Des nouvelles du front cinématographique (67) : Les Chants de Mandrin

Les hors-la-loi de l’identité nationale

« La vérité est une image unique, irremplaçable,
qui s’évanouit avec chaque présent qui n’a pas su se reconnaître visé par elle »
(Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire »
in Ecrits français, éd. Gallimard-Folio essais, 1991, p. 435)

« L’image, où le passé dépose son empreinte, a aussi la capacité de rendre présentes les corrélations passées : elle allume la mèche d’un dispositif qui gît dans ce qui a été »
 (Walter Benjamin, Paris, capitale du 19ème siècle.
Le livre des passages, éd. Cerf, 2006, p. 409)

 

« N'a de valeur dans le temps que ce dont on imagine et pratique le retour »

(Alain Badiou, Le Monde, 31 août 1993 in Entretiens. 1, éd. Nous, 2011, p. 166) 

 

 

L’institution, sous la férule du président Nicolas Sarkozy, d’un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, occupé par Brice Hortefeux de mai 2007 à janvier 2009 puis par Eric Besson jusqu’en novembre 2010 (ce ministère a depuis été sous cette forme supprimé), a légitimé les conditions d’un débat national consacré durant l’année 2010 au thème de l’« identité nationale » dont l'encadrement a été assuré par les préfectures (cf. L'identité nationale : Le Pen en a rêvé, Besson l'a fait !). La tentation conservatrice et nationaliste contenue dans l’idée même d’un ministère associant immigration et identité nationale a notamment été relevée dans le texte d’Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau intitulé Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ?. Publié conjointement par les éditions Galaade et l’Institut du Tout-monde en 2007, ce texte avance quelques éléments d’analyse concernant la notion d’identité, ainsi que des réponses fortes opposables au discours sarkozyste sur la supposée « identité nationale » de la France. La première chose d’importance avancée ici est : « Une des richesses les plus fragiles de l’identité, personnelle ou collective, et les plus précieuses aussi, est que, d’évidence, elle se développe et se renforce de manière continue – nulle part on ne rencontre de fixité identitaire –, mais aussi qu’elle ne saurait s’établir ni se rassurer à partir de règles, d’édits, de lois qui en fonderaient d’autorité la nature ou qui garantiraient par force la pérennité de celle-ci » (p. 1). L’affirmation poétique d’un refus du fixisme dans l’établissement des identités, qui ainsi doivent échapper à toute pression étatique en termes de prescription normalisatrice, rejoint les conclusions philosophiques de Jean-Luc Nancy proposées dans son ouvrage Identité. Fragments, franchises. Notamment lorsque ce dernier postule que « (…) l’État n'est jamais que l'instrument de la nation : ce n'est pas à lui d'en définir, encore moins d'en constituer l'identité (...) : la société associe, elle n'identifie pas, sauf à l'état civil, à la sécurité sociale et toutes espèces de codage. Mais codage n'est pas identité. Cela saute aux yeux : et pourtant, c'est à la ''société'' qu'on propose ou impose de ''débattre'' de ce qui l'identifie » (éd. Galilée, 2010, pp. 11 et 63). Revenons au texte de Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, dans lequel est également rappelé que « La notion même d’identité a longtemps servi de muraille : faire le compte de ce qui est à soi, le distinguer de ce qui tient de l’autre, qu’on érige alors en menace illisible, empreinte de barbarie » (p. 8). Parce que la notion d’identité engage à la fois un mouvement d’inclusion (l’incorporation dans l’identique connu et reconnu) qui est structuralement un mouvement d’exclusion (la distinction du même forcément valorisé et de l’autre forcément déprécié), elle demeure toujours susceptible de prêter le flanc aux instrumentalisations politiques ou aux sutures idéologiques parmi les plus dévastatrices, comme le monde occidental en a horriblement expérimenté la réalité tout au long du 20ème siècle. Si par exemple l’identité n’induit pas automatiquement le racisme, le racisme est quant à lui inséparable d’un fixisme identitaire : « Le côté mur de l’identité peut rassurer. Il peut alors servir à une politique raciste, xénophobe ou populiste jusqu’à consternation » (p. 11). Ce constat n’autorise pourtant pas à rejeter cette notion, à partir du moment où redevient possible l’idée de penser subtilement les « hasards et nécessité des identités » (p. 17). Ainsi, les deux poètes martiniquais affirment que : « Ce n’est pas parce que l’exaspération de l’idée d’identité nationale a produit tant de dénis de justice et de liberté dans les rapports historiques de peuples à peuples qu’il faut que cette identité soit vouée à disparaître tout à coup (…) Ce que nous voyons, c’est qu’aujourd’hui toute identité collective est ouverte, ne se soutient que dans un rapport au monde, n’a d’avenir que dans cette ouverture » (p. 17-18). A l’« identité-racine » qui, plantée comme une fiche, fait mortellement le vide dans ses alentours, répondrait donc l’« identité-relation » aux racines multiples (un « rhizome » aurait précisé de manière deleuzienne Édouard Glissant : cf. Des nouvelles du front cinématographique (36) : Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz) qui tracent à la rencontre d’autres racines afin de partager « le suc de la terre » (p. 18). La trace plutôt que la fiche, le multiple plutôt que l’unique, l’ouvert et le divers plutôt que le fermé et l’homogène : autrement dit la relation (du même et de l’autre qui peuvent ainsi « changer en s’échangeant » : p. 19) ou l'association plutôt que la reproduction. S’il s’est agi pour Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant d’affirmer poétiquement « l’identité nationale hors-la-loi », Les Chants de Mandrin, le quatrième long métrage de Rabah Ameur-Zaïmeche, propose quant à lui d’entonner le chant épique des hors-la-loi de l’identité nationale. Ceux qui, séparés de l’existant d’une époque indexée sur la soumission à l’ordre royal pré-révolutionnaire, se chargent d’en briser héroïquement l’unité au nom des idées politiques combinées de justice sociale et d'égalité.

1/ Les blessures de l'identité : entre identification et désidentification

Les Chants de Mandrin offre ainsi au spectateur une véritable « image dialectique » au sens de Walter Benjamin, en ceci que le film entreprend la dynamisation de notre présent en regard d’un passé dans lequel il a su se reconnaître. Dans son fameux Livre des passages (in Paris, capitale du 19ème siècle, éd. Cerf, 2006), Walter Benjamin écrit en effet qu’« Une image dialectique est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant, dans un éclair, pour former une constellation » (p. 479). Faire éclater le continuum de l’histoire, c’est dès lors considérer l’image dialectique comme « une fulgurance, qui sauve l’"Autrefois" dans le "Maintenant" de la connaissabilité » (p. 491). L’image dialectique est donc, comme dans les films de Jean-Marie Straub (cf. Des nouvelles du front cinématographique (41) : Straub, encore et toujours) et Jean-Luc Godard (cf. Des nouvelles du front cinématographique (27) : Film socialisme de Jean-Luc Godard), une fulgurance ou bien « une boule de feu qui franchit tout l’horizon du passé » pour le dire avec les mots de l’un des exégètes contemporains de Walter Benjamin, Georges Didi-Huberman (in Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, éd. Minuit, 2000, p. 115). Cette double rédemption symbolique du présent en relation avec le passé et du passé en relation avec le présent, cette double relation qui est une corrélation, consiste donc à inventer la machine esthétique (à « allumer la mèche d’un dispositif » comme l’aurait dit Walter Benjamin) grâce à laquelle peuvent alors fulgurer d'éclatantes connivences entre deux groupes sociaux pourtant séparés par deux siècles et demi. Entre la bande d’amis (Salim Ameur-Zaïmeche, Christian Milia-Darmezin, Sylvain Roume, Abel Jafri) réunis autour du cinéaste depuis son premier long métrage, Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? tourné sur le mode guérilla il y a dix ans (auquel ont succédé Bled Number One en 2006 et Dernier maquis en 2008), et les brigands rassemblés autour du contrebandier Louis Mandrin qui décidèrent après sa mort à Valence en 1755 d'en perpétuer la légende en se faisant appeler les Mandrins, il y a en effet un jeu d’échos inédits proposant plus d’une étrange ressemblance, comme une étincelle comme une étoile scintillante dans la nuit obscure de l’histoire. D’une certaine manière, Les Chants de Mandrin raconte effectivement l’identification entre les personnes dont il s’agit de raconter l’histoire et les personnes qui ont décidé de porter et d'incarner à l’écran cette histoire. Le film consiste alors à établir la constellation d’analogies raccordant le récit des hors-la-loi réfractaires à l’ordre existant identifié à la royauté avec la situation de leurs interprètes contemporains, pour une grande part des personnes d’ascendance migratoire et (post)coloniale (pour employer la terminologie de la sociologue Nacira Guénif-Souilamas) et de culture musulmane qui ont justement perçu qu’ils ne comptaient pas parmi les mieux inclus dans l’orbe sarkozyste de l’identité nationale (ou bien alors sur le mode de la minorisation et de la stigmatisation). Que des individus désignés par le sens commun raciste d’« Arabes » puissent sans grand problème jouer des Français du 18ème siècle représente une incontestable réjouissance. Que cette incarnation puisse contredire les lieux communs de l’identité nationale (« blanche » ou « de souche », chrétienne et européenne) en intensifie logiquement la portée politique. Que cette fulgurante reconnaissance d'un présent particulier dans ce passé circonstancié arrache ce dernier des cendres de l'imagerie folklorique pour en restaurer la puissance incendiaire représente également une bonne nouvelle pour les damnés de la terre, de naguère et de maintenant. Qu’enfin les dominés d’aujourd’hui s’identifient au sort des dominés d’hier, par-delà la différence des torts (le racisme ou l’islamophobie contemporaine, le refus de l’ordre royal inique représenté par les fermiers généraux), mais aussi dans la reconnaissance de problématiques relativement semblables (la politique actuelle de défiscalisation des plus riches, qui succéderait dorénavant à la compagnie de financiers s’occupant de l’affermage des droits de douane et des impôts à l'époque monarchique) : l’esthétique et la politique retrouvent bien matière à célébrer de nouvelles noces joyeuses et bruyantes. L’attribution du prix Jean-Vigo au libertaire Les Chants de Mandrin n’en est alors que plus méritée. « Au sens large, je parle d’une ''esthétique de la politique'', pour indiquer que la politique est d’abord une bataille sur les données sensibles elles-mêmes » explique Jacques Rancière (in Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, éd. Amsterdam, 2009, p. 159). Les Chants de Mandrin a d’ores et déjà remporté la « bataille sur les données sensibles elles-mêmes » selon laquelle des « minorisés de la République » (pour reprendre ici le nom d’une étude sur les discriminations au logement publiée par les éditions La Dispute en 2006), ceux-là mêmes qui ont pu souffrir de la « libération » de la parole initiée par le débat sur l’identité nationale, s’autorisent à incarner des Français du 18ème siècle dont la puissance politique se trouve dés lors et au-delà des clichés restaurée. Et cette bataille est tout autant esthétique que politique, parce qu’elle s’attache à reconsidérer, discuter et redistribuer les cartes des normes policières réglementant le jeu d’un « partage du sensible » (Jacques Rancière) auquel n’a évidemment pas échappé le débat sur l’identité nationale suturant la nation française sur une race (blanche) et une culture (judéo-chrétienne) précises. Si Mandrin a longtemps nommé la personne refusant de s’identifiant dans la Savoie de la seconde partie du 18ème siècle avec l’arbitraire monarchique, Français est cet adjectif désignant désormais aussi les noms et les corps d’ascendance migratoire et (post)coloniale d’individus légitimes à soutenir l’incarnation et restaurer l’actualité transhistorique de la vérité d’un certain vivre-ensemble, anarchiste ou communiste libertaire, qui fut naguère défendu par la communauté réfractaire des Mandrins.


« Au sens restreint, ''esthétique'' désigne pour moi un régime spécifique de l’art [qui propose] les manifestations d’un mode spécifique de la pensée – d’une pensée devenue extérieure à elle-même – dans un sensible lui-même arraché au mode ordinaire du sensible. Il pose les produits de l’art comme équivalence du voulu et du non-voulu, du fait et du non-fait, du conscient et de l’inconscient » (Et tant pis pour les gens fatigués, opus cité). Et c’est justement ce que nous allons analyser en détail ici : toutes les fois où le film de Rabah Ameur-Zaïmeche affirme son appartenance au régime esthétique tel que le décrit Jacques Rancière, il établit des circuits d’indistinction (entre voulu et non-voulu, conscient et inconscient – ce qui peut se retraduire aussi avec le vieux couple cinématographique documentaire et fiction) entremêlés de circuits d’identification (les dominés d’aujourd’hui se reconnaissant dans ceux du passé restaurés dans leur actualité politique), tout en multipliant aussi les disjonctions et les interruptions (les « désidentifications » préciserait justement Jacques Rancière), les frottements et les flottements afin de troubler et bousculer, voire fracturer les habitudes de la sensibilité commune. « La pensée est d’abord faite de gestes. Un concept, c’est un geste qui redessine un paysage en même temps qu’un chemin nouveau tracé entre des points éloignés » pose Jacques Rancière (op. cit., p. 460), ici dans une rare proximité philosophique avec Giorgio Agamben (cf. « Notes sur le geste » in Moyens sans fins. Notes sur la politique, éd. Payot & Rivages, 1995, p. 59-71) puisqu’il s’agit de penser ensemble ce qui, dans le champ du cinéma, se communique (par-delà les échanges verbaux et en s’échangeant) entre le gestuel et le conceptuel, mais aussi entre le volontaire et l’involontaire ou entre le dicible et l’audible. Par exemple, le premier plan du film qui montre, en un vaste plan large fixe puis panoramiquant du haut du ciel plombé au bas de la plaine venteuse, un homme blessé (plombé par une balle dans le ventre) en train de traverser le paysage avant de s’enfoncer dans la forêt, instruit d’emblée la question d’« un chemin nouveau tracé entre des points éloignés ». Cet homme, on le comprendra assez vite, est un déserteur de l’armée des Dragons du roi, et il rejoindra la troupe des Mandrins qui soigneront sa plaie et l’accueilleront parmi eux dans une dynamique esthétique où les gestes pratiques de la sécession (prendre les armes et reconnaître la bonne médecine des plantes, chasser le gibier et monter à cheval) se transforment en chanson de geste (« Les Chants de Mandrin ») dont l’affirmation, on le verra, triomphe dans la bouleversante séquence finale. C’est donc un paysage naturel, comme redessiné par la ligne aléatoire d’une blessure qui affirme la souffrance de toute forme d’incorporation et de désincorporation (ou d’identification et de désidentification), et qui prolonge l’inoubliable séquence d'auto-circoncision de l’ouvrier Titi (Christian Milia-Darmezin) dans Dernier maquis. Cette séquence prolongeait déjà la tout aussi impressionnante séquence documentaire de rituel musulman de la Zerda (l’abattage d’une vache égorgée) qui marquait le début de Bled Number One. La blessure instituerait donc la violence quasi-ontologique d’une incomplète incorporation ou identification représentant un écart fondamental auquel n’échappe même pas la notion d’identité. « Un écart peut se donner de multiples manières. Il faut commencer par reconnaître qu’il y a de l’écart dans toute identité. Même la ressemblance est un écart. Une image de quelque chose qui n’est pas là, c’est déjà un écart. Il y a donc de la dissemblance au cœur même de la ressemblance. Et le travail de l’art est un travail qui tend à écarter encore plus l’écart, un travail pour compliquer un peu le rapport du dissemblable au semblable » (Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 450). L’écart était déjà ce qui était brutalement vécu par Kamel incarné par l'acteur-cinéaste dans Wesh, wesh, qu’est-ce qui se passe ? puis Bled Number One, deux fois victime d’une double peine qui lui rendaient inhabitables les lieux de vie habituels, familiaux ou communautaires. Alors que cet écart contraignait le héros à la clandestinité et l’invisibilité en regard des rondes policières dans le premier film, ou bien à occuper la bordure des plans aux côtés des femmes dans les marges du second film, de nouvelles visibilités pouvaient en conséquence advenir, comme si à la soustraction devait répondre de nouvelles additions. Ainsi, les quadrillages policiers mais aussi délinquants organisant le contrôle de l’espace urbain de Wesh, wesh, qu’est-ce qui se passe ? n’empêchaient pas le héros de se glisser entre les mailles de leurs trames entrecroisées pour y tracer une belle diagonale, ludique et renoirienne, en compagnie des enfants du quartier. Dans Bled Number One, la communauté viriliste des hommes blessés dans leur orgueil par la division politique et la précarisation sociale et politique de leur existence n’empêchaient également pas les femmes qu'ils dominaient, comme par compensation de leur triste désœuvrement, de suivre une ligne de folie qui était une ligne de désidentification et de survie les arrachant du marasme identitaire environnant. Les deux premiers films de Rabah Ameur-Zaïmeche jouissent enfin d’un singulier rapport de flottement chronologique mutuel, puisqu’il est tout à fait possible de considérer que le second film peut prendre place sur le plan diégétique avant le premier : ce brouillage dans les places indique aussi une émancipation par rapport à toute forme de fixité ou d’unilinéarité chronologique. Autre forme complémentaire du flottement : l’usage de la longue focale qui, ajustée avec le privilège des plans larges, permet de les ouvrir à une liberté dans la captation d’une vérité documentaire qui ne saurait dès lors se réduire aux seules obligations du scénario et de la représentation. Quant à Dernier maquis, l’usine de palettes offrait un espace, majoritairement déserté par la représentation cinématographique, traversé par la ligne du désir d’incorporation à la communauté musulmane (l'Oumma) qui finissait malgré tout par être coupée et interrompue par la ligne sociale de la prise de conscience de l’exploitation économique. Ce film, qui commençait avec Mahomet pour finir avec Emile Pouget, était également innervé par une oblique insolite tracée à partir de l’imprévisible survenue dans l’usine d’un ragondin reconduit au bord d’une rivière alors semblable au Mississippi des récits de Mark Twain. Autant de gestes disruptifs ou disjonctifs renouvelés par le bucolique Les Chants de Mandrin, dont l’une des lignes générales consiste en la manifestation d’un autre écart qui, on l’a vu, travaille l’identité nationale en la séparant d’avec elle-même, l’écart entre la France, ses propres représentations (majoritaires et minoritaires) et les corps plus ou moins visibles qui en occupent la scène. Dans le même mouvement, cet écartement produit une identification des minorisés actuels se reconnaissant dans la supposée inactualité (en regard du continuum historique) des réfractaires d’avant la Révolution de 1789. Mais l’écart se joue aussi à plein au sein même de l’écriture scénaristique de séquences dont la captation ou l’enregistrement filmique vient en consigner l’excès ou le débord parfois inattendu. C’est par exemple une chose que d’inviter Christian Milia-Darmezin à interpréter le colporteur Jean Sératin. C’en est une autre que de lui demander de porter sur son dos plusieurs colis pesant probablement leur vrai poids, tout en pénétrant dans une forêt riche en branchages épais et en dénivelés irréguliers. C’est aussi Rabah Ameur-Zaïmeche dans le rôle du contrebandier Bélissard, qui propose une ânesse au colporteur afin de lui faire ramener plusieurs exemplaires imprimés des « Chants de Mandrin », et qui est brusquement surpris par le cri de l'animal qui le tire hors-champ au point d’en éclater de rire. Ce sont encore tous ces rires qui fusent, plein cadre ou en bordure des plans, à l’avant-plan comme dans l’exemple cité ou bien dans les brumes et les fumées de l’arrière-plan qui témoignent matériellement d’un flottement (gazeux) accordé au caractère typiquement renoirien (car volatile) du film (cf. Des nouvelles du front cinématographique (44) : Lang et Renoir, à l'épreuve de la guerre et de l'exil hollywoodien). Parce qu’il est incontestable que les rôles sont d’abord saisis à partir de la ligne d'acteurs qui les interprètent en s’en amusant (et Rabah Ameur-Zaïmeche est affecté d'un coefficient de flottement intensifié parce qu'il ne cesse en tant qu'acteur-réalisateur de brouiller les frontières en traversant l'écran), et que les Mandrins sont également « des sujets flottants qui dérèglent toute représentation des places et des parts » (Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, éd. Galilée, 1995, p. 140). L’atmosphère n’est donc conviviale pour autant qu’elle est partagée par des hommes qui n’ont pas rompu avec les ressources imaginatives de leur enfance comme le dirait Marie-José Mondzain, puisqu’ils savent les réinvestir au profit de cette aventure collective et ludique qu’aura été le film (en apprenant par exemple à monter à cheval). Ce sont enfin toutes ces interjections ou exclamations impromptues (« putain », « merde ») qui viennent ponctuer les dialogues fictionnels en les trouant de pointes de subjectivité documentaire. De même que ce geste répétitif (le crachat) qui signe comme acteur Rabah Ameur-Zaïmeche, et qu’il promène de film en film, de la cité des Bosquets à Montfermeil de 2001 aux forêts des Grands Causses de 1755, de l’usine de la région parisienne aux bleds paumés d’une Algérie fantomatique. Entre l'interpellation urbaine et populaire « wesh wesh » et le cri historique de ralliement à l’époque des « Chants de Mandrin » (« Houet, houet ! »), c’est donc un écart qui détermine autant un court-circuit ou une disjonction (un crachat – l’identité nationale n’est plus la même), qu’elle introduit des circuits d’interférence et de reconnaissance, voire d’identification entre des temps différents et des objets hétérogènes. « L’écart est absolument nécessaire pour produire cette petite différence de potentiel qui fait que quelque chose se passe aussi chez le spectateur, un plaisir, une joie. Il faut toujours que ce qu’on attend soit aussi ce qu’on n’attend pas. Et l’avantage du cinéma, c’est qu’on y attend quelque chose à chaque seconde. Il y a donc un usage courant de l’écart, un usage standard, qui est propre au cinéma » (Et tant pis pour les gens fatigués, ibidem, p. 450).

2/ Les joies (dis)sensuelles de la communauté :

 

Troubler le connu, brouiller les présupposés, trouer le tissu des opinions, briser le glacis des clichés, faire voire ce qui demeurait invisible et faire entendre ce qui restait inaudible : le dissensus politique est bien un dissensus esthétique, dans les forêts de l'Hérault du film de Rabah Ameur-Zaïmeche comme dans celles des environs de Gaillac dans le Tarn quadrillés par les films (on pense particulièrement à Voici venu le temps en 2005) d’un autre fabricant d’utopie cinématographique, Alain Guiraudie (qui questionnerait quant à lui le caractère normatif des identités non plus sur un mode racial mais chez lui sexuel : cf. Des nouvelles du front cinématographique (8) : l'homosexualité dans le cul de l'hétéro-patriarcat). C’est pourquoi Jacques Rancière peut affirmer que « (…) l’exercice du politique consiste à reconfigurer l’espace commun, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à rendre visible ce qui ne l’était pas avant et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme animaux bruyants » (in La Mésentente, op. cit., p. 37). Ce passage est cité par Christian Ruby qui a réfléchi à la manière philosophique avec laquelle Jacques Rancière peut penser dans le même mouvement politique et esthétique afin de comprendre comment justement le surgissement politique se manifeste toujours au sein de l’univers sensible : « L’application de la grille esthétique donne ainsi le ton de ce qui est visible et de ce qui est invisible, de ce qui est pensable. L’esthétique implique la relation entre certains éléments et en exclut d’autres de cette relation » (in L’Interruption. Jacques Rancière et la politique, éd. La Fabrique, 2009, pp. 70-71). On croyait donc avoir affaire au connu, c’est-à-dire à la représentation d'hommes incultes dont les activités de brigandage finissaient par être matées par l’armée royale. Sauf que ce connu n’est pas dans le film de Rabah Ameur-Zaïmeche reconnu comme tel, lui préférant le peu connu, le méconnu, voire l’inconnu. En effet, la contrebande ne consiste pas ici à revendre à prix coûtant des marchandises volées afin d’empocher un bénéfice illégal, mais à mettre en place une véritable justice sociale et redistributive grâce à laquelle le circuit des marchandises échappe autant à la ponction fiscale sous la forme de la ferme générale, qu’à la mécanique spoliatrice de la plus-value commerciale comme intermédiaire parasitaire entre les producteurs et les consommateurs. L’organisation de ce « marché libre » comme l’appellent ses initiateurs n’a pourtant strictement rien à voir avec la valorisation du « laisser-faire » prôné à la même époque par l’économiste Adam Smith, dont les thèses libérales vont participer à fonder l’économie politique dans sa version classique (avant leur relecture radicale par Karl Marx). Le marché libre ne consistera donc pas ici à instituer le meilleur espace possible entre les offreurs et les demandeurs, marché idéal car pur à la fois de toute distorsion ou asymétrie informationnelle comme de tout encadrement étatique, mais à extraire les biens fabriqués des circuits marchands et fiscaux afin de les redonner au peuple réunifié par-delà la division sociale entre production et consommation. La contrebande ne vise pas ici l’établissement d’une économie parallèle (ou informelle) adossée sur les pratiques violentes de l’appropriation illégale, car il n’est pas question de redoublement ni d’addition, mais bien de soustraction opérée par le minoritaire au cœur du majoritaire. C’est que le geste contrebandier des Mandrins désire soustraire aux circuits objectifs de la domination deux fois inique (la plus-value marchande et la ponction fiscale) les biens que produisent et consomment les habitants de la région. Et ce geste entretient plus d’une analogie avec le geste cinématographique même de Rabah Ameur-Zaïmeche. Le cinéaste s’est en effet séparé avec sa bande d’amis des circuits commerciaux du cinéma français dominant pour tracer une ligne de fuite lui permettant par exemple de convoquer dans son film moins le souvenir des représentations académiques de l’histoire de Mandrin (par Henri Fescourt en 1924, Claude Dolbert en 1948 et Jean-Paul Le Chanois en 1962) que celui des films d’aventures de Mario Soldati (Le Chevalier sans loi en 1951), Douglas Sirk (Captain Lightfoot en 1955) ou de Fritz Lang (Moonfleet en 1955). On remarquera que, parmi les produits vendus lors des marchés libres organisés par les Mandrins, se trouvent les ouvrages vendus par le colporteur Jean Sératin, comme Les Mille et une nuits, ainsi que Les Bijoux indiscrets. Alors que le premier livre fait résonner, dans une France que les promoteurs du débat sur l’identité nationale qualifieraient de vraie, réelle ou profonde, la culture arabe et le goût de la narration et de la digression, la sensualité que ce livre recèle trouve à se prolonger dans le roman libertin écrit anonymement par Denis Diderot en 1748. On verra aussi que les ouvrages censurés de ses pairs, Voltaire et Rousseau, font également partie des biens distribués par les Mandrins. De bien étranges relations ou corrélations entre l’érotique, le philosophique et l’économique sont ainsi tissées par Les Chants de Mandrin. C’est que la censure s’exerce sur les deux premiers (et il se trouve d'ailleurs que, à rebours des clichés, les libertins du 17ème et 18ème siècle étaient des auteurs matérialistes dont l'hédonisme soutenait leur athéisme), pendant que le troisième est assujetti aux pressions de la plus-value commerciale et de la taxe fiscale collectée au bénéfice de l’ordre royal par les fermiers généraux (et à laquelle correspondrait aujourd’hui l’idée sarkozyste et oxymorique d’une « TVA sociale » : cf. Deux nouveaux reculs signés Sarkozy : "TVA sociale" et "accords de compétitivité"). Censure ou police royale et fiscale, c’est itou comme on l'aurait dit alors. L’économie alternative de la connaissance dissensuelle qui rompt le partage habituel du sensible s’expose logiquement à une sensualité à laquelle nous avait déjà habitué Rabah Ameur-Zaïmeche, notamment dans sa capacité à inscrire, avec l'aide de son opératrice Irina Lubtchansky présente depuis Dernier maquis, son image numérique dans une perspective picturale aboutie (on pense par exemple souvent ici aux scènes éclairées à la bougie des toiles de Georges de La Tour, aux natures mortes de Jean Siméon Chardin ou bien lors de la séquence du marché à certaines peintures de Lorenzo Tiepolo). Mais il se trouve aussi que la sensualité débouche sur une érotique affrontée pour la première fois par un cinéaste qui avait passé son tour au moment de Dernier maquis (en coupant toutes les séquences avec le personnage de la prostituée jouée par Nathalie Richard et disparue du montage finale). Cette fois-ci, les femmes qui retrouvent les Mandrins (et puis celle parmi eux, Mandrinette interprétée par Sylvia Albaret, la propriétaire des chevaux utilisés pour le film) dans un élan qui paraît devoir les arracher à un statut flottant de prostituée sont d’abord l’occasion des retrouvailles (filmées comme telles, joyeusement) avec l’actrice principale de Bled Number One, Meryem Serbah. Ensuite, une séquence d’amour est filmée par le biais d'une esthétique de la fragmentation digne de Robert Bresson et surtout de Jean-Luc Godard, ramassée dans quelques blasons magnifiques (le duvet d’un menton, une poitrine qui se soulève, les deux caressés par le soleil). La pudeur, loin de neutraliser la sensualité, la sublime, en même temps que cette sensualité est l’expression d’une nouvelle étape dans la trajectoire émancipée du cinéaste recoupant ainsi les trajectoires d’émancipation accomplies par la communauté des Mandrins, dans le contre-jour de la contre-bande historique et dans le sillage de l’héritage de celui qui leur a donné un nouveau nom (ainsi que quelques surnoms préfigurant la pratique des pseudonymes chez les militants communistes ou anarchistes, comme Malice, Ma Noblesse, La Buse, Court-Toujours, Tambour, La Flûte, Mandrinette et Blondin – ce dernier interprété par Nicolas Bancilhon, le monteur du film, a ainsi passé la rampe filmique, à l'image de Sylvia Albaret, et comme y invite déjà Rabah Ameur-Zaïmeche).

 


« Une communauté politique n’est pas l’actualisation de l’essence commune ou de l’essence du commun. Elle est la mise en commun de ce qui n’est pas donné comme en-commun : entre du visible et de l’invisible, du proche et du lointain, du présent et de l’absent » déclare Jacques Rancière (La Mésentente, ibid., p. 186), qui poursuit ainsi : « Cette mise en commun suppose la construction des liens qui rattachent le donné au non-donné, le commun au privé, le propre à l’impropre. C’est dans cette construction que la commune humanité s’argumente, se manifeste et fait effet » (p. 186-187). Quel autre grand philosophe français contemporain traite également de la question du commun de la communauté, de l’« en-commun » qu’elle propose dans l’intervalle de ses sujets, sinon Jean-Luc Nancy, lui qui a pu demander si la communauté n’était pas « le partage de l’espacement même selon lequel il y a des singularités » (in Le Sens du monde, éd. Galilée, 1993, p. 168) ? Si Jean-Luc Nancy a pu écrire sur les images (Au fond des images, éd. Galilée, 2003) ou le cinéma (L’Evidence du film. Abbas Kiarostami, éd. Yves Gevaert, 2001), s’il a pu inspirer quelques-uns des films des cinéastes français parmi les plus intéressants de ces dernières années, comme La Blessure (2004) de Nicolas Klotz et L’Intrus (2004) de Claire Denis (tous les deux influencés par le texte L’Intrus que Nicolas Klotz avait déjà monté sur scène en 2001), ou encore Adieu (2003) d’Arnaud des Pallières qui s’appuie sur quelques passages de La Communauté désœuvrée (éd. Christian Bourgois, 1986), il est enfin devenu grâce au film de Rabah Ameur-Zaïmeche un corps de cinéma. Et l’homme qui incarne l’imprimeur Jean-Luc Cinan (retournement en verlan du nom du philosophe !), célébré par Bélissard comme si son interprète Rabah Ameur-Zaïmeche avouait sa félicité d’avoir pu intégrer dans son film le corps du philosophe, prête sa chair afin de rendre manifeste la sensualité propre au travail du bois devenant pâte à papier. Il est évident que l’imprimerie, filmée à partir des lignes de son mobilier intérieur afin de ressembler à l’usine de palettes de Dernier maquis, représente moins comme dans ce dernier film le théâtre du surgissement d’une « communauté inavouable » comme l’aurait dénommé Georges Bataille (celle des prolétaires musulmans exploités par leur musulman de patron qui use de leur religion commune comme d’une pression au consensus), qu’un opérateur de renforcement et d’intensification du geste communautaire des Mandrins. Et ce renforcement se matérialise ici sous la forme de la copie et la reproduction des « Chants de Mandrin », cette chanson de geste qui peut dès lors jouir d’être multipliée et disséminée dans toute la région. Si la chanson de geste est bien l’expression privilégiée du geste communautaire des Mandrins, c’est alors pour célébrer les noces de l’esthétique et de la politique, de la sensualité et de la joie dans la sécession libertaire et le militantisme réfractaire. Si Jacques Rancière parle de l'« en-commun », et si Alain Badiou parlerait plutôt d'un « communisme sans communauté », Jean-Luc Nancy insiste quant à lui sur la persistance de l'idée communautaire par-delà la faillite avérée des projets politiques qui ont voulu forcer au cours du 20ème siècle la réalisation dans la sphère étatique du communisme, et qui ont réalisé à coup de communion idéologique le totalitarisme réel : « il n'y a pas la communion, il n'y a pas d'être commun, il y a l'être en commun (…) Le sens de l'être n'est pas commun – mais l'en-commun de l'être transit tout le sens » (La Communauté désœuvrée, ibid., p. 208). Cette ontologie de « l'en-commun », de « l'être-en-commun » (ibid., p. 72) ou de « l'être-avec » (in La Communauté affrontée, éd. Galilée, 2001, p. 42) est ce qui, par-delà les êtres mortels et finis partageant une même communauté exposant à tous leur mortalité et leur finitude communes, prouve « la résistance et l'insistance de la communauté [en son caractère] inavouable » (La Communauté désœuvrée, ibid., p. 104 – pour la petite histoire, c'est le texte de Jean-Luc Nancy intitulé « La Communauté désœuvrée » et publié en 1983 dans le numéro 4 de la revue de Jean-Christophe Bailly Aléa qui a décidé Maurice Blanchot à lui répondre avec La Communauté inavouable publié la même année aux éditions de Minuit). Comment alors se manifeste dans Les Chants de Mandrin le partage d'un lieu minoritaire séparé (et contestant à partir de cette séparation même) des lieux majoritaires ? « Rien n'est plus commun aux membres d'une communauté, en principe, qu'un mythe, ou un ensemble de mythes » est la réponse du philosophe Jean-Luc Nancy (La Communauté désœuvrée, idem), pendant que l'acteur Jean-Luc Nancy interprète le rôle de l'homme qui va techniquement permettre la publicisation de l'héritage poétique et politique de Louis Mandrin. Le mythe ici, ce n'est pas le grand récit archéologique d'une origine sacrée qui a souvent renforcé dans l'imaginaire les idéologies réactionnaire (notamment le nazisme comme l'ont montré Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe : Le Mythe nazi, éd. L'Aube, 1991). Ce n'est pas le « mythème » mais le « poème » comme l'aurait encore distingué Philippe Lacoue-Labarthe. C'est ce poème en quatre chants et vers dits burlesques. Ce sont aussi les neuf strophes de « La Complainte de Mandrin » écrite par le marquis en hommage au contrebandier, qu'on entonnait à l'époque de la Commune de Paris puis dans les mouvements de jeunesse de gauche durant l’entre-deux-guerres, et que Rabah Ameur-Zaïmeche a appris enfant. La vielle à roue succède aux roues de la machine à imprimer, et Jacques Nolot  à Jean-Luc Nancy dans le rôle du marquis chantant la complainte dans une séquence à la frontale théâtralité quasi-brechtienne, pendant que la réalité historique (Louis Mandrin est mort roué de coups) s'efface au profit d’une légende qui sublime allégoriquement le particulier dans l’universel (« Monté sur la potence / Je regardai la France »). La machine se met en branle, et c'est une joie collective (« Pour la joie », crient les Mandrins avant l'assaut) pour des contrebandiers qui ressemblent tant aux brigands de Schinderhannes, l'un des poèmes du recueil Alcools (1913) d'Apollinaire. C'est Dionysos qui fait que « un se divise en deux » (Mao), que le présent se sépare et se désidentifie de l’existant pour se reconnaître et s’identifier de manière fulgurante dans ce passé revenu d'entre les amnésies. C'est Rabah Ameur-Zaïmeche qui alors se joint à Jacques Nolot (cet acteur qui est un aristocrate sans effort, aussi impérial ici qu'il l'est dans L'Apollonide. Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello), pour pousser la complainte dans le double registre esthétique de l'identité du groupe séparé que les Mandrins héritent de Mandrin, et de la déclaration de guerre à la France de l'injustice et de l'inégalité contre laquelle ils opposent leur France éternelle, belle parce que rebelle. La communauté des Mandrins est une association ouverte au divers et à la relation, aux personnes « sans feu ni lieu » comme on disait alors, et dont le geste soutenu par une chanson de geste concilie esthétique et politique, festivité et militantisme, au-delà du sérieux un peu triste des organisations politiques habituelles, libertaires comprises. Le poème de cette communauté inavouable et affrontée, c'est la légende de l'autonomie et de l'égalité, fabulée hier, toujours rêvée aujourd'hui, et qui demande pour éternellement résonner rien d'autre que la fidélité de ses immortels sujets.

3/ Un passage obligé de la subjectivation politique : la fidélité

Christian Ruby, insistant sur la question de la subjectivation comme étant ce processus qui, dans la philosophie de Jacques Rancière (mais aussi d'Alain Badiou d'ailleurs), ne précède pas mais découle de l’imprévisible rencontre avec le dissensus politique, dit effectivement que « Rancière affirme que le sujet de la subjectivation, celui qui prend part, celui qui prend la parole, le sujet politique même, n’existe justement pas avant l’action, avant la révolte, le soulèvement, l’arrachement ou le décrochage, comme sujet déjà constitué se lançant ensuite dans la politique. C’est la subjectivation qui fait exister le sujet » (L'Interruption, ibid., p. 102). Les Chants de Mandrin s'attache particulièrement à montrer trois itinéraires de subjectivation dans le courant desquels les sujets progressivement se politisent en fidèles de l'événement dont ils entretiennent l'héritage. Nous avons vu Jean Sératin le colporteur, qui rejoint un peu par hasard la bande des Mandrins et qui, en faisant l'expérience brutale de l'incarcération levée grâce à l'intervention des hommes rassemblés autour de Bélissard, s'offre totalement à leur communauté. Nous avons vu le déserteur, l'insoumis qui se fera appeler Court-Toujours, qui rencontre également par hasard le groupe des contrebandiers qui le soignent, en retour de quoi il donne aux Mandrins sa vie sauvée afin d'être des leurs. L'exposition hasardeuse au risque de sa propre mort est un moment privilégié du geste communautaire pour faire comprendre à l'individu que la libre association, que « l'être-en-commun » qui est un « être-avec », est une dette qui n’est pas une créance (parce qu’elle est choisie et comprise comme telle, et susceptible de toutes les interruptions : cf. Des nouvelles du front cinématographique (61) : L'Apollonide de Bertrand Bonello), et qui arrache symboliquement de notre condition biologique d’animal fini et mortel. Et nous venons d’évoquer le marquis, celui qui doit déjà faire l'expérience douloureuse de la marche pour marcher dans les pas du colporteur Sératin et en ressentir l'identité de prolétaire, alors que ce dernier ne peut quant à lui supporter, par manque d'habitude, les mouvements cahotants de sa voiture, signe extérieur de richesse. Les différences de classe (la voiture pour le prolétaire lors d’une séquence comique, la marche pour l'aristocrate dans une autre plus sensuelle) s'éprouvent physiquement, en même temps qu'ils se répondent dans un flottement mêlant le comique comme le sensuel au sérieux, et le trouble du documentaire à l'élément de fiction (le vomi de Sératin serait-il celui réel de l'acteur ? Les pieds enflés du marquis le sont-ils réellement pour son interprète ?). Mais c'est au final le marquis qui devra rejoindre le prolétaire, puisque c'est ce dernier qui appartient à cette classe, la seule ayant une portée réellement universelle, celle qui contient la promesse de « la dissolution de toutes les classes » (Karl Marx). Trois cas, autrement dit trois parcours de subjectivation dont l'un des passages obligés est la question de la fidélité (sous la double forme pratique de la dette contractée envers le groupe et de l'héritage de celui dont l'Immortalité engage l'éternité de l'idée qu'il a incarnée). La pensée philosophique d'Alain Badiou (cf. De quoi Sarkozy est-il le nom ?), qui pose à l’instar de Jacques Rancière la question de la subjectivation, distingue parmi d'autres trois concepts-clé : l'événement, la fidélité, la vérité. Alors que « l'événement, qui fait advenir ''autre chose'' que la situation, que les opinions, que les savoirs institués (…) est un supplément hasardeux, imprévisible, évanoui aussitôt qu'apparu (…), la fidélité, qui est le nom du processus : il s'agit d'une investigation suivie de la situation, sous l'impératif de l'événement lui-même ; c'est une rupture continuée et immanente ». Pendant que « la vérité proprement dite (…) est ce multiple interne à la situation que construit, peu à peu, la fidélité ; qui est ce que la fidélité regroupe et produit » (in L'Ethique. Essai sur la conscience du mal, éd. Nous, 2003, p. 91-92). L'événement, c'est, dans Les Chants de Mandrin, la rencontre hasardeuse avec le groupe des Mandrins dont les actions viennent supplémenter et excéder, faire disjoncter la réalité existante. Il faut voir encore, autre exemple, comment l’affrontement des soldats et des Mandrins est réglé en fonction d’un jeu de faux-raccords empêchant de leur constituer un espace commun, dans le même mouvement où le montage d’une barricade fait éclater la réalité historique puisqu’elle semble anticiper celles de juin 1848, de la Commune de 1871 et de Mai 1968, voire les palettes de l’usine de Dernier maquis détournées par les ouvriers en révolte pour dresser contre le propriétaire des lieux les murs d’une impropriété plus fondamentale (d’une « propriation » comme va bientôt s’en expliquer Jean-Luc Nancy). La fidélité, c'est le prolongement dans la durée de cette rencontre dont l'une des plus importantes procédures consiste en la forme collective du geste communautaire. La vérité, c'est la disjonction de la justice des Mandrins en regard de la loi royale au nom de l'éternelle idée d'une commune égalité soutenue jusque dans la mort par l'Immortel Louis Mandrin. « La Complainte de Mandrin » constitue le poème de la rencontre événementielle entre l'éternité de l'idée et l'immortalité de ses sujets. Le déserteur, le colporteur, le marquis (on peut leur adjoindre bien sûr l'imprimeur Cynan) : trois parcours de subjectivation, trois manières d'être arraché et décroché, de s’identifier en se désidentifiant, d'être non plus assujetti mais un sujet. « Sujet désigne la capacité de ce qui pourrait être appelé ''propriation'' : l'engagement dans une relation ou dans un lien, un rapport, une communication qui n'a rien à faire, en soi avec la possession de quelque chose – et qui d'ailleurs est possible aussi avec les objets qu'à l'ordinaire nous possédons et qui, dans ce rapport, ne sont plus ''objets'' d'un ''sujet'' mais eux-mêmes en position d'autres sujets » (Jean-Luc Nancy, « Communisme, le mot » in L'Idée du communisme [sous la direction d'Alain Badiou et Slavoj Zizek], éd. Lignes, 2009, p. 207). La communauté libertaire et égalitaire (donc non-communautariste, parce que non-substantielle, non-biologique) des Mandrins, dans l'entre-exposition de ses sujets, est alors semblable aux feuilles de papier qui sèchent afin d'éviter, d'après les paroles de l'imprimeur Cynan, que l'écart ou l'intervalle les séparant les unes des autres soit oblitéré suite à l'intrusion du vent du dehors. Dans la langue d'Alain Badiou, le sujet est un « corps de vérité » comme « résultat de l'incorporation aux conséquences de l'événement de tout ce qui, dans le monde, en a subi maximalement la puissance » (in Second manifeste pour la philosophie, éd. Fayard-Ouvertures, 2009, p. 104).

 

Les chevauchées passées des Mandrins (repassées au présent par Rabah Ameur-Zaïmeche), la fidélité dans l’héritage de Mandrin l'Immortel (dont le nom est le tenant lieu de l'événement aboli, comme le dirait de manière mallarméenne Alain Badiou : Entretiens. 1, éd. Nous, 2011, p. 69), l'éternelle vérité de l'égalité et de la justice que son corps a supporté jusque dans la mort : voilà les phases d'un processus de subjectivation tel qu'il est décrit dans le film de Rabah Ameur-Zaïmeche. Dire comme Alain Badiou que : « Le Sujet fidèle est incorporation » (ibid., p. 107), c'est alors poser que le sujet de l'égalité est inséparable du chant de l'égalité, que le sujet politique est indissociable du sujet esthétique, que la domination des propriétaires s’efface au profit d’une « propriation » au fond plus primordiale, que la fiction est inséparable du documentaire qui en vérifie présentement l'actualité, et que les hors-la-loi de l'identité nationale, réfractaires, égalitaires et libertaires, sont ce qui peut arriver de mieux à une société qui substitue à la question du règlement des inégalités sociales les passions destructrices des « cultures ataviques » et des « identités-racines » (Edouard Glissant). Dans le dernier plan du film, après que la fête soit terminée, apparaît comme une étrange nuit brouillée au-dessus de la tête du marquis. Jusqu'à ce que deux bulles lumineuses, tels deux astres bien étranges, glissent de gauche à droite. Il semblerait que nous ayons affaire aux phares de deux voitures, affirmant ainsi dans un extraordinaire court-circuit, comme une autre « image dialectique » benjaminienne, l'époque contemporaine que prolongent tantôt l'arabisation tantôt l’électrification des sons tirés par Valentin Clastrier de sa vielle à roue lors du générique final (comme en rappel des distorsions électriques improvisées en Algérie par le musicien Rodolphe Burger dans Bled Number One). Le geste communautaire des Mandrins aura été, dans l’indispensable film de Rabah Ameur-Zaïmeche (qui en rêvait déjà l’existence depuis Wesh, wesh, qu’est-ce qui se passe ?), l’affirmation des puissances de l’association et de « l’identité-relation » comme la nomment Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, celles qui nous autorisent à nous désidentifier du discours de l’identité nationale dont l’État serait le gardien et le propriétaire, en nous proposant à la place et à rebours de formes de militantisme (gauchiste) épuisées (cf. Des nouvelles du front cinématographique (11) : au commencement, Nanni Moretti) sinon désastreuses (cf. Des nouvelles du front cinématographique (5) : United Red Army (2008) de Koji WAKAMATSU), les joies sensuelles et dissensuelles de l'universelle « propriation » et de l’invention esthétique propre à une politique qui ne peut pas ne pas être celle de l'émancipation et de l'égalité : « Au fond, est politique d'émancipation toute politique à travers les événements et les fidélités de laquelle ce qui est en jeu est une venue de la singularité du collectif à lui-même dans une soustraction à sa captation par la figure de l’État » (Alain Badiou, Entretiens. 1, op. cit., p. 230).

 


 

Lundi 13 février 2012


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