surprise, si tant est qu’il souhaite réellement la créer. Quant aux petites boursouflures modernistes d’hier (le feu d’artifice à la Walter Ruttmann ouvrant Manhattan en 1979, les ambiances bergmanienne de Interiors en 1978, fellinienne de Stardust Memories en 1980 et Celebrity en 1998, tchekhovienne de Hannah and her Sisters en 1986, dostoïevskienne de Crimes and Misdemeanors en 1989,  kafkaïenne de Shadows and Fog en 1991, enfin le cubisme narratif de Deconstructing Harry en 1997 inspiré par la littérature de Philip Roth et la philosophie de Jacques Derrida), elles semblent avoir dorénavant disparu au bénéfice d’une manière reposant classiquement sur des dialogues soutenus par des plans-séquence souples et des acteurs satisfaits de tenir la ligne formant dans leur intrication serrée la trame scénarique de la fiction, la confiance dans la valeur morale des récits (la voix-off distanciée de Vicky Cristina Barcelona en 2008 et de You will meet a Tall Dark Stranger aujourd’hui), et la puissance de subtilisation des formes narratives (du perspectivisme narratif de Broadway Danny Rose en 1984, de Sweet and Lowdown en 1999, et de Melinda and Melinda en 2004 en passant par les confidences face caméra des personnages incarnés naguère par Woody Allen, et par celui de Larry David dans Whatever works en 2009).

 

Woody Allen est sans doute aucun un petit maître au métier comique bien rôdé et certifié par la critique européenne. En tout cas, il n’a désormais même plus besoin d’apparaître comme acteur dans ses propres films (dernier exemple en date, Scoop en 2006) pour les marquer de son inimitable signature. Cette patte ou cette griffe résulte directement des dispositions sociales qui sont le propre d'un intellectuel newyorkais d’ascendance juive, paranoïaque et hypocondriaque, héritier d’Ernst Lubitsch, Groucho Marx et Billy Wilder, qui sait user du verbe dans le sens d’une logorrhée bégayante afin d’occuper tout l’espace symbolique pour se protéger fantasmatiquement des intrusions (forcément malfaisantes et traumatiques) du réel, et qui en plus est capable de projeter cette invention en termes de parlure sur ses acteurs lorsqu’il se contente seulement de mettre en scène (évidemment Larry David comme double idéal dans Whatever works). Le cinéaste, à l’instar du défunt Claude Chabrol, a donc choisi de privilégier l’œuvre en son entier plutôt que la production du chef-d’œuvre comme tel estampillé (l’original Zelig en 1983 représentant l’exception confirmant la règle générale). Et nombreux sont les films nous assurant de cette « modestie » artistique : souvenons-nous des voleurs à la petite semaine de Small Time Crooks (2000), et surtout de l’exemplaire Hollywood Ending (2002) avec l’histoire de ce cinéaste réalisant littéralement à l’aveugle un film catastrophique qui pourtant reçoit les éloges mais des seules critiques français (on verra par ailleurs les usages multiples du motif de la cécité dans le nouveau film du cinéaste).

 

Mais Woody Allen sait aussi indéniablement produire avec le tempo du jogger newyorkais courant dans les allées boisées de Central Park des contes moraux dont la force analytique gagne en ciselage et finesse avec les années, et cela sans souffrir du brio des mécaniques narratives des fictions proposées. Si Match Point (2005) tourné en Angleterre initiait un mouvement original d’arrachement au traditionnel microcosme newyorkais (et pour le coup, Match Point figure parmi les rares grands films récents du cinéaste), ce film a encouragé un nomadisme justifié par la croissance des coûts de tournage à New York, et qui s’est ensuite prolongé en Grande-Bretagne avec Scoop et Cassandra’s Dream (2007), puis en Espagne avec Vicky Cristina Barcelona (2008), avant un retour prvisoire au bercail newyorkais avec Whatever works. Ce qui ne préjugeait en rien des suites de ce mouvement de déterritorialisation (à nouveau l’Angleterre avec You will meet a Tall Dark Stranger, la France pour un film prochain intitulé Midnight in Paris), et qui trouve aussi à s’épanouir dans l’hétérogénéité internationale d’un casting de luxe (ici le gallois Anthony Hopkins, l’anglaise élevée en Australie Naomi Watts, l’indienne au patronyme portugais Freida Pinto, l’espagnol Antonio Banderas, le californien Josh Brolin, l’écossais Ewen Bremner, etc.). Woody Allen promène certes tranquillement son petit commerce de cinéma et sa bonhomie auteuriste dans les régions bourgeoises de la « mondialisation heureuse » posée par ce pauvre Alain Minc. Mais la vivacité du trait, l’acidité du style, l’alacrité du ton, le bonheur de la narration, et la subtilité dans l’analyse des rapports sociaux déterminant les situations et les interactions de ses personnages font régulièrement mouche. A ce titre, malgré une forme délibérément mineure (au risque de paraître pour une formalité – un film de plus), You will meet a Tall Dark Stranger exprime, avec une justesse analytique imparable dublée d'un sens de la dérision évitant toute lourdeur didactique, quelques principes génériques appartenant à certaines dynamiques sociales qui ont lieu dans le dos de la conscience des individus qui les incarnent.

 

On le sait, Woody Allen, comme l'une de ses références cinématographiques Ingmar Bergman, est un shakespearien : un titre comme A Midsummer Night’s Sex Comedy en 1982 (qui clignait aussi de l'oeil du côté de Sourires d'une nuit d'été d'Ingmar Bergman réalisé en 1955) l’avouait explicitement. La référence dans le nouveau long métrage à la phrase proverbiale de Macbeth (« c’est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot qui ne veut rien dire ») sert moins de fétiche culturel que de sésame (la citation ouvre et ferme le film) visant à montrer l’actualité de la vision du dramaturge. Le temps des sorcières et des rois n’est plus, mais persiste le temps des cécités plus ou moins volontaires (cf. le cinéaste aveugle de Hollywood Ending, parfait complément du mimétisme du personnage éponyme de Zelig lui permettant de se camoufler et se fondre dans le paysage), des automystifications et des « rivalités mimétiques » (René Girard - ce dernier a aussi développé sa théorie du désir mimétique à partir d’une lecture soutenue des pièces du dramaturge anglais dans son ouvrage Shakespeare, les feux de l’envie, éd. LGF, 1993). Les motifs récurrents chez Woody Allen de l’onirisme (The Purple Rose of Cairo en 1985, Alice en 1990) comme de la magie (The Curse of the Jade Scorpion en 2001 ou encore Scoop) témoignent déjà de manière peut-être moins freudienne que jungienne de l’insistance d’archétypes archaïques qui structurent l’agir individuel et l’inconscient collectif. Surtout, ces motifs ne cessent jamais de s’inscrire dans des fictions qui demeurent sous-tendues par une subtile sociologie des interactions individuelles. Cristal, la voyante de You will meet a Tall Dark Stranger, s’ajoute ainsi à la liste des arnaqueurs, bateleurs, imposteurs, et autres faussaires qui peuplent le cinéma allenien, et qui trahissent probablement la position clivée, dominante-dominée, du cinéaste, auteur certes consacré qui s’est mesuré aux génies du cinématographe, mais pour convenir qu’il ne les égalerait jamais. Surtout, la voyante sert ici de moteur à explosion de la fiction, alimentant la sphère fantasmatique d’une femme d’âge mûr en déshérence (Helena interprétée par Gemma Jones), car tout juste abandonnée par son époux (Alfie - comme le dragueur du film éponyme de Lewis Gilbert en 1966 joué par Michael Caine - qu'interprète Anthony Hopkins) et idéalement disponible pour « bovaryser » (en rêvassant à un "bel et sombre inconnu" comme le titre l’indique, tel un cliché qui fonctionnerait encore, malgré les sanctions du réel). Son désir de « fictionner » son existence (comme les post-adolescents de Kaboom de Gregg Araki !) s’accorde avec une stabilité économique (elle est rentière, elle ne travaille donc pas) que ne soutient aucune nécessité sociale ou symbolique externe. Surtout, ses fantasmes vont impacter le destin social de sa fille Sally (Naomi Watts) qui rêve de devenir galeriste et de son beau-fils Roy (Josh Brolin, déjà vu dans Melinda and Melinda) qui rêve de devenir écrivain.

 

You will meet a Tall Dark Stranger inscrira donc son récit à l’intersection de l’objectivation des jeux et enjeux relatifs aux positions, interdépendances et autres interactions sociales qui fabriquent des destins sociaux, et de la désignation de fantasmes sociaux (les pouvoirs occultes, les esprits et les tables tournantes, les vies antérieures et les destins tout tracés d'avance) qui commandent des options et par conséquent des actions en causant des effets bien concrets. Non, les destins ne sont pas édictés par des dieux joueurs s'amusant avec les mortels que nous sommes (rappelons-nous du pastiche du théâtre antique dans Mighty Aphrodite en 1995). Oui en revanche, les destins existent quand ils sont perçus comme des faits sociaux résultant d'un agrégat d'interactions et de rapports qui pèsent si lourd sur les trajectoires individuelles qu'ils compriment quasi-mathématiquement l'espace des possibles. Et les prophéties n'ont de réelles pertinences que quand elles fonctionnent sur le mode rétroactif de la "self-fulfilling prophecy" (Robert K. Merton), des prédictions qui influencent les volontés et influent sur les événements qu'elles prédisent (ce que l'écrivain hongrois Frigyes Karinthy avait déjà décrit dans un texte de 1929 intitulé... L'Oracle de Macbeth, vingt ans avant que le sociologue fonctionnaliste Robert Merton n'en systématise l'usage). L'ironie voulant que Sally, en considérant au grand dam de Roy que le recours à une voyante par sa mère lui permettait de se changer les idées après avoir été abandonnée par Alfie, soit elle-même victime de la crédulité de sa mère qui refuse d'allouer un prêt à sa fille parce que sa voyante ne le lui a pas conseillé. Loin de l'idée que "les illusions peuvent parfois servir de remède" comme le disait Sally, Woody Allen met en scène les paradoxes de la notion de pharmakon explorée par Jacques Derrida dans son texte intitulé La Pharmacie de Platon qui, en 1968, en repassait par le Phèdre du philosophe pour montrer la méfiance de Socrate envers l'écriture, poison, drogue et médicament tout à la fois (cf. La Dissémination, éd. Seuil, 1972). La voyance comme pharmacie, poison servant de remède et, mué en drogue, redevient poison : trompée par son époux, la mère abusée abuse sa fille qui a encouragé sa génitrice à l'être au prétexte que l'illusion pouvait soigner. Il n'y avait pas avec cet exemple meilleur (ou pire) moyen de confirmer et réaliser la pente potentiellement catastrophiste des prophéties autoréalisatrices. Le différend est donc total.

 

Les hiatus entre personnages sont souvent chez Woody Allen le produit du heurt d'habitus socialement différenciés (l'auteur de théâtre et le gangster de Bullets over Broadway en 1993, les parents adoptifs et la mère biologique de Mighty Aphrodite, la famille de Park Avenue et le repris de justice dans Everyone says I love you en 1996, Alfie et sa nouvelle et jeune compagne qui s'accorde avec sa virilité regaillardie bien qu'elle soit largement démunie en capital culturel dans You will meet a Tall Dark Stranger rappelant du coup Interiors sur ce plan-là). De manière décisive, le nouveau film de Woody Allen rend manifeste les limites d'un certain type de pouvoir symbolique accordé à une concentration particulière de capitaux quand font défaut d'autres types de ressources symboliques. Le capital économique et culturel amassé par Alfie ne suffit pas à pallier un défaut de virilité (malgré le viagra !) du point de vue de sa nouvelle compagne qui le trompera sans vergogne ; en revanche, la grossesse de cette dernière ne pourra lui être profitable que si elle revient dans les bras fripés d'Alfie. Le volontarisme professionnel et culturel de Sally et Roy seraient définitivement récompensé s'il bénéficiait de la meilleure répartition des capitaux disponibles pour réussir dans le monde des galeries d'art ou de la littérature (là on pense au récent Tamara Drewe de Stephen Frears en 2010). Sauf que Roy, qui de surcroit reproduit une situation semblable à celle de son beau-père (il se sépare de sa compagne pour se lier avec une femme plus jeune qu'elle), vole le manuscrit d'un de ses amis qu'il croit mort dans un accident de voiture (alors qu'il est en fait dans le coma). Pendant que Sally ne pourra pas profiter des subsides maternels, puisque la voyante a préconisé (on imagine de manière très intéressée) à Helena de ne pas s'aventurer dans des transactions financières. C'est la prise en compte de la crise récente du capitalisme qui donne au nouveau film de Woody Allen un réalisme particulièrement appréciable : le capital culturel reste nécessaire dans les univers sociaux structurés à partir des valeurs issues des mondes de l'art, mais le capital économique demeure déterminant pour en vivre, et ce d'autant plus que le néolibéralisme a ralenti l'autonomie des champs d'activité sociale et les a colonisés à partir des valeurs appartenant à la sphère économique. La sauvegarde symbolique de la virilité du (beau-)père (qui sera in fine moins sexuelle que filiale, ceci afin de préserver l'autorité patriarcale) détermine indirectement la séparation de Sally et Roy, comme le renforcement des processus de précarisation dont ils sont victimes (la mère ne soutenant pas le projet commercial de sa fille pour lequel elle s'est déjà engagée, le beau-fils risquant la ruineuse révélation de son imposture si l'auteur du manuscrit émerge du coma).


Ultime subtilité de You will meet a Tall Dark Stranger : si le libre-arbitre tant vanté par l'individualisme libéral se casse ici concrètement le nez sur les plafonds de verre des rapports sociaux faits d'interdépendances et d'inégalités de capitaux, si la voyance littéralement occulte le fait que les destins ne sont que sociaux (et ils le sont d'autant plus en période de crise économique, lorsque l'espace des possibilités de mobilité et d'ascension sociale se trouve sérieusement comprimé), la liberté est (re)donnée au spectateur (liberté relative, au moins valable et opérationnelle imaginairement) de décevoir les prophéties de la voyante comme les prémisses de trajectoires sociales qui peuvent toujours, même de façon extraordinaire, échapper à leur destin. La jeune compagne d'Alfie est-elle bien enceinte de ce dernier ? Et attend-elle un fils ? Sally réussira-t-elle à monter sa galerie ? La sortie du coma de l'ami de Roy va-t-elle se produire ? Et le condamne-t-il à la révélation de son imposture, et à la ruine de son futur mariage prévu avec la jeune Dia (Freida Pinto) ? On remarquera que cette dernière a été capable de mettre un arrêt aux préparatifs de son mariage fortement désiré par sa famille et celle de son ex-conjoint, et largement sous-tendu par leurs intérêts respectifs : c'est dire si les forces de reproduction sociale n'écrasent pas systématiquement les choix individuels lorsqu'ils sont soutenus par des intérêts et des désirs escomptant des gains possibles supérieurs aux pertes réelles. L'art du cinéaste (moins comique que tragicomique au bout du compte) est donc à son meilleur quand il sait à la fois désigner les nécessités invisibles ou occultées du social, et convenir d'un espace imaginaire de liberté spectatorielle autorisé par un récit suspendu. Décevoir les visions des faux prophètes qui renforcent la confusion de l'existant, et apprendre à voir les forces sociales figeant les trajectoires en destins : il est vrai que le social ressemblerait à "une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot qui ne veut rien dire", et surtout pleine d'oracles à la Macbeth et de prophéties autoréalisatrices. D'autant plus si des oeuvres de l'esprit (documentaires et fictions, scientifiques et artistiques) n'étaient pas disponibles pour rendre lisible et visible le présent, montrer que le réel ne saurait tout absorber du possible, et exemplifier la cécité individuelle face à des puissances sociales pesant obscurément sur l'éventail des options et des actions qui leur sont concomitantes. "Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent" (Spinoza, Ethique, II, 35, scolie).

9/ Chouga de Darezhan Omirbaev : Anna Karenine, d'hier et d'aujourd'hui


Malgré des origines nationales bien distinctes et des différences esthétiques radicales, Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, You will meet a Tall Dark Stranger de l'étasunien Woody Allen, et Chouga du cinéaste kazakh Darezhan Omirbaev partagent pourtant un point commun : en effet, les trois films évoquent la question de la réincarnation et des vies antérieures. Mais évidemment selon des modalités bien spécifiques à chaque fois. Quand Woody Allen épingle les croyances en des forces irrationnelles dans une double perspective à la fois tragicomique et matérialiste visant à montrer comment elles déterminent les actions des individus inconscients de pareilles déterminations, de son côté Apichatpong Weerasethakul rend manifeste la façon dont la culture bouddhiste imprégnant la vie du peuple thaïlandais vaut comme réappropriation symbolique de violences historiques passées et de culpabilités refoulées, toutes choses déniées par l'Etat, et dont le retour symptomatique s'effectue - s'incarne ou se réincarne - par le biais de récits mythologiques à base d'êtres hybrides et de revenants imaginaires innervant toute la culture populaire de cette région de l'Asie. L'évocation dans le sixième film de Darezhan Omirbaev (réalisé en 2007, Chouga ne sort qu'aujourd'hui) du motif de la réincarnation, moins anecdotique et drolatique qu'elle n'y paraît de prime abord, permet l'affirmation élémentaire du point de vue à partir duquel le cinéaste examine honnêtement son récit, puisqu'il est une adaptation du roman de l'écrivain russe Léon Tolstoï, Anna Karénine (1877). Les personnages de Chouga, d'Ablai et de Tiéguen sont les réincarnations cinématographiques dans le Kazakhstan contemporain des personnages littéraires d'Anna Karénine, d'Alexis Vronski et de Lévine appartenant à la haute-société russe du milieu du 19ème siècle. Le personnage éponyme de Chouga est probablement aussi consciente de rejouer au présent l'itinéraire tragique de sa devancière russe d'il y a 130 ans que l'était Ema Cardeano Paiva en regard du personnage éponyme de Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert dans le film du cinéaste portugais Manoel de Oliveira, Val Abraham (1993), qui en proposait la relecture actualisée. Darezhan Omirbaev explicite encore davantage la perspective en abyme de son projet en montrant le personnage de Tiéguen (Jassoulan Assaouov, le jeune interprète de Kardiogramma en 1995) en train de regarder à la télévision l'adaptation du roman de Léon Tolstoï par Alexandre Zarkhi en 1967. Du coup, le cinéaste kazakh peut s'autoriser à faire l'économie d'une reconstitution d'époque (une vingtaine existe déjà, et la meilleure a probablement été réalisée par Zarkhi), puisque l'histoire du destin tragique de cette héroîne romanesque appartient à la culture universelle, comme il peut aussi vérifier si le constat social de Tolstoï dressé pour la société aristocratique russe du milieu du 19ème siècle est, toutes choses égales par ailleurs, structuralement valable par translation ou vectorisation pour la bourgeoisie kazakh du début du 21ème siècle. Puisque les destins sociaux sont aussi ou déjà des destins littéraires, et puisque l'histoire qui nous est racontée est connue et courue d'avance, Darezhan Omirbaev aura intelligemment préféré aux redites fastueuses de l'adaptation littérale les inquiétantes découvertes d'une transposition économe, dont la moindre des qualités est aussi de proposer la (re)lecture la moins dépensière ou onéreuse du roman de Léon Tolstoï.

 

Depuis cette passe inaugurale de trois films (marquée par la lettre K) que constituent Kaïrat (1991), Kardiogramma (ces deux premiers long métrages ayant une valeur explicitement autobiographique) et Killer (1998), puis ce film en forme de bilan transitoire, très kiarostamien dans l'esprit, que représente La Route en 2001 (où l'on voyait déjà l'actrice qui jouera le rôle-titre de Chouga, Ainur Tourganbaeva), Darezhan Omirbaev a réalisé en 2005 About Love (produit par la Corée du sud, c'est une transposition d'une nouvelle d'Anton Tchekhov, De l'amour écrite en 1898), et est en train de préparer le tournage d'une adaptation là encore contemporaine de Crime et châtiment (1866) de Fedor Dostoïevski (probablement intitulé L'Etudiant). C'est donc, après une première série plutôt autobiographique, un nouveau triptyque axé autour de l'emploi de textes littéraires classiques russes du 19ème siècle comme révélateurs des transformations structurelles rencontrées par le Kazakhstan aujourd'hui. Déjà, Killer (Tueur à gages en français) mettait en scène une histoire assez dostoïevskienne (celle du chauffeur de taxi Marat endetté auprès de la mafia locale, et contraint d'assassiner pour se défaire de sa dette) plantée dans un pays ravagé par les orientations économiques néolibérales de la déréglementation des politiques publiques, de la dérégulation du mouvement des capitaux, et de l'exportation à outrance des richesses du pays (pétrole, uranium, blé...) après l'éclatement de l'empire soviétique. Chouga persiste et signe dans une volonté de rendre manifeste des changements économiques et sociaux affectant les existences individuelles et collectives, en même temps que ces transformations sont mises en regard grâce à la perspective structurale d'une fiction résultant de la transposition actuelle d'une oeuvre littéraire datée. Ainsi, les femmes soumises au patriarcat propre à l'aristocratie russe du milieu du 19ème siècle le sont toujours aujourd'hui, malgré la libéralisation (surtout économique) d'un régime qui, sur le plan étatique, demeure encore largement autoritaire. Les allers et retours de Chouga de part et d'autre des deux capitales du Kazakhstan, Almaty (l'ancienne capitale culturelle) et Astana (la nouvelle capitale, politique et économique), ainsi que le clivage qu'elle éprouve entre ses rôles d'épouse (d'un député) et de mère au foyer (d'un fils de sept ans) et ses aspirations affectives et sexuelles satisfaites auprès de son amant expriment dans le même mouvement contradictoire (voir les battements de lumière récurrents dans le film) les identités de structure entre les pouvoirs politique et économique. Malgré des différences générationnelles, le pouvoir économique étant entre les mains d'individus plus jeunes que le pouvoir politique, les deux en usant de la violence physique pour obtenir le réglement de contentieux démontrent l'aspect mafieux du néocapitalisme comme le côté autoritaire de l'Etat kazakh. La domination masculine qu'ils représentent empêchant alors les femmes de pouvoir conjuguer vie affective et sexuelle choisie et autonomie matérielle. C'est d'ailleurs une différence notable avec le roman de Tolstoï, mais Chouga est bien moins pétrie de cette culpabilité maternelle d'avoir abandonné son fils qu'Anna Karenine, plus mystérieuse et volatile que sa devancière, plus insidieusement en butte contre l'entièreté d'un monde social qu'elle rejette, profondément et silencieusement.

 

La raideur et la sécheresse formelles de Chouga participent, on l'a dit, d'une économie cinématographique générale particulièrement économe. Nous sommes loin des descriptions détaillées et des intrigues démultipliées de Léon Tolstoï cherchant alors à établir un réalisme romanesque supérieur au naturalisme français. C'est que, comme l'avait bien montré Georg Lukacs, le roman est l'art privilégié des sociétés bourgeoises, et la grande forme tolstoïenne épouse bien sûr le développement du capitalisme en Russie dans le courant du 19ème siècle. En privilégiant les litotes et les ellipses, l'épure dramaturgique et la blancheur du jeu des acteurs, Darezhan Omirbaev met au point une économie faite de soustractions et de substitutions qui va à l'encontre symboliquement des richesses ostentatoires dont se pare la classe bourgoise qui détient les rênes du pouvoir économique et politique actuellement au Kazakhstan. Autrement dit, le cinéaste met en avant un régime esthétique soustractif dans la droite lignée de l'héritage du cinéma de Robert Bresson (qui à plusieurs reprises s'est inspiré de Dostoïevski, pour Pickpocket en 1959, Une femme douce en 1969, Quatre nuits d'un rêveur en 1972, comme de Tolstoï avec L'Argent en 1983). Le voyage à Paris de Chouga et de son amant, passant d'ailleurs dans une rue où se tourne un film, rappelle que la langue française représentait dans le roman de Tolstoï un signe de distinction fonctionnant dans la haute-société russe (c'est aujourd'hui le russe dans la société kazakh actuelle), comme il sert aussi à signifier dans quel pays s'origine la cinéphilie du cinéaste. Par exemple, le morcellement des chaînes de causalité des actions (la tentative de suicide de l'ancienne petite amie d'Ablaï, le tabassage de celui-ci commandité par le mari de Chouga, le suicide de cette dernière), qui peut se voir relayé par des fragmentations explicites de points de vue (c'est l'usage des rétroviseurs lors des séquences en voiture), oblige comme dans les films de Robert Bresson le spectateur à comprendre dans l'après-coup du sens narratif ce qu'il perçoit d'abord sur le mode sensible de l'éclatement filmique (on reconnaîtra aussi là une manière de découper et monter les plans présente chez le japonais Takeshi Kitano). C'est une première façon de bousculer un récit dont on ne nous cache jamais son origine littéraire, ce qui permet aussi de dépasser le mimétisme redondant du régime représentatif habituel au nom de désemboîtements créateurs de trouble et strictement cinématographiques. Ce sont encore les regards par en-dessous à partir desquels se raccordent les plans et les points de vue, la première fois que Chouga et Ablaï se croisent dans le train, et la fois où le second observe la première pendant la représentation d'un opéra sans voir qu'il est lui-même observé par sa petite amie du moment. Ces déstabilisations sensorielles recoupent les séquences de rêve, récurrentes chez Darezhan Omirbaev (le poisson que pêche le garçonnet dans le rêve de Tiéguen, les trois portes qui se referment dans celui de Chouga ainsi séparée de son époux, de son amant, et de son fils), qui expriment la persistance inconsciente d'un désir de fuite et de volatilisation, de subtilisation et d'évanouissement rejoignant par d'autres moyens l'esthétique soustractiviste précédemment décrite. Enfin, c'est une série filmique substitutive (des escargots baveux s'accouplant en lieu et place de l'étreinte sexuelle de Chouga et Ablaï, un garçonnet appelant sa camarade dans la rue - "Chouga !" - anticipant le rendez-vous des amants, un feu d'artifice eisensteinien valant autant pour signifier le rapprochement d'Ablaï avec Chouga que la pluie de coups que le premier recevra de la part des sbires envoyés par l'époux de la seconde) qui s'articule avec la série soustractive et la série onirique et toutes séries fonctionnent sur le mode du rebours ou de l'après-coup en termes de sens compris par le spectateur. Toutes choses permettant de rompre avec la logique représentative propre à l'adaptation littérale, comme avec une société spectaculaire qui ne cesse de mirer dans ses écrans de télévision (toujours plus nombreux dans les films de Darejan Omirbaev) les signes narcissiques de sa propre fascination. Et ce sont là tous les postes de télévision et tous les spectacles rythmant la narration de Chouga, telle une chaîne spectaculaire où se côtoient et s'équivalent opéra et strip-tease, film classique russe et dessins animés occidentaux, extrait de Microcosmos et vidéo privée montrant un réglement de compte.

 

Les destins relèvent moins de l'astrologie (comme le dit l'ami de Tiéguen, qui évoque  ailleurs la question de la réincarnation) que des déterminations relatives aux structures sociales et aux rapports sociaux qu'elles induisent (permanence du patriarcat contenant la concurrence entre capitalisme mafieux et autoritarisme étatique). Et les destins sociaux se répètent par-delà les différences nationales et historiques (la Russie d'hier, le Kazakhstan d'aujourd'hui) et sont même anticipés par la littérature. Quant au suicide final de l'héroïne, là encore complètement bressonien dans la forme (comme les héroïnes de Procès de Jeanne d'Arc, Mouchette, Une femme douce, mais aussi Val Abraham de Manoel de Oliveira, très bressonien dans l'esprit), il vaut comme rupture avec ce qui se répète, ce qui se reproduit et s'exténue (du constat littéraire d'hier à celui de cinéma aujourd'hui). Puisqu'il s'agit bien ici de disparaître, de glisser au travers d'un raccord dans le monde immatériel de l'esprit, de sauter hors de la série du nivellement capitaliste. Se soustraire au spectacle obscène de la domination masculine et patriarcale sous ses formes capitalistes et mafieuses, étatiques et conjuguales : puisqu'il s'agit pour une femme de refuser son arraisonnement, fût-ce au prix d'une mort dans l'obscurité de laquelle brille cependant l'éclat immortel de l'idée. La dignité non-concédée d'un radical refus.

 

Vendredi 1 octobre 2010


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