Des nouvelles du front cinématographique (44) : Lang et Renoir, à l'épreuve de la guerre et de l'exil hollywoodien

Bien avant d’émigrer pour les États-Unis, Fritz Lang (1890-1976) et Jean Renoir (1894-1979) étaient alors reconnus comme les artistes les plus représentatifs de la culture cinématographique nationale dont ils étaient issus. Le premier en inscrivant son propre geste esthétique au cœur de l’expressionnisme dominant alors le paysage culturel allemand (que l’on songe au méphistophélique personnage récurrent de Mabuse ou aux décors gigantesques tant de l’adaptation du mythe germanique des Nibelungen que de Metropolis en 1927). Et le second en se réappropriant l’héritage (pictural) impressionniste et en le frottant à l’esthétique (romanesque) naturaliste (on pense ici particulièrement à Madame Bovary en 1933 d’après Gustave Flaubert).

 

 

Avec M. (le maudit) en 1931 et surtout Le Testament du docteur Mabuse (1932), Fritz Lang réussit à un si haut niveau d’ingéniosité l’épreuve du passage au parlant qu’il intéresse malgré lui les services de la propagande nazie qui aurait bien imaginé utiliser à son profit la puissance suggestive de la mise en scène langienne (qui pourtant visait symboliquement l’hitlérisme au travers de la représentation du milieu de la pègre dans M. initialement intitulé Les Assassins sont parmi nous, ou du leader charismatique supervisant le grand banditisme dans Mabuse). Il quitte l’Allemagne en 1934, passe par la France pour y réaliser la même année Liliom d’après Ferenc Molnar (Frank Borzage avait déjà tourné en 1930 la première adaptation parlante de cette pièce), et arrive le 6 juin de la même année aux Etats-Unis (qu’il quittera vingt-deux ans plus tard). La situation de Jean Renoir était moins évidente : ce chef-d’œuvre stroheimien qu’est Nana (1926) d’après Emile Zola a été un échec commercial, et il faudra attendre les premiers films parlants du cinéaste, moins On purge bébé (1931) que surtout La Chienne (1931) et Boudu sauvé des eaux (1932), pour que s’établisse une reconnaissance critique qui allaient connaître des hauts (Le Crime de Monsieur Lange en 1935, La Grande illusion en 1937, La Bête humaine en 1938) et quelques bas (Madame Bovary ou Les Bas-fonds en 1936 d’après Maxime Gorki, les fragmentaires ou inachevés La Nuit du Carrefour d’après Georges Simenon en 1932 et Une partie de campagne en 1936).

 

 

Après La Règle du jeu (1939) qui a alors reçu un accueil plus que mitigé (même lors de deux ressorties successives après guerre), et l’interruption du tournage en Italie de Tosca, Jean Renoir débarque en territoire étasunien en 1940 et réalise son premier film hollywoodien en 1941, Swamp Water scénarisé par Dudley Nichols, l’auteur du scénario de Man Hunt de Fritz Lang tourné la même année. 22 films hollywoodiens tournés entre 1936 et 1956 pour Fritz Lang, 7 longs métrages réalisés entre 1941 et 1951 par Jean Renoir à Hollywood : on devra enfin signaler que Scarlet Street (1945) et Human Desire (1954) sont deux remakes tournés par Fritz Lang de deux films de Jean Renoir, La Chienne et La Bête humaine, et que Le Testament du docteur Cordelier (1959) de Jean Renoir dispose d'un titre résonnant étrangement avec Le Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang. Ces deux cinéastes (qui sont décédés tous les deux en Californie, à Los Angeles pour le premier et à Beverly Hills pour le second), parmi les plus importants de leur temps (auxquels on ajoutera comme autre exilé de luxe à Hollywood : le britannique Alfred Hitchcock), auront donc frotté la singularité esthétique de leur geste de cinéma à la double situation contraignante des impératifs commerciaux de l’industrie cinématographique étasunienne et des impératifs éthiques et politiques réclamés par une époque alors marquée par l’avènement du nazisme et son effondrement.

 

 

L’éthique chez Fritz Lang (comme fabrique nécessaire dans l'adversité de sa propre subjectivité) et la politique chez Jean Renoir (comme manière de briser le consensus social en révélant son envers oppressif), dans leur mise à l’épreuve à l’heure de l’exil hollywoodien, ont ainsi disposé de la possibilité dialectique de s’exprimer par le biais d’un cadre industriel qui aurait dû normalement les contredire. Et cette possibilité a été réalisée, comme le prouvent aujourd'hui les ressorties exceptionnelles de Man Hunt (1941) de Fritz Lang et de The Diary of a Chambermaid (1945) de Jean Renoir qui sont la triomphale expression cinématographique de la relève de la contradiction représentée du point de vue des deux cinéastes autant par la guerre que par l'exil hollywoodien.

1/ L'éthique langienne à l'épreuve de la guerre :  Man Hunt  (1941) de Fritz Lang

« Pour un minuscule instant, une fissure s'ouvre dans l'inimaginable cours de l'histoire »

(Hatmut Bitomsky, Ein utopischer Film

cité par Claude Porcell, Fritz Lang, éd. Rivages/Cinéma, 1985, p. 115)

 

 

Man Hunt, le sixième long métrage tourné par Fritz Lang aux Etats-Unis, fait suite à deux westerns (les deux premiers films du cinéaste à avoir bénéficié de la pellicule couleur), The Return of Frank James (1940) et Western Union (1941) qui, tous les trois, ont été réalisés pour le compte de la 20th Century Fox. Surtout, Man Hunt inaugure une passe de quatre films consacrée à la nécessité éthique de la lutte antinazie, précédant ainsi Hangmen also die ! (1943) d'après un scénario de John Wexley et Bertolt Brecht (l'unique expérience hollywoodienne du célèbre dramaturge allemand qui n'en a pas gardé un bon souvenir) pour la United Artists, Ministry of Fear (1944) d'après un roman de Graham Greene pour le compte de la Paramount et, après deux films noirs (The Woman in the Window en 1944 et Scarlet Street en 1945), Cloak and Dagger (1946) tourné pour Warner Bros. qui est venu ainsi clôturer cette série.

 

 

A l'époque du tournage de son film, les Etats-Unis, qui n'avaient pas encore subi l'attaque surprise de Pearl Harbour (elle aura lieu en décembre 1941), n'étaient par conséquent pas en guerre contre l'Allemagne nazie. Mais des films militaient à Hollywood pour l'engagement de l'armée étasunienne aux côtés des alliés : citons entre autres les célèbres The Mortal Storm (1940) de Frank Borzage, Foreign Correspondent (1940) d'Alfred Hitchcock, et Sergeant York (1941) de Howard Hawks. Au départ, le scénariste Dudley Nichols proposa une adaptation du roman Rogue Male de Geoffrey Household à John Ford, le cinéaste avec lequel il travaille depuis Men without Women en 1929 (auront suivi entre autres The Lost Patrol (1934), Judge Priest (1934), The Informer (1935), Stagecoach (1939), jusqu'à The Fugitive (1947) – soit 14 films en 18 années de collaboration fructueuse). Mais John Ford refusa la proposition de celui qui était son scénariste favori à cette époque-là, et qui travaillera deux fois avec Jean Renoir (pour Swamp Water en 1941 – le premier film hollywoodien du cinéaste français – et This Land is mine en 1943).

 

 

Et c'est finalement Fritz Lang, exilé d'Allemagne en 1933 parce qu'il aurait selon ses propres dires refusé la proposition du ministre de l'information Joseph Goebbels voulant faire du cinéaste le patron de l'industrie cinématographique nazie (terrifiante ironie de la situation : Fritz Lang rappela alors à Goebbels que sa mère était juive, ce à quoi ce dernier répondit que c'était à l'ordre nazi de définir qui était aryen et qui ne l'était pas – on trouverait là la parfaite manifestation symptomatique des artifices de toutes les idéologies racistes), à qui donc échut la tâche de mettre en scène Man Hunt. Avec cette fiction lui était offerte la possibilité d'une nouvelle variation de son grand récit favori – le récit de la suspension éthique qui relève dans la posture symbolique de la responsabilité le sujet enfermé dans son conatus obsessionnel et compulsif – et dont plusieurs éléments narratifs permettaient alors de rejouer et relancer la dynamique d'ensemble de toute son œuvre.

 

 

En effet, la persécution d'un homme au cœur d'un monde familier devenu inquiétant et hostile, et dont la traque intensifie la pente paranoïaque est cette ligne diégétique que Man Hunt partage par exemple avec M. (le maudit) tourné en 1931. Mais c'est aussi le caractère obsessionnel d'une passion vengeresse qui impulse l'énergie narrative et dramaturgique d'un grand nombre de films de Fritz Lang, et ce dès son premier long métrage Halbblut (La Métisse en français) en 1919 : ce motif reviendra entre autres dans la seconde partie de la saga Les Nibelungen (la vengeance de Kriemhild) en 1924, Fury (1936), Scarlet Street, Rancho Notorious (1951), The Big Heat (1952), et Human Desire (1954).

 

 

Cette affection passionnelle trouve également à s'incarner, tantôt dans une blessure faisant office de marque signifiante, de signifiant de la violence physique propre à l'ordre symbolique combattu (c'est une brûlure semblable que partagent l'homme de Man Hunt et la femme de The Big Heat), tantôt dans un bijou qui vient alors manifester la contraction matérielle et objective des vertiges de la subjectivité affectée, cela dès Cœurs en lutte (1921) – et la broche en forme de flèche de Man Hunt anticipe à bien des égards celle de Rancho Notorious. On reconnaît aussi l'opposition dynamique de la surface et de la profondeur – autrement dit de la carte comme expression de la raison graphique et de sa volonté de maîtrise spatiale et territoriale (par exemple dans M) et de la caverne comme matérialisation des forces naturelles, irrationnelles et chaotiques rétives à pareille indexation instrumentale (déjà dans L'Image vagabonde en 1920 et le serial Les Araignées entre 1919 et 1920 jusqu'au diptyque Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou en 1958 et 1959).

 

 

Mais c'est plus généralement une passion symptomatique pour les labyrinthes, les souterrains et les passages secrets, de Metropolis (1927) à Moonfleet (1955) en passant par les séquences de poursuite dans le métro (en cela, celle de Man Hunt préfigure celle de While the City sleeps tourné en 1955), qui rendent compte des effets de désorientation résultant du choc traumatique déterminé par l'intrusion d'un réel imprévisible remettant fondamentalement en question les classiques enchaînements symboliques de la réalité quotidienne. Signalons également la présence d'un enfant (joué ici par le jeune Randy McDowall retrouvant à ses côtés, après How Green was my Valley de John Ford tourné la même année que Man Hunt, l'acteur Walter Pidgeon), dont la naïveté n'empêche nullement une intelligence pratique, ici comme ailleurs dans La Femme sur la lune (1929) et Moonfleet, et dont l'existence exemplifie le caractère de rite de passage (ou d'institution comme l'aurait dit Pierre Bourdieu) d'une trajectoire aventureuse s'identifiant à (ou s'instituant comme) une quête existentielle.

 

 

Faisons remarquer que les motifs de la chasse en forêt et de la feuille dont la chute contingente détermine rétrospectivement la nécessité d'un destin montrent que Fritz Lang s'est souvenu de son diptyque Les Nibelungen (avec la séquence du sang du dragon dans lequel se baigne Siegfried pour s'immuniser, mais une feuille empêchera la totalité de son corps de profiter de pareille immunité, offrant ainsi l'équivalent structural du talon d'Achille) quand il a mis sur pied Man Hunt (la feuille qui tombe sur le viseur du fusil du héros qui est fatalement retardé dans son obscur désir d’assassiner Hitler). Mentionnons encore la présence de l'acteur John Carradine, qui a joué dans les deux westerns réalisés par le cinéaste avant Man Hunt, et dont la composition quasi-abstraite et désaffectée de tueur nazi infiltré en Angleterre avec les papiers d'identité du héros en poche, vêtu d'une longue cape noire et muni d'une canne-épée, le fait ressembler à l'allégorie de la Mort dans le film muet Les Trois Lumières (1921).

 

 

Enfin, la récurrence systématique de la forme circulaire (de la table des nazis dans le nid d'aigle situé à Berchtesgaden à la trappe du bateau danois en passant par la bouche du métro, la machine à coudre de l'amie du héros ainsi que le trou dans la caverne permettant au héros de tuer le nazi au monocle langien qui le poursuivait depuis le début de ses mésaventures), fonctionnant comme expression de la perfection géométrique de l'idée langienne selon laquelle l'individu obsessionnel se retournant sur ses propres obsessions incorpore la courbure du monde dans la fiction de son destin, finit d'inscrire exemplairement Man Hunt dans l'œuvre du cinéaste (comme cette même œuvre ménage un espace esthétique à partir duquel se déploiera fondamentalement et s'épanouira celle de Stanley Kubrick).

 

 

Surtout, Man Hunt est soutenu par une puissante pensée cinématographique du destin comme injonction éthique déterminée par (et visant à relever dialectiquement, à s'approprier subjectivement) la conjonction objective de la contingence du monde et des mouvements de l'inconscient, et déterminant rétroactivement la forme d'une prise de position responsable et nécessaire. Le premier plan du film est en ce sens très révélateur : c'est un lent et souple mouvement de caméra s'avançant de manière quasi-féline dans une forêt humide (pure réussite des studios hollywoodiens d'alors) et descendant à ras-de-terre pour s'attacher à découvrir et suivre les traces fraîches de pas d'un homme. Comme s'il s'agissait de renifler les traces de celui qui, dans le plan suivant, se révèle être le célèbre chasseur Thorndike interprété par Walter Pidgeon.

 

 

Celui-ci s'est aventuré en bordure du nid d'aigle où se repose Adolf Hitler afin de le tenir au bout de son fusil de chasse, et ainsi jouir du moment unique d'avoir eu la plaisante possibilité – seulement la possibilité – d'abattre le chef nazi. D'une part, le raccord enchaînant les deux premiers plans de Man Hunt (selon cette technique qui donne d'ailleurs l'impression que le second plan recouvre telle une couche de peinture ou un bout de tissu le premier plan) indique que le chasseur peut également subir à son corps défendant le renversement de situation selon lequel il devient lui-même une proie traquée par les hommes envoyés par celui dont il avait fait sur le mode inaugural du pari ludique une proie potentielle (et il l'était déjà pour la caméra dont la souplesse féline lui donnerait presque l'allure de ce tigre du Bengale qui donnera son nom au premier volet du diptyque indien du cinéaste).

 

 

Ce qui sera effectif quand Thorndike sera poursuivi et retrouvé en Angleterre par les hommes de mains de Quive-Smith (George Sanders, parfaitement bilingue, dont le double patronyme vaut pour rendre manifeste le fait qu'il est le double négatif mais dialectiquement nécessaire du héros). De ce point de vue-là, Man Hunt à la fois rejoue The Most Dangerous Game (1932) d'Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel (Les Chasses du comte Zaroff en français) et anticipe un film comme No Country for old Men (2007) de Joel et Ethan Coen d'après le roman éponyme de Cormac McCarthy écrit en 2005. D'autre part, la jouissance sportive dont se flatte l'ego du protagoniste se trouve sous-tendue par un schéma inconscient (et n'est-ce pas le sociologue Emile Durkheim qui disait que l'inconscient, c'était l'histoire – autrement dit les structures sociales-historiques psychiquement intériorisées par les individus au cours de leur socialisation ?) qui va trouver à s'expliciter lors d'une trajectoire au terme de laquelle l'objectivation est une conscientisation politique qui se substitue à la jouissance narcissique et à l'inconscience politique préliminaires.

 

 

Sur le plan de la mise en scène, c'est la trajectoire formelle du motif de la flèche, de la statue transpercée de flèches évoquant Saint-Sébastien dans le bureau de Quive-Smith à la broche offerte par Thorndike à Jerry qui lui servira après son assassinat à fabriquer l'arc et la flèche susceptible de tuer son ennemi nazi, jusqu'au symbole final de la flèche sur l'avion emmenant le héros en Allemagne dans la conclusion de Man Hunt. Cette « volonté de puissance » que tant de héros négatifs de Fritz Lang partagent anime aussi Thorndike (on se souvient aussi du héros du Tigre du Bengale tirant avec son revolver en direction du soleil), pouvant ainsi jouir de voir sans être vu (comme le personnage langien récurrent nommé Mabuse), comme de s’imaginer approcher au plus prés et (mortellement) toucher un homme politique alors quasiment intouchable car protégé par la barrière militaire plus ou moins invisible entourant le nid d'aigle à Berchtesgaden.

 

 

Mais le privilège fictionnel repose surtout ici sur la transsubstantiation ou la sublimation éthique de la jouissance libidinale restreinte (car seulement narcissique et pulsionnelle) du chasseur faiblement politisé à la responsabilité politique et universelle de l'homme engagé par la situation géopolitique d'alors à désirer les contraintes objectives de son temps comme la nécessaire prise de position subjective contre la barbarie nazie.

 

 

La persévérance du héros à vouloir refuser de signer la fausse déclaration concoctée par Quive-Smith qui affirmerait que Thorndike avait été mandaté par le gouvernement anglais afin d'assassiner Hitler, ainsi que les rencontres décisives avec le jeune Vaner (Roddy McDowall) sur le bateau danois et dans une rue londonienne avec la belle Jerry (Joan Bennett, pour sa première apparition chez Fritz Lang, en attendant The Woman in the  Window, Scarlet Street et Secret beyond the Door en 1948, et dans son rôle le plus émouvant – celui d'une humble prostituée occasionnelle – qui la rapproche d'ailleurs de Sylvia Sydney, précédente actrice fétiche du cinéaste ayant joué dans ses trois premiers films hollywoodiens, Fury, You only live once (1937) et You and Me (1938), une interprétation qui se différencie aussi des compositions de froide femme fatale de The Woman in the Windouw et Scarlet Street ou d'épouse sophistiquée dans Secret beyond the Door) représentent les stations explicites scandant et soutenant le renforcement symbolique des processus de subjectivation faisant passer un homme de la jouissance pulsionnelle de l'« animal humain » (Alain Badiou) au désir éthique du sujet politique qui sait désirer « vivre en immortel » (idem) afin d'établir comme devoir la victoire de l'idée défendue : l'égalité humaine dans la juste abolition des différences raciales.

 

 

La beauté d’une pareille trajectoire se manifeste aussi de manière paradoxale puisque l'appartenance de Thorndike aux classes supérieures qui a déterminé son ethos de chasseur de haut niveau peu politisé (cette subtile caractérisation est très renoirienne dans l’esprit) se voit progressivement remplacer par une déchéance sociale et matérielle, autrement dit une prolétarisation entraînée par la traque dont il est la victime, qui va induire la rencontre avec la prolétaire Jerry, et dont résultera la révélation d'un mandat symbolique (donc fictionnel : c'est une croyance comme le disait Jacques Lacan, soit ce vide nécessaire à la constitution d'un sujet jamais considéré sur le mode substantiel ou fixé par avance) selon lequel le meurtre d'Hitler est une nécessité tant éthique (du point de vue particulier et subjectif) que politique (du point de vue universel).

 

 

Pour le dire en termes du philosophe Kierkegaard (danois à l’instar du petit Vaner !), Thorndike aura su préférer au stade esthétique de la violence sublimée par la pratique sportive distinctive le stade éthique du nécessaire assassinat politique d’Hitler. Et cette préférence qui signe la réappropriation subjective de la violence et sa légitimation symbolique dans la perspective politique de l’émancipation universelle est parachevée in fine par l’ultime discussion entre le héros et Quive-Smith, le second faisant quasiment office d’analysant pour le premier (la paroi rocheuse les séparant répète le refus du face-à-face entre le patient et son analyste), de « médiateur évanouissant » (Fredric Jameson) ou de « sujet supposé savoir » (Jacques Lacan) finissant en « reste excrémentiel » (idem) dont n’a dès lors plus besoin le protagoniste dans sa (con)quête éthique et subjective de la violence légitime (avec le fusil comme signifiant phallique reconquis après la mort de l'homme chargé de le tuer avec sa canne-épée puis le meurtre de Quive-Smith tué symboliquement d’une flèche dans la gorge).

 

 

Pas un hasard alors si Vaner demande à Thorndike si ses problèmes sont liés à une femme, ou si Jerry et ce dernier, dérangés par un policier, n'auront même pas la possibilité de s'embrasser sur le pont londonien avant leurs adieux : il s'agit bien, du point de vue du protagoniste, du passage de l'impuissance (concomitante de la volonté de puissance inaugurale du personnage) au pouvoir symbolique, celui de soutenir le projet de tuer Hitler au nom d'une éthique adossée à l'universelle volonté de mettre un terme politique à la barbarie représentée par le nazisme.

 

 

Le geste cinématographique langien relève donc d'une grande pensée de l'acte et de la responsabilité conjointes. Grande pensée de l'acte qui oblige à reconfigurer les paramètres moraux et symboliques existants (viser Hitler au nom du défi sportif ou tuer un homme politique, est-ce acceptable en 1939 à l'heure où l'Allemagne nazie envahit la Pologne ?), qui fait rupture avec le tissu des habitudes consensuelles et troue le continuum des opinions courantes (ce que vient signifier la brûlure sur le visage du héros dont même la barbe tardive ne camouflera pas la réalité signifiante), et qui contraint celui qui l'accomplit à une imprévisible révolution subjective (au nom de l'universalité politique de la lutte antinazie).

 

 

Grande pensée de la responsabilité au nom de laquelle passer de la passive inconscience apolitique à l'activation d'une conscience politique, de la volonté de puissance au pouvoir volontaire (via une impuissance intermédiaire), permet de dépasser toutes les figures de la culpabilité (ne pas avoir tué Hitler quand on le pouvait, ne pas avoir sauvé Jerry assassinée dans une ellipse narrative par les agents de Quive-Smith) afin de substituer une éthique de la prise de position envers autrui (les vivants menacés par la violence nazie ou bien les morts causés par elle) à une métaphysique du Grand Autre (Dieu) dont la méchanceté est d'identifier innocence et culpabilité (une métaphysique s’apparentant à la théologie négative davantage privilégiée par le cinéaste catholique Alfred Hitchcock).

 

 

C'est toute une chaîne signifiante qui vient alors s'inscrire à même la surface du monde, des traces de pas (dans la forêt ou sur le tapis quand le corps du héros est traîné après avoir été torturé) aux coups reçus sur le visage (que ramasse la brûlure), de la présence insistante des membres de la clique nazie infiltrée en Angleterre au tueur joué par John Carradine qui a pris l'identité du traqué en passant par la broche que le héros offre à Jerry (et dont l'image servira significativement d'emblème à l'avion qui le parachutera en Allemagne à la fin du film afin d'accomplir une mission qui relie par-delà les obligations militaires le personnel et l'universel), et qui vient obscurément symboliser le mandat symbolique et l'injonction éthique qui veut lui répondre positivement – en tant que le sujet se constitue dans son rapport intersubjectif à autrui afin de s'arracher au seul cycle compulsif et pulsionnel, et partant irresponsable, de la répétition mortifère.

 

 

L'après-coup de la conscience survenant à la suite des actions inconscientes caractérise aussi les fictions proposées par Liliom (le seul film que Fritz Lang a tourné en France en 1934 avant son départ pour les États-Unis le 6 juin de la même année), House by the River (1949) et The Blue Gardenia (1953). De ce point de vue-là (celui qui veut que l'action humaine soit déterminée par des motivations inconscientes qu'il s'agirait alors de faire passer au niveau subjectif de la conscience afin d'identifier et de rassembler sous la même identification synthétique et éthique l'auteur d'un acte, ses conséquences objectives, et la responsabilité que cet acte et ses effets impliquent), Man Hunt est une manière de vérification cinématographique de ce qui, chez Fritz Lang, relèverait d'une pertinence somme toute hégélienne de son sens dialectique : « De l'action des hommes, il résulte autre chose que ce qu'ils projettent et atteignent, que ce qu'ils savent et veulent immédiatement ; ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit avec cela quelque autre chose qui y est cachée à l'intérieur, dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n'était pas dans leur vue » (Hegel, La Raison dans l'histoire, éd. UGE-coll. « 10/18 », 1965 [1822-1830 pour la rédaction], p. 88).

 

 

Dans les termes de la métapsychologie freudienne, le constat hégélien (valable également pour tout le cinéma, éminemment langien, des frères Coen) pourrait se retraduire de la manière suivante : « Wo Es war, soll Ich werden », que Jacques Lacan interprète dans sa propre perspective psychanalytique ainsi : « Là où c'était, comme sujet dois-je advenir » (« La science et la vérité » in Écrits II, éd. Seuil, 1999 [1966 pour la première édition], p. 344). Là où était le chasseur Thorndike goûtant au plaisir des sports de sa classe sociale, advient désormais le sujet éthique engagé dans la lutte antinazie.

 

 

Que le cinéma puisse ouvrir imaginairement la possibilité symbolique d'une brèche individuelle dans le cours transindividuel de l'histoire (que les images puissent dévier ou débloquer le cours de l'histoire constituait déjà le cœur fictionnel de Fury) : voilà ce que promeut la fiction proposée par Man Hunt, avant Hangmen also die ! qui substitue de son côté à la ligne diégétique de l'individu s'obligeant à poser la possibilité éthique de l'assassinat d'Hitler, l'impératif éthique du mensonge haussé au niveau collectif et indexé à partir de l'assassinat non plus possible mais bien réel de Heydrich (l'adjoint direct de Himmler assassiné par la résistance tchèque en juin 1942), avant Ministry of Fear qui pose l'investissement dans la lutte antinazie comme manière curative de sublimation de troubles psychiques refoulés par l'engagement dans l'action, et enfin avant Cloak and Dagger qui, en manière de conclusion de cette passe de quatre films, dépasse la seule question du combat contre le nazisme (défait lors de la sortie du film en 1946) pour ouvrir le dossier du nouveau problème civilisationnel de l'époque unissant sur les ruines de l'hitlérisme autant l'URSS que les États-Unis, à savoir la bombe atomique et la possibilité de la troisième guerre mondiale.

 

 

L'injonction éthique et la nécessité de la prise de position afin de passer de la contingence hasardeuse à la nécessité (existentielle aurait dit Jean-Paul Sartre, ou destinale pour Martin Heidegger), et faire passer dans la conscience subjective responsabilisée le caractère politique des structures dont est fait l'inconscient trouve alors à se retraduire dans l'obligation cinématographique langienne de réaliser Man Hunt. Au départ une commande impersonnelle qui a été subjectivement appropriée et indexée à partir de l'universelle obligation antinazie (cette injonction a d'ailleurs autorisé le récit de la survenue de l'affect amoureux impulsée contre les prescriptions moralisantes des producteurs – Richard D. Zanuck ne voulant pas d’une romance entre le héros et une prostituée – et la pauvreté des décors surmontée grâce au sens du bricolage du cinéaste aidé par l'excellent Arthur Miller à la photographie, comme le rappelle Lotte Eisner dans sa monographie consacrée au cinéaste : Fritz Lang, éd. Cinémathèque française / Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2005 [1984 pour la première édition anglaise]).

 

 

Une commande qui se voulait également un film de propagande, qui s'est vue sublimée en film d'auteur politique, et dont l'économie formelle en termes de représentation de la violence (la séance de torture hors-champ de Thorndike, l'assassinat de Jerry glissé dans une ellipse narrative) permet de ne pas corrompre le récit en le préservant d'une jouissance scopique et obscène qui appartient à l'ordre imaginaire nazi. Fritz Lang est bel et bien demeuré à Hollywood un logicien de la mise en scène pour autant que celle-ci trouve aussi à s'inscrire dans le domaine de l'éthique – celui qui exige du sujet la nécessaire appropriation des contingences hasardeuses afin de faire du destin non plus le fatum subi des mythologies passées mais le support objectif de processus de subjectivation initialement occultés ou refoulés mais in fine désirés. « Thorndike sait que les nazis sont la part maudite de lui-même. Il veut leur prendre la puissance, quitter son individualisme et ses jouissances solitaires, pour retourner la puissance volée contre ceux qui la possédaient. Il veut détruire ceux qui l'ont démasqué » (Noël Simsolo, Fritz Lang, éd. Edilig-coll. « Cinégraphiques », 1982, p. 65).

2/ La politique renoirienne à l'épreuve de l'exil hollywoodien : The Diary of a Chambermaid (1945) de Jean Renoir

En 1940, un an après avoir réalisé La Règle du jeu qui n’avait alors pas vraiment reçu un plébiscite critique et public (ce film est considéré aujourd’hui comme l’un des chefs-d’œuvre du cinéaste et l’un des plus grands films du cinéma français – François Truffaut au nom de la Nouvelle Vague disait qu’il était le plus grand du cinéma parlant), Jean Renoir part en Italie pour tourner une adaptation cinématographique de La Tosca, un pièce de Victorien Sardou, avec Michel Simon avec qui il n’avait pas tourné depuis Boudu sauvé des eaux en 1932, et avec comme assistant Luchino Visconti qui avait travaillé sur les tournages des Bas-fonds (1936) d'après Maxime Gorki et de Une partie de campagne réalisé la même année (et demeuré inachevé). Mais le tournage est interrompu au mois de mai, au moment où se profilait la débâcle de l'armée française face à l'avancée nazie (c'est l'allemand Karl Koch qui poursuivra le tournage).

 

 

Sur conseil de l’ambassadeur de France en Italie, et grâce au soutien de Robert Flaherty, Jean Renoir obtient en conséquence le visa permettant son départ pour les Etats-Unis où il arrivera en janvier 1941. C’est avec Dudley Nichols, le scénariste alors attitré de John Ford et l’auteur d’un scénario proposé à ce dernier (mais refusé par lui) et finalement proposé à Fritz Lang qui acceptera de le tourner (ce sera Man Hunt), que Jean Renoir pourra réaliser son premier film étasunien : Swamp Water (en français L’Étang tragique) avec Dana Andrews, Ann Baxter, Walter Brennan, John Carradine (que l'on a vu dans Man Hunt) et Walter Huston (le père de John Huston). Tourné peu de temps après Man Hunt, c’est une intrigue plutôt langienne (celle d’un homme soupçonné d’un meurtre qu’il n’a pas commis et retiré du monde tant que justice n'aura pas été faite) mais qui est soutenue par un sens fordien du collectif et surtout par un désir documentaire, en cela profondément renoirien, d’inscription dans le monde réel (le marais d’Okefenokee en Géorgie).

 

 

Ce qui fit alors grincer les dents du patron de la Fox, Darryl F. Zanuck, ce dernier croyant que le cinéaste français allait gentiment s’enfermer entre les murs des studios hollywoodiens pour recréer artificiellement un territoire et des paysages qu’il venait tout juste de quitter. La période hollywoodienne du cinéma de Jean Renoir souffre encore aujourd’hui d’une relative méconnaissance nourrie par l’idée persistante selon laquelle le tempérament libertaire d'un cinéaste pétri de culture française classique aurait eu des difficultés artistiques à travailler avec les contraintes symboliques d’une industrie cinématographique rigide en termes d’organisation compartimentée du travail comme de normes représentatives.

 

 

Alors qu’il faudrait plutôt voir dans cette belle série constituée de sept long métrages l’expression circonstanciée ou la manifestation pratique de la règle du jeu dont n’a jamais cessé de parler, ici et ailleurs, le plus grand cinéaste français classique (comme Fritz Lang l'était en regard du cinéma allemand) : à savoir l’agir individuel en tant qu'il est la résultante structurelle de la pluralité de forces collectives (sociales et même cosmiques – c’est la part naturaliste, pulsionnelle, du geste esthétique renoirien, qui aura d'ailleurs souvent trouvé à s’exprimer par le biais du motif aquatique, de La Fille de l’eau en 1925 à Swamp Water en passant par Boudu sauvé des eaux, Une partie de campagne en 1936 et The River en 1950, l’ultime film hollywoodien du cinéaste), forces méconnues comme telles par les individus (Spinoza dirait d’elles que nous en avons généralement une « idée confuse ») qui les modèlent par-delà toute croyance égologique, et sans pour autant rien retirer de l’existence, minimale ou relative mais bien réelle, de marges de manœuvre en termes de liberté d'action (ou d’« agency » pour citer la philosophe Judith Butler).

 

 

Après Swamp Water produit pour la Fox (dont l'influence se fera sentir dans Wind across the Everglades de Nicholas Ray en 1958), ce seront ensuite This Land is mine en 1943 (Vivre libre en français, un film à nouveau scénarisé par Dudley Nichols, produit par ce dernier et Jean Renoir pour la RKO, tourné en studio et avec comme interprète principal Charles Laughton), et Salute to France (un moyen métrage méconnu de 34 minutes sorti en 1944, avec une musique de Kurt Weill et l’apparition de Claude Dauphin et Burgess Meredith, consistant en la présentation didactique aux soldats étasuniens qui allaient débarquer en France du peuple habitant ce pays).

 

 

Ce seront encore The Southerner en 1945 (en français L’Homme du sud, sur lequel ont travaillé William Faulkner en tant que scénariste et Robert Aldrich en tant qu’assistant de réalisation, un film qui reçut trois nominations aux Oscar, et dont le récit de ces journaliers agricoles décidant de cultiver en famille une parcelle de terre concédée par leur ancien patron permet de faire le lien entre l'auteur de Toni tourné en 1934 avec ses ouvriers agricoles de Provence et du Crime de monsieur Lange réalisé en 1935 et ses prolétaires lancés dans l’aventure de la coopérative autogérée, et le cinéma de John Ford, particulièrement l'auteur de The Grapes of Wrath en 1940) et Le Journal d’une femme de chambre (The Diary of a Chambermaid en version originale) réalisé en 1945 d’après le roman éponyme (publié en 1900) d’Octave Mirbeau avec Paulette Goddard et Burgess Meredith (revenu de Salute to France) qui ont participé au scénario et à la production du film (avec Benedict Bogeaus pour la United Artists).

 

 

Ce seront enfin The Woman on the Beach (La Femme sur la plage réalisé en 1947 pour la RKO qui a remonté et amputé le film, avec un musique de Hanns Eisler et l’interprétation de Robert Ryan, Charles Bickford et surtout Joan Bennett, alors l’actrice et complice privilégiée de Fritz Lang qui joue ici un rôle autorisant à nouveau un rapprochement entre les deux cinéastes exilés), et donc en 1950 The River (Le Fleuve) tourné en Inde d’après le roman de Margaret Rumer Godden (et sur le tournage duquel a travaillé comme assistant, après Robert Aldrich sur The Southerner, le futur réalisateur bengali Satyajit Ray dont l’expérience allait être déterminante sur son propre désir de cinéma). C’est, par-delà une variété de situations fictionnelles, une pluralité d’ancrages sociaux, comme une diversité de matériaux et de formes d’expression (du film de propagande au film social ou d’aventures, de l’adaptation de romans aux scénarios originaux, des tournages en extérieurs ou en studio, du sud des États-Unis en passant par l’Inde), une œuvre unique et persévérante, perpétuellement recommencée sur les rivages de la multitude humaine et du « Tout-monde » dont Jean Renoir n’ignorait alors pas, à l’instar du promoteur de cette expression que fut plus tard le poète créole Edouard Glissant, qu’il est aussi « chaos-monde ».

 

 

La plupart des films tournés par Jean Renoir pour le compte de Hollywood n’ont été montrés en France qu’après la guerre, au mitan des années 1940 et 1950. Et la réception ne fut pas vraiment bonne. C’est seulement à l’occasion de la réalisation en Italie du Carrosse d’or (1952) avec Anna Magnani, puis de French Cancan (1954) avec Jean Gabin, que le cinéaste renoue avec le succès dans son pays d’origine. Et le film hollywoodien qui paradoxalement causa le plus de trouble, pour ne pas dire d’hostilité, fut son adaptation du roman français d’Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre. Double paradoxe, puisque ce film semblerait idéalement répondre à la fois au vœu des producteurs hollywoodiens qui, à l’exemple de Darryl F. Zanuck, voulaient de la part du cinéaste des films bien « français » (au sens pittoresque), comme au désir du public de son pays natal censément comblé par un film adossé à un roman français célèbre dont le naturalisme esthétique aurait dû satisfaire culturellement aux intérêts de tous.

 

 

Aujourd’hui, le film de Jean Renoir souffre d'être un peu éclipsé au profit de l’adaptation tout aussi réussie du même roman par Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière en 1964, avec Jeanne Moreau dans le rôle principal (on retrouvera l’actrice dans l’ultime film du cinéaste, Le Petit théâtre de Jean Renoir en 1970). Pourtant, le second film n’est pas plus fidèle au texte original que le premier (le cinéaste espagnol a décidé de déplacer le cadre historique de l’action du récit d'Octave Mirbeau de la fin du 19ème siècle à la fin des années 1920 marquées par la montée du fascisme que l’anarchiste antifranquiste avait alors bien connu lorsqu'il réalisa en France ses premiers films surréalistes, Un chien andalou en 1928 et L'Age d'or en 1930).

 

 

Surtout, le fait d’avoir tourné son film intégralement en studio semblait alors déroger aux principes esthétiques défendus par le cinéaste (notamment à l'époque de Swamp Water comme on l'a vu) selon lesquels la matière objective offerte par le monde réel permettait de soutenir la véridicité d’une fiction dont la fabrication devait être structurellement déterminée par l’action objective du monde réel. En quoi l’homme qui a réalisé Toni et Une partie de campagne, qui a insisté pour tourner dans les extérieurs géorgiens Swamp Water, et qui encore tournera plus tard The River et Un déjeuner sur l’herbe (1959), pouvait-il alors se satisfaire de l’artificialité des décors des studios qui devait ainsi parachever l’émoussement – voire la neutralisation – de l’adaptation hollywoodienne du brûlot acide et subversif écrit par Octave Mirbeau ?

 

 

Mais c’est que l’on oublie de citer l’autre versant des films renoiriens, du Carrosse d’or au Petit théâtre de Jean Renoir, en passant déjà par Sur un air de Charleston (1927). Mais c'est que l'on n’entend pas le cinéaste lui-même, enfermé plus ou moins volontaire dans la catégorie fourre-tout des réalisateurs réalistes, avouer que « ce n'est pas moi qui ai exclu les rêves de mes films postérieurs à La Petite marchande d'allumettes [tourné en 1928 d'après Hans Christian Andersen], ce sont les producteurs. Le rêve les effraie. J'ai eu plusieurs projets de films contenant des rêves, mais aucun n'a pu être tourné » (cité Pierre Haffner in Jean Renoir, éd. Rivages/Cinéma, 1988, p. 59).

 

 

Mais c'est encore que l'on n'a pas retenu les hésitations puis le retournement du plus grand critique français d'après guerre, André Bazin, qui avait exalté les jeux théâtraux de La Règle du jeu et qui du coup, à la mesure de l'extrême réussite du film précédent, ne comprenait pas en quoi consistait Le Journal d'une femme de chambre, mais qui, au final, reconnut la force inquiétante d'un film replié dans « le jour glauque du studio » afin d'y peindre la toile cauchemardesque d'un « fantastique cruel. Non plus le théâtre mais la théâtralité à l'état pur » (André Bazin, Jean Renoir (présentation de François Truffaut), éd. Champ libre, 1971, p. 89). C'est d'ailleurs ce qui explique que le film du libertaire Jean Renoir est moins une adaptation fidèle (on aurait presque envie de dire servile en rapport avec son sujet : la domesticité) du roman de l'anarchiste Octave Mirbeau, que la libre adaptation de la pièce de théâtre qu'André Heuse, André de Lorde et Thielly Nores ont tirée du récit de l'auteur du Jardin des supplices (1899).

 

 

Il est évident que Jean Renoir est un immense cinéaste réaliste. Mais le réalisme chez lui n'est pas l'autorisation à la servilité dans la représentation mimétique de la réalité. Il s'agit d'un réalisme supérieur, qu'éprouvent autant les extérieurs naturels que les décors artificiels des studios, et qui ne leur est malgré tout jamais réductible (on aurait alors presque envie de parler de « réalisme transcendantal » puisqu'il soumet l'empirique à l'épreuve des idées qui ainsi découvrent le voile phénoménal enveloppant empiriquement le réel). Parce que, dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de vérifier la même différence originelle (cette « différance » dont parle Jacques Derrida), le même écart anthropologique constitutif du genre humain qui ne cesse alors pas de rejouer son vide structural entre nature et culture, autant dans les mondes ouverts où le milieu naturel affecte et pressure les constructions sociales, que dans les mondes fermés où le fait social autocentré, vécu comme une « seconde nature » (Pascal), réprime un fonds pulsionnel dont le rejaillissement peut confiner au bestial et entraîner la mort. « La technique cinématographique est ainsi véritablement un instrument capable d'aider à comprendre, mais un instrument difficile à manier parce qu'il reproduit la réalité (…) André Bazin lui-même, qui avait si bien analysé La Règle du jeu et privilégié les thèmes visuels, s'était longtemps méfié du Journal, jusqu'au moment où il s'aperçut que son réalisme était essentiellement « moral », et qu'à partir de là, peu importait de filmer dans le soleil d'un paysage français ou dans « le jour glauque » d'un studio hollywoodien » (Pierre Haffner, opus cité, p. 62).

 

 

D'autres insisteront peut-être sur l'affadissement du roman de l'anarchiste individualiste Octave Mirbeau qui voulait témoigner, à l'époque où l'antidreyfusisme véhiculait un féroce antisémitisme, de la lutte des classes telle qu'elle se déroulait, non pas dans les espaces habituels de la production économique (les usines), mais dans la sphère domestique et privée traditionnellement dévolue à la reproduction sociale, et corrélativement d'une brutalité des rapports sociaux à ce point déniée (parce que reléguée derrière les murs des dites bonnes maisons bourgeoises) qu'elle affecte négativement les dominés fantasmant alors de prendre un jour la place des dominants.

 

 

C'est par exemple le fétichisme des pieds et des souliers (attribué à l'équivalent de de Monsieur Lanlaire dans le film de Luis Buñuel alors qu'il appartient dans le roman à un autre maître de Célestine) qui a disparu dans le film de Jean Renoir (le personnage est ici interprété par Reginald Owen), ainsi que le meurtre de la petite fille par le valet des Lanlaire, Joseph (ici joué par Francis Lederer) qui assassine à la place le voisin des Lanlaire, le capitaine Mauger (incarné par Burgess Meredith), deux éléments diégétiques conservés par Luis Buñuel dans son adaptation du roman (malgré la transposition du récit en 1928). On signalera encore que Joseph finissait par triompher de son milieu en entraînant avec lui l'héroïne dans l'ouvrage d'Octave Mirbeau là où il échoue mortellement dans les films de Jean Renoir et Luis Buñuel, pendant que chez Jean Renoir la femme de chambre Célestine abandonne les Lanlaire pour partir avec George, leur fils phtisique (Paulette Goddard et Hurd Hatfield interprètent les deux personnages), un personnage qui n'existe d’ailleurs pas dans le roman original.

 

 

Enfin, l'idée du romancier d'utiliser la forme de la chronique et du journal afin d'ébranler la neutralité du point de vue et la linéarité narrative réglant le genre romanesque en y injectant par conséquent le morcellement des épisodes et la subjectivité de l'héroïne n'aura effectivement été que superficiellement conservée (le film de Jean Renoir a gardé le principe de la rédaction du journal seulement pour l'ouverture et la fermeture du film, et a abandonné le point de vue de Célestine au profit d'une vision neutre et objective plus classique). S'il est certain que le cadre hollywoodien n'était pas propice pour accueillir toute la violence sociale et comportementale décrite par Octave Mirbeau, il n'en reste pas moins vrai que le film de Jean Renoir est une franche réussite cinématographique dont l'audace politique doit être comprise en raison du contexte historique de sa fabrication (la fin de la guerre, la victoire militaire sur le nazisme, et la fin de l'occupation et du régime de Vichy synonyme de libération de la France) et qui fait, 55 ans après sa réalisation, encore aujourd'hui toujours mouche.

 

 

Dans son traitement du naturalisme cinématographique et de l'« image-pulsion », Gilles Deleuze évoque les cas spécifiques de Luchino Visconti et de Jean Renoir (on sait d'ailleurs que le premier a été l'assistant du second), deux cinéastes tentés par « le monde originaire des pulsions » propre à l'esthétique naturaliste, mais dont le génie propre les aura poussés à traiter d'autres problèmes cinématographiques. Pour le cinéaste italien, la question primordiale a surtout été celle du temps. S'agissant de Jean Renoir, le philosophe écrit que son cinéma « est souvent tendu vers les pulsions perverses et brutales (notamment « Nana », « Le Journal d'une femme de chambre », « La Bête humaine »), mais il reste infiniment plus proche de Maupassant que du naturalisme. En effet, chez Maupassant déjà, le naturalisme n'est plus qu'une façade : les choses sont vues comme à travers une vitre, ou comme la « scène » d'un théâtre, empêchant la durée de constituer une substance épaisse en voie de dégradation (…) » (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit-coll. « Critique », 1983, p. 187).

 

 

Et en effet, les fenêtres (motif axial de toute l'œuvre renoirienne), les vitres (brisées) de la serre des Lanlaire, la cage d’un écureuil et le kiosque au fond du jardin (faisant la liaison entre celui de La Règle du jeu et celui de The River, en attendant le jeu des boîtes pirandelliens du Carrosse d'or) manifestent les multiples ouvertures à partir desquelles se donne à voir la théâtralité des rapports sociaux. Et cette « théâtralité pure » (André Bazin) semblerait pouvoir empêcher (en la gelant) la pente naturaliste d'une dégradation des énergies vitales.

 

 

Sauf que la lutte finale entre Joseph et George est soutenue par une durée qui, si elle fonctionne rythmiquement de manière syncopée (cela s'arrête, puis cela repart, cesse à nouveau, puis redémarre encore : Maurice Pialat et Shohei Imamura, autres grands cinéastes naturalistes, s'en souviendront pour des bagarres semblables, respectivement dans la série télévisée La Maison des bois en 1972 et dans L'Anguille en 1997), travaille à s'épaissir, et finit par s'épancher dans la foule rassemblée lors de la fête du 14 juillet dont les flots tourmentés, en se retirant, laissent sur le rivage de la place du village normand le cadavre de Joseph.

 

 

Si, pour parler à nouveau comme Gilles Deleuze, Jean Renoir a été tourmenté par la problématique naturaliste (idem), Le Journal d'une femme de chambre appartient clairement à cette série des grands films morbides, pulsionnels et naturalistes qu'il a réalisés, côtoyant Nana (1926), La Chienne (1931), La Bête humaine (1938) et Le Testament du docteur Cordelier (1959).

 

 

Et Francis Lederer possède une rigidité corporelle et une manière mécanique de se mouvoir qui l'inscrit dans la série des marionnettes humaines (à l'image des poupées de chiffons de la kermesse finale) mues par des pulsions sociales incontrôlées à laquelle appartient le personnage schizophrène de Cordelier/Opale incarné par Jean-Louis Barrault dans Le Testament du docteur Cordelier (film dont le récit est par ailleurs inspiré par L’Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde écrit par Robert-Louis Stevenson en 1886).

 

 

Et le meurtre de Mauger par Joseph, ainsi que la mort de ce dernier qui semble lui répondre sur le mode de la reprise intensifiée, sont malaxés dans une durée filmique redoublée (et pétris dans la terre servant à cultiver les jardins ou sur laquelle on danse) qui ne fait jamais l'économie du sordide de la situation (autre détail sordide : Mauger sort pendant la fête l'argent de ses poches comme s'il se retirait des pièces de monnaie directement de son anus !). C'est que Jean Renoir n'a pas oublié à quel point il avait admiré Foolish Wives (1921) d'Erich Von Stroheim (le grand maître dont les excès naturalistes ont été étouffés par l'industrie hollywoodienne), comme en attestent Nana (d'après le roman éponyme écrit par Emile Zola en 1880) et l'interprétation par l'auteur de Greed (1924) du personnage du capitaine Von Rauffenstein (ce militaire allemand doté de sa fameuse minerve).

 

 

L'un des matériaux privilégiés de l'esthétique naturaliste, c'est bien la servilité, plus précisément la domesticité : ce sont bien les rapports de subordination pervers entre domestiques et propriétaires grands-bourgeois ou aristocrates qui ont toujours passionné des cinéastes tels Erich Von Stroheim et Luis Buñuel, Joseph Losey et Rainer Werner Fassbinder, sans oublier ce grand renoirien que fut Claude Chabrol. Et ne pas citer Jean Renoir (référence importante pour comprendre aujourd'hui le cinéma naturaliste d'Abdellatif Kechiche) serait donc ici une erreur (lui qui d'ailleurs aura tant insisté dans la plupart de ses films sur les « amours ancillaires » pour reprendre la formule euphélique, autrement dit les rapports sexuels pas toujours consentis des maîtres avec leurs servant-e-s).

 

 

Rappelons que Joseph a déjà été le nom du domestique interprété par Michel Simon dans Tire-au-flanc (1928) avant d'être celui de Le Journal d'une femme de chambre, et que les « gens de maison»  peuplent un bon nombre de films réalisés par Jean Renoir, de La Règle du jeu au Carrosse d'or en passant par Boudu sauvé des eaux, The River et Le Testament du docteur Cordelier. Là où le naturalisme de tous ces cinéastes s'exprime avec la plus forte acuité, c'est quand il s'agit de mettre en scène la dialectique du maître et de l'esclave dont le philosophe Hegel a proposé une fameuse formulation revue et corrigée par le psychanalyste Jacques Lacan : « (…) contrairement à la thèse de Hegel, selon qui, en se soumettant au maître, l'esclave renonce à la jouissance, qui donc reste réservée au maître, Lacan soutient que c'est précisément la jouissance (et non la peur de la mort) qui tient l'esclave en servitude – la jouissance que procure la relation à la jouissance (hypothétique, supposée) du maître, l'espérance de la jouissance qui l'attend au moment de la mort du maître, etc. La jouissance n'est donc jamais immédiate, elle est toujours médiatisée par la jouissance supposée, imputée à l'Autre ; elle est toujours jouissance de l'espoir de la jouissance, du renoncement à la jouissance » (Slavoj Zizek, L'Intraitable. Psychanalyse, politique et culture de masse, éd. Anthropos-Economica, 1993, p. 143, note 1).

 

 

La jouissance s'exprime déjà à plusieurs reprises et à différents niveaux dans le film de Jean Renoir, de Célestine qui d'entrée de jeu jouit de faire plier Joseph lorsqu'elle arrive dans le village du Mesnil et fait accepter la femme de cuisine qui attend avec elle que l'on vienne les chercher, à Mauger qui dans un geste priapique et obscène s'amuse avec son écureuil devant l'héroïne jusqu'à l'étrangler et entraîner le cri de Célestine (s'il y avait un écureuil observé de loin dans La Règle du jeu, on pense ici avec la mort du rongeur ou ailleurs avec l'oie égorgée surtout à la célèbre séquence de chasse aux lapins du film de 1939). Ses grands yeux ouverts sur la ronde des hommes entrant en concurrence afin de lui plaire (avec les vieux Lanlaire et Mauger d'un côté, les plus jeunes Joseph et George de l'autre) témoignent d'un désir de jouir qui est partagé par tous les personnages, à ceci près que les dominants jouissent de ce qu'ils ont déjà quand les dominés désirent jouir de ce qu'ils souhaitent obtenir.

 

 

C'est d'ailleurs la circulation de la jouissance (tantôt comme effectuation, tantôt comme désir) qui détermine le surgissement dramatique de la pulsion criminelle, lorsque la rivalité mimétique, que par exemple médiatise et attise le regard de Célestine, unit dans une même jouissance explosive et mortelle la régressive attitude du jouisseur Mauger et la frustration accumulée pendant de longues années de ressentiment vécues par Joseph.

 

 

C’est pourquoi la chevelure blonde et défaite de l’héroïne détermine, non pas la pulsion sexuelle de George qui la contemple, mais la surprise d’un élan amoureux dont la force sublime est soulignée par le brillant irréel d’une image venant alors contrebalancer le sombre des images caractérisant les saillies pulsionnelles de Joseph. Là où la servilité du domestique aura consisté en l'accumulation d'une énergie réactive qui détermine son ethos rigide, ses pulsions meurtrières et son autodestruction finale, la servilité du maître soumis à la possibilité de la plus grande jouissance implique également une pente autodestructrice comme cela est le cas avec Mauger.

 

 

En regard de cette question de la domesticité unissant maîtres et serviteurs dans le même élan mimétique et « rivalitaire » (René Girard) de la jouissance comme horizon ultime, donc en tant qu'elle est bien comprise comme servilité aux passions, on comprendra alors de quelle manière Jean Renoir travaille à l'élaboration d'un réalisme supérieur qui s'écarte de tout mimétisme strict afin d'ouvrir et de déployer une politique des écarts esthétique entre ce que le film raconte et la manière dont il met en scène son récit. Et, comme le montre toute la philosophie de Jacques Rancière, l'écart ou l'interruption par rapport aux normes configurant le réel est producteur d'une subjectivité qui, ainsi désidentifiée du partage policier du sensible, permet de vérifier les homologies structurales entre esthétique et politique – entre ce que le film raconte et sa propre situation de film s'agissant de celui de Jean Renoir (cf. Christian Ruby. L'Interruption. Jacques Rancière et la politique, éd. La Fabrique, 2009). Citons à nouveau André Bazin : « S'il fallait qualifier d'un mot l'art de Renoir, on pourrait le définir comme une esthétique du décalage » (Jean Renoir, ibidem, p. 28).

 

 

Au lieu de privilégier comme dans La Règle du jeu la profondeur de champ afin de multiplier dans le même cadre une multiplicité de plans manifestant l'écheveau spectaculaire des relations sociales dans la ronde de leur désir mimétique, Le Journal d'une femme de chambre traite cette circulation sur le mode de l'à-plat déterminé par le tournage en studio. D'où la forme plus clinique du constat de la force pulsionnelle contenue dans le désir de jouissance : il y a même dans ce film un côté expérimental, presque « in-vitro », comme s'il s'agissait de recréer dans les conditions du studio la grisaille d’un monde sous cloche dont l'un des reflets serait justement constitué par les vitres de la serre des Lanlaire. Mais il s'agit aussi, en soulignant formellement l'artificialité des décors venant soutenir la fiction, de montrer dans un même mouvement comment le film, conscient de ce qu'il est, expose un monde social construit selon des déterminations qui, parce qu'elles sont justement construites, peuvent être déconstruites.

 

 

En disant le vrai de son artificialité (c'est par exemple son côté théâtral), Le Journal d'une femme de chambre expose le vrai d'un monde social construit comme un théâtre (ou un kiosque circulaire dont les lignes exprimeraient l'entrecroisement des trajectoires individuelles, ou une serre dont les carreaux signifieraient l'agencement des multiples espaces sociaux, ou encore une cage comme celle de l'écureuil) qui pourrait en conséquence accueillir une autre pièce à jouer et d'autres rôles à interpréter sur cette scène. La politique renoirienne des écarts esthétiques se donnerait alors à voir comme suit : « Jean Renoir dirige ses acteurs comme s'il les aimait plus que les scènes qu'ils jouent et plus la scène que le scénario, d'où le décalage entre l'interprétation et le propos dramatique » écrivait André Bazin (cité par Pierre Haffner, ibid., p. 26).

 

 

C'est Paulette Goddard qui joue les femmes de ménage et s'amuse explicitement de son rôle avec un ludisme qui rappelle les films qu'elle a tournés avec son compagnon d'alors Charlie Chaplin (Modern Times en 1936 et The Great Dictator en 1940) dont le forme burlesque a fortement imprégné le cinéma de Jean Renoir.

 

 

C'est Burgess Meredith filmé comme un faune, mangeant des fleurs comme Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux, sautillant comme le satyre de Une partie de campagne. L'acteur jouit visiblement de la manière burlesque avec laquelle il se chamaille avec son voisin Lanlaire, et  il tente de séduire dans le film la femme qui était en réalité devenue sa propre conjointe.

 

 

C'est, plus que la fausse barbe visible de Reginald Owen joué par Monsieur Lanlaire, Madame Lanlaire qui est interprétée par Judith Anderson, la fameuse Mrs. Danvers de Rebecca (1940), le premier film hollywoodien d'Alfred Hitchcock, et dont le subtil emploi (elle jouait une gouvernante dans le film adapté de Daphné du Maurier, elle incarne désormais la maîtresse de maison aristocrate dans le film adapté d'Octave Mirbeau) vérifie autrement le désir des servants pour la mobilité sociale et la jouissance de leurs maîtres.

 

 

C'est Francis Lederer, dont le personnage quasi-expressionniste de Joseph (notamment quand il sort de sa poche la lame effilée qu'il fait briller dans la nuit) désirant Célestine peut lointainement rappeler celui d'Alwa Schön, le personnage qu'il jouait alors, désirant le personnage éponyme de Loulou (1929) dans le film de Georg W. Pabst d'après Frank Wedekind (ou bien encore le tueur à la canne-épée de Man Hunt !).

 

 

Et c'est Hurd Hatfield dans le rôle de George qui, réellement fatigué d'avoir à plusieurs reprises lutté contre le personnage de Joseph, regarde la caméra s'élever après que la foule rassemblée pour la fête du 14 juillet se retire de la scène en laissant le cadavre du valet gisant par terre. « Par quoi l'image est arrachée à elle-même pour être restituée au réel du cinéma » comme le dirait Alain Badiou (« Les faux mouvements du cinéma » in Cinéma, Nova éditions, 2010, p. 153). Et par quoi se dit l'influence déterminante de Jean Renoir sur la Nouvelle Vague (Jacques Rivette a tourné en 1966 pour la série Cinéastes de notre temps un documentaire-fleuve en deux parties consacré au cinéaste et à son acteur Michel Simon intitulé Jean Renoir, le patron) au nom du fait qu'il manifestait au sein même de ses films la conscience (à l'époque originale) de l'historicité de son art et de son inscription dans l'histoire du cinéma. Et ce sens historique relatif à une pratique artistique sait également entrer en conjonction et se combiner avec le sens historique de l'époque où le film a été tourné : par où l'image est arrachée à elle-même pour être restituée au réel de la période historique de sa production, pourrait-on alors dire en paraphrasant Alain Badiou.

 

 

Les motifs du kiosque, de la serre ou de la cage à écureuil manifestent objectivement la nécessaire question théâtrale, en tant que le théâtre chez Jean Renoir est le moyen esthétique d'investir les scènes du monde social en les débordant d'une vitalité (parfois pulsionnelle comme on l'a vu) qui déborde aussi le champ du cinéma lui-même (quand le cinéma est révélé dans sa propre nature artificielle).

 

 

Et ces mêmes motifs induisent l'idée d'un monde multidimensionnel ainsi considéré comme un cube à plusieurs faces (Gilles Deleuze aurait parlé cette fois-ci d'« image-cristal ») permettant, via le motif de la fenêtre, la circulation des énergies (pulsionnelles, mais pas seulement) de part et d'autre des faces ou des scènes configurant ce manteau d'arlequin que serait le monde (cf. Le Carrosse d'or).

 

 

Cette approche multidimensionnelle (« complexe » dirait Edgar Morin) permet de faire tenir ensemble, comme on l'a précédemment vu, le champ imaginaire de la fiction et le champ réel qui vient en soutenir la véridicité (par exemple par le biais des acteurs et de leurs positions symboliques rapportées à leur propre situation dans le cinéma). Cette complexité détermine ensuite chez le cinéaste tous les passages qui à l'époque faisaient tant frémir les partisans du compartimentage consensuel et policier des genres et des tons, entre la dureté du constat social et la comédie, entre la farce burlesque, la critique sociale et le drame sordide (la séquence de la mort de l'écureuil est en ce sens paradigmatique de ces changements à vue qui voient le rythme tonal de la comédie se transmuer invisiblement en horreur obscène, l'écureuil se substituant alors symboliquement au pénis branlé du personnage).

 

 

Cette complexité permet enfin, au niveau strict de la mise en scène, d'établir grâce au bénéfice de l'image aplatie offerte par le studio, une grille symbolique et topologique exprimant un intense régime de la ressemblance venant affecter tous les personnages du film.

 

 

Entre autres, c'est Madame Lanlaire qui s'est offert les services sexuels de Joseph (on le comprend implicitement aux propose tenus par ce dernier), qui veut en offrir de semblables à son fils (on le comprend explicitement lorsqu'elle interpelle Célestine à ce sujet), et dont le comportement maternel étouffant envers son fils transite via Célestine lorsqu'elle lui prête sa robe de chambre pour retrouver son fils, et se voit redoublé par celui de la vieille gouvernante envers Mauger (qu'elle appelle son « bébé ») ; c'est cette dernière qui souffre de crises asthmatiques qui se prolongent dans la phtisie de George ; c'est ce dernier qui est considéré comme l'ultime rival par Joseph en regard de Célestine ; c'est cette dernière qui commence à faire jouer la concurrence entre ces deux vieux libidineux que sont Monsieur Lanlaire et Mauger ; c'est encore le gentil garçon du village (à la bonhomie toute renoirienne) qui commence par draguer Célestine puis se reporte, faute de ne l'avoir pas séduite, sur la fille de cuisine qui est arrivée en même temps que l'héroïne dans le village normand du Mesnil. « Tout se passe comme si le circuit servait à essayer plusieurs rôles, comme si l'on essayait des rôles jusqu'à ce qu'on ait trouvé le bon, avec lequel on fuit pour entrer dans la réalité décantée. Bref, le circuit, la ronde ne sont pas fermés, parce qu'ils sont sélectifs, et font chaque fois sortir un gagnant » expliquait Gilles Deleuze (in Cinéma 2. L'image-temps éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 114).

 

 

La règle du jeu dans Le Journal d'une femme de chambre relève bien d'une double sélectivité sociale au nom de laquelle les vieux entrent en concurrence avec les jeunes pour pouvoir jouir des femmes disponibles, et les pauvres entrent en concurrence entre eux afin de pouvoir jouir de ce dont jouissent les riches. Jusqu'à ce que la domination sociale combine la domination économique recoupée avec une domination de genre qui est transversale aux différences de classes : c'est Joseph qui, rêvant d'ouvrir un commerce et de faire de Célestine sa tenancière suffisamment attractive pour fidéliser et accroître la clientèle, renoue alors avec la proposition prostitutionnelle de Madame Lanlaire faite à l'héroïne.

 

 

Jusqu'à ce que la concurrence généralisée attisée par la frustration libidinale (pour Mauger et le vieux Lanlaire), sociale ou symbolique (chez les domestiques) se transmue en une logique agonistique dont la puissance collective s'abat comme un raz-de-marée sur les individus qui ont voulu surfer sur les vagues de la jouissance : « Selon les lois de l'opposition que formulent Tarde et Spinoza, les humains ne sont pas tellement ''en conflits'' que traversés par des conflits dont le mouvement les dépasse, que ce mouvement les lance les uns contre les autres ou qu'il les agite par le bouillonnement d'une contradiction intériorisée » (Yves Citton, « Esquisse d'une économie politique des affects » in Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l'économie des affects [sous la direction d'Yves Citton et de Frédéric Lordon], éd. Amsterdam-coll. « Poches », 2008, p. 143).

 

 

C'est pourquoi le conventionnel happy end montrant Célestine partir en train avec George qui a fui les siens n'a que peu d'importance (l'artificialité matérielle du train lui-même désigne cet état de fait) par rapport l'extraordinaire séquence précédente. C'est la fête du 14 juillet valant pour la célébration de la victoire révolutionnaire et républicaine, et dont les échos musicaux arrivent même à pénétrer (il suffit pour cela d'une fenêtre ouverte afin d'aérer l'atmosphère réactionnaire des lieux) dans la maison des Lanlaire, derniers rejetons d'une aristocratie en situation de dégénérescence (la libido du père gâteux, la maladie du fils poitrinaire). Sauf que la fête, en accueillant le combat entre Joseph et George, pendant que la richesse matérielle (la vaisselle d'argent) que le premier a prise à la famille du second est distribuée à la foule présente par Célestine dans une forme hystérique de « prise au tas » (Piotr Kropotkine), va transmuer son contenu carnavalesque en possession et transe collective, en rite expiatoire qui montre à nouveau ici toute la proximité esthétique entre Jean Renoir et Fritz Lang, l'auteur de ce grand film sur le lynchage que demeure Fury (1936).

 

 

C'est que nous avons affaire, comme chez Fritz Lang, à une « crise mimétique », déterminée par l'emballement de la concurrence généralisée, et qui se conclut par la mise à mort quasi-sacrificielle de Joseph occupant alors la position symbolique de la « victime émissaire » (cf. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde [avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort], éd. Grasset, 1978) qui a été celle de Cabuche (joué par Jean Renoir) dans La Bête humaine, d'André Jurieu dans La Règle du jeu, ou encore du triumvirat Tom Keefer/Ben Ragan/Tim Dorson dans Swamp Water (voire de Cordelier/Opale dans Le Testament du docteur Cordelier). L'optimisme social de l'époque du Front populaire où Jean Renoir réalisait La Vie est à nous (1936) pour le compte du P.C.F. et La Marseillaise (1937) pour celui de la C.G.T. est bien loin. Alors que la guerre est terminée en 1945, que le P.C.F. est le premier parti politique en termes de suffrages électoraux, et qu'il participe encore au gouvernement, Jean Renoir adresse depuis les États-Unis ce message politique fort selon lequel le consensus républicain, que prolonge en France le Conseil National de la Résistance au nom de la lutte antinazie, dissimule l'horrible réalité interindividuelle de la lutte des classes quand elle prend la forme d'une « lutte des places » (Vincent de Gaulejac).

 

 

La fête du 14 juillet (dont la mise en scène est contemporaine de la Libération) ne sert pas de rappel symbolique de l'abolition des classes, mais elle signifie plus profondément le renversement historique d'une classe (l'aristocratie représentée par les Lanlaire) par une autre (la bourgeoisie dont se targue d'être Mauger quand il dit qu'il est un bon « libéral »). Et cette victoire sociale a entraîné, contre la reproduction de l'immobilité sociale des sociétés de castes, la diffusion de l'idéologie de l'égalité, non pas des positions réelles, mais des positions possibles, qui détermine l'égalisation du désir de consommer chez les dominants comme chez les dominés rêvant alors de rentrer à leur tour dans la danse macabre de la jouissance (cf. La Règle du jeu).

 

 

L'idéologie bourgeoise consiste à donner le désir ou faire croire à tous que les meilleures places sociales sont disponibles afin de faire oublier que c'est la hiérarchie des places et la lutte concurrentielle qu'elle induit qui pose problème : si la mort de Joseph possède cette valeur expiatoire et symbolique dans le film de Jean Renoir, ce serait alors pour rappeler au prolétariat de 1945 que le consensus républicain, loin d'impliquer la neutralisation du feu interne aux processus mimétiques valorisés dans les sociétés formellement démocratiques (cf. René Girard, La Violence et le sacré éd. Grasset, 1972, p. 276), entretient l'idéologie méritocratique de la lutte des places qui ne cesse dés lors pas de reconduire, à l'échelle interindividuelle, la violence sociale de la lutte des classes.

 

 

Alors que, comme le diraient les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, règnent d'un côté le « collectivisme pratique » des dominants (la propriété familiale des Lanlaire) et de l'autre l'« individualisme négatif » (Robert Castel) des dominés, Jean Renoir n'a peut-être que son film à montrer, mais il est un bel exemple d'une économie collective en termes d'écriture et de production (le film a été écrit et produit en partenariat avec les acteurs Paulette Goddard et Burgess Meredith qui fut victime du maccarthysme durant les années 1950), soucieuse d'objectiver et de critiquer la domination, et qui va à l'encontre des compartimentages hiérarchiques de l'industrie hollywoodienne. Mais c'est un bel exemple qui vient à nouveau vérifier l'identité philosophique entre les concepts d'esthétique et de politique, parce que cette « farce tragique » (André Bazin) qu'est Le Journal d'une femme de chambre a su inscrire dans le réel de sa production l'imaginaire critique que symbolise son récit, en même temps que le film de Jean Renoir possède aujourd'hui une intempestive mais indéniable force d'actualité (on renvoie ici à l'enquête sociologique contemporaine de François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau : Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, éd. Raisons d'agir, 2011).

On l’aura compris, l’exil hollywoodien n’aura pas vraiment consisté pour Fritz Lang et Jean Renoir en une paresseuse, cynique ou servile mise entre parenthèse des aspects les moins consensuels ou les plus dérangeants de leur geste cinématographique respectif. Au contraire, il s’est agi pour ces deux artistes, à la fois de vérifier la puissance esthétique de leur cinéma au contact de la plus puissante industrie cinématographique du monde, comme d’user de sa force commerciale et symbolique afin qu’elle soutienne l’articulation de leurs films avec l’urgence éthique et politique de l’époque.

 

 

Que nous ayons donc affaire au registre éthique impliquant la conscientisation et la responsabilisation subjective déterminée par le nazisme comme alliance objective de l’État moderne et de la barbarie archaïque (c’est Man Hunt de Fritz Lang) ; ou bien que nous soyons interpelés par la question politique de la lutte des classes telle qu’elle se retraduit dans le domaine domestique ou interindividuel en lutte des places et telle que le consensus républicain en dénie idéologiquement la réalité sous prétexte de l’égalité des possibles et de la mise en concurrence généralisée (c’est The Diary of a Chambermaid de Jean Renoir) : à chaque fois les expressions cinématographiques les plus incisives soutenant de telles problématiques, loin d’avoir été invalidées par Hollywood, auront su trouver en son sein la voie étroite de leur ferme réalisation.

 

 

Comme le disait André Gide, « l’art naît de contraintes, vit de luttes, et meurt de libertés ». En ce sens, Man Hunt et The Diary of a Chambermaid sont à comprendre comme de véritables leçons de dialectique au nom de laquelle l’art le plus grand ne se manifeste que dans sa confrontation avec ce qui a tendance à littéralement le contredire (le capitalisme industriel et culturel exemplifié par Hollywood dans le domaine économique, la violence du nazisme ou l’idéologie bourgeoise légitimant la brutalité interindividuelle de la lutte des classes sur le plan politique et social). Et ce constat demeure vrai, tant à l’heure du règne des « post-démocraties consensuelles » (Jacques Rancière) qui subordonnent la production cinématographique actuelle à la mollesse politique et au cynisme mercantile, qu’avec un film comme Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010) du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, qui a su en en faisant le récit défier et triompher de la censure répressive de son pays d’origine, et dont le panthéisme merveilleux aurait forcément plu à Jean Renoir.

 

Lundi 28 février 2011


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