Des nouvelles du front cinématographique (53) : deux trésors oubliés de la RKO

Trésors de la RKO : The Locket (1946) de John Brahm et Berlin Express (1948) de Jacques Tourneur 

RKO : ces trois lettres ne disent rien à la plupart des gens, alors qu'elles scintillent dans l'imaginaire cinéphile. Ces lettres désignent en fait le studio hollywoodien le plus libre et inventif des années 1940 : RKO Pictures nomme la plus ancienne des sociétés indépendantes de production cinématographique aux États-Unis. Petite mais costaude, elle fut longtemps la vaillante concurrente des cinq grands studios qui contrôlaient alors via les circuits de production mais aussi de distribution le marché cinématographique (Warner Bros., Universal Pictures, Metro-Goldwin-Mayer, Twentieth-Century-Fox et Paramount Pictures).

 

 

Si ses activités actuelles consistent moins dans la production de films que dans la signature de nouveaux accords de distribution, sa politique de valorisation patrimoniale de son prestigieux catalogue manifeste aussi son souci de légitimation mémorielle et d'inscription dans l'histoire du cinéma. Radio-Keith-Orpheum Pictures a été créée en 1928 à la suite de la fusion d'une radio (d'où son logo : un globe terrestre surmonté d'une antenne radiophonique) et d'un réseau de salles dont était propriétaire le père du futur président étasunien John Fitzgerald Kennedy. En 1930, la compagnie rachète les studios Pathé.

 

 

A partir de là, commence une politique de production de films réalisés par d'excellents réalisateurs : George Cukor (par exemple What Price Hollywood ? en 1932 et Sylvia Scarlett en 1935) et John Ford (par exemple The Lost Patrol en 1934 et The Informer en 1935), mais aussi des drames de George Stevens (Vigil in the Night en 1940) et des comédies de Gregory La Cava (Fifth Avenue Girl en 1939). Signalons ici que, parmi les chefs-d'œuvre de la comédie sophistiquée (la fameuse « Screwball Comedy »), la RKO produisit Bringing up Baby (L’Impossible Monsieur Bébé) en 1938 de Howard Hawks et Love Affair (Elle et lui) en 1939 de Leo McCarey. Parmi ces titres témoignant autant du sérieux de la compagnie que d'une identité toujours en train de se chercher, on remarque la mise en chantier de films d'aventure teintés d'épouvante (The Most Dangerous GameLes Chasses du comte Zaroff en français – réalisé en 1932 par Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel) ou de fantastique (King Kong en 1933 de Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper) qui allaient fondamentalement marquer le cinéma de genre.

 

 

Avec le gorille géant King Kong, un mythe cinématographique était né, capable d'une part de concurrencer les Dracula, Frankenstein et autres Momie réalisés par Tod Browning, James Whale et Karl Freund sous la houlette de Carl Laemmle junior pour la Universal Pictures fondé par son père Carl Laemmle, et capable d'autre part d'exprimer de façon contradictoire, pour le monde occidental et dans la perspective d'une psychologie des masse comme celle adoptée pour le cinéma expressionniste à l'époque de l'Allemagne pré-nazie par Siegfried Kracauer (De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, éd. L’Âge d’homme, 2009 [1947 pour la première édition]), une tendance au retour du refoulé raciste et tiers-mondiste comme à la régression barbare et autodestructrice des sociétés civilisées (le film a été réalisé l'année de l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler). Il faudra mentionner les neuf films, la plupart tournés par Mark Sandrich sur des chorégraphies de Hermes Pan, consacrant entre Carioca en 1933 et La Grande farandole en 1939 le couple vedette de la comédie musicale originaire de Broadway, Fred Astaire et Ginger Rogers.

 

 

La RKO enchaîne ensuite en démarrant la décennie 1940 sur les chapeaux de roue : la distribution des premiers films animés produits par Walt Disney (Blanche-Neige et les sept nains en 1937, Fantasia en 1940) et les fabuleuses productions de films fantastiques de série B. initiées par Val Lewton et réalisées par Jacques Tourneur (Cat People et I Walked with a Zombie en 1942, Leopard Man en 1943), Mark Robson (The Seventh Victim en 1943 et Isle of the Dead en 1945) et Robert Wise (The Curse of the Cat People en 1943 et The Body Snatchers en 1945) côtoient les chefs-d’œuvre d’Alfred Hicthcock (Suspicion en 1941, Notorious en 1946), d’Orson Welles (Citizen Kane en 1941, The Magnificent Ambersons en 1942), de Fritz Lang (The Woman in the Window en 1944, Rancho Notorious en 1952), de Frank Capra (It’s a wonderful Life en 1946), de John Ford (Fort Apache en 1948, She wore a yellow Ribbon en 1949) et de Jean Renoir (This Land is Mine en 1943, The Woman on the Beach en 1947).

 

 

En 1948, le milliardaire fantasque Howard Hughes rachète la RKO. A la même époque, la production des premiers longs métrages respectifs de Joseph Losey (Le Garçon aux cheveux verts en 1948) et de Nicholas Ray (They live by Night – en français Les Amants de la nuit – en 1949) achève de démontrer aujourd'hui l’importance historique de la RKO. Si le début des années 1950 prolonge une dynamique extraordinairement créatrice (Stromboli de l’italien Roberto Rossellini, plusieurs films de Nicholas Ray et de Raoul Walsh, d’Allan Dwan et de Josef von Sternberg), la fin de cette même décennie enregistre un reflux largement dépendant à l’époque de la crise de la fréquentation des salles (à peine compensée par le marché international – en France par les accords Blum-Byrnes de 1946 mettant fin à l’interdiction de la diffusion des films étasuniens depuis 1939), et corrélativement par la diffusion de la télévision. Ce chef-d’œuvre du film de guerre qu’est en 1958 The Naked and the Dead (Les Nus et les morts en français) de Raoul Walsh d’après le roman éponyme de Norman Mailer représente probablement la dernière grande réussite de la vaillante compagnie qui commençait alors à envisager sa reconversion dans le domaine strict de la distribution.

 

 

En 1956, l’actrice Lucille Ball et son compagnon, l’acteur et chanteur Desi Arnaz, rachètent la RKO pour y installer leur propre société de production de télévision, Desilu Productions. En 1968, la RKO est absorbée par la Paramount Pictures. Le hasard des calendriers des ressorties et des projections exceptionnelles nous a permis de (re)découvrir récemment The Locket (1946) de John Brahm et Berlin Express (1948) de Jacques Tourneur. Entre un film longtemps demeuré invisible (montré quand même par Patrick Brion il y a quelques mois dans son émission du Cinéma de minuit sur France 3) et un autre mésestimé et du coup devenu rare, entre un obscur réalisateur originaire d’Allemagne et un cinéaste tardivement consacré d’origine française, entre un premier film qui déduit de son approche psychanalytique une analyse des refoulements idéologiques de Hollywood et un second préoccupé à documenter la situation de l’Allemagne ruinée après 1945 à partir de l’instabilité géopolitique d’alors, il y a un studio alors en capacité de proposer les fictions exprimant les ombres et les fêlures (psychiques et politiques) d’un temps auquel l’industrie du divertissement hollywoodien ne pouvait pas, mise en demeure par la brûlure de l’actualité, et pour des raisons évidentes de contemporanéité, réchapper.    

I/ The Locket (1946) de John Brahm : refoulés psychanalytique et idéologique

1/ The Locket (Le Médaillon en français), un chef-d'œuvre inconnu du film noir et psychanalytique ? Lorsque Hollywood produisit au sortir de la guerre des films qui désiraient croiser ambiance digne du cinéma noir et préoccupations psychanalytiques, cela donna quelques films mémorables : Spellbound (La Maison du docteur Edwardes) d'Alfred Hitchcock en 1945, The Dark Mirror (Double énigme) de Robert Siodmak en 1946, Secret beyond the Door (Le Secret derrière la porte) de Fritz Lang en 1948, Whirlpool (Le Mystérieux docteur Korvo) d'Otto Preminger en 1949. The Locket appartient pleinement à cette formidable constellation, en même temps qu'il en figure probablement l'un des sommets avec le film de Fritz Lang.

 

 

Se dispensant de pénétrer dans le domaine illustratif des rêves comme c'est le cas dans le film d'Alfred Hitchcock (malgré le talent requis de Salvador Dali), ou d'user de l'éventail pittoresque des techniques psychanalytiques (le test de Rorschach dans le film de Robert Siodmak, l'hypnose dans celui d'Otto Preminger), le film de John Brahm se révèle un bijou d'ingéniosité narrative capable d'entortiller l'allure de son récit à partir de la psychè malade de son héroïne (Nancy interprétée par Laraine Day). Le film est d'autant plus remarquable qu'il ne s'inscrit dans aucune forme de politique des auteurs habituellement sollicitée depuis les années 1950 et l’apparition des Cahiers du cinéma (n’ont-ils d’ailleurs jamais parlé de ce film ?) pour assurer la légitimité artistique d'une entreprise tout à la fois modeste dans sa facture, et complexe dans sa narration.

 

 

Déjà, on notera que le film a été produit par la RKO, le studio hollywoodien le plus inventif de l'après-guerre (outre les mythes populaires King Kong et Tarzan, citons les premiers films d'Orson Welles, quelques-uns parmi les plus notables de Nicholas Ray et certains des grands westerns de John Ford, en passant par les productions fantastiques de Val Lewton pour les plus accomplies réalisées par Jacques Tourneur).

 

 

Ensuite, on dira un mot sur l'auteure du récit original adapté par le scénariste Sheridan Gibney, What Nancy Wanted de Norma Barzman, l'épouse Ben Barzman, ces dernier ayant été victimes de la « chasse aux sorcières » alors impulsée par le sénateur anticommuniste Joseph McCarthy afin de purger les milieux culturels et intellectuels de tous les militants et sympathisants de gauche (ils durent en conséquence s'exiler en France, à Cannes précisément, en 1949).

 

 

Enfin, on évoquera rapidement le réalisateur John Brahm, né Hans Brahm à Hambourg en Allemagne, exilé aux Etats-Unis au milieu des années 1930 pour y réaliser son premier film, un remake sans relief de Broken Blossom de David Wark Griffith. S'ensuit une carrière globalement quelconque qui se terminera logiquement au début des années 1960 à la télévision, et qui aurait pu être marquée par la proposition alors faite de réaliser Laura en 1944 (finalement, c'est son producteur Otto Preminger autorisé par Daryl Zanuck qui pourra lui-même tourner son film en profitant ainsi de l'occasion pour donner un coup d'accélérateur à sa propre carrière) et dont il mettra par ailleurs en scène le plat remake télévisuel en 1955.

 

 

2/ Pourtant, entre 1944 et 1946, John Brahm va tourner coup sur coup quatre excellents longs métrages l’arrachant de l’oubli poli dans lequel son nom végète depuis : Jack l'éventreur d'après le roman The Lodger (1913) de Marie Belloc Lowndes qui avait déjà inspiré The Lodger (Cheveux d'or en français) d’Alfred Hitchcok en 1927, Guest in the House en 1944 dont le motif de la femme névrosée anticipe déjà sur The Locket, Hangover Square en 1945 d'après le roman de Patrick Hamilton (également auteur de la pièce de théâtre Rope's End en 1929 adapté en 1948 par Alfred Hitchcock sous le titre français La Corde), avec une musique de Bernard Herrmann (le compositeur attitré d'Alfred Hitchcock) et avec le truculent Laird Cregar en tant qu'acteur principal (comme déjà dans Jack l'éventreur), et donc en 1946 The Locket.

 

 

Magnifique passe de quatre films dont John Brahm ne sera jamais plus capable par la suite (même les éclats baroques de Singapour en 1947 dans lequel on retrouve le motif récurrent de l’amnésie ou The Mad Magician filmé en 3D et sorti en 1954 ne sauront égaler en habileté narrative et en précision psychologique la série des quatre films précités, particulièrement Hangover Square et The Locket qui forment ensemble un passionnant diptyque consacré aux puissances mortifères et illisibles de l'inconscient).

 

 

Réussite impersonnelle et collective que ce film donc, disposant d'atouts sérieux (l'étasunien Robert Mitchum, un acteur dont le jeu tranchant résidait dans son assurance tranquille, et l'anglais Brian Aherne indexant comme son ami George Sanders son jeu subtil sur une distinction toute « british ») comme de faiblesses (le jeu fade de Laraine Day, l'exiguïté des décors ayant d'ailleurs servi aussi pour Notorious d'Alfred Hitchcock tourné en 1946 pour la RKO) qui jouissent ici d’être sublimées en forces insoupçonnées (la monotonie du jeu de Laraine Day arrive à s'accorder avec l'inébranlable de sa posture qu'aucun commentaire n'arrive à affecter, pendant que la relative faiblesse matérielle des décors s'inscrit aisément dans la vapeur psychique dégagée par l'intrication des points de vue et des flash-back).

 

 

Comme ses collègues comme lui d'origine allemande (Robert Siodmak), autrichienne (Fritz Lang, Otto Preminger) ou bien anglaise (Alfred Hitchcock), John Brahm aura su ainsi participer à modeler l'atmosphère des films hollywoodiens produits à partir de la seconde guerre mondiale en y projetant notamment les ombres de l'expressionnisme allemand, ainsi que ceux de la psychanalyse, une discipline qui connaît alors historiquement aux Etats-Unis une accélération de sa légitimation institutionnelle.

 

 

3/ The Locket est passionnant au moins sur quatre points. Premier aspect remarquable, concernant le domaine narratif : l'enchâssement des flash-back. Un homme est sur le point de se marier. Un inconnu vient alors à sa rencontre et lui raconte son histoire engageant un premier flash-back qui appelle en son sein le déploiement d'un autre (l'inconnu a été lui aussi marié à la même femme, et a rencontré également dans son cabinet de psychanalyse où il officie un autre inconnu ayant vécu la même situation et ayant un semblable récit à lui conter), et encore d'un autre (quand la femme en question raconte un souvenir d'enfance traumatisant).

 

 

Contrairement à Citizen Kane (1941) d’Orson Welles ou The Killers (1946) de Robert Siodmak qui investissent la forme narrative du flash-back afin de subordonner des fragments de récit à la particularité d’un point de vue subjectif, The Locket préfère se saisir de cette figure dans le sens de l’épaisseur temporelle d’un trauma dont la force obscure détermine secrètement les relations de tous les personnages.

 

 

Ainsi, trois flash-back montés à l’intérieur les uns des autres sur le principe des poupées gigogne (sinon de la mise en abyme) instruisent un récit structuré en spirale autour du motif nucléaire de la répétition (plusieurs hommes abusés par la même femme accusée de kleptomanie et mythomanie). Comme si la compulsion de répétition qui travaillait sournoisement, à son corps défendant, l'héroïne contaminait toute la fiction pour la faire bégayer en la condamnant à faire du surplace, comme aspirée par la spirale d’un « mauvais infini » hégélien. Mieux, comme si la subjectivité dérangée de Nancy, pliée autour d’un noyau traumatique dont la charge explosive connaîtra in fine son ultime déflagration, affectait le monde objectif alentour, et plus précisément les hommes qu'elle a rencontrés et qui ignorent vivre en répétant ce que leurs prédécesseurs ont déjà vécu.

 

 

Du coup, et c'est le deuxième aspect remarquable du film de John Brahm (partagé avec The Strange Woman d’Edgar G. Ulmer – Le Démon de la chair – tourné en 1946) allant à l’encontre des clichés représentatifs de l’époque, le portrait attendu de la femme fatale cynique, cliché sexiste hollywoodien d’alors, peut dialectiquement être renversé pour devenir le portrait clinique d'un traumatisme psychique dont la persistance arrive à secrètement déterminer, au-delà même de la personne qui en a été la victime, le cadre (surtout sentimental et conjugal, toujours social) de ses interactions et de ses relations.

 

 

Si la femme est folle, les hommes sont disponibles et disposés à relayer et amplifier socialement une folie qui les détruira quasiment sans exception. Au cœur de ce dispositif narratif fonctionnant sur le mode temporel de l'hélice (comme Vertigo d'Alfred Hitchcock – Sueurs froides en français – en 1958) ainsi qu’en témoigne formellement la corde entortillée aux pieds de l’héroïne dans le dernier plan du film, un tableau peint par l'un de ses amants (joué par Robert Mitchum), nous avons le portrait du mythe grec de Cassandre dont le modèle pictural se trouve être justement Nancy.

 

 

4/ Appartenant à la série des films (souvent à résonance psychanalytique) hantés par la puissance de fascination provoquée par le portrait peint d'une femme, à l'instar de Laura d'Otto Preminger (que John Brahm, répétons-le, faillit réaliser), de Experiment Perilous (Angoisse) de Jacques Tourneur et The Woman in the Window (La Femme au portrait) de Fritz Lang (tous les trois réalisés en 1944 – mais aussi Vertigo déjà cité), The Locket expose via sa citation mythologique deux constats complémentaires qui le distinguent des films précédents.

 

 

Si l’artiste est capable de vision (il a vu la femme aveugle, autrement dit frappée par la cécité quant à l’origine de son comportement pathologique), il est incapable de transmuer sa vision en action consciente et positive (puisqu’il a vu aussi d’une certaine manière l’impuissance des conteurs comme lui qui, s’ils connaissent l’avenir des autres pour l’avoir déduit de leurs propres mésaventures, échouent pourtant à briser la perpétuelle répétition du pire), ce qui se traduira au bout du compte d’ailleurs par sa défenestration et son suicide.

 

 

C’est la troisième qualité du film de John Brahm, de portée quasiment philosophique, digne de Michel Foucault : les écarts discursifs entre le visible (ce qui est vu) et l’audible (ce qui est entendu), au nom desquels produire un récit véridique appelant à la méfiance envers l’héroïne ne permet pourtant pas de neutraliser la machine automatique de la répétition du désastre, accentuent également le brouillage des règles partageant le normal et le pathologique. Dans le même mouvement, le récit est comme dans un film de Jacques Tourneur grêlé de trous jamais comblés (Nancy a-t-elle tué son patron, M. Bonner ? A-t-elle fait exprès de se retrouver sur le point de se marier avec le fils de la femme qui l’a humiliée quand elle était enfant ?), les ellipses narratives répondant alors sur le plan diégétique aux disjonctions entre le dire et le faire, entre le visible et le lisible, comme entre le normal et le pathologique. Si le maillage narratif est relâché en certains points de la trajectoire de Nancy, il est particulièrement resserré en son début (le noyau traumatique primitif : la toute jeune Nancy fut accusée du vol d’un médaillon qu’elle n’a pas commis et qu’elle « avoua » pourtant sous la contrainte) et sa fin qui rejoue la séquence inaugurale du trauma psychique de l’héroïne.

 

 

On comprend que la chaîne des répétitions souffertes par des hommes à chaque fois trahis par la même femme est alors circonscrite à l’intérieur de ce grand cercle ouvert par la séquence primitive, et refermé par la dernière séquence qui la répète, cercle évidemment symbolisé par la forme même du médaillon.

  

 

5/ C’est ici la quatrième et dernière qualité d’un film qui assoit définitivement sa merveilleuse réussite sur une fine compréhension de la dimension psychanalytique de son récit : Nancy enfant, alors la fille de la femme de maison d’une grande famille, s’est vue accusée à tort d’avoir volé le médaillon de son amie, la fille de la maîtresse de maison ; ayant grandi, elle est alors en âge de se marier avec le fils de la femme qui l’a naguère humiliée, et se retrouve par tradition à devoir porter le bijou qui fut il y a longtemps au centre de la séquence psychiquement traumatisante.

 

 

L’illégitimité vécue hier sur le mode du redoublement (l’accusation fallacieuse de vol prolongeait alors le déclassement social dont a été victime sa famille par suite de l’échec du père quant à ses prétentions artistiques – la rencontre avec l’artiste joué par Robert Mitchum est aussi à envisager à partir de cette perspective) est aujourd’hui devenue légitimité et consécration : Nancy aurait-elle alors entièrement (et inconsciemment) vécu sa vie pour arriver à retourner une défaveur ou un stigmate en victoire rédemptrice ?

 

 

Le problème, c’est que le port du médaillon établit un court-circuit avec le souvenir traumatique de l’aveu extirpé sous la contrainte (le retour présent auprès du noyau traumatique refoulé risquant d’induire la folle et annihilatrice identification entre réel et imaginaire, comme dans Spider en 2002 de David Cronenberg) : la même boîte à musique choit à nouveau en éparpillant le même jeu de cigarettes ; la même musique (« Mon ami Pierrot ») résonne une seconde fois en actualisant le caractère machinique de l’inconscient d’une héroïne qui aura vécu jusque-là sa vie sur le mode somnambulique ; le même cadrage (un plan en contre-plongée montrant l’héroïne regarder avec effroi directement la caméra) signale enfin la répétition symptomale.

 

 

La légitimité actuelle se renverse à nouveau en illégitimité : Nancy, assaillie par le maelstrom d’images et de sons résumant de manière cauchemardesque la fiction, s’écroule en pleine cérémonie. Hypothèse perverse (du point de vue de la mère du marié) : la mère, dont le souci maternelle est révélé dans sa force (hitchcockienne) monstrueuse, a pourri la gamine qui – elle s’en doutait intuitivement tant elle ressemblait déjà à sa propre fille – était prête à devenir plusieurs années après l’épouse de son fils afin de le préserver d’un déclassement qui avait déjà affecté la famille de Nancy.

 

 

Hypothèse délirante (du point de vue de l’inconscient de l’héroïne) : Nancy aura vécu, dans l’intervalle séparant les deux séquences traumatiques, la non-existence d’une voleuse afin de conforter maladivement la position de l’humiliatrice qui aurait su lire dans ses pensées (la gamine désirait ardemment un bijou que la fille de la maîtresse de maison lui avait au départ donné par amitié, et que cette dernière lui avait retiré au nom de la différence de classe séparant les deux enfants), et c’est bien pourquoi l’ultime traumatisme la ramène psychiquement à l’époque de son enfance.

 

 

6/ On en revient alors à la question philosophique du hasard telle qu’elle a déjà déterminé notre problématisation matérialiste de la notion de « mal radical ». Le psychanalyste Jacques Lacan dans son Séminaire : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Livre XI, éd. Seuil, coll. « Essais-Points », 1973, p. 64-65) a établi sur inspiration aristotélicienne la distinction entre deux types spécifiques de hasard : la tuchê (ou tyché : la fortune) et l'automaton (de auto, par soi-même, et maton, en vain : par hasard). Si la tuchê est une cause non-substantielle et accidentelle désignant un accrochage contingent et imprévisible avec le réel, l'automaton se caractérise par la tentative de symbolisation d'un réel qui se dérobe en accueillant les probabilités hasardeuses de ses apparitions. Pendant que l'automaton s’inscrit dans une dynamique de la nécessité symbolique signifiant le surgissement accidentel du réel, la tuchê représente la pure et incalculable contingence au-delà de toute capture signifiante.

 

 

La répétition comme compulsion, comme expression de la pulsion de mort selon Jacques Lacan, engage dans The Locket la logique inconsciente de l’automaton dont personne ne paraît devoir réchapper, ni Nancy inconsciemment programmée pour mentir et voler, ni les hommes qu’elle a rencontrées qui ne résistent pas à la chaîne automatique (comme la boîte à musique) de ses vols et de ses mensonges en série (en ce sens, la répétition du pire à laquelle tous inconsciemment participent est un bon exemple donné par le film de John Brahm de « mal radical »). En revanche, l’humiliation dont a été victime Nancy quand elle n’était qu’une enfant relève de la logique de la pure contingence, pure tuchê que rien ne semblait prévenir, et qui paraît devoir incroyablement se reproduire lorsque l’héroïne se retrouve des années après devant son humiliatrice.

 

 

Si le hasard est la rencontre avec le réel, et si le hasard se distribue tantôt en tuchê (contingence au-delà de tout calcul) tantôt en automaton (ressaisissement symbolique du hasard en probabilités calculables), la rencontre de Nancy avec la mère de son futur époux qui se trouve être aussi la femme qui l’a naguère accusée fallacieusement du vol du bijou de sa fille accomplit la troublante indistinction entre les deux formes distinctes du hasard, tuchê et automaton, contingence pure du réel ou hasard balisé (ou probabilisé) par le programme d’un inconscient structuré par le noyau d’un traumatisme originel.    

 

 

7/ Ce qui est sûr, et c’est sur ce point que The Locket affirme la hauteur de vue où son récit le fait accéder, c’est que le film de John Brahm montre la puissance performative d’un énoncé qui, faisant ce qu’il dit parce qu'il possède toute la force de légitimation sociale de la classe dominante à laquelle apaprtient l'énonciatrice, se transmue en « prophétie auto-réalisatrice » comme l’aurait dit le sociologue Robert K. Merton (voir nos propos sur You will meet a tall dark Stranger de Woody Allen), une prophétie sociale qui fabrique au croisement des rapports de domination (légitimation du dominant qui énonce d'un côté, consentement contraint du dominé qui reçoit l'énoncé de l'autre) un programme subi, un destin (on retrouve une semblable logique dans un film de Jacques Tourneur intitulé Experiment Perilous et tourné en 1944).

 

 

Et comme Cassandre n’aura jamais été crue par suite de la vexation d’Apollon qui l’a punie en infléchissant son don parce qu’elle se refusait à lui, les hommes qui auront croisé Nancy et auront constaté son problème n’auront jamais été crus parce que le monstre involontaire que celle-ci est devenue est le produit lointain mais réel d’une violence de classe dont l’indicible narration est alors refoulée par Hollywood. Ce refoulement au nom de raisons idéologiques était alors celui d’un anticommunisme qui allait bientôt être synonyme de ce maccarthysme dont a été notamment victime l’auteure du récit original de The Locket, Norma Barzman (on imagine d’ailleurs ici à quel point ce passage autorisé par le film de John Brahm de la psychanalyse féminine à l’analyse idéologique serait susceptible d’intéresser l’auteur de L’Intraitable, le philosophe cinéphile et lacanien qu’est Slavoj Zizek, auteur sur lequel on s'était déjà pour partie appuyé pour entreprendre l'analyse de cet autre cas clinique figuré par l'héroïne de Black Swan de Darren Aronofsky.

II/ Berlin Express (1948) de Jacques Tourneur : hantises du nazisme

1/ « On voit ainsi se dessiner deux pôles entre lesquels oscillent les films les plus significatifs de Tourneur : l’inconcevable et l’invraisemblable. Quand l’inconcevable domine, le récit s’inscrit dans le genre fantastique et s’achève sur des points d’interrogation ou de suspension : le héros renonce à se prononcer sur la nature du phénomène enregistré par ses sens, tandis que l’agent des forces ténébreuses emporte son secret dans la mort. On demeure dans la zone ambiguë de l’indéterminé : les signes gardent jusqu’au bout leur ambivalence. Le conteur nous conduit sur le seuil du mystère, mais ne fait qu’entrouvrir la porte.Témoin Cat People, I Walked With a Zombie, Night of the Demon, Night Call. Le second pôle, celui de l’invraisemblable, relève de l’insolite plutôt que du fantastique. Le protagoniste est mis en présence d’une réalité occulte sur laquelle la raison pourra éventuellement projeter quelque lumière, mais qui n’en dépassera pas moins l’imagination de l’investigateur. Il finira par sortir du labyrinthe des hypothèses et des déductions, mais pas avant d’avoir été physiquement malmené et mentalement ébranlé. Exemples, entre autres : Experiment Perilous, Berlin Express, Circle of Danger, The Fearmakers. On peut sans doute leur adjoindre The Leopard Man et The Ring of Anasis, qui bifurquent en cours de route, glissant subrepticement d’un pôle à l’autre, de l’inconcevable à l’invraisemblable » (Michael Henry Wilson, Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion, éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 92).

 

 

Certes, Berlin Express, tourné après Out of the Past (1947), sommet du film noir avec Robert Mitchum d’après un scénario auquel a collaboré James Cain, appartient incontestablement à la série des films de Jacques Tourneur relevant de ce que Michael Henry Wilson nomme l’invraisemblable : le scénario d’Harold Medford d’après une idée de Curt Siodmak propose un « labyrinthe des hypothèses et des déductions » (idem) ici décliné dans le genre de l’espionnage, et surdéterminé par le contexte géopolitique de l’époque. Le film de Jacques Tourneur est plutôt méconnu, voire sous-estimé, parce qu’il est soucieux, à rebours de l’apolitisme et de l’individualisme libéral généralement argués par le réalisateur, de favoriser une perspective pacifiste à partir des enjeux politiques d’une actualité alors dominée par la situation historique des grandes puissances (Etats-Unis, Union soviétique, Grande-Bretagne, France) occupant l’Allemagne ruinée après la défaite du nazisme en 1945.

 

 

Berlin Express sait à la fois combiner une ambiance toute en ambivalence morale digne des récits d’espionnage de Graham Greene (par exemple Orient-Express en 1932 auquel on pense bien sûr ici – citons deux autres exemples plus célèbres du même auteur, Le Troisième homme en 1950 à partir du scénario rédigé pour le film de Carol Reed et Orson Welles tourné l’année précédente, et Un Américain bien tranquille en 1955 adapté par Joseph Leo Mankiewicz en 1958), et un régime narratif dynamisé par le motif ciné-génique du voyage en train (parfaite métaphore de la pellicule dont les compartiments symboliseraient les photogrammes, déjà sensible au démarrage de Experiment Perilous) comme on le voyait déjà dans Une femme disparaît d’Alfred Hitchcock en 1938 (et Paul Lukas qui jouait le méchant docteur Hartz dans ce film-ci joue le gentil docteur Bernhardt dans le film de Jacques Tourneur), et comme on le retrouvera dans L’Enigme du Chicago Express (1952) de Richard Fleischer.

 

 

Le film fait également preuve d’une réelle virtuosité, car il réussit en moins de 90 minutes à faire le portrait tout en finesse d’un groupe hétérogène constitué de l’expert agricole étasunien Robert J. Lindley (Robert Ryan), de l’officier anglais Sterling (Robert Coote), du faux résistant français et vrai traître nazi Perrot (Charles Korvin), de l’intellectuel allemand Bernhardt (sorte de mixte entre Thomas Mann et Willy Brandt) camouflant son identité et accompagné de sa secrétaire Lucienne Mirbeau jouée par Merle Oberon, de l’officier russe Kirochilov (Roman Toporow), et de l’étrange Allemand Hans Schmidt (Peter von Zernech) qui se trouve être en fait le garde du corps secret de Bernhardt. Tous personnages qui se trouvent donc rassemblés en cette occasion, par-delà leurs divisions idéologiques ou leurs intérêts respectifs, pour partir à la recherche, pendant le voyage les menant de Paris à Berlin via Francfort, de l’homme qui incarne alors l’unification du pays menacée par les ultimes résurgences nauséabondes du nazisme.

 

 

L’inconcevable de la disparition du docteur Bernhardt s’inscrit alors dans une dynamique tout en rebondissements et en virevoltes (un pigeon qui meurt en plein Paris et qui transportait avec lui un message crypté, un premier attentat qui tue dans le train un homme d’abord considéré comme étant le docteur alors qu’il s’agissait d’une doublure afin de protéger l’intellectuel, le personnage du Français qui se trouve être en fait un Allemand dont la mission est de l’assassiner sans se faire démasquer) qui se prolonge en jeu brillantissime sur la ronde sans fin des apparences. Lucienne parle russe : c’est donc qu’elle parle russe du point de vue du lieutenant soviétique qui l’entend ; or elle lui répond dans une autre langue, maniant le français, l’allemand et l’anglais à chaque fois qu’elle est sollicitée par un individu qu’elle considère indésirable. Schmidt semble présenter les traits de l’Allemand louche, quand il va payer de sa vie la défense de Bernhardt.

 

 

Doublure inverse : Perrot se dit ancien résistant, et paraît contribuer à la recherche de l’intellectuel disparu, alors qu’il est missionné par le groupe nazi auquel il appartient pour assassiner le docteur. Les deux clowns qui apparaissent dans la brasserie abandonnée, l’un appartenant au groupe nazi, l’autre étant Schmidt déguisé pour pouvoir retrouver la trace de Bernhardt dans Francfort détruite, représentent l’un des summums d’un film qui (se) joue des apparences et des reflets pour permettre aux personnages de traverser le miroir ou le plafond de verre de leurs préjugés respectifs (comme déjà la mort du pigeon cassait la série de clichés rencontrés par Lindley, version classique de l’Américain à Paris dont l’ultime avatar a été donné par le héros du récent Minuit à Paris de Woody Allen). « L’épreuve implique donc un voyage qui plonge le héros dans un milieu hostile ou déconcertant (…) De gré ou de force, le touriste doit traverser la surface des choses pour être initié » (ibidem, p. 114). Perrot démasqué (Perrot est d’ailleurs ce nom ressemblant au mot anglais « parrot » signifiant perroquet), parce que – séquence sublime – la lumière de son ultime tentative de meurtre sur la personne de Bernhardt est projetée sur la fenêtre d’un train parallèle à celui des protagonistes, c’est une vitre éclatée qui symbolise in fine l’arrêt (momentanée) des puissances du faux qui servent à miner le consensus international permettant l’accomplissement de l’unité nationale allemande après la fin du nazisme.

 

 

Le volontarisme pacifiste de Berlin Express s’éparpille et se volatilise alors dans une séquence de conclusion où chacun part dans une direction opposée des autres, ménageant un espace déserté et vide propice pour accueillir le raidissement général des positions et la tombée d’un rideau de fer, prélude à la longue période de la Guerre froide que le film de Jacques Tourneur, dès la chute du pigeon (métaphore de la colombe de la paix défunte) en ouverture, semble augurer.

 

 

2/ « Plutôt que de confronter son héros au dilemme fondamental de la dramaturgie fantastique – l’événement incompréhensible est-il d’ordre naturel ou surnaturel ? – le conteur l’entraîne dans les arcanes d’une réalité mystérieuse qui va le forcer à remettre en question ce qui l’a fait agir et peut-être même tout ce en quoi il a cru. L’enquête est menée à son terme, l’événement reçoit une explication irréfutable, le secret est élucidé. Mais pas avant que le sujet se soit égaré dans un dédale périlleux, et y ait perdu quelques-unes de ses certitudes (…) Nous ne sommes plus dans le registre terrifiant de la magie noire, mais dans celui, plus rassurant en apparence, de la magie blanche » (opus cité, p. 111).

 

 

La magie blanche de l’invraisemblable, contre la magie noire de l’inconcevable : Berlin Express sait pourtant résister à cette schématisation conceptuelle en la compliquant, parce que la puissance du geste esthétique propre à Jacques Tourneur, plus rayonnante avec des films  «à petit sujet » plus nombreux que les films « à grand sujet », demeure imperturbable, quelle que soit le type de commande ou le genre auquel se rapporte le film à tourner. Le phénoménal n’est pas le réel, et le réel est inconnaissable : voilà de manière contractée la pensée de cinéma d’un artiste dont la carrière, balisée d’un côté (après une courte expérience française inaugurale : quatre films tournés dans l’ombre de son père le réalisateur Maurice Tourneur entre 1931 et 1934) par les petites productions de série B. (rappelons tout de même que Cat People, premier film en 1941 d’un double programme RKO dont la seconde partie était alors Citizen Kane d’Orson Welles, a rapporté plus d’argent que le chef-d’œuvre annoncé du jeune prodige issu du Mercury Theater et de la version radiophonique de La Guerre des mondes) et de l’autre par la télévision (Jacques Tourneur réalisera vers le tard des épisodes de La Quatrième dimension avant de se retirer en France en 1966) n’excède pas à son plus haut niveau artistique deux décennies seulement.

 

 

Le réel des récits du triptyque fantastique tourné avec l’ingénieux producteur Val Lewton (Cat People, I Walked with a Zombie en 1942 et Leopard Man en 1943), comme de Night of the Demon (1957) bute une phénoménalité suffisamment brumeuse et intersticielle, nébuleuse et suspensive, intervallaire et fragmentaire, pour éloigner et neutraliser le point de capiton à partir duquel il aurait été moins difficile d’établir l’indiscutable vérité objective et rationnelle des faits. C’est d’ailleurs, au-delà des propres tendances d’un cinéaste qui croyait à l’irrationnelle magie des forces immatérielles, la véritable modernité cinématographique d’une œuvre qui, malgré son apparente modestie, aura engagé le régime représentatif et le modèle narratif hollywoodiens dans une esthétique suggestive et intervallaire affectant, bien davantage que ne le firent à la même époque Alfred Hitchcock, Otto Preminger et Fritz Lang, le grand récit classique d’un coefficient de doute qui le fait entrer dans cette « ère du soupçon » évoquée par Nathalie Sarraute pour le domaine de la littérature.

 

 

Champion du dubitable et de l’indécidable dont sauront se souvenir autant John Carpenter (le passage glaçant du poste-frontière dont on nous dit qu’il change tout, mais invisiblement : on pense carrément au remake du Village des damnés réalisé en 1994 par John Carpenter à partir du film de Wolf Rilla de 1960) que M. Nyght Shyamalan, et partant des hypothèses avancées comme des alternatives narratives avec lesquelles compose une diégèse ne désirant pas trancher, Jacques Tourneur aura su garder le cap d’une esthétique de la suggestion et de la suspension, y compris dans ce film à message pacifiste qu’est Berlin Express. « Moi on voit, plus on croit. Il ne faut jamais imposer sa vision au spectateur. Plutôt l’infiltrer petit à petit » (Jacques Tourneur, in Positif, novembre 1971).  

 

 

Le terme d’infiltration n’est d’ailleurs pas sans importance, quand le cinéphile Martin Scorsese, réalisant en 2006 avec The Departed (en français Les Infiltrés) le remake de Infernal Affairs (2002) des hongkongais Andrew Lau et Alan Mak, se souvient, pour la séquence où le personnage de Matt Damon assassine celui de Jack Nicholson, de celle où Parrot exécute l’un de ses complices afin de consolider les bonnes apparences. Considérons plus avant les trois exemples suivants. Premièrement, Kirochilov se vante de détenir un document administratif signé de la main même d’Adolf Hitler.

 

 

Le problème, c’est qu’il rencontre en cours de voyage des officiers lui proposant de lui vendre un autre document également signé par le dictateur suicidé, et déclaré tout aussi authentique que celui possédé par le lieutenant russe. Le phénoménal n’est pas le réel qui du coup devient inconnaissable : le doute sur la fausseté des documents est intensifié par l’existence de plusieurs exemplaires (situation qui plairait au philosophe des doubles troublant le réel, Clément Rosset). En même temps qu’il est tout aussi impossible de dire si le premier document (celui détenu par Kirochilov) est vrai ou faux, comme il est tout aussi difficile de distinguer le vrai du faux concernant le second document proposé à la vente (à l’instar des statuettes de L’Oreille cassée, une aventure par Hergé de Tintin analysée par Clément Rosset dans « Le fétiche volé ou l’original introuvable » in L'École du réel, éd. Minuit, 2008, p. 89-96).

 

 

Les puissances du faux se lèvent et montent en affectant la véracité ou la véridicité du réel. Deuxième exemple : lorsque le clown (en réalité Schmidt déguisé afin de retrouver Bernhardt kidnappé par des nazis) apparaît dans la lumière de la scène d’un cabaret francfortois miteux, tout le monde rit, croyant avoir affaire au même numéro habituel. Mais c’est un homme agonisant qui sort de la scène, s’avance dans la lumière qui continue de le suivre comme s’il s’agissait d’un spectacle, montre du doigt le groupe en quête du docteur comprenant le nazi camouflé en Français, tourne le dos en montrant dans le blanc de l’éclairage la tache noire de sang souillant son costume, et s’effondre, mort.

 

 

L’indistinction entre le spectacle habituel de clown traversé par l’événement du réel de la lutte antinazie toujours en cours après la guerre, et le spectacle qu’est le film lui-même situé à l’intersection du documentaire et de la fiction, comme l’incertitude frappant le sens du geste de la main désignant le groupe (Schmidt essayait-il aussi de montrer ce qu’il avait enfin compris, à savoir que Perrot était le traître du groupe ?) affectent le récit dans le sens d’une puissante phénoménalité empêchant l’avènement de la prise de connaissance et de la saisie intégrale du réel.

 

 

Enfin, après la résolution du récit et la mort de Perrot, alors que tous les personnages réunis près de la Porte de Brandebourg sont sur le point de se quitter, le docteur Bernhardt avoue qu’il hésite entre deux états de fait. Ou bien le pessimisme semble devoir régner, et ce constat semble être corroboré par l’abandon de la carte de Lindley donné à Kirochilov (motif qui répond d’ailleurs symétriquement à la chute du pigeon blanc au début du film). Ou bien doit dominer l’optimisme, ce que confirme le repentir de l’officier russe qui se ravise en récupérant la carte tombée par terre.

 

 

Dans le dernier plan du film venant conclure cette séquence, un unijambiste traverse de droite à gauche le cadre. La jambe amputée vient alors exprimer que l’une des deux tendances triomphera de l’autre. Mais laquelle ? Rien ne vient lever la hantise d’un désastre qui, d’une carte jetée puis ramassée, à l’insistance amoureuse de Lindley à rester dans le compartiment de Lucienne qui lui donne le temps de voir la tentative de meurtre de Bernhardt dans le compartiment d’à côté, en passant par Perrot qui lui-même fut sur le point de tomber sous les balles de ses propres complices dans l’échange de coups de feu dans la brasserie de l’un d’eux, peut dès lors à tout moment se réactualiser.

 

 

Quant à Kirochilov emmené en jeep et passant sous l’arche de la Porte de Brandebourg, il paraît s’engouffrer dans un enfer (une enquête militaire contre lui afin de comprendre les motivations de sa participation à la recherche de Bernhardt pourra, en temps de Guerre froide prochaine, se payer cher) d’où il se retourne comme un impuissant Orphée. C’est là une façon subtile de creuser, voire de volatiliser le contenu apparemment solide d’un film dont le message humaniste et pacifiste appelle au consensus entre puissances occupantes. Le volontarisme idéologique cède alors le pas à un scepticisme qui paraît anticiper tout autant l’anticommuniste étasunien entretenu par le sénateur McCarthy que la Guerre froide que saura représenter en octobre 1949 la division (redoublée avec la construction du mur en août 1961) de la capitale allemande historique entre Berlin-Est pour la RDA sous domination russe et Berlin-Ouest sous contrôle tripartite (Etats-Unis, France et Grande-Bretagne) pour la RFA.

 

 

Et ce scepticisme prolonge l’inquiétude qui baigne tous les films de Jacques Tourneur dont le grand objet, qu’il s’agisse de films noirs ou de films d’aventures, de westerns ou de films fantastiques, demeure, diffuse, la peur, insidieuse et indicible. « L’horreur véritable, c’est de montrer que nous vivons tous inconsciemment dans la peur » (Jacques Tourneur, in Présence du cinéma, automne 1966).

 

 

3/ « Les sentiers de l’histoire peuvent eux aussi bifurquer. A preuve le fait que Berlin Express voit le jour quatre ans après Days of Glory. Le couple formé par Gregory Peck et Tamara Toumanova symbolisait la fraternité d’armes américano-soviétique face à l’agression nazie. A la fin de Berlin Express, Robert Ryan et Roman Toporow n’ont que des cartes de visite à échanger. Tout espoir de coexistence pacifique est-il perdu quand le Soviétique, repris en mains et encadré par ses supérieurs, laisse tomber la carte de l’Américain ? Peut-être pas puisqu’il se ravise et descend de sa jeep pour la ramasser… » (ibid., p. 166).

 

 

La question politique de la coexistence pacifique entre puissances après 1945 se voit donc troublée, avec Berlin Express, avec la question esthétique de la coexistence des apparences phénoménales contre la connaissance du réel l’indécidabilité des virtualités narratives. D’une part, un clown fuyant dans les ruines de l’Allemagne défaite ou applaudi alors qu’il est en train de mourir ; d’autre part, les fantômes d’un nazisme défait qui côtoient les survivants (allemands ou non) du nazisme tout en entretenant les divisions parmi eux : c’est toute une logique de la hantise et du spectral (c’est bien évidemment aussi la voix-off au statut indéterminé qui ouvre et referme le film), une pente possible de la catastrophe dont fait état Berlin Express, et qui vient miner le discours pacifiste général ; c’est l’esthétique suggestive, intervallaire et suspensive qui vient grêler et contrarier l’ordre hollywoodien dominante et son régime représentatif supposé transparent.

 

 

Le désastre, c’est l’Allemagne filmée par Jacques Tourneur dans un souci documentaire qui tranche avec les productions hollywoodiennes habituelles (seules quelques transparences devant la Porte de Brandebourg et les séquences à l’intérieur du Berlin-Express ont été tournées en studio, les trois autres semaines de tournage ayant été passées en France et donc surtout en Allemagne), et qui sera probablement seulement reconduit avec La Scandaleuse de Berlin (1948) de Billy Wilder avec Marlène Dietrich. On remarque d’ailleurs au générique de Berlin Express les noms de Curt Siodmak (ce romancier de science-fiction et auteurs de récit fantastiques qui a écrit I Walked with a Zombie, qui a fui l’Allemagne nazie en 1933 parce que sa famille était d’origine polonaise juive, et qui a coréalisé avec son frère aîné Robert Siodmak, ainsi que Billy Wilder, Edgar Ulmer et Fred Zinnemann, Les Hommes, le dimanche en 1930), et de Friedrich Hollaender (compositeur célèbre des chansons de Marlène Dietrich et de L’Ange bleu de Josef von Sternberg en 1930, il a également fui en raison de ses origines juives l’Allemagne nazie en 1933, et écrivit les musiques de certains films d’Ernst Lubitsch, George Cukor et Billy Wilder, dont La Scandaleuse de Berlin).

 

 

Le casting fait également preuve d’un souci de cosmopolitisme largement déterminé par l’exil et la guerre (le hongrois Paul Lukas, l’allemand Reinhold Schünzel, le slovaque Charles Korvin, sans oublier bien sûr l’origine française du fils de Maurice Tourneur). Enfin, Lucien Ballard, le directeur de la photographie de Berlin Express qui a débuté avec Josef von Sternberg (Morocco en 1930, La Femme et le pantin et Crime et châtiment en 1935) et qui fit l’image de Laura (1944) d’Otto Preminger, était l’époux de l’actrice Merle Oberon dont les origines métissées (mi-anglaise, mi-indienne – ce qu’elle cacha maladivement toute sa vie) et l’accident de voiture en 1937 qui lui bousilla le visage et faillit lui coûter sa carrière, a justement travaillé à nimber son visage d’une vapeur qui prolonge la dynamique tourneurienne d’évanescence du réel dans les fumées de la phénoménalité et de l’apparence.

 

 

En même temps que ce visage sur-maquillé trouve d’étranges résonances avec la figure du clown (que l’on retrouvera dans Night of the Demon), comme il s’articule aussi de façon troublante avec le motif plus général du camouflage (Perrot, mais aussi Bernhardt qui au début se fait passer pour un certain Franzen), comme avec les ruines matérielles et morales environnantes. Allemagne défigurée.

 

 

4/ On l’a dit, et on conclura sur ce dernier point, Berlin Express est un film situé et positionné, car brûlant à un haut point d’incandescence de l’actualité géopolitique de son temps, il se veut aussi un film documentaire ayant par conséquent le souci de documenter la fiction qu’il propose. Miasmes persistants du nazisme, ruines objectives et subjectives, placards portant les noms des disparus, trafics de cigarettes et de vrais-faux papiers de l’époque hitlérienne : le portrait est très sombre, et trouve à s’articuler comme en un parfait contrepoint avec Allemagne, année zéro (1947) tourné juste un peu avant par Roberto Rossellini. S’il ne partage pas le pessimisme radical du film du cinéaste italien, cela justement au nom du rapport profond que Jacques Tourneur entretenait avec les questions des indécidables narratifs et du réel inconnaissable à force d’être court-circuité ou saturé par du phénoménal (la séquence géniale permettant de confondre le méchant Perrot s’inscrit dans le même régime du reflet qui, tantôt, produit de l’illusion, tantôt contrecarre d’autres illusions, le faux par du faux pouvant ou bien donner du vrai ou bien faire rebondir le faux), Berlin Express est visiblement préoccupé par la problématique géopolitique qui est plutôt absente de Allemagne, année zéro.

 

 

En même temps le film de Jacques Tourneur souffre visiblement des contradictions de son temps. Ainsi, le complexe I.G. Farben occupé par l’administration des forces alliées est désigné par le commentaire off comme industrie ayant participé à soutenir l’effort de guerre nazi, mais pas comme producteur du gaz Zyklon B. qui a servi à l’extermination de millions de Juifs dans les chambres à gaz des camps nazis, notamment à Auschwitz. L’historienne Sylvie Lindeperg écrit : « Il faut sans doute prendre en compte deux temporalités. La première est celle du fait historique – la persécution et l’extermination des Juifs d’Europe – qui travaille en creux certains films qui lui sont contemporains. La seconde est celle de sa constitution progressive comme événement singulier qui s’opère sur le plan historiographique, sur celui de la mémoire, des représentations mentales, de l’imaginaire social, de l’art, constitution dans laquelle Shoah de Lanzmann a joué un rôle majeur » (« Conversations au moulin » in Le Cinéma et la Shoah. Un art à l’épreuve de la tragédie du 20ème siècle [sous la direction de Jean-Michel Frodon], éd. Cahiers du cinéma/Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2007, p. 129).

 

 

Il apparaît de toute évidence que Berlin Express appartient à la première temporalité pour laquelle la destruction des Juifs d’Europe ne dispose pas encore de la reconnaissance (sous le nom de Shoah) de sa dimension d’événement désastreux et de cassure majeure du 20ème siècle, alors écrasée par ces deux grands récits fédérateurs que sont l’historiographie militaire et la mémoire des résistances nationales (Europa réalisé en 1991 par Lars von Trier sera ce film qui, probablement inspiré par Berlin Express de Jacques Tourneur, inscrira son allégorique fiction ferroviaire de toute évidence dans la conscience de la Shoah). C’est pourquoi I.G. Farben est dans le film de Jacques Tourneur relié au souvenir encore brûlant de la guerre, mais qu’il est aussi totalement déconnecté du projet nazi d’anéantissement des Juifs européens. Pourtant, quelques signes étranges et troublants manifestent une hantise qui à cette époque ne portait pas le nom de Shoah.

 

 

Le chef du groupuscule nazi, qui possède une brasserie où fermente Lindley tentant d’échapper à ses assaillants, annonce incroyablement l’ancien S. S. devenu brasseur à Munich que Claude Lanzmann interroge dans Shoah (1985). L’arrêt à la gare de Wannsee avant d’arriver dans le cœur déchiré de Berlin ne semble déterminer par aucune nécessité narrative (Perrot a déjà été confondu et éliminé), à moins que les concepteurs du film ne se soient obscurément souvenus que cette petite commune jouxtant Berlin a accueilli en janvier 1942 la tristement célèbre conférence au cours de laquelle Reinhard Heydrich exposa aux représentants du sommet de l’appareil nazi le plan de la mise à mort programmée et industrielle des Juifs d’Europe. L’esthétique suspensive, suggestive et allusive de Jacques Tourneur, dont le cinéma demeure peuplé de fantômes, laisse apparaître dans l’écart des mailles du filet d’un scénario pacifiste les signes d’un événement encore nébuleux, alors irreprésentable et indicible.

 

 

La relecture collective qu’effectuent les personnages de Berlin Express des perceptions douteuses dans la logique d’une structuration des signes afin de donner la phrase désignant l’identité de l’homme hostile à Bernhardt est certes aussi virtuose que celle proposée dans le court métrage génial d’Alfred Hitchcock intitulé Bon voyage et tourné en 1944 (dont le génie consistait aussi à offrir avec la pratique la théorie de la relecture cinématographique des signes). Mais, dans le même mouvement, se lève du creux séparant les pleins narratifs du film le vent glacé de spectres plus seulement invraisemblables mais inconcevables, encore impossibles à figurer (l'inconcevable du judéocide), et qui en s’infiltrant dans les interstices de la narration dominante manifestent que, définitivement, l’art tourneurien reste celui des fantômes.


On le voit à nouveau, après le français Jean Renoir et l'autrichien Fritz Lang, et dorénavant avec l'allemand John Brahm et le français Jacques Tourneur, Hollywood aura été notamment pendant et juste après la seconde guerre mondiale le lieu à partir duquel, malgré les pressions industrielles et commerciales, raconter cinématographiquement les grandes brisures de l'humanité à partir de la question nazie (Man Hunt de Fritz Lang, Berlin Express de Jacques Tourneur) comme de la violence de classe (The Diary of a Chambermaid de Jean Renoir, The Locket de John Brahm) était tout à fait possible. Plus particulièrement, la compagnie indépendante que fut à cette époque la RKO offrit de remarquables possibilités à des cinéastes jouissant comme Jacques Tourneur et John Brahm de bien moins de prestige que Fritz Lang et Jean Renoir (qui travaillèrent ponctuellement aussi pour la RKO).

 

 

Preuves en restent The Locket et Berlin Express qui manifestent une brillante intelligence des problématiques du siècle passé (inconscient objectivé par la psychanalyse et violence idéologiquement refoulée par la division de la société par classes dans le film de John Brahm, survivance spectrale du nazisme et volatilisation progressive du consensus géopolitique inter-impérialiste dans le film de Jacques Tourneur). On ne peut pas toujours dire, sauf très rares exceptions (les grands films récents, tel The Tree of Life de Terrence Malick, préférant les allégories génériques aux constats circonstanciés), que c'est le cas avec le Hollywood contemporain, toujours plus recentré et concentré sur son cœur de métier : l'abêtissement consumériste.

 

 

Mercredi 29 juin 2011


Commentaires: 0