Des nouvelles du front cinématographique (70) : si loin l'étranger, si proche le migrant sans-papiers

« Si la chasse aux étrangers en situation irrégulière est une constante des politiques publiques depuis le début des années 1970, les années 2000 ont vu s'accélérer sa rationalisation administrative et réglementaire : elle s'intensifie et prend une dimension transversale, étendant l'impératif de la traque au-delà des services traditionnellement chargés du gouvernement des étrangers » écrivent les auteurs de On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite (éd. La découverte, coll. « Cahiers libres », 2011, p. 10-11). Les sociologues Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et la journaliste Lucie Tourette qui ont écrit cet ouvrage ont produit l'enquête collective la plus passionnante à ce jour consacrée à la grève des travailleurs sans papiers initiée le 15 avril 2008. Combinant observations directes (sur des piquets de grève et des assemblées générales de grévistes par exemple), collecte d'archives (entre autres tracts syndicaux et circulaires ministérielles) et une bonne centaine d'entretiens avec les divers acteurs de ce mouvement social (des travailleurs en grève et des syndicalistes, aux employeurs et représentants de l'État en passant par les associatifs soutenant le mouvement), On bosse ici, on reste ici ! rend manifeste l'étrange situation faite, particulièrement en France, aux travailleurs migrants brutalement soumis à un régime contradictoire fait tout à la fois d'invisibilité oppressive et de visibilité transgressive : « On dit souvent que les sans-papiers sont "invisibles". En réalité, ils ne sont pas tant invisibles que camouflés, habitant, circulant et travaillant parmi les autres habitants du pays grâce à une identité d'emprunt ou de faux papiers. Le resserrement de l'étau administratif et la rationalisation du régime de citoyenneté réduisent aujourd'hui les possibilités de camouflage. Ils forcent les personnes à choisir entre une invisibilité marginalisante (en se cachant sous une fausse identité ou dans le travail au noir, par exemple) et deux types de visibilité : soit on devient visible contre son gré à travers les interpellations, rétentions et expulsions ; soit on le devient volontairement à travers la lutte » (opus cité, p. 15). Un film parmi d'autres, Moonlighting (Travail au noir en français) tourné en quatrième vitesse par Jerzy Skolimowski lors de l'hiver 1981-1982, avait bien su montrer cette « invisibilité marginalisante » vouant des ouvriers polonais à raser les murs de la rue abritant la maison qu'ils retapaient dans la banlieue londonienne au début des années 1980, au moment même où là-bas, au pays, le syndicat Solidarnosc faisait trembler le vieux pouvoir bureaucratique et militaire en ouvrant grand un espace de visibilité et d'audibilité dédié à l'utopie d'un socialisme non plus autoritaire mais autogestionnaire. Ce film pourrait rétrospectivement apparaître comme un signe avant-coureur des changements idéologiques qui allaient affecter en Europe la figure du travailleur migrant : « Dans les années 1980, le discours peu à peu dominant a accrédité l'idée que l'immigration serait surtout un "problème". Curieusement, l'immigration n'en posait aucun quand, jusqu'à la fin des années 1960, le patronat faisait entrer et s'installer plus de 300.000 étrangers par an. Cette évolution des croyances collectives est en elle-même la preuve que l'étranger est le plus souvent perçu comme un instrument de travail et que sa légitimité tient à son utilité pour la machine économique. Il n'a ainsi guère de valeur en soi » (Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise, éd. Syllepse et Fondation Copernic, 2001, p. 9). A ceci près, pour ce qui nous intéresse ici, que concernant la France, et en regard de l'histoire coloniale qui a été la sienne, les politiques migratoires allaient être indexées sur la mobilisation utilitaire de « ressources humaines » disponibles et issues des anciennes colonies. Il suffit seulement de retenir les propos tenus publiquement par l'un des représentants du pouvoir politique, par exemple Roselyne Bachelot qui était alors députée RPR en 1999, pour se convaincre du cynisme utilitariste régissant la question des politiques migratoires : « Il faut avoir le courage ou le cynisme de dire que nous allons nous livrer à une démarche néocolonialiste de grande envergure pour assurer la survie de nos sociétés postindustrielles vieillissantes. Après avoir pillé le tiers-monde de ses matières premières, nous nous apprêtons à le piller de ce qui sera la grande source de richesse du troisième millénaire : l'intelligence » (cf. « Alain Juppé a raison » in Le Monde, 22 décembre 1999 cité par Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise, op. cit., p. 44). Si le travailleur migrant figure à son corps défendant l'un des enjeux déterminant le débat politique depuis maintenant trente ans, avec une gauche institutionnelle affichant toujours plus d'autoritarisme afin d'éviter la rituelle critique du laxisme adressée par ses adversaires de droite, et avec une droite qui n'a pas cessé d'« extrême-droitiser » son discours et d'accentuer le tour répressif de son arsenal législatif depuis dix ans, c'est qu'il incarne exemplairement la contradiction éprouvée par les États-nations contemporains ébranlés par la mondialisation du capitalisme : alors que la société capitaliste française exige une main-d'œuvre bon marché, exploitable et corvéable à merci pour tout un segment du travail (bâtiment, restauration, nettoyage) le plus dévalorisé du point de vue du salariat national, le nationalisme propre à l'idéologie républicaine valorise les nationaux au détriment des étrangers stigmatisés afin de leur apporter une protection autant sociale que symbolique par rapport aux ravages de la mobilité transnationale du capital. La quadruple leçon de la grève des travailleurs sans-papiers de 2008 aura donc consisté en premier lieu à affirmer que les travailleurs, quelle que soit leur nationalité, qui participe à la production des richesses nationales, ont droit à l'ensemble de leurs droits sans exclusive, en deuxième lieu à donner l'exemple aux autres salariés nationaux de la nécessité d'un combat commun pour arracher une avancée des droits bénéfique à l'ensemble du monde du travail, en troisième lieu à montrer que les délinquants transgressant la loi ne sont pas les travailleurs sans-papiers mais les patrons qui les exploitent en profitant d'une législation qui les fabrique en institutionnalisant la clandestinité, et en quatrième lieu à prouver l'hypocrisie des gouvernements de droite qui se sont succédés depuis dix ans en promouvant une « chasse aux sans-papiers » qui n'a pas d'autre fonction idéologique que, outre de terroriser les travailleurs migrants, satisfaire la frange la plus « extrême-droitière » de son électorat. Trois films montrés ces derniers mois et issus d'horizons cinématographiques divers, Qu'ils reposent en révolte (des figures de guerres) de Sylvain George, Le Havre d'Aki Kaurismäki et Low Life de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, se sont ainsi puissamment saisis de la figure du travailleur migrant confiné à la marginalité et la clandestinité, non pas pour la réifier dans la posture misérabiliste de la victime privée de parole et seulement susceptible de charité, mais pour en exprimer le potentiel de dignité et de combativité. Parce que ce travailleur, si loin que soit son pays d'origine, et si proche que soient les lieux de son existence dominée, n'est l'autre que pour autant que nous sommes son autre. Et, étant l'autre de cet autre, nous reconnaissons en lui le double tort que nous subissons, à la seule différence que nous le subissons seulement moins fort : la subordination capitaliste et l'assujettissement au national-étatisme.

1/ Qu’ils reposent en révolte (des figures de guerres) de Sylvain George (2010) : Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !

« Le terme de ‘‘frontière’’ est extrêmement polysémique. Ce sera l’une de mes hypothèses qu’il est en train de changer profondément de sens. Les frontières des nouvelles entités politico-économiques, dans lesquelles on tente de préserver les fonctions de souveraineté de l’État, ne sont plus du tout situées sur le bord des territoires : elles sont dispersées un peu partout, là où s’effectue, où se contrôle, le mouvement des informations, des personnes et des choses, par exemple dans les villes cosmopolites. Mais c’est aussi l’une de mes thèses que les zones dites périphériques où s’affrontent les cultures laïques et religieuses, où se creusent et se tendent les différences de prospérité économique, constituent le creuset de la formation du peuple (dèmos), sans lequel il n’y a pas de citoyenneté (politeia) au sens que ce terme a acquis depuis l’Antiquité dans la tradition démocratique » (Etienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, éd. La Découverte & Syros, 2001, p. 15-16).

 

 

Sangatte est l’un des noms qui désignent dans la France contemporaine la frontière en tant qu’elle sert à la fois à marquer la souveraineté territoriale d’un Etat dépositaire du monopole de la violence légitime, comme à circonscrire « le creuset de la formation du peuple, sans lequel il n’y a pas de citoyenneté » (Etienne Balibar). La question politique posée par toutes les personnes administrativement dénommées « étrangers irréguliers » ou « migrants illégaux » consiste précisément à repenser à nouveaux frais le double motif d’un peuple émancipé de toute inclusion nationale et d’une règle juridique sauve de tout assujettissement étatique. Exclure la multitude des étrangers, autrement dit l’inclure dans les dispositifs les plus brutaux et dégradants, c’est corrélativement affaiblir le peuple des inclus de la communauté nationale dont la qualité juridique ne vaudrait alors que négativement, contre les autres qui en menaceraient l’intégrité, l’homogénéité et l’unité. « Mais lorsque, par une nécessité structurelle, les critères de distinction et de tri deviennent violemment discriminatoires, lorsque l’exclusion des ‘‘autres’’ n’est plus simplement le corrélat logique de l’inclusion des ‘‘uns’’, mais ce qui menace de la rendre impossible ou illusoire, et que l’identité politique ne peut se concevoir ou se réassurer qu’en se transformant en communautarisme national à l’exemple de ce qu’elle prétend combattre, c’est qu’il faut changer de méthode » (opus cité, p. 92).

 

 

En 1999, le gouvernement de Lionel Jospin institue avec l’autorité préfectorale et la Croix-Rouge un centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire qui est installé dans une vieille usine ayant appartenu à Eurotunnel et qui peut accepter 200 migrants, pour la plupart originaires d’Afghanistan, du Pakistan, du Kurdistan, du Kosovo et d’Irak.

 

 

En novembre 2002, Nicolas Sarkozy alors ministre de l’intérieur sous la présidence de Jacques Chirac ordonne le démantèlement du centre. Les migrants disséminés tout le long du littoral, auxquels s’y ajoutent de nouveaux, fabriquent un camp de fortune, presque un village : c’est la « jungle de Sangatte » dans laquelle vivent dans des conditions extrêmement précaires environ 800 migrants déclarés illégaux, et qui sera détruite le 22 septembre 1999 par une vaste opération de police ayant entraîné l’interpellation de plus de 250 personnes (dont des militants des associations No Border et Salam).

 

 

En dix ans, ce sont donc trois opérations de gestion indistinctement policière et communicationnelle qui, par-delà les clivages traditionnels entre la gauche et la droite, se sont effectués sur le dos des migrants afin d’exprimer dans le même mouvement idéologique l’irréductible et inassimilable altérité dont le peuple des autres serait l’incarnation et, partant, le renforcement identitaire du peuple des uns se fantasmant homogène et unifié. Ce glissement entre la contradiction principale (la lutte des classes désormais passée du niveau national au niveau international et qui aura également cette dernière décennie traversé la région par ailleurs ouvrière et sinistrée du Calaisis victime de la déstructuration de son tissu industriel) et une contradiction secondaire et idéologiquement fallacieuse (la lutte des nationaux inclus dans l’État contre les étrangers exclus par l’État) est ce contre quoi justement lutte avec une indéniable énergie militante Qu’ils reposent en révolte (des figures de guerres) de Sylvain George.

 

 

Son documentaire, tourné entre 2007 et 2010 et multi-récompensé, vise alors autant à rendre sensible la puissance de résistance subjective et collective opposée par la multitude des migrants à la violence légale et illégitime des dispositifs étatiques, qu’à déconstruire les représentations dominantes reconduisant les clichés misérabilistes et xénophobes, voire racistes, relayés quotidiennement par la sphère médiatique et politicienne.

 

 

« Cette vue est proche de ce que, plus récemment, Jacques Rancière a tenté de reformuler en expliquant que, depuis les origines mêmes de l’idée de démocratie, la mesure de l’égalité réelle pour tous dans l’espace politique est constituée par la reconnaissance de la ‘‘part des sans-parts’’, autrement dit la transformation active des processus d’exclusion – notamment celles des pauvres, mais aussi d’autres catégories discriminées – en processus d’inclusion dans la cité, qui révolutionne la politique » (op. cit., p. 186). Ce dont souffre l’étranger – et cette souffrance morale, mais parfois aussi physique, se trouve juridiquement légitimée – consisterait alors dans la confusion idéologique entre citoyenneté et communauté nationale. Et cette confusion volontaire, qui trahit le soubassement nationaliste de l’idéologie républicaine, détermine une entreprise littéralement incivile, autrement dit destructrice d’un espace politique commun.

 

 

Ce sont les États et les super-États du genre de l’Union européenne qui font preuve d’incivilités (policières et judicaires, administratives) envers les étrangers dont la bataille collective pour sortir de l’enfer de l’irrégularité juridique (et donc de l’infériorité et de la minorisation sociales) permet dans le même mouvement le réajustement entre citoyenneté et civilité, et corrélativement le désajustement nécessaire entre citoyenneté et communauté dont l'identité est désirée par tous les nationalismes. Stigmates sur les corps et graffiti sur les murs, déchets attestant d’une présence encore brûlante de migrants récemment enfuis et vêtements accrochés à des fils de fer barbelés, paroles dites face caméra ou chantées, différence d’intensité entre les images (toutes) en noir et blanc et les enregistrements sonores : c’est toute une esthétique du faux-raccord et du choc des hétérogènes, mais surtout de la trace et de l’intervalle que met en œuvre le documentaire de Sylvain George afin d’instituer un système de signes qui exprimerait dès lors l’écriture en cours d’un texte encore aujourd’hui illisible pour la classe dominante.

 

 

Ce texte est celui d’une nouvelle juridiction universelle, car séparée des logiques de subordination aux États-nations, une nouvelle table de la loi qui voudrait sauvegarder la question de la citoyenneté en la dés-identifiant de celle de la nationalité, une nouvelle règle de droit égalitaire qui serait universellement inclusive et sans reste, et qui aurait la force de disloquer l’état d’exception institué pour tous, nationaux inclus et étrangers exclus, et par les États-nations (particulièrement du bloc occidental). « Dans le champ de tensions de notre culture agissent donc deux forces opposées : l’une qui institue et qui pose, l’autre qui désactive et dépose. L’état d’exception constitue le point de leur plus grande tension et, en même temps, ce qui, en coïncidant avec la règle, menace aujourd’hui de les rendre indiscernables. Vivre sous l’état d’exception signifie faire l’expérience de ces deux possibilités et, cependant, en séparant chaque fois les deux forces, tenter sans cesse d’interrompre le fonctionnement de la machine qui est en train de mener l’Occident à la guerre civile mondiale » (Giorgio Agamben, Etat d’exception. Homo sacer, II, 1, éd. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003, p. 146-147).

 

 

La multiplicité de contre-dispositifs mobilisés par le documentariste dans son entreprise de contestation tout autant esthétique que politique témoigne d'une sincère générosité à l'adresse des sujets filmés. Titre inspiré par un poème d’Henri Michaux, citation de la Critique de la violence (1921) de Walter Benjamin, images en noir et blanc saturés ou passées en négatif, sautes sonores et visuelles continuelles, corps des migrants filmés comme des anges pasoliniens ou des dieux de la brousse rouchiens, contre-plongées pour magnifier leurs paroles, musique finale du musicien free jazz Archie Shepp reprenant un classique négrospiritual intitulé Motherless Chile, formules énigmatiques répétées de façon intervallaire par la voix blanche de Valérie Dréville : Sylvain George se lance donc dans la bataille du sensible relative à la justice des peuples hétérogène à la loi des États, en lançant dans la nuit policière des fusées nourries par le feu du meilleur cinéma poétique et militant du siècle passé. Comme s’il s’agissait de produire les contre-archives d’un présent divisé entre une actualité archaïque de l’État d’exception et l’inactualité utopique de la rédemption révolutionnaire. Comme s’il s’agissait de dresser, pendant les 150 minutes au long cours de son film, le poème épique et lyrique (on pense, notamment lors du démantèlement de la « jungle », à Kashima Paradise tourné au Japon en 1971 par Yann Le Masson et Bénie Deswarte) adressé au peuple cosmopolite de l’avenir.

 

 

Certes, tout cet attirail référentiel et intellectuel risque souvent aussi d’écraser des figures dont le pragmatisme dans la survie peut se suffire largement à lui-même. Si le feu d’artifice formel et philosophique est un bon moyen pour arracher la multitude migrante des pièges misérabilistes de la représentation dominante, il peut également bénéficier davantage à son artificier en termes de légitimation d’une posture radicale et artiste qu’aux personnes réelles dont il veut éclairer la dureté du parcours. Entre le noir et le blanc, entre la justice et le droit, entre la règle et l’exception, entre la société et l’Etat, ce sont donc autant d’intervalles qui peuvent aussi se retraduire du point de vue de Sylvain George en hésitations dans l’équilibre forcément instable entre la subjectivité artiste et l’objectivité documentaire, entre l’expression poétique et la démonstration militante. Ce n’est qu’un début (d’autres films tournés pendant la réalisation de son premier opus magnum sont déjà prévus), qu’il continue le combat, ce combat qui est notre combat.

2/ Le Havre (2011) d’Aki Kaurismäki : Le bleu du peuple

Le terme de populisme souffre d’une dépréciation idéologique accomplie par des intellectuels « antitotalitaires » comme Pierre-André Taguieff, à la fois persuadés que les extrêmes (gauche et droite) se touchent et se confondent, et que le peuple est censé désirer l’autoritarisme de l’un ou l’autre bord politique. Le discrédit jeté sur l’appel au peuple n’empêchera pourtant pas de rappeler que le populisme a historiquement désigné le courant artistique (particulièrement littéraire) puis politique qui, dans le courant du 19ème siècle, en Russie comme aux Etats-Unis, et avant l’imposition du discours marxiste au sein du mouvement ouvrier international, défendait la cause du peuple formé des travailleurs, paysans d'abord puis ouvriers, opprimés. Il aura fallu attendre le précieux travail d'éclairage de la politiste Annie Collovald (Le « Populisme du FN » : un dangereux contresens, éd. Croquant, 2004) pour arracher de la nécessaire critique du nationalisme raciste du Front National le terme de populisme afin de neutraliser le discours dominant de la politologie médiatique selon lequel les masses populaires seraient forcément autoritaires et dès lors censément désireuses de la solution politique la plus brutale.

 

 

Il est certes évident que le terme de peuple est retors, bien plus ambivalent politiquement que le concept marxiste de classe. Son caractère amphibologique, comme l’a fait justement remarquer Giordio Agamben, induit « une oscillation dialectique entre deux pôles opposés : d'une part l'ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l'autre le sous-ensemble peuple comme multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus ; là une inclusion qui se prétend sans restes, ici une exclusion qui se sait sans espoir ; à un bout, l'état total des citoyens intégrés et souverains, à l'autre la réserve – cour des miracles ou camp – des misérables, des opprimés, des vaincus » (in Moyens sans fins : notes sur la politique éd. Payot & Rivages, 2002 [1995 pour la première édition]), p. 41).

 

 

A partir de cette fracture (« biopolitique » ajouterait Giorgio Agamben dans la continuité philosophique de Michel Foucault) entre ces deux acceptions antagoniques, et sur la base disjonctive de l’élection politique de la seconde acception contre la première (non pas le Peuple mais le peuple, autrement dit les classes populaires si l’on veut subsumer le populisme sous le communisme), nous n’hésitons pas à affirmer que les œuvres cinématographiques, entre autres de John Ford et Pier Paolo Pasolini hier, de Pedro Costa et d’Aki Kaurismäki aujourd’hui, sont puissamment populistes. Parce que leur vision respective du peuple distingue celui-ci de son appropriation et de son incorporation étatiques. Que l’on ne s’y trompe pas : le succès critique du nouveau long métrage du cinéaste finlandais présenté en compétition officielle lors du dernier Festival de Cannes n’a pas empêché certaines piques de fuser afin de tenter de troubler le concert forcément toujours ambigu de l’éloge consensuel.

 

 

Si ces piques ratent leur cible (on pense ici particulièrement à l’injuste dureté des critiques de Jean-Philippe Tessé répétées à plusieurs reprises dans les Cahiers du cinéma de décembre 2011, n° 613), c’est qu’elles confondent le consensus critique (souvent rare et toujours minoritaire) avec le consensus idéologique réellement existant (souvent impensé et toujours majoritaire). Deux rapprochements fallacieux avancés par Jean-Philippe Tessé afin de décrier la faiblesse de la réelle portée politique du film Le Havre seront aisément réfutables. La référence au film de Jean-Pierre Jeunet, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001), afin de discréditer le film d’Aki Kaurismäki sous prétexte qu’ils conteraient pareillement la fable gentillette d’un peuple irréel à l’humanisme pittoresque et vieillot, repose sur l’idée implicite que la ville du Havre aurait été formellement dégraissée de toute sa pâte documentaire, à l’instar du Montmartre numériquement nettoyé du film de Jean-Pierre Jeunet. Pourtant, l’esthétique privilégiée par l’auteur de Au loin s’en vont les nuages (1996) ne consiste pas à retrancher du réel filmé, à l’aide de la palette graphique et des effets spéciaux numériques, les signes impurs d’une altérité qui serait dérogatoire en regard de la fiction racontée. Au contraire, il s’agit ici d’ajouter à ce réel les touches colorées (par exemple des affiches du cirque Fratellini) et picturales (les nuances bleu-clair tant affectionnés par le cinéaste finlandais) qui poussent la réalité documentaire du lieu en direction de sa sublimation fictionnelle.

 

 

La fiction ne consiste donc pas ici à effacer l’impureté ontologique de la réalité comme l’aurait dit André Bazin, mais bien à en radicaliser l’existence pour y planter la possibilité fictionnelle d’autres possibilités existentielles, individuelles et collectives. De la même façon, affirmer l’égalité formelle entre le traitement représentatif des enfants Rom de Polisse (2011) de Maïwenn Le Besco et le jeune migrant originaire du Gabon du film Le Havre est tout simplement faux. Quels rapports, sinon d’exclusion réciproque, existe-t-il entre la séquence des enfants tirés d’une réalité documentaire marquée par l'oppression afin d’effectuer une danse compensatrice servant à émouvoir les acteurs professionnels du film de Maïwenn Le Besco, et celles montrant un enfant dont la seule aspiration pour la réussite de son projet migratoire à destination de Londres ne nécessite absolument aucune explicitation ou émotion actorale pour s’accomplir ?

 

 

Blondin Miguel interprétant Idrissa ne propose pas aux acteurs professionnels (André Wilms, Evelyne Didi, Kati Outinen, Jean-Pierre Darroussin, Jean-Pierre Léaud – et aussi Pierre Etaix) d’entrer dans la danse mimée de la gaieté consensuelle afin de refouler hors-champ la violence sociale du dehors documentaire. Au contraire, acteur égal aux autres acteurs, il incarne l’un des termes forts d’une collectivité populaire et fragmentaire. Une « communauté désœuvrée » dirait Jean-Luc Nancy, ouverte sur son impérieuse capacité à une indiscutable solidarité, dès lors préservée de toute passion ou pression identitaire.

 

 

On va mieux s’en apercevoir, Le Havre ne propose pas une fiction consensuelle qui serait nostalgique (ou compensatoire comme c’est encore le cas avec le film-symptôme Intouchables, fable de l’ascension sociale qui substitue à la transformation de la structure d’ensemble de la domination l’élection individualiste par l'amitié friquée). Le film offre au contraire à notre regard le contrechamp politiquement salvateur aux représentations médiatiques et policières dominantes selon lesquelles les migrants seraient identifiés à l’indignité d’une vie dégradée provoquant tantôt la crainte xénophobe, tantôt l’apitoiement humaniste, tantôt encore la charité (post)chrétienne.

 

 

C’est la dernière pique, redondante car adressée à deux reprises dans les Cahiers du cinéma, et elle ne traduit que l’incompétence, sinon la bêtise crasse de son auteur. La séquence de l’ouverture du conteneur dans lequel se cachent depuis trois semaines des migrants illégaux serait-elle à ce point « immonde » ou « ignoble » parce qu’elle exposerait les corps propres, bien habillés ou colorés, d’une indignité dès lors formellement inconsistante ? D’une part, les reflets jaunâtres-brunâtres aux pieds des migrants manifestent la réalité d’incompressibles pressions physiologiques, en même temps que leur caractère discrètement pictural en neutralise aussi la naturalité obscène. La fiction n’est pas ici un substitut compensatoire, mais bien l’instrument dialectique d’une sublimation comme on l’a déjà dit. D’autre part, et corrélativement, la puissance affirmative des visages des migrants, fermes, durs et volontaires expose le vêtement symbolique d’une dignité éthique qui disparaît continuellement dans les représentations policières et médiatiques dominantes promouvant l’exhibition obscène d’une humanité déchue dans une souffrance abêtissante.

 

 

Le plan montrant la photographie affichée dans le journal du coin exhibe à la fois l'évacuation hors-champ des taches manifestant l'indignité subie, et le privilège iconographique accordée aux têtes baissées et aux yeux fermés de migrants dès lors séparés de la dignité dont ils sont capables, y compris dans l'immonde les frappant. Les migrants frappés par l’état d’exception les cantonnant dans l’invisibilité que sanctionne l’illégalité administrative de leur situation déchoient de trois façons dans cette « vie nue » dont a si bien parlé Giorgio Agamben : à la suite de la précarité de leurs conditions matérielles d’existence, de la violence policière administrée par l’Etat, et enfin de l’enregistrement médiatique de leur avilissement dès lors qu‘il est soustrait de l’analyse de ses raisons objectives. Il n’y a donc aucune nécessité pour un cinéaste d’ajouter une quatrième couche dans la monstration d’une indignité qui ne saurait pour autant faire oublier l’immense dignité dont les migrants font preuve, y compris dans l’épreuve, et qui n’est quant à elle quasiment jamais montrée ailleurs.

 

 

La fiction, avec ses personnages improbables et ses couleurs pastel, sa temporalité indécise et son ancrage ouvert aux quatre vents des origines nationales ou géographiques, sa dramatisation aplatie et son humour à froid, est le voile permettant de voir ce qui, sinon, brûlerait les yeux à force d’intolérable obscénité. Comme le bouclier d’Athéna qui permet, comme l’avait noté Siegfried Kracauer dans sa Théorie du film. La Rédemption matérielle de la réalité (éd. Flammarion, 2010), de voir et combattre l'horrible Gorgone Méduse sans être hypnotisé et statufié par son regard mortel. La fiction est bien cet alètheia (ce « dé-voilement » pour user ici d’un terme heideggerien) qui permet de vêtir une nudité insupportable pour ceux qui la vivent comme pour ceux qui en sont les spectateurs, tout en rendant manifeste le voile oublié de pudeur et de dignité offert par le visage des migrants à ceux qui les offensent, représentants de la police comme leurs chiens de garde médiatiques.

 

 

C’était déjà le regard informé par la peinture hollandaise de Pedro Costa filmant la tenue du peuple pourtant abîmé de Fontainhas dans En avant, jeunesse ! (2006). C'étaient aussi les effets de montage ainsi que le noir et blanc contrasté du documentaire épique Qu’ils reposent en révolte (des figures de guerres I) de Sylvain George tourné dans la « jungle » de Calais (dont il est d’ailleurs question dans le film d’Aki Kaurismäki). Et c’est désormais le bleu ciel du film Le Havre.

 

 

Entre la touche picturale de jaune-brun et les regards fixes et fiers de la séquence du conteneur dans Le Havre, il y a donc un écart esthétique par rapport au vil naturalisme de la réalité policière ou médiatique. Et cet écart, qui n’est pas synonyme d’effacement hygiénique ou de déni compensatoire, propose la relève dialectique d’une réalité reconnue mais inconnue, une réalité oubliée et ici dévoilée (« alètheia », c’est aussi le « a » privatif et l’oubli de « lèthè ») par une fiction qui en révèle les sublimes idéalités. D’une part, au cœur de l’avilissement des conditions matérielles du peuple des migrants, c’est la dignité déniée des sujets qui en sont les victimes mais qui ne se satisfont pas de la posture victimaire. D’autre part, dans la relative précarité des conditions d’existence du peuple des sédentaires, c’est aussi la dignité des sujets qui reconnaissent dans l’urgence de la situation connue la nécessité éthique de cette inconnue ou cette oubliée des idéologues de tous bords : la solidarité.

 

 

En ce sens, Le Havre est le parfait contrepoint au nouveau film de Robert Guédiguian sorti presque en même temps, Les Neiges du Kilimandjaro (2011) inspiré par le poème de Victor Hugo, Les Pauvres gens (et Jean-Pierre Darroussin fait évidemment le raccord entre les deux films). Sauf que la fable mi-pagnolesque mi-brechtienne plantée dans le décor connu du quartier marseillais de l’Estaque proposée par Robert Guédiguian insiste sur la contradiction au sein des classes populaires salariées entre les stables qui ont pu accéder à la propriété et les instables qui en sont exclus, aussi sur les effets idéologiques en termes de division déterminés par cette contradiction, et enfin sur l’autre contradiction qui pèse structurellement sur celle-là : la lutte des classes en régime capitaliste. C’est seulement cette insistance didactique sur une contradiction comme production secondaire de la lutte des classes (le peuple divisé des travailleurs) qui autorisait au bout du compte le geste de solidarité si bouleversant avec lequel se concluait Les Neiges du Kilimandjaro.

 

 

Le film d’Aki Kaurismäki expose pour sa part un peuple sans contradiction, au-delà de toute division, pour lequel la solidarité est une action qui, allant de soi, ne mérite donc pas que l'on en tire quelque profit. Même le flic (Jean-Pierre Darroussin) s’inscrit in fine dans l’entreprise de solidarité initiée par Marcel Marx (André Wilms), revenant de La Vie de bohème (1992), l'autre film du cinéaste finlandais tourné en France. Ou alors, c’est le zélé dénonciateur, mais il a la trogne grotesque et grimaçante de Jean-Pierre Léaud, et n’apparaît du coup pas crédible. L’utopie kaurismäkienne véhiculerait-elle alors la vision fantasmatique d’un peuple introuvable car inexistant, ce qui expliquerait les attaques brutales relayées dans les pages des Cahiers du cinéma ? Mais ce serait ne rien comprendre au geste cinématographique d’un cinéaste pour qui, comme pour Gilles Deleuze, « le peuple manque ».

 

 

Le peuple est effectivement ce qui fait défaut, au sens où manquent aujourd’hui les appareils politiques capables d’en intensifier la subjectivité au point critique de la séparation avec l’identification nationale et étatique. Règnent, du coup et pêle-mêle, publics, usagers, clients, auditoires, ménages, groupes d'intérêts, personnes : soit toutes les formes de l’absence d’un peuple comme d’une entité sociale doublement désireuse de la fin de la division sociale en classes antagonistes et de l’émancipation en regard de la tutelle étatique. Ou bien alors, si le peuple est inexistant, il l’est au sens d’Alain Badiou dans Le Réveil de l’histoire (Circonstances 6, éd. Lignes, 2011, par exemple p. 87) : le peuple, classes ouvrières nationales ou migrants internationaux, est ce qui aujourd’hui compte pour presque rien.

 

 

Et ce peu d’existence appelle dialectiquement un relèvement qui peut, pour le philosophe, prendre la forme du soulèvement, de l’émeute immédiate de la jeunesse ouvrière des pays occidentaux à l’émeute historique du printemps arabe. Si le peuple manque ou existe peu dans la réalité policière et médiatique de la France contemporaine, il existera de manière intense dans Le Havre comme cet horizon en regard duquel, idéalement, notre réalité devrait tendre. Comme cette idéalité (ou cette « sublimité » dirait Bernard Stiegler) dont l’expression phénoménale n’est possible que pour autant qu’elle est soutenue par quelques idées fondamentales et indiscutables. Comme l’égalité dans la solidarité.

 

 

L’appropriation partielle d’éléments appartenant à l’esthétique bressonienne, comme la raideur des corps et le statisme des postures, l’anti-psychologie du jeu et la litote dans la fragmentation des plans, ne vise pas à reconduire les signes d’un fétichisme cinéphilique, mais à promouvoir formellement l’accord de fond entre le représenté et la représentation. Ainsi, la droiture de personnages dont la pauvreté matérielle n’empêche pas l’élévation au rang d’inusables archétypes peut s’articuler avec une mise en scène dans le même mouvement économique et idéogrammatique. Le filmage stoïque en à-plats frontaux et découpes incisives n’indique alors pas autre chose que la volonté esthétique d’une égalité des personnages et des situations, ainsi que d'une mise à plat tant éthique (l’affirmation d’une subjectivité qui est le contraire d’un assujettissement) que politique (la rupture avec l’ordre existant). Rien d’autre à voir que ce qui s’expose, de manière frontale autant que stylisée, et en dehors de toute opposition entre surface et profondeur : soit l’humble dignité des dominés telle qu’elle en vêt et neutralise l’humiliante nudité.

 

 

De la même façon, l’utilisation picturale des trois couleurs primaires (avec la domination de bleus dont Aki Kaurismäki ne cesse de décliner la palette à chaque film) ne cherche pas seulement à indexer l’évocation de la grande peinture (ici Claude Monet – c’est d'ailleurs le nom du flic – dont la fameuse toile peinte en 1872 au Havre, Impression soleil levant, représente l’acte fondateur de l’école impressionniste) sur les processus de légitimation de l’art cinématographique. Le caractère défraîchi des couleurs primaires, loin des dissonances pop des films des années 1960 de Jean-Luc Godard par exemple, manifeste là encore un effort de stylisation qui vaut comme écart et relèvement, distanciation et sublimation : les couleurs ne symbolisent ici rien, sinon qu’elles sont l’expression esthétique de la persistance de quelques idées pouvant ré-enchanter la réalité. L’accord des couleurs (primaires) indiquerait (primordialement) une égalité dans la solidarité qui, malgré leur teinte défraîchie, affirmerait ainsi sa persistance idéelle.

 

 

Dire du film qu’il est désuet ou vieillot n’informerait du coup que du désir apolitique de parachever la désuétude d’idées, actuellement ternies mais aussi éternellement intempestives, que le film soutient frontalement en les inscrivant, sous la forme stylisée de quelques façades repeintes, dans la réalité documentaire du Havre. C’est d’ailleurs la conjonction de l’actualité (documentaire : du tournage au Havre à la question du sort et du tort politique des migrants illégaux) et de l’inactualité (fictionnelle : la fable à la Vittorio de Sica de la solidarité populaire par-delà toute séparation nationale) du film d’Aki Kaursmäki qui assure qu’il est notre contemporain, puisque le contemporain désigne justement, selon Giorgio Agamben (in Qu’est-ce que le contemporain ?, éd. Payot & Rivages, 2008), la césure structurale permettant la ré-articulation entre l’actuel et l’inactuel ou entre le présent et le passé.

 

 

On se souvient d’ailleurs que L’Homme sans passé, grand succès cannois de l’année 2002, racontait déjà l’histoire d’un personnage qui perdait la mémoire à la suite d’une agression : qui littéralement perdait son passé. Mais c’était pour mieux conquérir un nouveau présent lui ouvrant un avenir insoupçonné : non plus celui de la répétition de la crise conjugale dont il était issu, mais l’avenir politique d’une communauté bricolée au-delà de tout repli individualiste dans la sphère privée. Après la fable ambiguë de L'Homme sans passé (le héros pouvait fabuler cette histoire à partir de son lit de comateux) et le pessimisme un peu trop prononcé de l'avant-dernier film d'Aki Kaurismaki, Les Lumières du faubourg (2006), voici venu le temps de la frontalité et de la netteté de l'utopie égalitaire et solidaire.

 

 

Entre les types de voiture ou de téléphone datant des années 1950 ou des années 1970 et les références au cinéma de Marcel Carné et Jacques Prévert (la conjointe de Marcel Marx s’appelle Arletty et le docteur interprété par Pierre Etaix se nomme aussi Becker comme le cinéaste Jacques Becker), entre une citation littéraire de Franz Kafka et deux chansons de Damia, entre un rock finlandais en musique de fosse et un autre de Little Bob en musique d’orchestre, entre un tango de Carlos Gardel et une fugue de Jean-Sébastien Bach, Aki Kaurismäki balise en poète inspiré un territoire utopique qui, arraché d’attaches nationales limitatives (on y croise Finlandais et Gabonais, mais aussi un Vietnamien et un tango dont le cinéaste répète à qui veut l'entendre qu'il vient moins d'Argentine que de Finlande, peut-être quelques Belges, et un cerisier final digne des films du japonais Yasujiro Ozu), se joue des temporalités pour mieux exprimer à la fois l’inactualité de l’idée de solidarité et son caractère éternel, malgré toutes les entreprises idéologiques de ternissure.

 

 

Et si certains considèrent qu'il est outrancier de dire que le sort des Juifs pendant l'occupation de la France par les nazis est identique au sort des migrants sous la présidence Sarkozy, il faut alors avancer que la position tenue par Aki Kaurismäki consiste moins à poser l'identité structurale entre deux incommensurables qu'à affirmer que l'attitude égalitaire et solidaire, quelle que soit la situation vécue, doit rester la même, sans calcul ni rétribution escomptée. Les époques se succèdent, les idées demeurent en les sublimant. C’est pourquoi, s’agissant de son incarnation populaire, l’idée d’égalité dans la solidarité ne se discute pas. C’est l’aspect le plus radical du film Le Havre : son refus de faire de cette idée un sujet de discussion. La solidarité relève ici d’un impératif catégorique, d’une idée régulatrice et éthique sur laquelle il ne s’agit pas de discutailler. Parce que discuter de la solidarité, c’est céder sur son caractère impératif, c’est ralentir, voire neutraliser son effectuation. Seuls les idéologues de la domination peuvent se permettre de discuter de la solidarité entre opprimés s'effectuant par-delà les divisions nationales, pendant que ces derniers la mettent en pratique aussi sûrement qu'ils vivent pour ne pas vouloir seulement survivre.

 

 

L’horizon de cet impératif populaire, c’est dans le film une couleur : c’est ce bleu kaurismäkien. Et ce bleu émeut, bouleverse, fracasse même tant notre réalité en est si peu colorée. Être à la hauteur éthique de ce qu’un film expose de manière fulgurante, en dehors de toute identification héroïque puisqu’il s’agit de montrer un enchaînement collectif et anonyme d’actes hétérogènes aux enchaînements policiers, c’est soutenir et réaffirmer ce bleu qui est la couleur de l'horizon vers lequel fuit en bateau Idrissa, sans nostalgie pour Le Havre (son dernier regard est pour Londres hors-champ). Et réaffirmer ce bleu, c’est vouloir en intensifier la puissance afin que le peuple manque moins et, en existant davantage, n’autorise plus les idéologues médiatiques à parler en son nom pour mieux le rendre silencieux. Que le peuple revienne à la vie de l'égalité dans la solidarité après une longue convalescence, telle Arletty miraculeusement revenue de la maladie parce qu'elle incarne, à l'instar du père et de la fille du film de Bela Tarr, Le Cheval de Turin (2011), l'éternelle idée de l'humaine dignité. Qu'il refleurisse et que mille fleurs s'y épanouissent, tel le cerisier japonais avec lequel se clôt Le Havre.

 

 

Ce film tourné en France par un émigré (finlandais) au sujet d'un autre émigré (gabonais) possède cette grandeur qui, pour parler comme André Malraux, rappelle la grandeur que les pauvres gens ignorent trop souvent avoir en eux.

3/ Low Life (2011) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval : En avant, jeunesse !

« Nous sommes le peuple qui dort, pas le peuple qui fait l’histoire »

(Philippe Garrel, La Frontière de l'aube, 2008)

 

« Et moi je réponds : nous sommes le peuple qui rêve.

Dans le sens : devenons responsables, et prenons nos rêves pour la réalité »

(Élisabeth Perceval, avril 2011)

Low-Life est le titre du troisième album studio sorti en 1985 du groupe New Order (en anglais, « low-life » désigne toute personne considérée par sa communauté comme moralement indéfendable). « Low Life » est aussi le nom que donnent les amants (Carmen et Hussain respectivement interprétés par Camille Rutherford et Arash Naimian) à cette région de l'égalité souverainement accomplie entre les êtres et les choses, là où le pouvoir devient impouvoir et l'impuissance pratique puissance onirique – le sommeil (par exemple celui de Hölderlin sur lequel travaille Hussain pour un exposé à la faculté). « Après l’amour, nous nous glissions avec plaisir dans la peau du dormeur… Et dès que j’ouvrais les yeux le monde m’apparaissait sans joie, tellement vieux ! Usé jusqu’à l’écœurement… Très vite on replongeait dans ce monde sensible, heureux, où tous les hommes dorment dans l’égalité du même sommeil… Où un dormeur vaut n’importe quel dormeur, et cet endroit du monde, nous l’appelions Low Life ».

 

 

Low Life est enfin le titre du nouveau long métrage cosigné par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval qui ont enfin réussi à dépasser les traditionnels clivages de genre (l'homme à la mise en scène et la femme au scénario) pour accéder à cette égalité dont témoigne pour l'éternité l’œuvre magistrale de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Et ce film est doublement consacré à l'égalité telle qu'elle se pratique dans deux « communautés inavouables » (Maurice Blanchot) spécifiques, d'abord l'égalité dans l'amitié offerte par la « communauté désœuvrée » (Jean-Luc Nancy) à ses membres hétérogènes (étudiants libertaires, squatteurs, autonomes des « Blacks Blocs »), ensuite l'égalité dans l'amour tel qu'il s'expose dans la « communauté des amants » (Georges Bataille) formée dans la nuit de la clandestinité par l'amoureux afghan et l'amoureuse française. « Parce qu'il n'y a qu'un monde » comme le dit Djamel, un des jeunes héros du film qui cite ici Alain Badiou.

 

 

Le désœuvrement se dit ici dans les formes sensibles que prend dans la ville de Lyon une communauté sans commencement ni commandement, ouverte au parcellaire et à l'aléatoire (on pense ici au concept de « zone d'autonomie temporaire » d'après la formule de Hakim Bey – une « Temporary Autonomous Zone » ou TAZ en anglais), livrée au travail libéré de toute obligation productive au sens capitaliste et abandonnée aux gestes non de la pronation et de la consommation mais du don et du contre-don. Ainsi, la faim se résout ici avec l'argent des autres sans calcul ni retour sur investissement, pendant qu'ailleurs les cigarettes et l'alcool circulent au-delà de tout désir de propriété. Un geste communautaire certes ultra-minoritaire, mais aussi une « hétérotopie » (Michel Foucault), certes sans projet politique audible pour le dehors qui permettrait de passer de la révolte de quelques-uns (« happy few ») à la révolution émancipatrice de et pour tous, mais qui affirme quand même un communisme pratique, minimal et élémentaire, à portée de main et de cœur, certes sentimental et un peu romantique aussi.

 

 

Les spectres de la jeunesse désœuvrée, réfractaire et romantique proposés par Quatre nuits d'un rêveur (1972) et surtout Le Diable probablement (1977) de Robert Bresson, puis plus récemment par Les Amants réguliers (2005) de Philippe Garrel hantent explicitement Low Life qui expose le paradoxe de notre époque actuelle, globalement moins politisée que les années 1968 et celles qui s'ensuivirent, mais qui est pourtant vécue de la manière la plus politique qui soit par une minorité sociale hétérogène (les jeunes squatteurs d'une part et d'autre part les migrants clandestins) ne cessant de faire l'expérience de la violence policière sous les formes du contrôle et de la stigmatisation, jusqu'à l'affrontement.

 

 

Après les sans-abris de Paria (2001) et les sans-papiers de La Blessure (2004), Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval continuent donc une œuvre cinématographique dont le geste esthétique consiste moins à raconter ce qui est à représenter qu'il constitue ce qu'il montre par le biais d'une film se voulant à la fois l'allégorie et le documentaire, le témoignage et le récit de la réelle expérience communautaire à cette occasion mise en place. Il ne s'agit donc pas ici de faire des films « sur » mais bien des films « avec », et au sein desquels les sujets documentaires (sans-abris, sans-papiers, squatteurs) et les sujets fictionnels (les jeunes acteurs, pour la plupart inconnus et pour certains issus du Conservatoire national supérieur d'art dramatique) formeraient ensemble des « corps utopiques » (Michel Foucault) cohabitant dans un même espace « hétérotopique » (idem) déplié par les cinéastes dans la triple perspective esthétique de l'égalité, l'amitié et de la communauté partagées.

 

 

Après Zombies (2009) tourné en caméra DV à Toulouse et seulement disponible sur le site du film Low Life (le site est actuellement fermé) afin de rendre davantage manifeste le désir d'un cinéma à la fois ininterrompu et branché sur les nouveaux supports numériques et sur les nouvelles aspirations libertaires d'une jeunesse ne se satisfaisant ni de la société existante ni des formes politiques qui veulent la réformer sans la révolutionner, Low Life à nouveau tourné en numérique marque le retour dans les salles de cinéma pour y continuer ce travail de défrichage des zones obscures du social. Plus particulièrement, il s'agit de montrer que dans les intervalles de la cité bourgeoise (Lyon succédant chez les cinéastes à Toulouse puis avant encore Paris) se nichent les sombres anfractuosités dans lesquelles, tels les héros de They Live By Night (1947) de Nicholas Ray, vivent les figures nues qui font de l'illégalité les vouant à l'invisibilité le support négatif d'une légitimité positive propice à de nouvelles formes esthétiques, à un nouveau « partage du sensible » (Jacques Rancière) évidemment égalitaire et par conséquent éminemment politique.

 

 

De ce point de vue-là, l'équivalent cinématographique de l'expérience esthétique proposée par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval serait offert par le cinéma permanent bricolé par le cinéaste portugais Pedro Costa (exemplairement dans En avant, jeunesse en 2005) dans les quartiers populaires de Lisbonne et en compagnie du sous-prolétariat d'ascendance coloniale et d'origine cap-verdienne.

 

 

Ce qui rassemble dans l'amitié cinématographique Pedro Costa d'une part et d'autre part Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval (on ajoutera à ces noms celui de Claire Denis), c'est aussi une même passion pour I Walked With A Zombie (1943) de Jacques Tourneur. Après un film intitulé Zombies, cela semblerait se justifier parfaitement. De surcroît, un migrant présent de Low Life ne se nomme-t-il pas Carrefour, à l'instar du zombie du film de Jacques Tourneur dont la grise asthénie répondait à la tout aussi grise catatonie de Mrs. Rand afin que les deux amants impossibles à cause de l'indicible pression des clivages de race d'alors puissent se rejoindre dans les quatrième et cinquième dimensions du temps et de l'esprit dont parlait Gilles Deleuze à propos de l'abstraction lyrique telle qu'elle se manifeste entre autres dans le cinéma de Robert Bresson et Jacques Tourneur (in Cinéma 1. L'image-mouvement, éd. Minuit, coll. « Critique », p. 159-165) ? Les amants impossibles et shakespeariens (Nicolas Klotz n'a-t-il pas tourné en 2007 un court-métrage intitulé Jeunesse d'Hamlet, Clichy-sous-Bois, 15 novembre 2005) prennent désormais le visage de Carmen et Hussain dans Low Life (qui s'ouvre sur un monologue féminin très « ophélien »).

 

 

Pendant que le sommeil des amoureux répond à l'impossibilité étatique de vivre leur amour à la pleine lumière du jour sous contrôle des caméras de surveillance policières, les rites magiques des migrants africains effectués avec la matière grise des courriers préfectoraux énoncent littéralement le caractère de malédiction hantant les avis d'expulsion et autres « obligations à quitter le territoire français » (résumées par le terrible sigle OQTF). Parce que cette littérature administrative brûle les mains et les âmes des migrants (et les doigts aussi comme le montre le documentaire de Sylvain George Qu'ils reposent en révolte), parce qu'elle est animée, malgré la rationalité étatique qui en constitue le fondement symbolique, par un mauvais esprit raciste et liberticide, parce que les décisions du pouvoir d’État produisent des effets psychiques insoupçonnés sur ses sujets (au sens de ceux qui sont assujettis par lui), parce que le « biopouvoir » (Michel Foucault) est aussi un « psychopouvoir » (Bernard Stiegler), l'anomie zombique pour les migrants frappés par la clandestinité et la léthargie amoureuse pour Camille et Hussain, les fonds gris et neutres à la Edouard Manet et un filmage numérique sombre et spectral, la narcose pour les personnages et l'hypnose pour les spectateurs (entretenue par les nappes de musique « cold-wave » composée par Ulysse Klotz dans la continuité artistique de New Order cité dans La Question humaine et Joy division cité dans La Blessure) représentent diversement les symptômes d'un malaise dans la civilisation occidentale ou la culture néolibérale dont la dénégation risque d'en entraîner l'explosion.

 

 

C'est alors la profonde beauté du cinéma pratiqué par Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval (qui les éloigne momentanément de Jean-Luc Nancy, à nouveau remercié dans le générique-fin de leur nouveau film, pour les rapprocher de la philosophie de Judith Butler : par exemple Vie précaire. Les Pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, éd. Amsterdam, 2005) que de montrer les conséquences psychiques du pouvoir étatique, qu'il s'agisse de l'anomie frappant les sans-abris de Paria, l'asthénie de l'héroïne de La Blessure qui refuse de sortir de chez elle après avoir été brutalisée dans un centre de rétention, de la léthargie des amants de Low Life, comme aussi de la désorientation éprouvée par le cadre supérieur joué par Mathieu Amalric dans La Question humaine (2007) d'après le roman éponyme de François Emmanuel paru en 2000, quand il découvre que la rationalité managériale recoupe de manière structurale celle instituée par le régime nazi au moment de l'extermination des Juifs.

 

 

Parmi les nombreux spectres qui passent dans Low Life, on pourra reconnaître par le biais des fuites des autonomes et des migrants à travers les circuits des traboules lyonnaises d'autres courses, par exemple les fantômes des canuts lors de la révolte ouvrière de 1831, par exemple aussi ceux des résistants lyonnais rassemblés autour de la figure de Jean Moulin. Seraient-ce là d'horribles amalgames comme le dit l'officier de police (jouée par Hélène Fillières) à Camille alors que Hussain est recherché par la police afin de l'expulser hors du territoire national ? La réponse de la jeune femme est d'une très grande intelligence qui lui donne alors l'aspect d'une petite Antigone de notre temps (semblable à la vieille militante communiste chinoise Fengming He filmée par Wang Bing) : les lois circonstanciées de l’État en contrevenant à l'éternelle loi des amoureux déterminent chez ces derniers le désir légitime de la désobéissance civile chère à Thoreau et Gandhi. L'amour est ici le vecteur d'un combat politique pour l'émancipation en regard d'un pouvoir étatique dont le champ d'intervention toujours plus étendu révèle dès lors sa pente totalitaire.

 

 

Les « amoureux au ban public » (pour reprendre le nom de cette association de défense des couples mixtes victimes des législations anti-migratoires) incarnent par conséquent une justice hétérogène au droit comme l'aurait dit Jacques Derrida. Ils incarnent une puissance rappelant le pouvoir étatique à son impouvoir fondamental. Comment l’État pourrait-il alors empêcher l'imprévisible amour de survenir et, advenant, d'incarner l'exception de la vie à la règle de l'« État d'exception » (Giorgio Agamben) ?

« Comme on l'a vu, la politique de fermeture des frontières est aussi illusoire que néfaste. Malgré son échec, elle reste dangereuse dans sa portée idéologique : elle distille l'inégalité comme norme, réduisant les déclarations des droits de l'Homme à une vaine rhétorique ; elle "ethnicise" le concept de nation, avalisant l'idée de degrés de citoyenneté liés à la "race" ou à la "culture". Sous des dehors étatistes, elle se traduit par la précarisation d'un volant important de main-d'œuvre qui satisfait les exigences du libéralisme » (Égalité sans frontière. Les immigrés ne sont pas une marchandise, op. cit., p. 109-110). Comment dès lors contrer les processus d'ethnicisation ou de racialisation de la notion de citoyenneté qu'impliquent les politiques migratoires particulièrement répressives mises en œuvre a minima par les gouvernements de droite depuis dix ans ? Et comment s'opposer à une logique policière visant la division de l'ensemble du salariat et vouant les travailleurs sans-papiers à une précarisation qui intéresse forcément l'exploitation capitaliste ? « La réglementation de l'immigration et du statut des étrangers, issue de la fin du XIXe siècle, est liée à deux logiques. La première est une logique économique, que l'on peut nommer "utilitarisme migratoire" ; elle suit l'expression d'un besoin de main-d'œuvre moins pourvue en droits, donc en capacités de résistance, que la main-d'œuvre nationale. La seconde logique de réglementation de l'immigration est une logique de délimitation des bénéficiaires de droits politiques et sociaux conquis depuis deux siècles : droits civils, droits politiques, libertés syndicales et associatives, droit du travail, protection sociale... C'est une logique de fixation des "frontières de la démocratie" » (On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, op. cit., p. 291-292).

 

 

Le documentaire de Sylvain George, identifiant esthétique et politique en associant expression poétique et engagement militant, insiste pour sa part à envisager la révolte du peuple migrant de la « jungle de Sangatte » contre sa destruction administrative comme un épisode méconnu de la lutte des classes. L'une des grandeurs du film Qu'ils reposent en révolte (des figures de guerres) aura alors montré qu'à l'endroit même de la déstructuration du salariat industriel national (le nord de la France) s'est récemment jouée (et se joue toujours, ici et ailleurs) une lutte des classes comprise dans sa réalité internationale. La perspective privilégiée par le cinéaste finlandais temporairement exilé en France Aki Kaurismäki aborde quant à lui la question compliquée du peuple : alors que les idéologues médiatiques, éditorialistes et politologues de tout poil travaillant à ce que la fabrique idéologique de l'opinion coïncide avec la protection des intérêts capitalistes de leurs employeurs, profitent à nouveau du premier tour des élections présidentielles du 22 avril dernier pour répéter leurs antiennes concernant le rapport entre l'importance du vote ouvrier pour le Front National et le « populisme » défendu par sa représentante patentée, Le Havre présente un peuple qui ne se (re)constitue comme tel que lorsqu'il se sépare de l'idéologie nationale-étatique en déployant le sens d'une générosité transfrontalière dénuée de toute visée utilitariste. Et ce peuple peut ainsi réaffirmer une dignité constamment bafouée par les représentations médiatiques et les discours politiciens autoritaires qui prétendent parler en son nom afin d'en étouffer l'autonomie.

 

 

Car la volonté populaire se comprend ici dans son sens le plus parfaitement générique : le peuple des « sans-parts » (Jacques Rancière) est bien la classe universelle qui ne possède rien en propre, sinon l'impropriété commune relative à ces « idées éternelles » (Alain Badiou) que sont ensemble l'égalité, la justice et la solidarité. Enfin, dans la continuité de La Blessure, Low Life de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval perpétue le geste communautaire dont l'« inavouable » (Maurice Blanchot) « désœuvrement » (Jean-Luc Nancy) consiste en l'affirmation du caractère disjonctif de la loi de l'amour et de l'amitié hétérogène au droit des États policiers. « Les amis ne partagent pas quelque chose (une naissance, une loi, un lieu, un goût) : ils sont toujours déjà partagés par l'expérience de l'amitié. L'amitié est le partage qui précède tout autre partage, parce que ce qu'elle départage est le fait même d'exister, la vie même. Et c'est cette partition sans objet, ce con-sentement original qui constitue la politique » (Giorgio Agamben, L'Amitié, éd. Payot & Rivages, 2007, p. 40).

 

 

La loi non-écrite des amis ou l'espace introuvable (le sommeil) des amoureux, en ce qu'ils manifestent le lieu (au double sens de ce qui se dit et de ce qui se situe) de l'évanouissement des inégalités sociales et raciales, est dans Low Life l'exception de la vie commune à la règle oppressive de l'état d'exception exigé par l'État et le Capital au nom des intérêts nationalistes du premier et économiques du second. Qu'ils reposent en révolte (des figures de guerres), Le Havre, Low Life : à chaque fois, une même vérité, la seule qui compte du point de vue politique, universel et générique .

 

 

Qui est ici est d'ici !

 

 

Dimanche 6 mai 2012


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