Des nouvelles du front cinématographique (43) : Black Swan de Darren Aronofsky

Le sublime, au risque de l'incarnation :

Black Swan (2010) de Darren Aronofsky

 

« Toute image fait un deuil : la vie de la chair iconique renonce à la fusion corporelle. Point d'image sans dépossession, toute image fait le deuil d'un corps pour faire vivre un désir » (Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards, éd. Seuil-coll. "L'ordre philosophique”, 2003, p. 52)

 

« Tout a commencé par les pieds » (André Leroi-Gourhan, Les Racines du monde : entretiens avec Claude-Henri Rocquet, éd. Belfond, 1982)

 

Dire que Black Swan consiste à opérer le redoublement de The Wrestler, le précédent long métrage de Darren Aronofsky qui avait reçu le Lion d'or à la Mostra de Venise en 2008, c'est évidemment insister sur un geste cinématographique visant à persévérer dans son être esthétique (mais aussi économique : les coûts de tous ses films, bien inférieurs au coût moyen du blockbuster hollywoodien, permettent une plus grande maîtrise d'ouvrage). Mais c'est surtout valoriser la cohérence d'un film en regard de la cohérence de l'œuvre qu'il sert en l'exemplifiant sur son versant radical. Il est beaucoup question de la figure schizoïde du double  dans le nouveau film de Darren Aronofsky, premièrement sur le plan de la diégèse elle-même : Nina Sayers (Natalie Portman) est une ballerine choisie par le chorégraphe Thomas Leroy (Vincent Cassel) pour incarner la reine des cygnes dans le ballet de Tchaïkovski Le Lac des Cygnes (créé sans grand succès au Bolchoï en 1877) dans lequel un cygne blanc (en réalité Odile, une princesse ensorcelée par Von Rothbard) et un cygne noir (Odette, son sosie maléfique qui est la fille du sorcier à l'origine de l'ensorcellement de la princesse) fascinent jusqu'au vertige et la confusion le prince Siegfried qui perdra réellement son aimée pour l'avoir confondue avec son double diabolique. La perspective adoptée ici ne recoupe donc pas le point de vue masculin habituellement dominant, puisque le point névralgique d'un film dont l'arrière-fond référentiel s’inscrirait dans le droit fil du récit paradigmatique de Fédor Dostoïevski, Le Double (1846), relève de la manière dont Nina, à l'aise s'agissant de son interprétation du cygne blanc, bataille pour pouvoir jouer et incarner le cygne noir, au double risque de la fêlure subjective et de la perte objective de son nouveau statut de danseuse étoile au profit de sa doublure mimétique, sa rivale fascinante Lilly interprétée par Mila Kunis. Si The Wrestler et Black Swan font admirablement jeu commun, s'ils fonctionnent comme un diptyque idéal, le second film représente pourtant par rapport au premier ce que le cygne noir représente en regard du cygne blanc : sa doublure maléfique, sa torsion diabolique, son redoublement radicalisé, excessif et délirant. Il est bien question dans les deux films du corps comme matière première d'une discipline spectaculaire (le catch dans The Wrestler, la danse de ballet dans Black Swan) exigeant la souffrance de celui ou celle qui lutte pour en incarner l'idée la plus haute. Mais désormais le motif de la consécration de la jeune première virginale (dans Black Swan) vient se substituer à celui de la résurrection du vieux lion (The Wrestler) que l'on croyait éteint. Certes, la danse de ballet comme pratique artistique supérieurement légitime et élitiste a remplacé le catch comme pratique physique et spectacle certes populaires mais faiblement légitimes (comme sport et davantage encore comme art). Et Natalie Portman en quête du grand rôle qui lui permettra d'accéder enfin au premier rang des actrices hollywoodiennes du moment occupe le devant de la scène hier occupée par Mickey Rourke, acteur hollywoodien perdu depuis plusieurs années et amorçant avec le précédent film de Darren Aronofsky son retour actoral gagnant. Quant au cinéaste (qui a déplacé le cadre initial du scénario de Mark Heyman du théâtre à la danse longtemps pratiquée par sa propre sœur), il ne s'agirait au fond que de parachever sa propre consécration auteuriste, de persister afin de signer la métamorphose cinématographique réussie d'un geste jusque-là davantage préoccupé par une certaine idée du cinéma (l'indépendance artistique logée au cœur de l’industrie hollywoodienne sur le plan économique, les puissances addictives de l'obsession happant les corps sur le plan idéel) qui jusqu’à récemment souffrait de trouver les formes les plus adéquates d’incarnation. The Fountain, projet ambitieux sur lequel a planché pendant six ans le cinéaste, exemplifiait ainsi, après Pi (1998) et Requiem for a Dream (2002), l'enfermement solipsiste d'un désir de cinéma se sursignifiant comme tel, et venant dès lors s'abîmer dans l'imagerie New Age et le vide numérique afin de rendre manifeste la folle fascination autotélique pour la quête obsessionnelle et orphique d'une volonté de perfection dont l'imaginaire ne venait symptomatiquement jamais se coltiner avec le réel de son effectuation. Le noir et blanc ultra-référencé et la facture économique underground pour Pi, comme l’usage très 70’s du split-screen et l'adaptation du roman de Hubert Selby jr. Retour à Brooklyn (1978) pour Requiem for a Dream peinaient déjà à offrir quelques points de contact avec le réel (c'était encore l'époque où le réalisateur privilégiait encore un cinéma du cerveau plutôt que du corps) que The Fountain tout simplement abolissait, atteignant une limite au-delà de laquelle ne règne plus que la nuit intersidérale du vouloir-dire d'un auteur au moins conscient d'avoir symbolisé, sous le triple prétexte philosophique d’une quête du Graal de la perfection, de l’éternel retour nietzschéen, et de l’universelle intemporalité de l'amour, la coupure aporétique d'un délire monadologique et, partant, abscons. The Wrestler ainsi que Black Swan confirment donc un retour passionnant au réel de la part de Darren Aronofsky qui s’offre en deux temps et trois mouvements (les deux films et leur relève dialectique) la possibilité d’une salutaire catharsis. C’est donc un véritable désir cathartique de réel pour un cinéaste dorénavant passionné par la question de l’incarnation que prolongent des trajectoires subjectives (le catcheur Randy the Ram, la ballerine Nina) qui ont à cœur de soutenir avec leur corps souffrant une idée supérieure de leur art, et qui par conséquent autorisent de soumettre esthétiquement l’imaginaire fictionnel à la symbolique véridiction de son poids de vérité documentaire.

 

Le passage symbolique de la rampe d'accès de l'idée (la fiction) à l’épreuve douloureuse du réel (le documentaire) est donc ce qui détermine ce diptyque doloriste (au sens fort du terme puisque la douleur est, dans une perspective christologique qui a surdéterminé la question des images dans le monde occidental, le mode sensitif et phénoménologique de la chair du corps au travail de l’incarnation d’une idée), un dolorisme qui témoigne de l'influence profonde, plus que de David Lynch (dont Eraserhead en 1977 a offert le modèle de Pi) ou de Stanley Kubrick (A Clockwork Orange en 1971 comme référence ultime de Requiem for a Dream), de Martin Scorsese (le premier cinéaste étasunien à avoir voulu cinématographiquement conjuguer éclats hallucinatoires du montage, dérive subjective schizophrénique et paranoïaque, et critique du capitalisme comme addiction). En même temps que la violence de ce passage est redoublée d'un film à l'autre, s'arrachant du cadre populaire et faiblement légitime du catch pour atteindre (et violenter) le spectacle le plus légitime et élitaire qui soit : la danse de ballet. Plus d'une fois, Black Swan frôle le pompiérisme le plus poussif et, partant, le plus repoussant afin d’articuler la catharsis d’un cinéaste purifiant son idée du cinéma en la soumettant à ce qu’Alain Badiou appellerait un geste d’« impurification » (associant un double régime de véridicité assuré d’un côté par les références au genre fantastique et de l’autre par la valeur documentaire du film lui-même), avec l’extase de son personnage principal en quête de sublime. En effet, les pointes sonores redondantes comme symptômes du délirium de l’héroïne (éclats de rires, battements d’ailes frissonnantes, souffles ou râles) et les variations musicales composées par Clint Mansell (accompagnant fidèlement le cinéaste depuis ses débuts) à partir de l'œuvre romantique au final tonitruant de Tchaïkovski (déclinée ailleurs avec la sonnerie de portable de l'héroïne ou la boîte à musique avec laquelle elle s'endort), l'évidence aveuglante des citations cinématographiques dans un geste accumulatif frôlant la surchauffe postmoderne et les effets spéciaux gore et épidermiques, le schématisme binaire du clivage symbolique entre la valeur noire et la valeur blanche s'étendant jusqu'à contaminer toute la gamme chromatique du film lui-même, mais aussi les explications didactiques de texte (la vision onirique introductive par l'héroïne, le récit du ballet russe par le chorégraphe), jusqu'au tatouage en forme d'ailes noires sur le dos de la doublure rivale de la protagoniste : tout cela pourrait finir par gâcher un film alors formellement écrasé par le volontarisme de ses intentions artistiques. Le symptôme le plus lisible résiderait peut-être dans l’affiche du film, avec le visage de l’actrice dont le maquillage combine les atours du cygne blanc (la pâleur des joues) et ceux du cygne noir (le cil des yeux souligné), visage marqué par une craquelure sur le côté gauche venant signifier explicitement une fêlure plus subtilement exprimée par le décentrement à peine perceptible de l’œil (gauche du point de vue du spectateur, droit pour l’héroïne) comme attiré par une force centrifuge (comme une variation du motif de l’œil crétois dont André Bazin avait parlé pour le final de Vertigo d’Alfred Hitchcock en 1958, et qui paraît avoir également déterminé le visage de Nicole Kidman dans l’affiche du dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut en 1999). On le voit donc bien avec cet exemple : les facilités du cliché viennent aussi redoubler les subtilités de l’image. Mais c’est que Darren Aronofsky a besoin des deux pour faire l’épreuve hégélienne de la contradiction (ou de l’identité des contraires : la négativité du cliché vérifie la positivité de l’image comme le documentaire assure la véridicité de la fiction). Et cela autant pour déstabiliser le sérieux du ballet que pour aider à l’accouchement symbolique de son personnage de femme abîmée par les clichés inhérents à une discipline marquée par le poids de sa légitimité et de son sérieux élitaire. L’extrême hétérogénéité esthétique en termes de matériaux formels de son film vise alors à neutraliser les oppositions symboliques dominantes entre formes majeures et mineures, mais également et tout autant à exténuer qu'à altérer le champ artistique ressortissant au domaine du ballet afin de le rapprocher dans une perspective subversive et iconoclaste des excès carnavalesques et clownesques du catch (excès déjà anticipés par l'émission de télévision à laquelle rêvait de participer le personnage d'Ellen Burstyn dans Requiem for a Dream).

 

Si The Wrestler était un film simple et gracile désirant légitimer le monde du catch et ses figures prolétaires hissées au niveau sublime de l'idée spectaculaire qu'elles incarnent modestement mais jusqu'au bout, Black Swan ne pouvait alors et en toute logique que jouer la carte de l'enflure et de la surenchère afin d'excéder et d’affaisser le sérieux du ballet dont le corps symbolique est ici particulièrement malmené puisque la part documentaire, réelle, est progressivement lardée de coups de couteaux horrifiques dans une perspective d'indiscernabilité entre le genre fantastique et le thriller. Il fallait par conséquent, dans la suite d'une pratique spectaculaire (le catch) constituée à la frontière du réel et de la simulation, située sur la bordure partageant le faux et le vrai, la violence fictive et la brutalité réelle, les déguisement et le maquillage d'un côté et le vrai sang de l'autre, (re)jouer à fond en les redistribuant de façon autant experte que tapageuse les cartes du vrai et du faux ou du cliché et du subtile, comme d'en multiplier les redoublements cristallins, s'agissant ici tout à la fois des relations paradoxales unissant le film avec ses référents cinématographiques, la fiction avec les éléments réels qui assurent symboliquement l'adéquation entre les idées du metteur en scène et leur incarnation, l'objectivité du récit avec les effets de contamination exercées par la subjectivité délirante de l'héroïne, l'actrice avec son rôle (et le cinéaste avec le chorégraphe fictif qui met en scène ici le ballet comme avec son personnage qui incarne le motif de l’incarnation ayant permis le sursaut salutaire de son cinéma), la musique de Tchaïkovski avec celle de Clint Mansell, etc. On verra alors que Black Swan consiste, dans le redoublement opéré en regard de The Wrestler, en la radicalisation de ce dernier, en sa radicale et monstrueuse poussée. Et s'il est toujours question d'incarnation, on comprendra que celle-ci oblige au déploiement d'un plus grand et plus hétérogène volume d'expression afin de contrecarrer les logiques symboliques de neutralisation, de lissage et de refoulement déterminées par les formes sociales du grand art sérieux et légitime qu’est le ballet. Là où l'incarnation, débouchant originalement sur la sublimation dans The Wrestler (un ange finissait par passer sur le ring de catch dans un ultime plan exposant par le biais d'une parfaite contre-plongée le renversement d'une chute mortelle en ascension céleste – un sublime saut de l'ange), du coup demandait une retenue formelle inspirée d'un geste cinématographique à forte valeur documentaire (du Nouvel Hollywood des années 1970 aux films des frères Dardenne cités par le cinéaste dans plusieurs entretiens), Black Swan propose à l'opposé le trajet compliqué d'une sublimation accouchée dans la plus monstrueuse et douloureuse des incarnations. Et c'est bien pourquoi le combat se devait d'y être infiniment plus furieux, plus baroque, plus délirant, et plus contradictoire : un ange passe là aussi, mais sa glorieuse survenue finale résulte d’une métamorphose intermédiaire diabolique, et sa matière autant grasse que volatile est faite de clichés autant que de chair fraîche et sanglante dont se repait la culture (de classe) dénégatrice du ballet.

 

Pour être même encore plus précis, Black Swan dispose son souci de l'incarnation, comme question devenue nucléaire pour le geste cinématographique de Darren Aronofsky depuis la mue salvatrice opérée avec The Wrestler, au centre d'un triangle configuré par ces trois points que sont les motifs spécifiques de l'incorporation, de la somatisation, et de la sublimation. Cette triade permet de conceptualiser l’audacieuse (même si inévidente) puissance esthétique de Black Swan, comme d'en saisir le caractère de radical redoublement en regard de The Wrestler (qui a certes amorcé la rédemption symbolique d'un cinéma jusque-là perdu par la force désincarnée de ses idées, mais sans atteindre les sommets ou ouvrir les abîmes du nouveau film). Cette triade, dont on peut dire qu'elle indexe à sa propre efficacité heuristique la triade analytique conçue par Jacques Lacan (le RSI ou le réel-le symbolique-l’imaginaire du séminaire XXII de 1974-1975 édité par l’Association freudienne internationale en 1999) dont elle se veut le redoublement actuel, fonctionne également sur le mode des nœuds borroméens décrits par le psychanalyste dans le même séminaire (chacun d'entre eux retient les autres comme le dirait le philosophe lacanien Slavoj Zizek, et lâcher un nœud signifie automatiquement relâcher les deux autres) et qui s'affichent d'ailleurs au générique de Pi. Et parce que chaque concept peut se retraduire dans le champ terminologique lacanien (on verra alors que si l'incorporation relève du symbolique, la sublimation s'apparente à l'imaginaire et la somatisation appartient au réel), cette triade circonstancielle autorise la saisie intellectuelle d'un film capable de transmuer la chair des clichés dont il est matelassé en nerf d'une guerre entre le vrai (de l’image) et le faux (du cliché) dont l'indistincte conclusion inaugure la troublante victoire de cet art mineur qu'est le cinéma (de genre horrifique) sur cet art majeur et consacré qu'est la chorégraphie nécessaire à la danse exigée par le ballet. C'est pourquoi il faudra définir chacun des termes de notre triade en frottant nos définitions à la matière même du film de Darren Aronofsky conséquemment éclairé grâce à la lumière analytique projetée par les trois points de notre prisme triangulaire, et en articulant entre elles ces définitions dans la perspective psychanalytique ouverte par Jacques Lacan (mais pas seulement : il sera aussi question des philosophies d’Alain Badiou, de Marie-José Mondzain, et de Bernard Stiegler). L'incarnation à la lumière du réel se nommerait somatisation ; l'incarnation à la lumière de l'imaginaire se nommerait sublimation ; l'incarnation à la lumière du symbolique se nommerait incorporation. Telles sont les nœuds borroméens ou les faces de ce cristal cinématographique qu'est Black Swan, un film agencé en un bouquet de miroirs afin de relancer les images produites par une face sur toutes les autres, et un film tournoyant sur lui-même telle une ballerine exécutant une pointe afin d'extraire de son mouvement interne un double énergie créatrice – centripète et centrifuge s'agissant de l'art majeur du ballet toujours plus exténué et poussé vers la bordure extérieure de ses clichés, comme de l'art du cinéma toujours plus concentré et ramené en son cœur esthétique partagé en forces documentaires autant que visionnaires qui jaillissent dans l’incandescent bouquet final synonyme de leur brûlante indiscernabilité.

1/ Les deux modes de l'incorporation

Qu'entendons-nous par incorporation ? Il est déjà question avec ce terme du corps dont on sait qu'il retient depuis The Wrestler la plus grande attention de Darren Aronofsky (on devrait même préciser en parlant de corps mutant – ce que confirmera sûrement le prochain film du cinéaste, une adaptation du personnage de comics Wolverine issu des X-Men et incarné par Hugh Jackman, l’acteur principal interprétant les trois rôles de The Fountain). « On ne sait pas ce que peut un corps » avait déjà bien prévenu Spinoza dans L'Ethique (1677). Le corps dont on sait aussi (notamment depuis Spinoza) qu'il ne recouvre pas seulement le domaine de la corporalité physique (animale ou humaine) mais trouve à s'élargir dans des configurations objectives, matérielles, techniques et donc sociales (collectifs ou organisations) incluant (mais pas seulement) des êtres humains. Plusieurs définitions à valeur philosophique coexistent, et si leur valeur diffère en bien des points, nous pouvons en vérifier en regard de Black Swan à chaque fois la teneur heuristique. Quand, par exemple, Alain Badiou évoque la question de l'incorporation, c'est dans le souci théorique d'une refondation d'une philosophie du sujet désormais préservée de la menace classique de sombrer dans les pièges individualistes ou égologiques du substrat ou de la substance, d'une pensée dès lors capable d'ajointer la question du sujet avec le motif de l'événement qui lui ouvre les processus révolutionnaires de son avènement. « S'incorporer au devenir d'une vérité, c'est rapporter au corps qui la supporte tout ce qui, en vous, est d'intensité comparable à ce qui autorise que vous vous identifiiez à l'énoncé primordial, ce stigmate de l'événement d'où le corps provient (…) Une vérité, c'est un événement disparu dont le monde fait apparaître peu à peu, dans les matériaux disparates de l'apparaître, l'imprévisible corps » (Second manifeste pour la philosophie, éd. Fayard-coll. « Ouvertures », 2009, pp. 104-105). L'incorporation qu'Alain Badiou pense ici en relation avec les concepts de subjectivation et d'idéation désigne donc le mode constitutif d'une subjectivité dont la fidélité au caractère rémanent d'un événement disjonctif passé (qu'il s'agisse du coup de foudre amoureux, d'une séquence politique comme les révolutions russe et espagnole ou encore Mai 68, ou d'une œuvre d'art révolutionnant son champ pratique) induit d'en soutenir l'idée (ou « l'énoncé primordial » comme l'écrit le philosophe) pour en révéler l'universelle et intemporelle puissance de vérité (c'est par exemple l'énoncé égalitaire promu dans le cadre de l'événement révolutionnaire communiste). Le monde social que forment tant la communauté des catcheurs dans The Wrestler que celle des danseurs et des ballerines dans Black Swan ressemblerait alors à ces corps (ne parle-t-on pas d'ailleurs ici de « corps de ballet » ?) qui travaillent à soutenir l'éternelle vérité d'un art qui ne saurait mourir avec la mort d'un des corps particuliers. Et tous participent du grand corps général qui manifeste l'incorporation de l'idée, du plaisir populaire soulevé par les figures acrobatiques des catcheurs dans The Wrestler, en passant par le grand art chorégraphique qu'expose dans le champ social de son plus haut degré de valeur et de légitimité symbolique le ballet dans Black Swan. Il n'y a donc pas de hasard à ce que les fins des deux films de Darren Aronofsky soient, malgré ce qui les distingue, si ressemblantes : le cliché relèverait alors de la célèbre chanson de Dalida affirmant avec emphase en 1987 vouloir « mourir sur scène, devant les projecteurs ». Mais soyons attentifs à la façon dont le cinéaste filme le saut de l'ange de Randy the Ram dans The Wrestler (un plan unique, en contre-plongée, afin de renverser la chute probablement mortelle en ascension céleste – puis cut, un plan noir, puis c’est la chanson éponyme de Bruce Springsteen lors du générique-fin du film), au saut final du cygne blanc incarné par Nina dans Black Swan, le ventre ensanglanté car apparemment transpercé par un éclat de miroir. Dans les deux cas, le cinéaste refuse d'attester la réalité de la mort de ses deux personnages. Si elle a lieu dans The Wrestler, ce sera alors hors-champ. Et si elle a lieu dans Black Swan comme semble l'affirmer l'ultime agitation des danseuses et du chorégraphe remarquant la tâche de sang ne cessant de s'accroître pour souiller les mains de ce dernier, la nature numérique de cette plaie ventrale doit aussi permettre de l'inscrire dans toute la série des (auto)mutilations sanglantes et des brutales agressions physiques que commet ou voit commettre l'héroïne, et dont on se demande si elles n'appartiennent pas toutes au régime subjectif hallucinatoire affectant son regard (et du coup contaminant le nôtre). La vérité (ici artistique, et par-delà toute hiérarchie entre art majeur et art mineur) en tant qu'elle est immortelle, en tant que son idée soutenue par des corps particuliers rend indifférente la question de savoir s'ils sont morts dans la sublime exposition de l'idée ou bien s'ils sont dotés d'une subjectivité immortelle ainsi préservée de toute fin biologique, et en tant que son apparaître est aussi soutenue par le corps collectif que forment les communautés de sujets praticiens des deux disciplines dans The Wrestler et Black Swan. On peut par conséquent parler d'incorporation au sens d'Alain Badiou concernant les deux derniers films de Darren Aronofsky puisqu'ils s'attachent à rendre compte du combat acharné mené par deux « corps de vérité » (idem) afin de faire triompher l'éternelle vérité d'une certaine idée de l'art qui, sur ce plan, nous ferait toucher du doigt la question de la sublimation (ici de la libido en image de la pensée ou de la mort biologique probable en image de l'immortalité accomplie dont tentait déjà de rendre compte, mais de manière seulement idéelle, la quête de la formule mathématique parfaite dans Pi qui détermine le trou dans la tête final du protagoniste ou la quête intemporelle de l'amour fou et résurrectionnel dans The Fountain).

 

Mais l'incorporation peut également désigner (dans le sillage de l'analytique foucaldienne des dispositifs à l'ère biopolitique par exemple) le régime social-historique d'intériorisation de règles et normes spécifiques à une discipline donnée par des sujets alors contraints d'assujettir à une perspective instrumentale leur être (notamment corporel) pour l'identifier au modèle idéal requis par l'imaginaire de la discipline. « Le parallélisme entre la boxe et la danse, ces deux disciplines apparemment si opposées, avec d'un côté la grâce et la légèreté, la sphère féminine, et de l'autre, la violence et la virilité, est assez frappant : outre une même revendication du terme « art », leurs pratiquants témoignent du même souci du poids, du même entraînement douloureux et répétitif, de la même morale ascétique, qui conditionne le rapport au corps tant dans l'exercice de l'art que dans la vie quotidienne (surveillance de l'alimentation, évitement des sports générant une morphologie inadéquate, hygiène de vie, soin des corps et des blessures...) » (Christine Detrez, La Construction sociale du corps, éd. Seuil-coll. « Points », 2002, p. 89). On notera à l’occasion de ce rapprochement structural entre boxe et danse que le diptyque formé par The Wrestler et Black Swan pourrait avoir été virtuellement contenu dans le choix effectué par le personnage éponyme du film britannique de Stephen Daldry, Billy Elliot (2000), qui préfère la danse (on y pense d'autant plus que le héros dansera dans la dernière séquence du film dans Le Lac des Cygnes) à la boxe préconisée par son père mineur en vertu des normes virilistes structurant le (déclin du) monde ouvrier auquel il appartient (sauf que ce choix s’effectue avec l’évidence consensuelle d’un sujet, contrairement à la protagonistes de Black Swan, jamais divisé par les forces disjonctives de l’inconscient). On signalera encore que le prochain film du documentariste étasunien Frederick Wiseman, Boxing Gym (qui sortira normalement au début du mois de mars de cette année), fait suite au film intitulé La Danse. Le Ballet de l’Opéra de Paris (qui lui-même redoublait Ballet tourné en 1995 à l’American Ballet Theater de New York). De la boxe à la danse, demeure la question de la construction sociale d’un corps modelé à partir des normes symboliques et spécifiquement intrinsèques à l’imaginaire d'une discipline spécifique. Le souci constant du poids chez Nina (pesant 40 kilos toute mouillée), son régime alimentaire sévère (un pamplemousse contemplée comme s'il s'agissait d'une pièce montée), l'ascèse aux limites du punitif dans la volonté de multiplier les répétitions et de vouloir refuser les plaisirs (du gâteau maternel en passant par la sortie en boîte de nuit avec Lilly) tous considérés comme facteurs de culpabilisation (envers les figures de la mère incestueuse ou de la camarade saphique), l'incessant travail sur le corps (le rendez-vous avec la kinésithérapeute, les injonctions hurlées par le chorégraphe) et les outils à disposition pour le parfaire ou le magnifier (les chaussons, le tutu, les miroirs, les rubans, les ciseaux, etc.) : la morale ascétique comme facteur d’incorporation au corps du ballet est d'ailleurs ce qui distingue radicalement le personnage de Nina de celui de Randy, la première étant sur le point d'abolir sa subjectivité dans l'assujettissement objectif requis par les normes disciplinaires de la danse quand le second est capable d'intégrer des marges de jeu et de manœuvre (la prise de médicaments par exemple) implicitement autorisées par une activité dont le souci de légitimité est moins prioritaire (même s'il est réel) que celui de faire rire et divertir (la réussite du précédent film de Darren Aronofsky aura alors consisté à rendre émouvante une figure issue d'une discipline a priori exclue de ce type d'affections).

 

On le voit, et ce par-delà les clichés attendus en pareille circonstance, le sérieux du ballet en tant qu'art légitime et élitaire exige une bien plus grande violence corporelle que le catch, pratique spectaculaire qui cherche d'abord et avant tout à amuser et divertir le public populaire. Comme si le catch comme jeu bien compris comme tel entre le vrai et le faux pouvait induire une plus grande distance envers les excès fantasmatiques, alors que le cadre du ballet peut accueillir des délires hystériques qui sont littéralement diaboliques puisqu’ils risquent à tout moment, au nom de la gloire du corps (le corps de ballet incarné par le corps de ses ballerines), d’abolir le champ symbolique constitutif de la possibilité d’être un sujet. « Corps magnifié, il est également méprisé, presque martyrisé. La douleur, notamment, n'est pas saisie comme signal d'alerte, mais à la fois comme obstacle, à surpasser et à ignorer, et comme manifestation de l'efficacité de l'exercice et de l'engagement sportif (…) Ces exhortations à la douleur [sont] récurrentes dans les diverses observations de cours » effectuées par la sociologue (Christine Detrez, idem). L'incorporation est un dolorisme que manifeste tout un régime du stigmate (qu’il soit réel, imaginaire ou symbolique – Alain Badiou significativement évoquait plus haut « l'énoncé primordial » comme « stigmate de l'événement (…) d'où le corps provient » et auquel s'incorpore chez lui le sujet fidèle) rappelant ainsi que l'incarnation trouve dans le monde occidental ses origines dans la culture chrétienne et la figure en ce cas exemplaire du Christ (on y reviendra dans le chapitre consacré à la somatisation). Soutenir la plus haute idée de son art doit être une souffrance puisque la douleur est le symptôme venant signer l'accomplissement symbolique de l'incorporation dans le sens de l'incarnation. Le verbe du chorégraphe est alors devenu la chair de la ballerine se métamorphosant sur scène en cygne noir. Et lorsque le cygne blanc décide d'en finir avec la vie, Nina expire le ventre ensanglanté devant la troupe rassemblée sur scène pour fêter un triomphe impliquant la mort (peut-être seulement imaginaire – là aussi on y reviendra) de l'héroïne. L'incorporation est en cela semblable au symbolique selon Jacques Lacan puisque la notion lacanienne induit l'idée d'une mortification, « comme puissance qui mortifie, qui désincarne la substance vivante, qui « morcelle » le corps et le soumet à la contrainte du réseau signifiant. Le mot est le meurtre de la chose, et non pas uniquement au sens élémentaire d'impliquer son absence – en nommant une chose, on la traite comme absente, comme morte, même si elle est toujours présente –, mais surtout au sens de son radical morcellement. Le mot « découpe » la chose, il l'arrache à son enlisement dans le concret et traite ses composantes comme des entités douées d'une existence autonome » (Slavoj Zizek, L'Intraitable. Psychanalyse, politique et culture de masse, éd. Anthropos-Economica, 1993, p. 40-41). « Le mort se saisit du vif » comme le disait déjà Karl Marx au début de son opus magnum, Le Capital (1867). Les processus d'incorporation du ballet (plus que du catch) servent l’inscription d’un corps dans l'appareillage symbolique d'une discipline mortifiante (les douleurs physiques, les blessures, les coups, les plaies ou difformités fantasmées, la souffrance somatique) dont la figure-type, autrement dit le chorégraphe, n'est qu'un être de discours (son prénom, Thomas, est le même que celui du triple héros allégorique de The Fountain), un pur représentant obscène de l'autorité phallique et surmoïque (rappelons-nous de l’arbre de vie à la sève magique de The Fountain), une incarnation jouissive du discours du maître selon Jacques Lacan (le vrai visage phallogocentrique du mythe hétérosexiste de Pygmalion modelant sa Galatée sur le corps réel en l'occurrence ici des ballerines : cf. Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche), incapable d'aller jusqu'au bout du rapport sexuel avec Nina parce que son désir n’est pas celui de la pénétration sexuelle mais bien celui de l’incorporation symbolique (au nom du capital symbolique accumulé par l’institution qui nécessite aussi un fort apport de capital économique : c’est la séquence de la soirée mondaine avec les futures partenaires privés du spectacle qu’il faut séduire pour les convaincre de le financer et de le subventionner). Au bout de son parcours où l'héroïne expérimente moins un dépucelage qu'elle n'accouche d'elle-même (ce n'est donc pas un hasard si le metteur en scène Darren Aronofsky / Thomas Leroy a choisi, parmi la demi-douzaine de fins existantes du Lac des Cygnes, non pas celles qui conservent dans la vie ou dans la mort le couple Siegfried-Odette, mais plutôt celle qui montre l'héroïne se suicider seule dans le regard littéralement impuissant de son aimé), Nina peut alors opposer la dynamique contradictoire et symbolique de l’incorporation au fantasme maternel de l'enveloppement fusionnel qu'expriment autant les peluches dans sa chambre que la couleur rose baignant généralement l'appartement comme coupé de tout extérieur de l’héroïne où règne, en l’absence de toute autorité paternelle, une mère dévorante.

 


Et le corps souffre dans l'imaginaire doloriste de la création artistique, il est symboliquement mortifié afin que se lève, pousse, exsude, expire une image : c'est du côté de la fiction  Nina en regard des mots proférés par Thomas Leroy qui, assumant symboliquement la fonction paternelle exigée par l’ordre hétéro-patriarcal dominant intériorisé par l’héroïne, l’arrache au fantasme maternel de la fusion en son sein ; et c'est du côté de la production de cette fiction Natalie Portman en regard de ceux proférés dans le cadre de la mise en scène de Darren Aronofsky (et les deux faces, imaginaire et réelle, se rejoignent quand Nina/Natalie souffre des côtes palpées par la kinésithérapeute du personnage autant que de son interprète – elle a travaillé pendant une bonne année afin de renouer avec la pratique de la danse abandonnée quand elle était encore une enfant). L'ordre symbolique de l'incorporation chorégraphique, en visant à travailler, soumettre et indexer, à discipliner et mortifier, à symboliser un corps en raison d'une production d'images, trouverait alors son origine matricielle, son arkhé, dans cette Mère symbolique qu'aura longtemps été dans le monde occidental l'église chrétienne. « En un mot on pourrait dire que l’Église est une incarnation incorporante, donc une image terrestre du royaume céleste avec tout ce que cette expression, que je forme pour la circonstance, a de paradoxal. Sans incarnation, point de lien entre l'image et le monde ; sans corps, point d'unification organique et sensible des visibilités » explique Marie-José Mondzain dans Le Commerce des regards (opus cité, p. 92). Peut-être que, contrairement à Michel Foucault qui affirmait à l'époque de Surveiller et punir. Naissance de la prison (éd. Gallimard-coll. « Tel », 1975) que la prison était le dispositif structural à partir duquel pouvaient se voir, se lire et se comprendre d'autres dispositifs d'assujettissement biopolitique (de l'école à la fabrique en passant par la caserne), c'est le corps ecclésial en tant qu’« incarnation incorporante » qui pourrait alors offrir son modèle structural aux autres dispositifs exigeant de leurs sujets la plus grande incorporation normative (d'ailleurs soutenue par une morale ascétique qui permettrait de conjoindre ici église et ballet). Ailleurs, Marie-José Mondzain peut donc affirmer : « Le corps ecclésial est devenu le modèle de l'incorporation et de l'unanimité » (in Homo spectator éd. Bayard, 2007, p. 58). Et si l'incorporation constitue le versant institutionnel, social et historique d'une logique d'assujettissement des individus à un corps particulier (avec ses doctrines, sa discipline, ses normes, ses valeurs et ses pratiques), l'incarnation représenterait alors son versant subjectif – sa chair mortifiée : « La chose est claire, si la chair de l'incarnation est révélation, le corps de la rédemption, lui est construction [qui d'ailleurs est] une double construction : du côté de l'incarnation par la doctrine iconique, du côté du corps par l'interprétation ecclésiale de l'eucharistie » (ibidem, p. 94). Et jusqu'à présent, l'eucharistie selon Darren Aronofsky aura surtout consisté en la consommation de psychotropes, du personnage de la mère dans Requiem for a Dream à Randy the Ram dans The Wrestler ! On l'aura constaté, il y a un grand écart entre l'incorporation au sens d'Alain Badiou, autrement dit une subjectivation synonyme d'idéation (un sujet frappé par l'événement incorpore son corps de vérité afin de manifester dans son énoncé primordial l'éternité de l'idée : ici de l'art comme active, laborieuse mais aussi sublime relève de ce qui torture et affaiblit dans la réalité sociale et familiale subie) et l'incorporation au sens de Marie-José Mondzain, soit l'intégration assimilatrice du sujet dans le corps (ecclésial : le monde du catch, encore davantage du ballet) qui, dans la perspective de la philosophie foucaldienne ou de la sociologie bourdieusienne développée par Christine Detrez, vaut comme dispositif dont les logiques d'assujettissement impliquent un travail normatif de modelage des corps et des habitus. Mais, entre ces deux définitions quasiment antagonistes de l'incorporation, arrive à se glisser le fil de l'incarnation comme saisie des processus de subjectivation d'un individu dont la chair souffrante exprime tout autant la violence intégratrice de la discipline du corps que la volonté subjective d'en arracher l'idée la plus haute. Et cette expression peut confiner à la révolte quand l'inconscient vient bousculer la volonté (individuelle comme collective, subjective comme familiale ou institutionnelle) de maîtrise instrumentale du corps. Alors l'inconsciente rébellion subjective déterminée par la mortification du travail d'assujettissement trouvera dans le corps d’une femme, tiraillée entre le fantasme incestueux de la fusion maternelle et l’incorporation symbolique déterminée via le maître autoritaire et paternel, la puissance d’un désir (phallique) conquis de haute lutte (le saut dans la blancheur, comme une éjaculation) arraché à la matière d'une terrifiante et impossible d’une jouissance qui, avant l'ultime stade de la consécration, se nomme déjà somatisation.

2/ Les deux corps, réel et imaginaire, de la somatisation

Ongle du gros orteil incarné, peau des doigts saignante ou arrachée, ongles des doigts de la main taillés par la mère jusqu’à la coupure, plaque de démangeaison dans le dos en pleine extension : Nina somatise à mort. C’est comme si le réel de son corps devait témoigner d’une obscure violence signifiante orchestrée depuis l’inaccessible point d’où parle son inconscient (dont on sait depuis Jacques Lacan qu’il est « structuré comme un langage »). On pense aussi, devant les symptomatiques mutilations auxquelles se livre obsessionnellement Nina sur son propre corps, au phénomène social des cutters dont a parlé Slavoj Zizek : « C'est pourquoi le phénomène des cutters (principalement des femmes qui font l'expérience d'un désir irrésistible de se taillader avec des lames de rasoir ou de se faire mal d'une quelconque autre manière) (...) est une stratégie désespérée de retour au réel du corps (...) Loin d'être suicidaire ou de signaler un désir d'auto-annulation, le cutting est une tentative radicale pour (re)conquérir une prise sur la réalité ou (autre aspect du même phénomène) pour ancrer fermerment l'ego dans sa réalité corporelle, allant contre l'insupportable anxiété qu'il y a à se percevoir comme non-existant » (in Le Spectre rôde toujours. Actualité du Manifeste du Parti communiste, éd. Nautilus, 2002, p. 67-68, note 8). On remarquera ici le balancement filmique entre l’obscur désir masochiste de blessure et son invalidation par des plans venant confirmer l’objectivité du délire subjectif du personnage. Le balancement entre la fiction des stigmates de la somatisation et le réel de leur illusion, dont le prénom même de l'héroïne semble affecté (Ni-na), recoupe ici la double perspective du combat entre subtilité des images et lourdeur des clichés comme de l’indiscernabilité entre le faux et le vrai. C’est que Darren Aronofsky situe l’exposition du corps de Nina à l’intersection d’un double imaginaire fantastique (la doublure schizophrénique, la métamorphose animale) déterminant la série référentielle à laquelle appartient Black Swan (mais c’est aussi une lutte que le film mène envers ses célèbres devanciers afin de jouir d’une émancipation qui devra malgré tout ne jamais être synonyme d’amnésie) et d’une perspective documentaire dont la butée ultime est offerte par le corps réel, au travail du rôle, de l’actrice. On verra alors dans l’étrange accouplement de la pellicule 16 mm. et des effets spéciaux numériques la meilleure expression d’une volonté monstrueuse d’hybridation esthétique afin de rendre manifeste l’ambivalence de tout spectacle dont la vraie réussite consiste à rendre troublant ce qui relève de la monstration. Et c’est un bien étrange recoupement que celui de la granulosité d’un type de pellicule souvent utilisé dans le cadre du cinéma documentaire (Frederick Wiseman utilise souvent le 16 mm.) avec ce frissonnant effet spécial qu’est l’extension épidermique d’un peau de volatile sur le corps de Nina (qui succède ainsi au personnage éponyme de Ricky de François Ozon en 2008 dans le rôle du symptôme de la fascination étrange des cinéastes contemporains pour notre devenir-volatile). La somatisation est par conséquent la résultante de l’inconscient de l’héroïne qui travaille à inscrire sur la surface épidermique de son corps le langage de la nécessité fantasmatique de la mue. Quand l’éruption cutanée manifeste symptomatiquement le désir d’une identification fusionnelle avec le rôle à incarner sur scène, l’effet spécial affirme la valeur imaginaire d’un désir qui ne se comprend aussi qu’en relation critique avec la question maternelle (et, comme l’a montré Jacques Lacan contre Claude Lévi-Strauss qui indexait la prohibition de l’inceste à partir de la figure du père comme vide structural logé au cœur de l'édification symbolique des sociétés humaines, c’est la figure de la mère qui est déterminante du point de vue psychanalytique pour saisir la force persistante du fantasme incestueux). Mais quand Nina travaille à parfaire telle phrase chorégraphique, quand les muscles de son dos ou de ses pieds se contractent, quand les traits de son visage sont tirés à force d’avoir tant de fois répété, ou encore quand la veine jugulaire de son coup se tend et se gonfle lors de l’annonce de sa réussite professionnelle à sa mère (annonce inconsciemment symbolique puisqu’elle s’effectue dans les toilettes – là où l’héroïne urine, défèque et, frisant l'anorexie, se fait régulièrement vomir), c’est Natalie Portman que l’on voit au travail de l’incarnation d’un rôle venant redoubler sur la scène imaginaire du film sa situation réelle d’actrice au travail du rôle qui doit la propulser au firmament hollywoodien. Et, dans les deux cas, il s’agit pour Nina Sayers / Natalie Portman de se défaire d’une image de femme-enfant entretenue dans la fiction par le personnage de la mère incestueuse quand, dans la réalité, c’est l’industrie hollywoodienne elle-même qui assure le rôle symbolique de surmoi maternel, écrasant et inhibant.

 

Nous avons donc bien affaire à deux régimes de la somatisation, selon que l’on se place du point de vue subjectif de l’héroïne ou bien que l’on adopte le point de vue documentaire permettant de voir en quoi la fiction vient redoubler la réalité. En ce cas, Darren Aronofsky est au personnage du chorégraphe Thomas Leroy ce que Hollywood représente pour l’actrice incarnant Nina : le maître autoritaire et phallique exigeant l’intensité d’une incarnation telle qu’elle accomplisse la séparation symbolique d’avec la mère (fictionnelle ou hollywoodienne), sachant que cette opération de distinction vaut également pour soutenir l’image de la réussite de la métamorphose de son geste cinématographique ayant trouvé dans la question de l'incarnation le saut qualitatif nécessaire à son accomplissement esthétique. Si le régime symbolique de l'incorporation entraînait dans son sillage quelques références cinématographiques, tantôt documentaires (davantage Ballet que La Danse de Frederick Wiseman, Black Swan ayant été également tourné à New York, non pas à l'American Ballet Theater mais au New York City Ballet, la première étant l'école intégrée à la seconde institution), tantôt fictionnelles (on pense évidemment aux deux films de Michael Powell et Emeric Pressburger, The Red Shoes en 1948 d'après Hans Christian Andersen et Les Contes d'Hoffmann en 1951 d'après l'opéra de Jacques Offenbach, on pense aussi à All about Eve réalisé en 1950 par Joseph Leo Mankiewicz s'agissant des tensions « rivalitaires » entre femmes ravagées par le jeu monstrueux des rivalités mimétiques autorisé par l'institution prestigieuse au nom de la supposée saine émulsion – cf. René Girard, La Violence et le sacré, éd. Grasset-coll. « Pluriel », 1972, notamment p. 237 et suivantes), le régime de la somatisation induirait plutôt le rappel d'un certain cinéma de genre fantastique et horrifique marqué par le motif de la métamorphose animale, du mythe du loup-garou à The Fly (1986) de David Cronenberg (on trouvera sur le mur de la chambre de l’héroïne quelques papillons roses évocateurs du stade intermédiaire de la chrysalide autrement nommée « imago »). Le registre de la desquamation ou de l'automutilation permettrait encore de rapprocher Black Swan de Dans ma peau, le premier long métrage tourné en 2002 par Marina de Van. Sauf que l'épreuve de l'épiderme retournée était réelle dans la fiction réalisée par cette dernière, quand on comprend progressivement, en fonction du jeu dansé de balancier précédemment évoqué, que les atteintes au corps (à son corps comme au corps de l'autre) sont en réalité fictives, hallucinées (à une exception près, comme on va le voir). Même la plaie primordiale et purulente située dans le dos dans l'héroïne et autorisant le spectateur à croire que, échouant à incarner sur scène le cygne noir, elle va compenser cet échec en se transformant réellement en l'animal imaginé par Tchaïkovski, est seulement projetée par son délire. Une seule blessure apparaît indubitablement réelle dans Black Swan, quand la plupart sont enveloppées d'un voile d'indécidabilité : les doigts cassés de la mère quand elle veut rentrer dans la chambre de sa fille. Séquence bien plus violente que la lèvre de Thomas mordue par Nina quand, essayant de l'embrasser, il vérifie au passage toute la force idéologique de la domination masculine logée au cœur de la prestigieuse institution du ballet (et la morsure sur la lèvre indique bien son statut de promoteur du symbolique). C'est que, davantage que le chorégraphe représenté ici en maître accoucheur (une sorte d’improbable et pervers Socrate), la mère (forcément hitchcockienne) constitue la menace primordiale pour l'héroïne dont la fureur dans le travail de l'incarnation vise à inscrire la définitive séparation avec l'emprise incestueuse d'une figure maternelle représentant le premier double à partir duquel se démultiplient les suivants. Comme si deux miroirs se faisaient face et projetaient ensemble l’infini dédale des images du double (qui peuvent se contradire, par exemple dans la séquence où les reflets, de face et de dos, de Nina se rebellent contre leur référent en le narguant). Ces images elles-mêmes se trouvent par ailleurs redoublées par la multitude de portraits couleur chair de l'héroïne peints par la mère (qui, dans une autre séquence, semblent prendre vie et darder leurs regards accusateurs sur Nina).

 

« Il n'est de jouissance que du corps » disait Jacques Lacan. Le psychanalyste lacanien J. D. Nasio répond « qu'un des meilleurs exemples du corps qui jouit serait le corps exposé à l'épreuve maximale d'une douleur intense (…) Si le plaisir consiste plutôt à ne pas perdre, ne rien perdre et dépenser le moins possible, la jouissance, elle, au contraire, se range du côté de la perte et de la dépense, de l'épuisement du corps porté au paroxysme de son effort. C'est là que le corps apparaît comme substrat de la jouissance » (in Cinq leçons sur la théorie de Jacques Lacan, éd. Payot & Rivages, 1994, p. 178-179). L'incarnation pose toujours le problème de la jouissance, des stigmates du Christ en croix aux stigmates de Nina mue en cygne noir sur scène. Et le motif du stigmate, plaque de bouton, chair de poule purulente, plaie ou blessure, signale la localisation partielle d'une jouissance dont la totalité est en réalité seulement fictionnelle. Pour preuve, et de manière là encore significative, J. D. Nasio évoque dans son ouvrage le pied du danseur italien Paolo Bortoluzzi comme manifestation de la jouissance partielle car localisée : « Le pied était devenu le lieu du corps qui n'appartenait déjà plus vraiment au danseur » (ibid., p. 183). Surtout, il explique que la discipline requise par le ballet pour pouvoir danser équivaut à une « coupure signifiante » (idem) : c'est que le corps, dont l'épiderme frissonnant est parcouru des griffes de la somatisation, est travaillé par les forces de l'inconscient qui parle à travers lui. « Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir » disait Jacques Lacan. Et Darren Aronofsky sait être attentif au langage des corps réels (la veine jugulaire tendue de Natalie Portman, les omoplates creusant le dos des danseuses répétant la danse des cygnes) afin de soutenir la symbolique d'un langage somatique de l'inconscient qu'imagine Nina dans son souci de marquer l'écart signifiant et significatif avec sa mère. Le délire hallucinatoire de Nina, qui la rend si proche de l'héroïne schizophrène de Répulsion (1964) de Roman Polanski (que l'on songe aussi à cette vision obscène d'un vieil homme bien mis qui se tripote devant l'héroïne dans le métro new-yorkais, vision qui s'apparente aussi aux délires fantasmatiques du personnage de Shelley Duvall dans Shining de Stanley Kubrick en 1980), vaut comme l'interpellation fantasmatique d'une femme qui s'imagine doublement ravagée par le rappel du sang maternel et par la démultiplication des figures du double qui trouvent justement leur origine dans la monstrueuse figure de la mère ogresse. Sur le plan réel, le cinéaste a su faire preuve d'une grande intelligence de casting puisque les principaux rôles féminins sont tenus par des actrices ayant connu ou connaissant des situations proches de celles éprouvées par leur personnage respectif, de Nina Sayers / Natalie Portman travaillant à supporter le rôle censé propulser sa carrière et l'arracher des interprétations habituelles de femme-enfant, à Erica Sayers / Barbara Hershey qui, âgée de 62 ans en 2010, n'a jamais décroché de grand rôle à l'inverse de la précédente, de Lilly / Mila Kunis qui est (malgré toutes les ambivalences) la camarade la plus proche de Nina / Natalie (la jeune actrice d'origine ukrainienne a obtenu le Prix Marcello-Mastroianni du meilleur jeune interprète à la Mostra de Venise pour son rôle dans Black Swan), à Beth McIntyre / Winona Ryder qui représente l'actrice sur le déclin, sans oublier Benjamin Millepied, le chorégraphe du film de Darren Aronofsky qui interprète le rôle du danseur jouant le prince Siegfried amoureux d'Odette, et qui est devenu à l'occasion du tournage du film le compagnon de Natalie Portman (dont elle est enceinte). En ce sens, il y a chez ce cinéaste une passion remarquable pour les images littérales, autrement dit pour ces images dont la littéralité (elles ne disent ou n'exhibent pas autre chose que ce qu'elles exposent) n'est possible qu'à partir du pervers redoublement fictionnel de ce que le film raconte sur le plan documentaire de son économie méta-cinématographique. La fiction représente donc ici le miroir symbolique de la situation même du film du point de vue méta-cinématographique (et de ce point de vue-là, l'effet spécial le plus cohérent et paradoxalement le moins remarqué est celui permettant de supprimer le reflet dans le miroir de la caméra lorsque, tenue sur l'épaule, elle accompagne par exemple les mouvements de la danseuse répétant devant le chorégraphe).

 

Sur le plan fictionnel, l'émancipation de Nina par rapport à sa mère connaît plusieurs phases d'identification qui sont comme autant de médiations hégéliennes afin d'instaurer, contre le délire fusionnel attisé par la dynamique compensatrice de l’énergie transférentielle et de la rivalité mimétique, la distance symbolique nécessaire à contenir le basculement dans la psychose, entre la figure de Beth contractant en elle à la fois la culpabilité ressentie par Nina d'avoir pris la place de l'ancienne star et l'angoisse de connaître le même sort à l'avenir, et celle de Lilly, ce nouvel avatar de la Lilith biblique qui a depuis entraîné la ronde cinématographique des Lulu, Loulou, Lola et autre Lili Marleen, et qui concentre sur elle autant l'attirance homosexuelle que la mère de l'héroïne contient de manière incestueuse (en dormant dans la chambre de sa fille par exemple) que le désir d'accéder à une libération de sa propre libido jusque-là confisquée par le personnage d'Erica. Les tentations du masochisme (c'est Beth rescapée d'un accident qui lui a brisé les deux jambes, dont on croirait alors qu'elle est sortie de Crash de David Cronenberg en 1996), comme du lesbianisme (c'est Lilly qui permet à Black Swan de se confronter directement, notamment via sa séquence en boîte de nuit, avec certains films de David Lynch, surtout Twin Peaks. Fire walk with me en 1992, Mulholland Drive en 2001 et INLAND EMPIRE en 2006), fonctionnent comme des biais imaginaires à partir desquels s'émanciper de la plus destructrice des tentations : l'inceste maternel. La somatisation sert alors à l'héroïne de moyen fantasmatique pour évacuer l'image du corps maternel. Autant de plaies fonctionnant alors comme des orifices visant à contenir et retenir partiellement, à localiser des foyers de jouissance afin de neutraliser la tentation d'un embrasement subjectif total qui serait dés lors synonyme de suicide ou de basculement dans la psychose. Autant de doubl(ur)es permettant aussi de multiplier les chaînons intermédiaires d'une rampe autorisant l'extraction d'une subjectivité qui court incessamment le risque de l'abîme de l'inceste maternel. La dominante rose d'un appartement familial clos qui fonctionnerait alors sur le mode imaginaire du ventre maternel, le gros gâteau dont la crème se prolonge dans le doigt maternel enfourné dans la bouche de Nina, la séquence de masturbation interrompue lorsque cette dernière voit que sa mère a dormi dans sa chambre (un double raccord dans l'axe rappelle un plan de The Birds d'Alfred Hitchcock en 1963 qui, après Psycho en 1960, continuait à explorer les rapports structuraux entre l'horreur incestueuse maternelle et le mythe des Furies ou des Erinyes), la volonté maternelle de pénétrer brutalement dans la chambre de sa fille (là on pense à nouveau à Shining de Stanley Kubrick, avec Erica Sayers se substituant dés lors au personnage de Jack Torrance interprété par Jack Nicholson), et même cette ellipse ne montrant donc pas ce qui survient après que Nina ait échoué à bloquer la porte de sa chambre dans laquelle entre sa mère souriante : c'est tout cela que l'héroïne de Black Swan, après l'héroïne éponyme de Carrie de Brian de Palma en 1976 (le film de Darren Aronofsky consisterait-il alors en un mixte rêvé de Carrie et de Phantom of the Paradise en 1974 ?), tente de surmonter. Vaincre (l'image de) la mère, c'est aussi du point de vue de l'actrice et du cinéaste dialectiquement dépasser à la fois Hollywood et les références cinématographiques citées. Et, du point de vue de Nina cette fois-là, la victoire sur le réel (du corps maternel sur-présent) aura été accomplie par les processus fictifs de somatisation dont le double but aura été de mettre symboliquement à distance le sang maternel (une mise à distance accomplie avec l'alternance moins expressionniste et schématique que dialectique entre le blanc qui lave du rose – ce rouge affadi – en le purifiant et le noir qui, dans le miroir inversé du blanc, absorbe le rose en le sublimant : « Dans le monde chrétien, le lexique de la blancheur se déploiera sur le double registre de la pureté du miroir et de la candeur de la résurrection », Marie-José Mondzain, ibid., p. 55), comme d'instruire, au terme du travail d'incarnation, l'image sublime d'une victoire des puissances expressives de l'art gagnée à partir du poids lourd des clichés ainsi que des références passées.

3/ Sublimation libidinale, sublimation artistique

Chez Freud, la sublimation consiste dans le processus à partir duquel l'énergie sexuelle, qu'il a nommée libido, se trouve canalisée vers des activités non sexuelles, qu'il s'agisse entre autres du travail intellectuel (Pierre Bourdieu a pu parler par exemple d'une « libido sciendi », sublimation dans la recherche scientifique de la « libido sexualis » habituelle) ou de la création artistique. Ainsi, toute situation de surabondance libidinale, détournée des canaux génitaux habituels, permet par conséquent de fournir aux activités sociales et symboliques cet excès d'énergie qui, sinon, déterminerait des comportements pathologiques et socialement intolérables. La danse comme processus de subjectivation et de sublimation (parce que se produire soi-même techniquement comme sujet gagnant son autonomie au cœur de l'hétéronomie est sublime) est ce qui sauve Nina de la psychose paranoïaque, elle qui aura séjourné au bord du négatif, du trou noir de la folie, du fantasme fusionnel et de l'excès psychique, et qui aura su faire de son corps la « sculpture sociale » (Jospeh Beuys) soutenant ultimement la clameur joyeuse de son être libéré. La sublimation comme « refoulement organique » (c'est l'hallucinée Nina qui, en délirant et fabulant ses blessures hallucinantes, travaille à s'émanciper de sa nature organique héritée), comme développement corrélatif du champ prothétique (de la « prothestésie », des techniques du ballet aux chaussons de danse en passant par les mains de la kinésithérapeute), et comme accomplissement noétique du sensible (cette « noèse du sensible » qui est le plan de consistance où la sensation devient perception et conscience, autrement dit pensée : l'image de soi comme écart symbolique victorieux des fantasmes d'incorporation fusionnelle, c'est Nina culminant dans une lumière qui relègue significativement sa mère dans l'ombre d'un public autrement indifférencié) : « ou comment le pied se mit à danser » pour citer Bernard Stiegler (in De la misère symbolique 2. La catastrophè du sensible, éd. Galilée, 2005, p. 197). La danse, déjà valorisée par Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), constitue la forme technique ici privilégiée parachevant sur le mode artistique la conquête fondamentalement anthropologique du point de vue des processus d'hominisation de la station debout sur laquelle aura tant insisté après Freud le paléontologue André Leroi-Gourhan. Freud : « Du fait du redressement vertical de l'être humain et de la dévalorisation du sens de l'odorat, non seulement l'érotique anale, mais bien la sexualité tout entière aurait été menacée de succomber au refoulement organique. De là cette résistance autrement inexplicable à la fonction sexuelle, résistance qui, en empêchant la satisfaction complète, détourne cette fonction de son but et porte aux sublimations ainsi qu'aux déplacements de la libido » (in Malaise dans la civilisation, éd. PUF, 1992 [1929 pour la rédaction], p. 58, note 1). Bernard Stiegler, qui cite ce passage dans son ouvrage en l'articulant à la pensée d'André Leroi-Gourhan et à celle de l'artiste Joseph Beuys, insiste quant à lui sur la nécessité de l'art comme ce qui peut « lier le sauvage pulsionnel dont il procède, sous la forme d'un désir qui le sublime (…) Ce qui est ainsi lié est apprivoisé ; mais ce n'est pas domestiqué ni domesticable, ce n'est pas domestique, pas plus qu'appropriable (…) C'est ainsi cela même qui fait peur qui permet de surmonter la peur. Tel est précisément le sublime » (ibid., p. 174-175). Il ne s'agit pas d'être un être humain, mais il s'agit de le devenir dans un combat où l'humain doit se séparer de l'animal qu'il est (Nina n'est un cygne que sur scène), où l'enfant doit se séparer de la mère dont elle est issue (Nina réussit là où sa mère a jadis échoué et où cette dernière voulait qu'elle échoue en insistant via le gâteau par exemple sur la pulsion gastrique et le symbole maternel du ventre), où la disciple doit se séparer du maître qui l'a dirigée (Nina n'aura pas eu besoin, contrairement à Beth semble-t-il, de coucher avec le chorégraphe pour réussir), et où la libido doit se séparer des voies génitales du sexe pour se sublimer par le biais des prothèses et des techniques soutenant les processus psychiques tout autant que sociaux d'individuation et de civilisation propres au genre humain.

 

L'intervention de Jacques Lacan par rapport au concept de sublimation, que l'on trouvera dans le livre VII de son Séminaire de 1959-1960 (cf. L'Ethique de la psychanalyse, éd. Seuil, 1986, p. 279 et suivantes), est une relecture assez critique de l'invention freudienne. En effet, Jacques Lacan rapproche au lieu de les opposer sublimation et perversion ainsi identifiées comme deux formes de transgression au-delà des limites du principe de plaisir par le principe de réalité (p. 131). Ensuite, la sublimation n'implique pas automatiquement une dynamique de « désérotisation » puisque les jeux sexuels et poétiques peuvent coexister sans pour autant que les seconds soient affaiblis par les premiers (p. 191). La sublimation consiste alors moins à changer d'objet qu'à changer sa position dans la structure de l'imaginaire en l'élevant « à la dignité de la Chose » comme il l'a écrit dans une formule restée célèbre, autrement dit à l'élire comme objet non pas d'une consommation pulsionnelle mais comme désir constitutif d'une subjectivité ouverte (p. 133). Enfin, si la sublimation a avoir avec le fascinant travail de la pulsion de mort qui est autant susceptible de destruction que de création ex nihilo (p. 251-252), elle se trouve indexée à une nouvelle pensée éthique selon laquelle la conquête du sublime est une nécessité à la portée de tous et qui exige l'héroïsme de ceux qui savent que la création est un destin s'imposant à nous et malgré nous (p. 129). C'est du désir que nous tirons nos devoirs, explique Jacques Lacan, et céder sur ses désirs est de ce point de vue-là bien plus grave que souffrir de la culpabilité d'avoir seulement cédé à l'égard de la loi. C'est la beauté du personnage de Nina, comme de l'actrice qui l'incarne, que de n'avoir point cédé sur un désir d'un triomphe scénique / cinématographique (les applaudissements finaux lors du générique-fin servent en ce cas moins à affirmer de manière redondante la réussite du film qu'à penser la relation entre la salle de spectacle fictionnelle et la salle de cinéma réelle selon une logique esthétique de la littéralité déjà rencontrée ici). Triomphe qui transgresse autant le fantasme maternel de l'échec de sa fille afin de confirmer masochistement le sien et ainsi prévenir une réussite qui signifierait son meurtre symbolique, que la loi du chorégraphe incarnant la dureté disciplinaire du ballet puisqu'il ne lui apprend strictement rien qu'elle ne sait déjà (Thomas avoue explicitement à Nina qu'il se contrefiche de sa technique, aussi parfaite soit-elle) et qu'elle aura réussi sans avoir eu contrairement à Beth à coucher avec lui (mais celui-ci, être plus de discours que d'actes avons-nous déjà dit, paraît avoir bien compris la chose quand il l'emmène chez lui pour aussitôt appeler un taxi afin qu'elle rentre chez elle, et quand il la drague en général uniquement afin de vérifier pour lui sa virilité comme d'exciter son fonds fantasmatique à elle).

« Le sublime ne peut, en effet, être que sensationnel : incomparable, incalculable, improbable, indéterminable (c'est la base du jugement réfléchissant au sens kantien), et interminable, il est l'expérience comme telle de l'inachèvement de l'individuation. Mais en tant que défaut surgi du défaut, et qu'il faut, il est l'abîme : là où je m'abîme et ce dont je m'élève, si je sais attendre – si je sais attendre l'inattendu qu'est le sensationnel » écrit Bernard Stiegler (ibid., p. 208) dans une perspective philosophique dont le caractère à la fois processuel et constructiviste détermine une approche ontologique anti-naturaliste et anti-essentialiste éminemment politique qui permet de mieux saisir la force esthétique du film de Darren Aronosky. Le « défaut qu'il faut », en tant qu'il est l'angoissante condition de toute sublimation (parce que l'on ne s'élève qu'à partir d'un abîme que l'on aura soi-même creusé sous ses pieds) et sur lequel à juste titre insiste le philosophe, consiste en cette ouverture au nom de laquelle le personnage fictionnel de Nina et son interprète réel figurent le miroir biface et sans tain réfléchissant une dynamique de l'incarnation incluant le geste du cinéaste lui-même. Que le blanc soit reconquis après avoir été perdu pour le noir, et que le noir soit nécessairement conquis pour opérer la tout aussi nécessaire reconquête du blanc : c'est ici la belle idée dialectique voulant que l'exécution de la première partie dévolue au cygne blanc échoue sur une chute de celle qui pourtant maîtrisait l'exercice, qui réussit ensuite la partie dévolue au cygne noire alors qu'elle angoissait de ne pas la maîtriser, et qui finalement triomphe avec le suicide final du cygne blanc rendu alors seulement possible via l'interprétation préalable du cygne noir tant redoutée par l'héroïne. Et que le noir apparaisse nécessaire au blanc afin de surmonter le rose parce que le rose est associé à la figure maternelle (« La mère, site fantasmatique de la fusion originelle » a dit Marie-José Mondzain, ibid., p. 162). Que la blessure apparaisse dans sa réalité fantasmatique (à l'exception d'une seule avérée – la main de la mère coincée dans la porte qui est bien bandée le lendemain de l'agression – quand toutes les autres sont ou bien démenties ou bien flottent dans une extrême indétermination s'agissant des automutilations de Beth ou de la mort finale de Nina dont l'abîme en termes de sens appelle une croyance et une décision symbolique du spectateur), que le fantasme de la souillure impure et sanglante se sublime dans l'interprétation de la Reine des Cygnes, et que sa mort soit affectée du coefficient d'indiscernabilité relative au régime général de la blessure délirée afin d'autoriser le spectateur à la relever en séparant symboliquement l'image sublime de la mort du réel de son incarnation sordide (sinon, ce serait le triomphe diabolique du fantasme de la mère auquel aurait alors succombé celle qui a préféré la jouissance de l'autre maternel à son propre désir). Tous ces mouvements formels et dialectiques recoupent in fine un film qui alors réussit à proposer la synthèse des films de genre plus ou moins horrifique (on aurait encore pu ajouter à notre liste Suspiria de Dario Argento en 1977 dont le décor est aussi celui d'une école de danse) consacrés aux femmes violentées par le monde du spectacle telles qu'elles sont à la fois fascinées et terrorisées par le fantasme régressif de la fusion maternelle comme par la violence symbolique et « phallogocentrique » (Jacques Derrida : Des nouvelles du front cinématographique (40) : Lost Highway de David Lynch) de la domination masculine. Une synthèse dont la généreuse surabondance, au risque du pompiérisme et de l'overdose formelle, vise aussi à exacerber et faire exsuder la réalité épaisse des clichés romantiques et la réelle brutalité symbolique des normes disciplinaires qui structurent et configurent cette « église incorporante » qu'est le ballet. Il fallait, contre toute forme de déni, oser la pesanteur des clichés pour ainsi faire lever la pâte, la chair susceptible de porter au plus haut la puissance du sublime, et donner à croire que Nina se transformait réellement sur scène en cygne noir, puis tout aussi réellement mourait sous la forme du cygne blanc. « C'est l'irréel de l'image qui fait surgir le réel comme épreuve d'un infranchissable, l'infranchissable de la séparation » (Marie-José Mondzain, ibid., p. 31). Autant Nina, dont le prénom paraît devoir aussi indiquer la perspective hégélienne d'une "négation de la négation" (Ni-na) qui n'est que l'autre nom de la pensée dialectique, a eu symboliquement besoin de Thomas (incarnation autoritaire de la discipline du ballet) pour se séparer d'Erica (incarnation autoritaire du fantasme de fusion maternelle) afin que celle-ci puisse aussi se satisfaire de la joie de cette séparation salvatrice pour les deux femmes, autant Natalie Portman a désiré ce rôle afin de s'émanciper des automatismes représentatifs (les rôles successifs de femme-enfant) de l'industrie hollywoodienne (l'actrice est devenue depuis sa propre productrice), autant Darren Aronofsky a eu besoin de ce récit pour parachever la mue d'un geste de cinéma salutairement préoccupé par la question de l'incarnation afin de transmuer la vile matière de ses propres clichés en or des images qui lui échappent. Et enfin autant le spectateur doit s'adosser à ces trois trajectoires (la première imaginaire, la deuxième symbolique, et la troisième réelle) afin de saisir symboliquement, dans « l'irréel de l'image », le réel d'une triple victoire (pour Nina Sayers, pour Nathalie Portman, et pour Darren Aronosky) sur les clichés (mourir sur scène pour la première, incarner perpétuellement la femme-enfant pour la deuxième, et pour le troisième représenter exemplairement la nouvelle génération hollywoodienne d'habiles faiseurs ayant biberonné du clip sur MTV).

 

 

Black Swan n'aura alors pas raconté autre chose que la mise au monde douloureuse, entre incorporation, somatisation et sublimation, d'une image dans une perspective politiquement anti-naturaliste et anti-familialiste, et moins a-théologique que post-théologique (parce que le cinéaste, œuvrant à créer des images au sein de l'héritage culturel occidental, n'ignore alors pas que « le christianisme est avant tout un monothéisme iconique. Ce monothéisme fut le premier à penser que l'on ne peut régner sans image, c'est-à-dire sans une gestion économique et politique du visible », Marie-José Mondzain, Homo spectator, ibid., p. 81 : Des nouvelles du front cinématographique (25) : L'image, les images). Cette mise au monde, monstrueuse parce que matérialiste (une image, c'est une chair qui lutte pour inscrire dans le monde visible la passe d'une idée), courageuse parce que dialectique (une image, c'est l'idéel qui doit faire l'épreuve nécessaire du matériel pour marquer subjectivement le monde objectif), est celle d'une icône dont la chair aura au bout du compte davantage incorporé l'idée la plus haute (et donc la plus folle) de son art qu'elle n'est seulement redevable d'une passive incorporation à une prestigieuse institution dont les pouvoirs et les actions, certes socialement et techniquement nécessaires, ne suffisent pourtant pas à saisir la folle et sublime beauté des tenants et aboutissants d'un passage subjectif de la puissance à l'acte. Sublime beauté, parce que le passage de la puissance à l'acte équivaut alors à l'incarnation comme risque nécessaire et passage de la jouissance au désir, du pulsionnel au symbolique : « Il danse déjà, l'animalcule occupé à se détacher du bloc moléculaire : il creuse et il rythme son devenir. Il ne devient pas ce qu'il est, il devient ce qu'il espace, il devient ce qu'il écarte et la chose étendue qu'il étire a la juste mesure d'une hystérie gracieuse cadencée dans la choresthésie » (Jean-Luc Nancy, Allitérations. Conversations sur la danse (avec Mathilde Monnier et la participation de Claire Denis), éd. Galilée, 2005, p. 150).

 

Jeudi 17 février 2011


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