Des nouvelles du front cinématographique (49) : ce que parler veut dire dans les films de Howard Hawks et Joel & Ethan Coen

Dire c'est faire


Dans La Politique d'Aristote peut-être écrit dans les environs de – 350 av. JC, le philosophe grec affirme que « L'homme est le seul vivant doté de langage. La voix, en effet, est signe de douleur et de plaisir, c'est pourquoi elle appartient aussi aux autres vivants (car leur nature est allée jusqu'à leur faire éprouver la sensation de la douleur ou du plaisir, qu'ils peuvent se signifier les uns aux autres) ; le langage, au contraire, sert à manifester ce qui convient et ce qui ne convient pas, de même que le juste et l'injuste ; le propre des hommes par rapport aux autres vivants, c'est qu'ils ont la sensation du bien et du mal, du juste et de l'injuste et des autres choses du même genre ; et la communauté de ces choses fait l'habitation et la cité » (1253a – Livre I, chapitre premier, § 10 ; cf. traduction de Jules Tricot, éd. Vrin, 1962).

 

 

La perspective logocentrique et anthropocentrique ( « phallogocentrique » aurait dit Jacques Derrida) défendue par la philosophie aristotélicienne avance donc l'idée que la double articulation en langage et parole ou discours constituerait la structure spécifique du langage humain par rapport aux formes de communication propres aux animaux. Radicalisant ce postulat au nom du développement des sciences humaines et du langage, le linguiste Émile Benveniste soutient que les dimensions de la langue (la sémiotique) et de la parole (la sémantique) sont hermétiquement séparées. A une linguistique structurale plutôt continentale qui, de Ferdinand de Saussure à Émile Benvéniste en passant par Roman Jakobson, n'a eu souvent d'intérêt scientifique que pour l'universelle abstraction d'un langage nettoyé de la graisse du réel et donc arraché des contextes historiques et sociaux au sein desquels il se déploie et se transforme, s'opposent d'autres approches. L'approche sociologique promue par Pierre Bourdieu (par exemple dans Ce que parler veut dire, éd. Fayard, 1982) selon laquelle la force inégale des échanges linguistiques reste incompréhensible s'ils ne sont pas resitués dans le contexte institutionnel et social régissant leur effectuation. L'approche pragmatique de chercheurs anglo-saxons tels l'anglais John Austin et l'étasunien John Searle qui privilégient à la suite du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein la situation concrète d'actes de parole produits dans la vie quotidienne afin de montrer en quoi justement les paroles sont des actes qui produisent des effets objectifs sur la réalité ordinaire.

 

 

Entre ces bords d'une pensée du logos divisée entre l'universalité structurale du langage, l'ordinaire des particularités discursives et les cadres sociaux spécifiques qui en soutiennent l'effectuation, Giorgio Agamben opère un retour décisif sur Aristote en considérant que le fait de parler s'inscrit en Occident dans la césure (qu'expérimente selon lui notre enfance) partageant voix et parole, langage et discours, langues nationales ou culturelles et langage humain, et  rappelle que « (...) le langage, en tant qu'il est scindé en langue et discours, contient structurellement cette relation, n'est rien d'autre que cette relation. L'homme ne se borne pas à savoir, l'homme ne se borne pas à parler, il n'est ni homo sapiens ni homo loquens, mais homo sapiens loquendi ; tel est l'entrelacs par quoi l'Occident s'est compris lui-même et sur quoi il a fondé tant son savoir que ses techniques. La violence du pouvoir des hommes, cette violence sans précédent, plonge ses racines les plus profondes dans cette structure du langage » (in Enfance et histoire. Destruction de l'expérience et origine de l'histoire, éd. Payot & Rivages, 2002 [1978 pour la première édition], p. 14). Ces éléments étant schématiquement posés, on comprendra mieux la problématisation esthétique de la question de la parole et du langage par un certain cinéma étasunien, davantage proche culturellement de la vision pragmatique que de la perspective structurale, qui expérimente souvent et interroge ainsi la violence des rapports humains au prisme de la division structurale entre l'abstraction symbolique, impersonnelle et objective du langage, et la réalité concrète et empirique, interlocutoire et intersubjective d'actes de parole tramant la vie quotidienne.

 

 

On a par exemple déjà vu chez David Lynch l'importance esthétique de mystérieux énoncés (par exemple « Dick Laurent is dead » dans Lost Highway en 1996) dont l'action obscure entraîne l'unité fantasmatique du phallogocentrisme à venir se briser sur la réalité télé-technologique d'une dissémination et d'une différence toujours originaires. L'exemple de deux longs métrages hollywoodiens assez différents dans leur facture mais assez proche dans l'esprit, dont la réalisation respective relativement éloignée dans le temps a été accomplie par des cinéastes n'occupant pas tout à fait la même position au sein de l'industrie (I Was A Male War Bride tourné par Howard Hawks en 1949 a été repris dans les cinémas français depuis le 23 décembre 2003 ; True Grit des frères Coen est sorti aux Etats-Unis le 22 décembre 2010 et en France le 23 février 2011), peut montrer comment s'exposent et se résolvent les questions complémentaires  : du langage comme puissance de structuration de la réalité sociale ; et de la parole comme actualisation et reconfiguration de cette même réalité sociale. On verra alors que dire, c'est exprimer la structure symbolique de la réalité vécue, en même temps que dire, c'est faire cette réalité sociale et la refaire dans le sens d'une action productive qui n'est pas toujours exactement la reproduction à l'identique de sa construction.

"I Was A Male War Bride - Alleez coucher ailleurs" (1949) de Howard HAWKS : Un homme e(s)t une femme et vice-versa

1/ I Was A Male War Bride (plus connu en français sous le titre de Allez coucher ailleurs) est ce film qui, dans la carrière de Howard Hawks, prend place entre A Song Is Born (Si bémol et fa dièse) réalisé en 1948 et qui est le remake en comédie musicale de Ball Of Fire (1941) co-scénarisé par Billy Wilder, et The Thing From Another World (1951) co-réalisé avec Christian Nyby, le monteur du cinéaste qui a ici tourné son unique film de science-fiction (en français La Chose dont John Carpenter, cinéaste hawksien s'il en est même s'il ne partage pas le même goût pour la question langagière, réalisera le remake en 1982). C'est en 1947 que le producteur Darryl Zanuck sollicite Howard Hawks afin de mettre en scène pour la 20th Century Fox une comédie directement inspirée de l'histoire vraie du capitaine Henri Rochard, un officier belge (devenu Français dans le film) amoureux du lieutenant Catherine Gates qu'il a rencontrée en Allemagne juste après la guerre, et avec qui il a souhaité émigrer dans son pays d'origine, les États-Unis.

 

 

Seulement, voilà : les réglementations militaires strictes (la fameuse loi 271 qui devient à la fin du film son véritable sésame ou leitmotiv) ont obligé le capitaine à devenir administrativement « la mariée de guerre » de l'officier Gates afin de pouvoir se marier avec elle et la suivre chez elle. Il s'agissait donc de renouer avec le succès des grandes « Screwball Comedy » tournés juste avant guerre par le cinéaste, comme Bringing Up Baby (1938) et His Girl Friday (1940). C'est pourquoi Howard Hawks a demandé à l'acteur Cary Grant, star des deux précédents films à laquelle le cinéaste a ici adjoint Ann Sheridan (préférée à Ava Gardner initialement pressentie), ainsi qu'à Hagar Wilde (scénariste de Bringing Up Baby) et Charles Lederer (scénariste de His Girl Friday), de participer à une entreprise comique qui connut un immense succès commercial lors de sa sortie. Si, cependant, ce film n'atteint pas les sommets en alacrité et en vivacité des deux comédies citées, il s'aventure malgré tout un peu plus loin dans l'interzone obscure où les « rapports sociaux de sexe » (pour reprendre l'heureuse expression de la sociologue Danièle Kergoat) entraînent une remise en cause plutôt radicale des identités de genre.

 

 

 

2/ La première partie de I Was A Male War Bride est consacrée aux ressorts comiques de la conflictualité innervant la relation des deux protagonistes obligés de parcourir ensemble l'Allemagne de l'après-guerre afin de solder la dernière mission du héros. La seconde partie du film, plus courte hélas alors qu'elle est bien plus originale puisqu'elle supporte véritablement la grande problématique du film (un homme doit symboliquement devenir une femme afin d'être légalement autorisé à suivre son aimée dans son pays d'origine), repose sur les complications administratives rencontrées par les nouveaux amoureux dans leur volonté de consacrer institutionnellement leur amour.

 

 

La complication dans l'avènement de l'amour, s'il est le grand motif du film, s'exprime sous la forme d'un redoublement qui manifeste l'intelligence de l'entreprise hawksienne. C'est que la complication est double : elle concerne d'une part le laborieux effort mené par deux personnalités fortes afin de dépasser les limites individuelles de leur ego respectif, et ainsi ouvrir ensemble l'espace d'un amour commun et partagé (labeur auquel est dédiée la première partie du film) : elle concerne d'autre part les difficultés objectives résultant de la situation historique (l'après-guerre et la pluralité de forces militaires présentes en territoire allemand encore occupé) qui alors retardent ou compliquent administrativement l'établissement marital d'une union ne désirant rien d'autre que la jouissance légitime de sa consécration institutionnelle (difficultés auxquelles est dévolue la seconde partie du film). On le sait, Howard Hawks est le grand cinéaste hollywoodien classique de l'épreuve du réel, du réel comme mode de mise à l'épreuve des personnages et des valeurs éthiques sous-tendant autant les individus que les agencements collectifs dans lesquels ils s'inscrivent. L'animal a souvent représenté chez ce cinéaste ce bloc de réel sauvage dont la domestication signifie l'établissement symbolique du sujet ayant préféré l'éthique de son désir d'inscription sociale aux archaïsmes de ses pulsions égoïstes, du léopard de Bringing Up Baby aux safaris de Hatari ! (1962). Après l'animal, la femme représenterait-elle, pour parler de manière lacanienne à l'instar de Slavoj Zizek, le symptôme de l'homme malade au travail de son devenir – celui de sujet de son désir ? Représenterait-elle ce bloc de réel ou bien cette forme d'altérité radicale en regard de laquelle se constituerait le noyau symbolique fort du sujet émancipé de tout retour pulsionnel possible (régression exemplifiée de manière paradigmatique par le personnage éponyme et simiesque de Scarface en 1932, ainsi que le singe provoquant accidentellement le sérum de jouvence dans Monkey Business en 1952 où l'âge adulte de la comédie côtoyait le stade régressif du burlesque) ?

 

 

Howard Hawks n'est pourtant pas ce réalisateur misogyne qui considère juste l'identité entre les termes « animal » et « femmes » : il est plutôt ce cinéaste radical qui a compris, 13 ans avant John L. Austin, la force performative du langage permettant de faire les choses que l'on dit (voir son ouvrage Quand dire, c'est faire édité en 1962, deux ans après la mort de son auteur, et ceux de son continuateur John Searle, par exemple Speech Acts en 1969), et surtout 40 ans avant Judith Butler, que le « trouble dans le genre » (pour reprendre le titre de son ouvrage majeur sous-titré Pour un féminisme de la subversion, éd. La Découverte, 2005 [1990 pour l'édition originale]) est déterminé par la révélation du caractère performatif des identités sexuelles certes vides de tout contenu substantiel mais surtout extérieurement configurées par une multiplicité d'actes de langages et autres énoncés performatifs. En ce sens est particulièrement significative ici la performance de Cary Grant soutenant celle de son personnage qui s'habille in fine en femme afin de parachever les effets symboliques de la loi 271, et qui en conséquence vient consacrer le caractère artificiel et symbolique des identités de genre autrement vides de toute substance propre.

 

 

 

3/ On a dit que I Was A Male War Bride se situe dans l'œuvre hawksienne entre A Song Is Born et The Thing From Another World. Peut-être que la carrière du cinéaste connaissait alors un creux après la magnifique série que furent To Have And Have Not en 1944, The Big Sleep en 1946 (chef-d'œuvre du film noir) et Red River en 1948 (chef-d'œuvre du western). Pourtant, malgré la diversité des genres et des sujets qui aura marquée toute la filmographie du cinéaste, quelle rigueur logique et quelle cohérence esthétique – cette même cohérence qui a autorisé François Truffaut et les jeunes Turcs des Cahiers du cinéma à consacrer en 1954 Howard Hawks et Alfred Hitchcock comme les parangons d'une « politique des auteurs » alors même que ces deux réalisateurs n'ont jamais écrit les scénarios de leurs films. Entre le remake d'un film évoquant la quête de scientifiques travaillant sur des formes culturelles populaires (l'argot dans Ball of Fire, le jazz dans son remake) et cet autre film traitant du motif de l'extra-terrestre ayant la capacité d'imiter et de substituer ses simulacres aux êtres vivants et humains imités (thème du récit original de John Campbell, hélas minimisé dans le film de Christian Nyby et Howard Hawks, mais retrouvé dans le remake de John Carpenter), il y avait bien un espace possible pour désigner l'identité de genre comme « imitation sans original » (Judith Butler, opus cité, p. 261). Ainsi que sa surdétermination par la performativité linguistique d'actes de paroles qui, dans les interactions comme dans les rapports sociaux médiatisés par les institutions, en disant les choses font les choses qui ont été dites. « De tels actes, gestes et accomplissements, au sens le plus général, sont performatifs, par quoi il faut comprendre que l'essence ou l'identité qu'ils sont censés refléter sont des fabrications, élaborées et soutenues par des signes corporels et d'autres moyens discursifs. Dire que le corps genré est performatif veut dire qu'il n'a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité » (ibidem, p. 259).

 

 

L'amour est ce chemin que viennent tout à la fois réaliser et compliquer (mais c'est que la réalisation est une complication – et cela est d'autant plus beau que la mise en scène hawksienne est celle de la frontale « évidence » comme l'avait noté en son temps Jacques Rivette) autant la confrontation intersubjective avec l'autre que l'institutionnalisation de l'amour ainsi consacré par ce « grand Autre » (Jacques Lacan) qu'est l'ordre symbolique. C'est que la consécration de l'amour se vit et s'éprouve sur le triple mode d'une rencontre avec le réel, d'une victoire sur l'imaginaire qui lui est corrélative, et d'une inscription dans le symbolique qui vient parachever cette victoire. La victoire s'exerce sur la structure imaginaire déterminant les réflexes genrés que viennent compliquer, contredire et défaire la rencontre avec le réel de l'autre, et que vient ensuite symboliquement consacrer le décret social des institutions. La première partie de I Was A Male War Bride s'attache donc à montrer la ruine de l'imaginaire de genre défait par l'épreuve du réel de l'autre (c'est le personnage de Cary Grant obligé de dormir dans la baignoire ou sur une chaise, le bras ankylosé telle une excroissance phallique devenue encombrante !). La seconde partie du film se concentre davantage sur le labeur accompli par les personnages devenus sujets de leur propre amour afin d'établir une consécration institutionnelle ayant valeur sociale et symbolique d'exposition du caractère universel propre à cet amour particulier.

 

 

 

4/ « Il faut savoir changer de place » est cette formule de Jean-Luc Godard qu'aime souvent répéter Marie José Mondzain. I Was A Male War Bride est exemplaire de ce point de vue puisqu'il met en scène dans toute sa littéralité l'idée qu'un homme, s'il aime sa conjointe, doit abandonner sa position masculine habituelle afin d'occuper l'autre position symbolique de la norme hétérosexuelle qu'est la position féminine. « La position « homme » / « femme », vue de l'intérieur de l'amour, est donc générique : elle n'a rien à voir avec le sexe empirique des personnes engagées dans la relation amoureuse (…) Il s'agit pour moi, avec les mots « homme » et « femme », uniquement de positions internes à la procédure amoureuse. Et je pense que le jeu de ces positions est universel » (Alain Badiou, La Philosophie et l'événement [avec Fabien Tarby et une introduction à la philosophie d'Alain Badiou], éd. Germina, 2010, p. 74). Cet abandon d'une stabilité positionnelle considérée comme une identité ontologique invariablement fixée (l’homme domine et s’active, la femme est passive et dominée) est double. C'est d'abord l'abandon de réflexes conformés par l'imaginaire genré dominant qui est appelé par les aventures vécues par les deux protagonistes de l'épreuve (comique) du réel (de l'autre évidemment). C'est ensuite l'abandon momentané pour le héros de son apparaître masculin résultant du partage normatif du phénoménal et du sensible selon le cadre idéologique de la « matrice hétérosexuelle » (cf. Monique Wittig, La Pensée straight, éd. Amsterdam, 2007 [1992 pour la première édition]).

 

 

Ce qui est tout de même très fort dans le récit, c'est que le travestissement de Rochard est le produit logique de complications administratives objectivement subies. C'est que Rochard finit par s'habiller en femme après s'être identifié aux énoncés performatifs de l'administration militaire étasunienne (la fameuse loi 271). C'est qu'il doit réussir sa performance pour complaire et répondre positivement à la performativité administrative, et ce faisant pour se sentir autorisé (on a presque envie de dire : « investi » – le travestissement équivaudrait alors à l'expression de cet investissement, de ce mandat symbolique offert par l'institution) à rejoindre son aimée dans son lit (le plan final, montrant l'érection de la Statue de la Liberté encerclée par le hublot du bateau, symboliserait alors in fine l'encadrement social de l'acte hétérosexuel). La complication administrative, au lieu de déboucher sur l'angoisse kafkaïenne, réactualise le vieux fonds comique en termes de travestissement et de changement d'identité (de genre – le film de Howard Hawks anticipe ainsi sur Some Like It Hot de Billy Wilder en 1959, comme sur Victor, Victoria en 1982 et Switch en 1991 de Blake Edwards récemment disparu), tout en articulant l'actualité de ce trouble dans le genre avec la troublante (en regards des normes hétérosexuelles dominant l'imaginaire hollywoodien) car réelle bisexualité de l'acteur interprétant le rôle de Rochard (on se souvient que le personnage de Cary Grant, contraint dans Bringing up Baby de revêtir le peignoir du personnage de Katharine Hepburn, disait dans une phrase demeurée célèbre qu'« il était gay » – c'était là la première mention à Hollywood d'un mot alors électriquement chargé de toute son ambiguïté sémantique).

 

 

 

5/ La première partie de I Was A Male War Bride relève exemplairement de l'économie de la « Screwball Comedy », parce qu'il est question des antagonismes relationnels d'un duo happé dans son (attendu pour nous, inattendu pour eux) devenir amoureux tels qu'ils trouvent à s'exprimer dans des situations saugrenues et des dialogues de haute volée s'agissant de sophismes, d'inversions rhétoriques et de retournements dialectiques. C'est donc moins la production de ce couple qui surprend (cet élément qui appartient à l'idéologie hollywoodienne classique est convenu quasiment par contrat entre les producteurs du film et ses spectateurs potentiels), que les aventures de cette production (que ses expressions phénoménales au sens philosophique du terme).

 

 

Le fait que cette aventure prenne la forme d'un road-movie avant la lettre (un side-car sillonnant les routes allemandes) peut rappeler It Happened One Night (1934) de Frank Capra (le premier film relevant complètement du genre de la « Screwball Comedy », et qui était déjà aussi un road-movie avant la véritable institution du genre en 1969 avec Easy Rider de Dennis Hopper et Peter Fonda). On reconnaît la dynamique hawksienne de traversée du paysage comme première épreuve élémentaire du réel (du convoi du bétail dans Red River à la descente en radeau de The Big Sky en 1952 d'ailleurs ici anticipée par la séquence de la barque véhiculant le side-car lorsque les routes sont barrées). Mais déjà la première séquence du film, lorsque le capitaine Rochard et le lieutenant Gates (re)font connaissance avant de partir en mission (on comprend qu'ils se sont déjà chamaillés dans un épisode anté-diégétique précédant le début du film), les montre marchant dans les couloirs labyrinthiques de l'administration militaire. Leur déambulation exprime métaphoriquement le dédale au cœur duquel ils auront ensemble à vaincre le Minotaure des vexations de leur ego respectif afin de faire triompher le commun de leur amour (lui en Thésée et elle en Ariane mais la bête n'est pas extérieure à eux – elle est en eux). Durant leur trajet commun scandé par les grandes classes majeurs d'actes de langage distinguées par John Searle à la suite de John Austin, un itinéraire ponctué d'énoncés « assertifs » (les personnages affirment), « directifs » (les personnages ordonnent ou conseillent), « promissifs » (les personnages promettent ou s'invitent), et « expressifs » (les personnages se félicitent ou se remercient), le caractère performatif de leurs actes de parole participe à ajuster et reconfigurer invisiblement le monde à partir du couple qu'il forme de manière circonstancielle.

 

 

« L'amour, c'est essentiellement le moment où le monde est expérimenté à deux, au lieu d'être expérimenté à un » dit Alain Badiou (ibid., p. 51). Contredire les injonctions de l'autre (Catherine sait conduire le side-car, alors que Rochard s'attendait à le faire puisqu'il est un homme, et que c'est à un homme de conduire ce type d'engin selon lui) ou bien les respecter afin de le tourner en bourrique (Catherine refuse de reconnaître Rochard, comme il le lui a bien spécifié, quand celui-ci est arrêté par la police locale alors qu'il l'interpelle pour qu'elle le reconnaisse et permette ainsi la suspension de son arrestation), voire lui couper l'herbe sous le pied (pendant la courte incarcération de Rochard, Catherine remplit la mission de ce dernier qui ne pourra alors pas jouir de la satisfaction d'avoir bien travaillé pour la dernière fois de sa carrière militaire) : les situations sont certes comiques, mais pourraient aussi déboucher sur la rancœur persistante manifestant l'impossibilité amoureuse. Mais le travail conjugué de la durée et de la promiscuité partagées, de la fatigue des corps (l'ankylose du bras de Rochard) entraînant des relâchements comportementaux (les deux massages effectués par Rochard pour Catherine), du danger qu'ils peuvent ensemble encourir (la rivière qui risque d'entraîner leur barque dans une chute d'eau, le side-car mis en marche par des enfants qui voit Rochard à moitié endormi foncer malgré lui dans le décor), et de la vérité révélée des assertions malgré le démenti des apparences (quand Rochard est contraint de dormir dans la chambre de Catherine parce que la poignée de la porte d'entrée s'est cassée) finit par faire advenir l'amour en tant qu'il « fractionne l'unité narcissique de chacun de telle sorte qu'il ouvre à l'expérience du monde qui s'assume comme l'expérience du deux » (Alain Badiou, idem).

 

 

L'amour comme triomphe intersubjectif ramassé à partir du réel de la confrontation avec l'autre aura signifié du point de vue de Rochard la considération selon laquelle son aimée est son égal, malgré l'imaginaire de la différence hiérarchisée des sexes dominant (on remarquera en passant que le personnage de la femme étasunienne représente ici le pôle moderne du couple dont le pôle réactionnaire est représenté par le personnage de l'homme français).

 

 

 

6/ Cette égalité signifie que « homme » et « femme » sont les noms des positions symboliques et génériques, donc absolument pas ontologiques en elles-mêmes. Ces positions propres à la structure amoureuse peuvent en conséquence être occupées alternativement par l'un ou l'autre sujet amoureux puisque l'appartenance de genre, caractéristique de la performativité des discours et des représentations sociales, est vide de tout contenu substantiel. Cette égalité connaîtra son ultime formalisation avec la cinquième classe des actes de langage selon John Searle : les « déclaratifs » dont les modèles sont la déclaration de guerre, la nomination, le baptême ou l'acte de mariage (qui est donc d'abord un acte de langage). « Tout le monde sait maintenant que « nous pouvons faire les choses avec des mots » : plus de quarante ans ont passé depuis que J. L. Austin a publié son ouvrage classique sur ce thème. Et en effet le noyau même de la psychanalyse n'est-il pas incorporé dans la dimension du langage comme acte parlé ? (…) La proposition fondamentale des premiers séminaires [de Jacques Lacan] ne consiste-t-elle pas à poser que la réalité intersubjective est composée d'énoncés qui, au moyen de leur acte même d'énonciation, font du sujet ce qu'ils affirment qu'il est – énoncés du type « tu es ma femme, mon professeur », et ainsi de suite ; en d'autres termes : des interpellations, des énoncés au moyen desquels le sujet, en se reconnaissant dans leur appel, devient ce qu'ils veulent qu'il soit » (Slavoj Zizek, Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Jacqueline Chambon, 2010 [1992 pour la première édition], p. 60-61).

 

 

Après le labeur de l'épreuve du réel de l'autre comme établissement du monde des amoureux expérimenté à partir du Deux qu'il forme (ce Deux qui leur permet de voir le monde avec la prise en considération du regard de l'autre leur offrant alors la possibilité de sortir de l'impasse égologique et individualiste), vient l'épreuve non plus de l'autre aimé mais du « grand Autre » lacanien que représente la société en ses institutions, mais dont les contradictions internes (la loi 271 que répète à satiété tel un sésame magique Rochard) autorisent l'accomplissement de l'égalité amoureuse en termes d'échanges des positions habituelles. La masculinité d'Ann Sheridan (en cela il était logique que Howard Hawks la préfère à Ava Gardner, star trop féminine) et la féminité de Cary Grant forment ainsi ce couple fictif détonnant en regard duquel l'homme est devenu administrativement la conjointe de sa femme qui en retour est devenue administrativement son époux.

 

 

« La condition du spectateur est celle d'un sujet qui ne cesse de changer de place » affirme avec raison Marie-José Mondzain en s'inspirant de Jean-Luc Godard (in Homo spectator, éd. Bayard, 2007, p. 181). Et changer de place aura largement attiré l'attention de tout le cinéma de Howard Hawks. Il aura donc fallu au personnage de Rochard changer de place, et donc occuper avec toute la littéralité comique nécessaire la position féminine pour véritablement expérimenter le monde à partir du point habituellement tenu par son aimée. Pour aimer, il faut savoir changer de place, il faut savoir abandonner l'imaginaire différentialiste et (hétéro)sexiste qui hiérarchise et réifie les places en occupant imaginairement la position qui est ordinairement celle de l'autre aimé-e afin de réaliser l'égalité des sujets amoureux. Le paradoxe veut que ce soit ici l'institution militaire qui vienne consacrer l'égalité des genres et l'échange des positions genrées, alors que l'idéologie conservatrice qui la sous-tend demeure encore très prégnante. On remarquera que si l'effort est bien plus grand pour le personnage masculin que pour le personnage féminin, c'est en raison de la situation sociale-historique d'alors (la fin de la guerre, l'incorporation militaire et l'occupation d'un pays étranger défait par suite des conséquences désastreuses de son idéologie identitaire et raciste) qui peut offrir les conditions objectives d'une égalisation des positions déjà expérimentée par Catherine en tant que lieutenant de l'armée étasunienne stationnée en Allemagne.

 

 

 

7/ C'est un autre paradoxe que de se rappeler la démonstration menée par Jean-Luc Godard lui-même dans son film intitulé Notre musique (2004) où il s'agit entre autres choses d'avérer, par le biais de deux photogrammes issus de His Girl Friday de Howard Hawks, le fait que le cinéaste hollywoodien ne sait pas faire la différence entre un homme et une femme (le champ et le contrechamp entre le personnage de Cary Grant et celui de Rosalind Russell étant filmés de la même manière). Ce que Jean-Luc Godard ignore alors ou a peut-être oublié, c’est que le rôle de Rosalind Russell était tenu dans la pièce originale de Ben Hecht et Charles Mac Arthur intitulée The Front Page (que Billy Wilder adaptera à son tour en 1974) par un homme ! Le cinéaste franco-suisse, naguère représentant avec ses collègues des Cahiers du cinéma de l'avant-garde « hitchcocko-hawksienne », a donc écarté la grande problématique hawksienne de l’inversion des positions de genre que pourtant le camarade Noël Simsolo avait si bien analysée : « Bref, l’inversion est constante dans l’architecture des récits filmés par Hawks. Quand elle s’immisce dans les rapports de couple, cela donne prétexte à une comédie, sans pour autant en exclure la part tragique. Dans Twentieth Century, chacun jouait à se soumettre et à se dominer (…) Dans Barbary Coast, Mary prenait le dessus, agissant en homme quand celui-ci devenait serviteur à tablier (…) Enfin, avec His Girl Friday, tout se résumait à l’axiome de départ : Hawks avait transformé un personnage masculin en femme. I Was A Male War Bride ne fait que continuer sa critique ironique de la bataille des sexes » (in Howard Hawks, éd. Edilig-coll. « Cinégraphiques », 1984, p. 108).

 

 

S'il faut donc donner raison à Jean-Luc Godard, ce sera in fine contre lui-même. Cet exemple nous permet en effet de comprendre dans une ultime pirouette dialectique le probable différentialisme godardien (« femme » et « homme » sont deux noms qui viennent chez lui marquer une différence ontologique irréductible empêchant toute clôture identitaire et que réitère sa pensée du montage des intervalles et des hétérogènes). Et, dans la foulée, le réel universalisme hawksien (« homme » et « femme » nomment des positions symboliques déterminées par des actes de langage performatifs et qu'occupent sans contrainte ontologique ni visée substantialiste les sujets de l'égalité amoureuse dont la vérité est d'être indifférent aux différences).

 

 

Ne pas céder sur son désir et aller jusqu’au bout de celui-ci en acceptant de changer de place vérifie cette indifférence aux différences qui est l'autre nom de l'égalité universelle. Sa formule dans le champ amoureux pourrait être alors celle-ci : « un homme e(s)t une femme, et inversement ». Howard Hawks, tant à son aise dans le genre de la « Screwball Comedy » qui tire son nom du drôle d’effet vissé donné à la balle dans le base-ball, aura donc été avant la lettre un grand cinéaste « queer » !

"True Grit" (2010) des frères COEN : En avoir dans le ventre (des serpents)

1/ On sentait bien les frères Coen titillés par l'idée de tourner un western, au moins depuis The Big Lebowski (1998) avec son introduction désertique et son cow-boy allégorique faisant office de narrateur distancié : joué par le savoureux Sam Elliott, il évoquait l'étrange destin du personnage principal interprété par Jeff Bridges. Les choses se sont ensuite précisées avec No Country For Old Men (2007) d'après le roman éponyme de Cormac McCarthy, avec son désert digne de Greed (1924) d'Erich von Stroheim, son chasseur chassé incarné par Josh Brolin et les chevauchées de son shérif (interprété par Tommy Lee jones) progressivement largué par l'impossible horreur d'un récit toujours en retard par rapport à la compréhension des faits.

 

 

Il s'est donc moins agi, avec leur nouveau long métrage intitulé True Grit (dans lequel jouent à nouveau Jeff Bridges et Josh Brolin) qui aborde frontalement les rivages du genre westernien, de réaliser le remake de 100 dollars pour un shérif (1969) de Henry Hathaway avec John Wayne, que de tourner une nouvelle adaptation (coproduite par Steven Spielberg) du roman éponyme de Charles Portis écrit en 1968 et qui a nourri l'adaptation du film de 1969. En regard de la filmographie des frères Coen dans laquelle dominent largement les scénarios originaux, et où l'on trouve comme seules exceptions The Ladykillers (2004) qui est le remake du film éponyme du réalisateur anglais Alexander McKendrick tourné en 1955, et donc No Country For Old Men qui est l'adaptation d'un roman, et en regard de l'extrême réussite du second film et de l'extrême fadeur du premier, on considèrera donc que les cinéastes ont eu raison de préférer l'option de l'adaptation cinématographique d'un roman à l'idée du remake d'un film original.

 

 

Plus réussi que The Ladykillers, True Grit peine pourtant à atteindre les puissances chaotiques et ravageuses de No Country For Old Men. Si l'on peut en effet se satisfaire du sérieux et de l'application d'une mise en scène ayant induit la mise en veilleuse des tentations surmoïques et postmodernes qui pèsent parfois sur leur filmographie, et si l'on devine chez les réalisateurs un désir carré de respecter le genre de leur enfance qui n'est de toute façon plus soutenu par la séquence historique (en gros, de 1910 à 1970, de David W. Griffith à Sam Peckinpah) qui en légitimait la valeur opératoire (culturellement comme idéologiquement), c'est précisément parce que le western est ce genre déconnecté de toute actualité et voué à la nostalgie du musée.

 

 

C'est parce que ce genre inactuel est arrimé à une époque disparue qui le prive de tout nouveau destin qu'est moins rendue nécessaire l'idée de réaliser des films de ce type aujourd'hui. Non pas que les derniers westerns réalisés à Hollywood n'aient pas de grand intérêt cinématographique (citons entre autres L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford par Andrew Dominik en 2007 ou Appaloosa par Ed Harris en 2008). Mais, les seules grandes exceptions des vingt dernières années sont à trouver du côté de Clint Eastwood (avec Unforgiven en 1992), de Jim Jarmush (avec Dead Man en 1995), de David Lynch (avec The Straight Story en 1999) et de David Cronenberg (avec A History of Violence en 2004). Parce que la trajectoire du premier film s'inscrit directement dans le crépuscule du genre (déjà la télévision avec Rawhide, puis les films de Sergio Leone et de Don Siegel). Parce que le deuxième film aborde allégoriquement le western à l'aune post-mortem de sa transmutation allégorique (à la fois cadavérique et spectrale). Et parce que les deux derniers disposent les signes (culturels pour David Lynch, idéologiques pour David Cronenberg) d'un genre certes disparu mais dont l'aura persiste à nimber l'imaginaire étasunien contemporain (on pourrait alors parler en ce cas de « post-western »).

 

 

Ou bien alors nous trouvons les films de Martin Scorsese (Gangs Of New York en 2002), de Terrence Malick (The New World en 2005) et de Paul Thomas Anderson (There Will Be Blood en 2008) qui savent déployer des nouveaux espaces appartenant pourtant à la séquence westernienne, mais qui n'ont jamais été abordés par le genre à la grande époque de sa légitimité culturelle et idéologique. Dotés d'une grande puissance esthétique et politique, ce sont la guerre des gangs dans l'est urbanisé du pays dans le film de Martin Scorsese ayant dès lors valeur archéologique pour toute son œuvre, la confrontation dans le film de Terrence Malick entre colons anglais et Amérindiens donnant l'occasion d'une dialectique hégélienne des altérités réciproques, et l'exploitation des gisements de pétrole dans le sud des États-Unis dans le film de Paul Thomas Anderson qui est le contemporain de la seconde guerre étasunienne contre l'Irak. On devra, pour achever ce panorama, citer le singulier The Proposition (2005) réalisé par John Hillcoat d'après un scénario original du musicien et chanteur Nick Cave qui situe son action dans l'outback australien, et qui radicalise ses postulats naturalistes de départ à un niveau de densité hallucinatoire et cosmique rarement atteint ces dernières années.

 

 

 

2/ True Grit certes souffre de cette constellation cinématographique. De la même façon, ce film n'appartiendra sûrement pas aux sommets de l'oeuvre des cinéastes, sans pour autant (et heureusement) renouer avec la faiblesse d'inspiration et le cynisme postmoderne des films du début des années 2000 (on pense aux presque indigents Intolerable Cruelty en 2003 et donc The Ladykillers). L'application et le sérieux en guise de respect du genre comme du roman adapté autorisent a priori la mise en berne du style des frères Coen au nom d'une volonté quasi néo-classique de mettre la forme au service du récit, cela en se privant donc de l'indexer sur une logique formelle qui vise à en sur-déterminer le sens (c'est ce côté surmoïque, intellectuel et ludique de la mise en scène coenienne qui consiste souvent, par le biais des cadres filmiques et des transitions narratives, des interprétations actorales et des citations cinéphiliques, à multiplier les commentaires comme s'il s'agissait de parenthèses ou de notes de bas de pages). Rien de tel ici, seulement le désir de réaliser un bon western dont le récit est conduit par une enfant de 14 ans, Mattie Ross (Hailee Steinfield), qui engage le marshall Reuben « Rooster » Cogburn (Jeff Bridges) concurrencé par le Texas Ranger La Boeuf (Matt Damon) afin de retrouver Tom Chaney (Josh Brolin), l'assassin de son père réfugié avec la bande de Lucky Ned Pepper (Barry Pepper) en territoire amérindien.

 

 

Évidemment, l'approche néo-classique ne devrait pas être synonyme de neutralisation académique du geste esthétique coenien, mais seulement viser à le décliner sur le mode mineur de la retenue ou de la rétention afin d'offrir au genre la possibilité d'éprouver par lui-même sa propre consistance cinématographique. Cela n'empêche pas True Grit d'être porté par deux éléments formels assurant au film d'appartenir à l’œuvre des frères cinéastes. C'est en premier lieu une volubilité qui, certes, marque déjà le roman de Charles Portis, mais qui se moule aisément dans le postmodernisme (finalement persistant, mais tenu en laisse, voire retenu – comme le mors aux dents retient et dirige la monture) d'un geste attaché à explorer la conscience auto-réflexive de leurs personnages toujours enveloppés dans l'ivresse des flux langagiers (ici délimité par un sens hawksien de la lecture des traces et de l'action nécessitant un pragmatisme triomphant de la vanité verbeuse). Si le personnage de Jeff Bridges, amateur de cigarettes roulées et de whisky, semble (a posteriori !) annoncer le Dude de The Big Lebowski amateur de pétards et de « russes blancs », il n'empêche que son ethos de chasseur lui évite de sombrer dans l'idiote impuissance du Dude ratant dans le film de 1998 le réel à force de vouloir l'interpréter dans une perspective romanesque trahissant son bovarysme (l'ironie voulant que le Dude soit le héros de la revisitation postmoderne de The Big Sleep (1945) de Howard Hawks d'après le roman éponyme de Raymond Chandler).

 

 

Conscience des clichés (c'est Cogburn se moquant de la culture texane de La Boeuf). Palabres (c'est le goût des armes et de leur marque par le Texas Ranger, c'est le penchant à l'invective de Cogburn, et c'est le sens aigu du marchandage de Mattie Ross). Préciosité langagière (au lieu de dire qu'il défèque, Cogburn dit, dans une séquence inventée par les réalisateurs, à Mattie Ross venue l'interpeler aux toilettes que « le trône est occupé »). Propension exégétique (avec la référence étonnante, via la notion juridique de « malum in se », à la distinction hégélienne en-soi/pour-soi – ce nouveau clin d’œil à Hegel après « The Life of The Mind » clamé par le tueur Mundt dans Barton Fink en 1991 manifeste le surmoi postmoderne des cinéastes en même temps qu'il vient philosophiquement souligner le rôle de la voix-off et du récit en flash-back fonctionnant finalement comme la relève dialectique et narrativisée de ce qui aura été initialement et objectivement vécu). Les personnages coeniens relèvent bien, déjà à l'époque de la fin du mythe de la frontière comme à l'époque consumériste contemporaine, du genre de l'animal parlant (de l'animal politique « zoon politikon » aurait précisé Aristote, ou de l'« homo sapiens loquendi » pour reprendre la formule de Giorgio Agamben).

 

 

En second lieu, et corrélativement aux flux langagiers qui peuvent tout à la fois témoigner de la conscience auto-réflexive des personnages et de la culture dans laquelle tous baignent (avec pour symptômes les accents épais ainsi que les expressions idiomatiques), l'idée que ce qui arrive excède ce qui était prévu (idée coenienne classique ici ramassée dans cette exclamation symptomatique de Cogburn : « Ce n'est pas ce qui était prévu dans le plan ! ») assure là encore à True Grit de pleinement appartenir à l'ensemble de l’œuvre. Cet excès, censé distinguer le film de son scénario, le film des Coen de l'adaptation de Henri Hathaway comme du roman original de Charles Portis deux fois adapté, mais aussi True Grit des autres westerns tournés récemment, s'inscrit surtout dans la pensée la plus profonde des cinéastes telle qu'elle aura été admirablement exposée dans A serious Man (2009), un film qui valait aussi pour signifier l'origine culturelle juive d'une vision du monde, angoissée et angoissante. Il restera toujours un écart plus ou moins grand ou profond à partir duquel le réel et le symbolique ne peuvent malgré toutes les pentes imaginaires ou fantasmatiques se recouper totalement. Il y aura toujours un excès qui viendra marquer plus ou moins violemment les projets rêvés, et qui viendra rappeler que le monde objectif échappe ou déroge aux volontés subjectives. Persistera toujours cette béance venant signifier l'irréductibilité du réel à toutes les tentatives imaginées de l'arraisonner et de le modeler à l'image de son désir.

 

 

En ce sens, entre l'ouverture neigeuse avec la fuite nocturne du tueur du père de l'héroïne (ouverture qui rappelle formellement un peu celle de A serious Man avec Tom Chaney dès lors dans le rôle diabolique du Dibbouk, du mauvais génie mimétique de la culture yiddish) et la chevauchée finale (précédant un épilogue là encore inventé par les réalisateurs et rappelant que Mattie Ross a grandi et se souvient de son aventure vécue 25 ans auparavant) sous une voûte stellaire rappelant les flocons de l'ouverture où apparaît dans le délire de l'adolescente mordue par un serpent l'image perpétuellement fuyante de Tom Chaney (alors qu'elle l'a elle-même abattu dans une séquence précédente), aura été exposée l'idée de l'obscurité de l'objet de nos désirs toujours fuyants, et dont le fantasme de réalisation peut également entraîner un violent retour de manivelle du réel (l'hivernal Fargo en 1996 et le désertique No Country For Old Men demeurent aujourd'hui les meilleurs films des cinéastes concernant l'exorbitant coût en réel des fantasmes de leurs personnages respectifs).

 

 

 

3/ A partir du moment où la quête de Mattie semble close, le fait qu'elle se charge d'abattre l'assassin de son père l'oblige à tirer, et la détonation la propulse dans un puits où, retenue par une branche, elle risque à la fois de chuter encore plus profond comme de réveiller des serpents endormis dans le squelette d'un homme situé en contrebas. Il faut dire qu'à ce moment du récit, apparaît un autre film, infiniment plus bouleversant et poétique que tout ce qui aura été montré jusque-là. La première partie de True Grit ne vaut pas davantage que la mise en valeur respectueuse d'un genre défunt (d'où que le film frôle plus d'une fois la componction académique). La fin du film arrive en revanche à déployer une réelle puissance cinématographique qui du coup vient imprévisiblement excéder et porter beaucoup plus loin la fiction, établissant définitivement sa singularité esthétique en regard du film de Henry Hathaway adapté du roman de Charles Portis, comme du roman lui-même.

 

 

La séquence du puits, la séquence de la chevauchée nocturne qui lui succède, ainsi que l'épilogue réussissent à rendre in fine indispensable True Grit, bel exemple d'un film qui gagne au finish son statut de film passionnant et émouvant, en tous les cas plus intéressant qu'il n'en avait l'air jusqu'à présent. La séquence du puits rend plus lisible l'articulation symbolique de tous les motifs. De la cavité caverneuse au ventre du squelette où se sont nichés des serpents. De la corde qui sert à pendre (et significativement, les pendus ont droit à un dernier mot avant leur pendaison) aux cordes qui servent justement à prévenir la reptation nocturne des serpents lors du bivouac. De la langue coupée de La Bœuf à la main mordue de Mattie Ross, en passant par le bandeau sur l’œil de Cogburn, la marque noire sur la joue de Tom Chaney, les cicatrices sur la bouche de Ned Pepper (c'est tout un régime hawksien de la blessure signifiante que True Grit met en branle). Des crocs des reptiles au couteau posé sur le cadavre près duquel est tombée Mattie Ross et dont elle veut s'emparer pour se sortir de son piège, en passant par tous les actes de parole mensongers qui se seront enchaînés en rythmant toute la narration.

 

 

L'entrelacs serré des motifs manifeste largement « ce que parler veut dire » pour citer Pierre Bourdieu). Ou, plus précisément, « How To Do Things With Words » pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de John Austin écrit en 1962 : « Quand dire, c'est faire » (la question du langage comme force performative créatrice d'images littérales paraît provenir de l'influence déterminante ici du geste de cinéma de Howard Hawks dont on a analysé plus haut quelques motifs à l’œuvre dans I Was A Male War Bride).

 

 

 

4/ Pour être plus précis, la puissance mortifère relative à la performativité des énoncés : tel serait peut-être le fonds obscur de tout le cinéma pratiqué par les frères Coen. Cette séquence du puits, permettant de combiner des clins d’œil à Alice In Wonderland de Lewis Carroll comme à There Was A Crooked Man (le seul western tourné en 1970 par Joseph Leo Mankiewicz, autre grand cinéaste classique après Howard Hawks de la parole s'il en est), exprime l'obscur fonds pulsionnel que déchaîne un ordre symbolique structuré à partir d'actes de parole performatifs qui sont in fine déterminés par l'« esprit du capitalisme » (Max Weber). Il ne s'agit pas dans True Grit pour cette enfant qu'est encore Mattie Ross de faire l'expérience brutale du monde des adultes, que de comprendre de quelle manière elle s'inscrit parfaitement dans la violence de ce monde. Sa détermination dans le scénario de la vengeance, sa maîtrise de la philosophie contractualiste, et son sens du négoce l'arriment parfaitement à l'« éthique protestante » (à nouveau Max Weber) dont le cantique « Leaning On The Everlasting Arms », à plusieurs reprises décliné par le compositeur Carter Burwell (fidèle des frères Coen avec Roger Deakins à la photographie), est une expression privilégiée, et qui sur-détermine idéologiquement la société étasunienne saisie ici dans le cours historique de son édification et de son institutionnalisation (c'est encore l'époque où les figures de la Loi, marshall ou Texas Ranger, ne se différencient pas entièrement des figures hors-la-loi telles Tom Chaney et Ned Pepper, jumeaux monstrueux de La Boeuf et « Rooster » Cogburn).

 

 

Il s'agit en même temps pour elle de reconnaître le déchaînement de violence pulsionnelle que contient sa pleine inscription dans l'ordre symbolique dominant. Les séquences la montrant gagner au début du film la négociation avec le croque-mort en charge du cercueil contenant le cadavre de son père, puis avec une autre figure institutionnelle affirment l'obscure ressemblance entre le personnage de Mattie Ross et celui d'Anton Chigurh (Javier Bardem) croisant, dans No Country For Old Men, le personnage de l'épicier texan par exemple. Sa seule présence répétée épuise déjà les hommes vaincus au jeu du marchandage (et l'épuisement trouvait à s'exprimer dans la bonbonne à air comprimé du tueur Chigurh). Ensuite, la cascade de cadavres qui suivra n'est in fine déterminée que par l'ivresse meurtrière de la protagoniste. Puisque nous citions précédemment Hegel, il faut rappeler à quel point le philosophe insiste dans sa Phénoménologie de l'esprit (1807) sur la manière dont l'Entendement divise le Tout organique vivant. On peut dans la foulée citer Jacques Lacan qui, en continuateur de Hegel de ce point de vue-là, explique que le signifiant est une puissance mortifiante qui morcelle le corps en le subordonnant aux enchaînements symboliques. On doit enfin évoquer Slavoj Zizek qui, désirant conjoindre philosophiquement Hegel et Lacan, affirme que « La puissance de l'Entendement consiste en cette capacité de réduire le Tout organique de l'expérience à un appendice de la classification symbolique ''morte'' » (in L'Intraitable. Psychanalyse, politique et culture de masse, éd. Anthropos-Economica, 1993, p. 41). On pourra également mentionner Bernard Stiegler dont le geste philosophique, à la suite de la pensée du supplément originaire de Jacques Derrida et de la conception anthropologique développée par Sylvain Auroux de la « grammatisation », vise à montrer comment les processus d'individuation sont techniquement soutenus par le morcellement signifiant et la « discrétisation » symbolique du flux continu du vivant en signes inorganiques appartenant à la mémoire morte de nos livres et de nos ordinateurs par exemple (cf. Philosopher par accident. Entretiens avec Elie During, éd. Galilée, 2004).

 

 

Le bras amputé de Mattie Ross devenue adulte, à l'instar d'ailleurs des gorges tranchées et des fronts mutilés de Inglourious Basterds (2009) de Quentin Tarantino partageant la même philosophie que les Coen de ce point de vue-là (mais déjà avant eux la récurrence du motif de la cicatrice chez Howard Hawks), exemplifie son appartenance accomplie au règne d'un ordre symbolique qui s'abat et frappe la chair pour découper dans le réel les réalités signifiantes dont ont besoin les êtres humains pour vivre : cette amputation est bien le symbole de sa « castration » – autrement dit de son incorporation (inconsciemment éprouvée puis consciemment ressouvenu au travers de la voix-off) au domaine de la signification performative des énoncés. Et tant que ce régime symbolique reposera sur les logiques de l'équivalence généralisée, de la fiction archaïque de la vengeance, et de la volonté de puissance confondue avec l'abstraction monétaire, il sera synonyme non pas d'une « spiritualisation de la nature » (Friedrich W. J. Schelling) mais de son renversement négatif en tant que « naturalisation de l'esprit » (idem), en tant que ce pouvoir symbolique offert par la « vie de l'esprit » à la satisfaction de la pulsion de mort (comme en témoignent ici quelques figures animalières hybrides, tel cet improbable homme-ours par exemple qui paraît revenir de Dead Man de Jim Jarmush).

 

 

 

5/ True Grit expose quasi-littéralement l'horreur viscérale d'un monde pour lequel comptent les individus qui ont « vraiment du cran » (c'est une traduction française possible du titre). Et ce monde n'est pas tant celui que découvre extérieurement Mattie Ross, qu'il est celui qui était contenu en elle : dans sa bouche, son ventre, et ses viscères. Avaler des couleuvres, affronter des langues de vipères, négocier avec des serpents : le naturalisme serait alors ici la résultante d'une performativité des énoncés s'inscrivant littéralement dans l'ordre symbolique de la mortification organique (le colt « Dragoon » de Mattie qui permet de lier le venin du serpent, le souffle de feu du dragon, les détonations des armes à feu, et les actes de parole mortifères autorise une autre référence à Joseph Mankiewicz après There Was A Crooked Man Le Reptile en français –, à savoir son premier film intitulé Dragonwick et tourné en 1945). Ce n'est pas parce que nous sommes des animaux parlants que nous nous émancipons de notre condition animale primordiale, mais c'est parce que nous sommes des animaux dotés du pouvoir de parler que nous mettons à disposition de la satisfaction de nos pulsions la puissance symbolique et performative du langage.

 

 

Ce qui demeure exclu du registre verbal et discursif ne mérite alors même pas de jouir de la considération humaine : l'Amérindien pendu n'aura pas le droit au discours, contrairement à ses pairs ; un autre Amérindien croisé plus tard parlera sans que le son de sa voix ne soit entendu ; enfin deux enfants amérindiens bousculés par Cogburn semblent privés de paroles (l'infansest celui qui est privé de mots, qui ne parle pas encore comme l'a un jour rappelé le philosophe Jean-Luc Nancy : c'est bien pourquoi Mattie Ross, malgré ses 14 années, et surtout en regard de sa maîtrise langagière et discursive, n'est pas ou plus une enfant).

 

 

Pourtant, il ne s'agit pas pour True Grit de bousculer cyniquement les vertus idéalistes de la « raison communicationnelle » censée assurer selon le philosophe allemand Jürgen Habermas le consensus social et intersubjectif. Après avoir été mordue, Mattie Ross est transportée toute la nuit par Cogburn qui traverse à cheval la plaine pour arriver chez le médecin qui pourra sauver la petite. La forte attention, digne de Samuel Fuller, que les Coen prêtent à l'épuisement du cheval, qui trouve d'ailleurs à s'articuler avec une semblable attention lors de la traversée de la rivière de Mattie Ross juchée sur son cheval s'efforçant de résister aux courants violents, exemplifie l'ultime retournement dialectique de la « naturalisation de l'esprit » (l'effort physique du cheval traduisant la violence animale de l'héroïne) en « spiritualisation de la nature » (l'effort physique du cheval traduisant l'obstination du héros à sauver Mattie Ross, indépendamment de toute logique contractualiste, commensurable et monétaire). La neige marquant le lâche assassinat du père de la protagoniste inaugurant le régime naturaliste de la performativité reptilienne propre à l'esprit du capitalisme, devient à la fin la voûte étoilée accueillant l'économie du don, la forme du merveilleux, ainsi que la référence à The Night of the Hunter (1955) de Charles Laughton (où l'on entendait déjà le fameux cantique protestant « Leaning On the Everlasting Arms » entonné par le personnage diabolique du révérend Harry Powell incarné par Robert Mitchum) en lieu et place des Rapaces d'Erich von Stroheim (titre français de Greed) et du Reptile de Joseph Mankiewicz (la transition entre les deux régimes étant ici assurée via la séquence du puits par la citation de Alice de Lewis Carroll).

 

 

On comprendra alors pourquoi l'essoufflement de Cogburn, venant à la suite de l'épuisement de sa monture, le prive de la possibilité symptomatique de dire quoi que ce soit, pourquoi cet essoufflement aura marqué le reste de l'existence d'un homme qui n'aura dès lors plus été capable de jouer les chasseurs de primes revêtant la défroque de l'homme de loi, et pourquoi ce renoncement aura trouvé dans la parade du cirque son dernier refuge. Comme à la fin de Gran Torino (2008) de Clint Eastwood où mimer un coup de feu, comme substitution symbolique aux tirs réels, signifiait le sublime dépassement dialectique de la fiction archaïque de la vengeance.

 

 

 

6/ 25 ans après avoir été sauvée par Cogburn, Mattie Ross amputée du bras gauche voudra retrouver son ami, mais arrivera trop tard, ce dernier ayant trépassé trois jours auparavant et hors-champ d'une maladie contractée lors de cette inoubliable chevauchée (on pense alors ici un peu à la fin mélancolique de The Man Who Shot Liberty Valance de John Ford, immense western imaginant en 1962 le deuil – forcément interminable – du genre). Effectivement, c'est une immense et imprévisible mélancolie qui recouvre les dernières minutes de True Grit. Une mélancolie ouverte par l'extraordinaire don de sa vie qu'un homme aura accompli à destination d'une petite fille dont la vie sauvée aura été ainsi chargée d'une incommensurable dette en rupture avec la logique économique dominante marquée par l'abstraction monétaire, l'équivalence généralisée et le contractualisme juridique – ces trois piliers de l'économie capitaliste dont l'éthique protestante aura servi de lit.

 

 

Le don, c'est peut-être l'alternative positive au comblement de cette non-identité, de cet écart symbolique entre l'imaginaire et le réel qui, jusque-là, aura accueilli, comme en un puits, le devenir-cadavre ou reptilien des êtres humains. Le don, non plus comme « naturalisation de l'esprit », mais bel et bien enfin comme « spiritualisation de la nature ».


A l'intersection du symbolique (le langage des institutions militaires et la symbolique de l'institution maritale), du réel (les actes de parole énonçant l'événement amoureux qui se produit en décalage des normes restreignant les identités de genre) et de l'imaginaire (le partage du sensible et la fabrication des identités établis en fonction de l'appartenance des individus à l'un des deux sexes sociaux), I Was A Male War Bride de Howard Hawks expérimente et vérifie que l'amour est un événement au sens fort du terme, autrement dit un réel suffisamment fort pour brouiller l'imaginaire différentialiste des genres et des rapports sociaux de sexe, et suffisamment subversif pour indexer la machine symbolique des administrations les plus conservatrices de l'ordre existant à sa volonté de s'établir et s'instituer socialement.

 

 

S'agissant de True Grit, on aura reconnu un triple usage de la parole comme prolongement symbolique d'un obscur fond pulsionnel (ou  « naturalisaton de l'esprit » comme l'aurait dit Friedrich Schelling), comme actualisation de la mortification de la chair relative à l'inscription des individus dans l'ordre symbolique et social (ou « spiritualisation de la nature » toujours selon Schelling), et comme production intempestive de l'événement du don dont l'économie symbolique suspend les échanges mortifères de l'esprit vengeur et mercantile qui mesure ses intérêts en  « livre de chair » (comme on le dit dans Le Marchand de Venise de William Shakespeare).

 

 

Dire, c'est bien exprimer et relayer subjectivement l'ordre objectif des réalités sociales ; en même temps que c'est aussi ouvrir un espace où le réel vient brouiller l'imaginaire et bousculer le symbolique, où l'échange des positions de genre chez Howard Hawks et la substitution de l'économie du don à celle dominée par le motif de la vengeance biblique et l'esprit du capitalisme chez les frères Coen passent du stade du possible utopique à celui de l'événement disruptif des logiques et des partages existants. Hollywood, qui est aussi le nom officiel de l'idéologie du consumérisme occidental mondialisé, n'a pas fini d'abriter sans le savoir des fictions politiques qui, travesties en habiles et inoffensifs divertissements, montrent les conséquences comiques ou horribles, pratiques et polémiques, transgressives et subversives, de « ce que parler veut dire » pour l'« homo sapiens loquendi » que nous sommes.

 

 

Samedi 7 mai 2011


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