Le cinéma à l'épreuve du Festival de Cannes

« Maintenant, il y a des pseudos critiques de cinéma qui croient avoir rempli leur devoir journalistique pour l’année, uniquement après avoir croisé, à Cannes, des actrices, des acteurs, des scénaristes, des producteurs… » : cette pique du critique de Serge Daney est l’occasion de rappeler que le « dernier "grand critique" » de cinéma (dixit l’article « On se lève tous pour Daney » d’Eric Loret paru dans Libération du 1erjuin 2012 pour lequel Serge Daney, décédé il y a tout juste vingt ans, avait travaillé entre 1981 et 1991) aura donné, à l’occasion du Festival de Cannes, certains de ses avis les plus cinglants, comme à l’époque de la remise houleuse de la Palme d’or en 1987 au film de Maurice Pialat Sous le soleil de Satan.

 

 

C’est que le Festival de Cannes, comme institution dominante de consécration internationale des films et des cinéastes (ce Festival l’est davantage que le Festival de Berlin créé en 1951 et la Mostra de Venise en 1932 en regard duquel il représente dès son origine son principal rival), constitue le lieu privilégié à partir duquel le cinéma comme art se comprend comme inséparable du cinéma comme spectacle et du cinéma comme industrie. « L’événement culturel le plus médiatisé au monde » comme l’a écrit Macha Séry dans Le Monde du 14 avril 2011 offre depuis sa création en 1946 à partir d'un projet de Jean Zay (et plus encore depuis sa médiatisation télévisuelle officialisée en 1970 avec la retransmission en direct du palmarès) l’exemple paradigmatique des rapports de force contradictoires qui traversent le champ du cinéma. Le cinéma comme lieu d’une pratique artistique spécifique soutenue par une industrie relativement lourde en capital constant et en capital variable (en termes de production et d’exploitation en salles des films, mais aussi en termes de diffusion multiple via les chaînes de télévision et Internet, ainsi que les supports matériels VHS et désormais DVD et Blu-ray) s’inscrit évidemment aussi de plein droit (bourgeois) dans les mécanismes capitalistes de rentabilité et de profit.

 

 

Puisque le cinéma est un art industriel au sens fort du terme en nécessitant une division sociale du travail particulièrement poussée, la rentabilisation capitaliste exige en contrepartie une dynamique de valorisation spectaculaire excédant le champ strict de la pratique cinématographique. Les groupes qui financent aujourd’hui les films sont dans leur majeure partie des consortiums financiers qui, aux États-Unis, ont absorbé les vieux studios hollywoodiens (qui existent toujours mais sans leur autonomie financière) en incluant désormais diverses industries du spectacle, dont de manière privilégiée la télévision. En France, les télévisions publiques (le groupe France Télévisions) et privées (Canal + et TF1 surtout) financent très largement, aux côtés du système proposé par le CNC (le Centre National du Cinéma permettant une partie de la redistribution des bénéfices des films aidés hier à ceux qui le seront demain), la production des films nationaux (mais aussi étrangers quand ceux-ci bénéficient d’un potentiel à la fois commercial et prestigieux). Le Festival de Cannes, avec notamment son Marché du film (le premier marché de ce type au monde avec 11.000 participants) qui se veut l’interface permettant aux fabricants et aux vendeurs de se rencontrer et ensemble commercer, a évidemment tout son rôle à jouer dans le circuit de production-consommation des films. En réalité, le Festival de Cannes dispose de plusieurs rôles institutionnels qui, tous interdépendants, interagissent tous les uns sur les autres : l’instance de légitimation artistique recoupe ainsi sa fonction mercantile, pendant que la médiatisation parachève la réalité de la subordination du cinéma à l’industrie des médias, particulièrement la télévision.

 

 

Symbole des formes hyper-modernes du capitalisme (le « capitalisme de la séduction » d’après Michel Clouscard, le « capitalisme culturel » selon Jeremy Rifkin), le Festival de Cannes en tant que vitrine internationale d’un star-system toujours plus ouvert aux segments spectaculaires les moins légitimes (le tout petit monde de la téléréalité par exemple) est certes un parangon de « la société du spectacle » décrite en 1967 par Guy Debord (soit un an avant Mai 68 et les Etats généraux du cinéma institués à l’occasion de l’affaire Langlois qui ont anticipé sur la suspension du Festival de Cannes de cette année-là). Mais l’institution représentée aujourd’hui par son président Gilles Jacob et son directeur artistique Thierry Frémaux n’induit pourtant pas l’assimilation pure et simple de l’art du cinéma dans les eaux glacées du calcul égoïste effectué par les marchands au bénéfice des idolâtres. L’autonomie relative d’un art coincé entre industrie et commerce est celle d’un art qui est à la fois objet de culture nationale et de prestige individuel, d’un art clivé entre l’obligation consensuelle (culturel du point de vue de la représentation étatique, commercial du point de vue de la concurrence capitaliste) et la nécessité esthétique et politique du dissensus (les images de l’art contre les représentations idéologiques et les orthodoxies en matière de « partage du sensible » dirait Jacques Rancière – la vérité de l’art cinématographique ou autre s’oppose radicalement à l’opinion en visant la déstabilisation des régimes de visibilité dominants). Cette autonomie relative résiste-t-elle suffisamment aux pressions exogènes (capitalistes et spectaculaires, culturelles et idéologiques) pour convaincre de prêter encore un intérêt au Festival de Cannes à chaque nouvelle édition ?

 

 

La Palme d’or, le prix le plus important du festival, décernée à des films aussi importants et différents que La Dolce Vita (1959) de Federico Fellini, Le Guépard (1963) de Luchino Visconti, Les Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy, Blow Up (1967) de Michelangelo Antonioni, The Conversation (1974) de Francis Ford Coppola, Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese, Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, Yol – La Permission (1982) de Yilmaz Güney, Sous le soleil de Satan (1987) de Maurice Pialat, Barton Fink (1991) des frères Coen, Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami et L’Anguille de Shohei Imamura (1997), L’Enfant (2005) des frères Dardenne, Le Ruban blanc (2009) de Michael Haneke, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010) d’Apichatpong Weerasethakul et The Tree of Life (2011) de Terrence Malick présentent les preuves objectives que le cinéma qui allie art et industrie ne se porte finalement pas trop mal, même si la propension au remplacement de l'art par la culture n'a pas cessé de se renforcer. Les presque 130.000 entrées du film thaïlandais Oncle Boonmee représentent à cet égard un miracle (économique) qui n’aurait d’ailleurs pas été possible sans le Festival de Cannes mais dont le Festival de Cannes semble de moins en moins disposé à en répéter l'événement. Le commerce a besoin de la culture, la culture a besoin de l’art, le spectacle comme fusion de la culture et du commerce ne pouvant dès lors totalement subsumer l’art sous sa coupe idéologique.

 

 

 

Encore que l'idéologie ne cesse de revenir par la fenêtre, par exemple sous son versant sexiste : c'est l'unique Palme d'or de l'histoire du Festival de Cannes décernée en 1993 à un film réalisé par une femme, La Leçon de piano de Jane Campion (cf. la tribune dans Le Monde du 14 mai dernier finement intitulée «  A Cannes, les femmes montrent leurs bobines, les hommes, leurs films », ainsi que l'intervention du groupe d'Action Féministe La Barbe. Entre la sélection officielle (qui comprend les films en compétition, mais aussi la section Un certain regard créée en 1978 pour les films plus atypiques que les films sélectionnés en compétition officielle et la Cinéfondation en 1998 pour les films produits dans des aires géographiques dominées), les sections parallèles créées par le Festival (comme Cinéma de toujours en 1992 et Cannes Classics en 2004 consacrées à la mémoire du cinéma et la valorisation patrimoniale), et celles créées à l’initiative d’organismes extérieurs (La Semaine internationale de la critique organisée depuis 1962 par le Syndicat français de la critique de cinéma, La Quinzaine des réalisateurs organisée depuis 1969 par la Société des réalisateurs de films et la programmation ACID depuis 1993), des marges de manœuvre existent bel et bien, afin de révéler des cinéastes comme de découvrir des films qui attestent de l’actualité intempestive ou de la contemporanéité de l’art du cinéma.

 

 

 

Reste que la sélection officielle du Festival de Cannes de 2012 présente plusieurs propositions sur le papier intéressantes : On the Road du brésilien Walter Salles d’après Jack Kerouac, Cosmopolis du canadien David Cronenberg d’après Don DeLillo, Moonrise Kingdom de l’étasunien Wes Anderson et De rouille et d’os du français Jacques Audiard d’après Craig Davidson sont les quatre films qui, ayant concouru pour la Palme d’or, sont sortis pendant la durée du Festival, entre le 16 et le 27 mai derniers. Au-delà du fait de permettre aux spectateurs, qui ne font pas parmi du club « select » des festivaliers et autres « happy few », de partager symboliquement les affres de la compétition, ces quatre films représentent aussi quatre façons d’interroger la question de la possibilité de l’art du cinéma à l’endroit même de sa valorisation contradictoire (comme pratique subordonnée aux triples impératifs du commerce, de la culture et du spectacle). Les films de Walter Salles, David Cronenberg, Wes Anderson et Jacques Audiard résistent-ils à la surexposition médiatique proposée par le Festival de Cannes ?

 

 


Lundi 11 juin 2012

On the Road (2012) de Walter Salles : Panne sèche 

« Camerado, je te donne ma main !

 Je te donne mon amour, plus précieux que l'argent,

 Je te fais don de moi avant le prêche et la loi ;

 Me feras-tu don de toi ? Viendras-tu voyager avec moi ?

 Resterons-nous unis tant que nous vivrons ? »

 (Walt Whitman, exergue du rouleau original de Sur la route de Jack Kerouac,

 éd. Gallimard, coll. « NRF », 2010, p.123)

 

 

 

« La société des camarades, c'est le rêve révolutionnaire américain, auquel Whitman a puissamment contribué. Rêve déçu et trahi bien avant celui de la société soviétique » a écrit Gilles Deleuze dans Critique et clinique (éd. Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 80). Walt Whitman, et plus généralement les écrivains comme Ralph Emerson et Henry David Thoreau, partisans de ce mouvement littéraire et culturel (et même spirituel) que fut pendant la première moitié du 19ème siècle le transcendantalisme, n'auront jamais cessé de hanter le cinéma étasunien à partir du moment où celui-ci, pris du désir d'abandonner le conservatisme et l'immobilisme des studios, décide de se jeter avec « extra-vagance » (Henry David Thoreau) dans l'aventure du « Dehors » (« La camaraderie est cette variabilité, qui implique une rencontre avec le Dehors, un cheminement des âmes en plein air, sur la "grand-route" » (Gilles Deleuze, idem) l'autorisant à vagabonder sur les chemins buissonniers d'une autre Amérique encore inconnue. Ou, pour reprendre le titre de l'ouvrage du philosophe Stanley Cavell publié en 1989, d'« Une nouvelle Amérique encore inapprochable » (éd. de l’Éclat, 1991).

 

 

 

Entre l'exemplaire original de Leaves of Grass de Walt Whitman (publié de manière anonyme pour la première fois en 1855) qui appartient à Francis Ford Coppola et que la conjointe de l'écrivain déclassé de son dernier film Twixt (2012) menace de vendre pour régler leurs dettes et la production sous la houlette de ce dernier (Francis Ford Coppola détient les droits du livre de Jack Kerouac depuis 1968) de l'adaptation par le cinéaste brésilien Walter Salles de On the Road que son auteur a écrit et réécrit entre 1948 et 1956 en pensant constamment à son vieux maître Walt Whitman, il y aurait donc là comme une odeur persistante de « feuilles d'herbes » dans le cinéma (moins hollywoodien que) étasunien qui, plus ou moins volatile et suspendue, s'est notamment manifestée depuis dix ans par la réalisation de quelques grands films : par exemple The Straight Story (1999) de David Lynch, The New World (2005) de Terrence Malick et Into the Wild (2007) de Sean Penn (dans lequel on apercevait déjà Kristen Stewart qui fait moins bien ici que ce que son compagnon de Twilight réussit à accomplir dans Cosmopolis de David Cronenberg).

 

 

 

Le neuvième long-métrage de David Salles arrive-t-il à s'inscrire dans cette grande lignée esthétique pour laquelle l'utopie anarchiste des rencontres et des « amours virils et populaires » (comme l'aurait encore dit Gilles Deleuze) ou d'un communisme spontané et libertaire qui aurait dépassé les pesanteurs de la propriété lucrative (« Il faut baisser le coût de la vie » disent les héros en riant et se moquant du slogan économique du président Harry Truman) et les injonctions de l'économie patriarcale et domestique est défendue au nom du partage constituant des égaux synonyme de la « prise sur le tas » théorisée avant la révolution russe par le prince Piotr Kropotkine ? On the Road réussit-il, comme le livre dont il se veut l'écho cinématographique, à « chanter le corps électrique » (Walt Whitman) de ceux qui, comme Sal Paradise (Jack Kerouac) et Dean Moriarty (Neal Cassady, l'« ange de feu » ou encore le « glandeur mystique » et le « saint-truqueur » comme le qualifiait l'écrivain), et puis aussi Carlo Marx (Allen Ginsberg) et Old Bull Lee (William Burroughs), ont été possédés par cette « rage de vivre » qui, pour les deux premiers, les a fait traverser d'est en ouest la « grosse bosse », de New York à San Francisco, puis du nord au sud, de Denver à Mexico, toujours en quête inextinguible de ce Graal qu'aura été pour eux l'« extase » équivalent du « It » des jazzmen (promesse d'un éveil spirituel qui s'appelle dans le bouddhisme zen « satori ») ? Le film de Walter Salles est-il donc arrivé à faire avec la pellicule argentique ce que Jack Kerouac a réussi à faire avec le gros rouleau de papier de plus de 36 mètres de long nécessaire à la synthèse de ses notes disparates, à savoir la continuation de la route par d'autres moyens - un « ruban de rêve » pour reprendre la métaphore d'Orson Welles ?

 

 

 

Marylou, après avoir masturbé ses deux amants Dean Moriarty et Sal Paradise nus dans la voiture qui fonce sur les routes poussiéreuses d'un avenir indistinct, feuillette quelques pages du premier volume de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Du côté de chez Swann écrit en 1913 (c'est un peu la boussole littéraire des héros, avec Louis-Ferdinand Céline aussi, William Faulkner, Virginia Woolf et Arthur Schopenhauer également, et bien sûr toujours Walt Whitman). Lorsqu'elle relève ensuite la tête pour apercevoir ses deux hommes pisser de concert en bordure du désert, On the Road prouve alors qu'il aurait pu parfaitement saisir la vérité esthétique ayant déterminé la création d'une œuvre comme celle qu'il a voulu adapter. La masturbation collective et la lecture individuelle, les plaisirs littéraires et les besoins physiologiques : soit toujours un même désir qui passe par le circuit hétérogène du sperme, des mots et de l'urine. C'est l'affirmation joyeuse de l'immanence, d'un seul et même « plan d'immanence » (Gilles Deleuze) sur lequel reposent conjointement et sans hiérarchisation, non plus verticalement mais horizontalement, les formes multiples de l'existence humaine. C'est l'exposition d'une seule et même substance (comme l'aurait dit le Spinoza de L’Éthique) dont l'« univocité » (Gilles Deleuze), autrement dit la même voix quelle que soit la diverse matière de ses expressions concrètes, en dit la puissance désirante.

 

 

 

Comme l'explique aussi Jacques Rancière, « "Esthétique" est le mot qui dit le nœud singulier, malaisé à penser, qui s'est formé il y a deux siècles entre les sublimités de l'art et le bruit d'une pompe à eau, entre un timbre voilé de cordes et la promesse d'une humanité nouvelle » (in Malaise dans l'esthétique, éd. Galilée, 2004, p. 25). Et, d'après le philosophe, l'esthétique est synonyme de politique pour autant qu'elle induise et construise dans l'indiscernabilité des formes de l'art et des formes de la vie l'utopie concrète d'une vie non-séparée et non-hiérarchisée (opus cité, p. 31-63). Le problème du film de Walter Salles consiste alors en ce qu'il n'est pas en capacité de croire que cette identification entre esthétique et politique, pourtant au cœur du projet littéraire de Jack Kerouac, pourrait formellement configurer l’entièreté de son dispositif, au lieu de seulement se cantonner dans quelques trop rares niches ou interstices. En ce sens, le malaise dans l'esthétique analysé par Jacques Rancière n'aura pas été vraiment levé par le film de Walter Salles : « Le malaise et le ressentiment qu'il [le nœud singulier de l'esthétique] suscite aujourd'hui tournent toujours de fait autour de ces deux rapports : scandale d'un art qui accueille dans ses formes et dans ses lieux le "n'importe quoi" des objets d'usage et des images de la vie profane ; promesses exorbitantes et mensongères d'une révolution esthétique qui voulait transformer les formes de l'art en formes de vie nouvelle » (op. cit., p. 25).

 

 

 

 

Certes, on compte à l'actif de Walter Salles plusieurs road-movies avec lesquels On the Road aurait pu entrer en résonance : Terre lointaine réalisé avec Daniela Thomas en 1995 et Carnets de voyage réalisé en 2003 d'après les journaux des amis Ernesto Guevara et Alberto Granado écrits après leur grand voyage en Amérique du sud en 1952. Certes, l'existence difficile des précaires et des vagabonds est au cœur des préoccupations d'autres films réalisés par le cinéaste brésilien, comme Central do Brasil en 1998 et Une famille brésilienne en 2008 réalisé à nouveau avec Daniela Thomas. Mais le remake tourné en 2005 au Québec du film fantastique japonais Dark Water (2002) de Hideo Nakata manifeste également, au vu de la très faible qualité esthétique du film, l'opportunisme de Walter Salles. Le casting « glamour » de son nouveau film (Sam Riley dans le rôle de Sal Paradise, Garrett Hedlund dans celui de Dean Moriarty, Kristen Stewart dans le rôle de Marylou, Kirsten Dunst dans celui de Camille et Viggo Mortensen dans le rôle de Old Bull Lee) est une autre preuve d'un souci d'intégration dans la clinquante vitrine internationale du cinéma dont le Festival de Cannes est aussi le relais privilégié. Certes, le choix de Viggo Mortensen témoigne d'une vraie intelligence, en ce sens que l'acteur fétiche des derniers films de David Cronenberg (A History of Violence en 2005, Eastern Promises en 2007, A Dangerous Method en 2011) interprète ici le double romanesque de William Burroughs, autre héraut de la « Beat Generation » et dont l’œuvre-phare, Le Festin nu (1959), a inspiré probablement le meilleur film du cinéaste canadien, Naked Lunch en 1991 (comme il a par ailleurs aussi inspiré le travail de F. J. Ossang).

 

 

 

En revanche, cette manière de concentrer en quelques traits supposés significatifs l'existence de William Burroughs (son addiction à l'héroïne, son goût des armes à feu et son accumulateur à orgones inspiré des thèses de Wilhelm Reich) relève d'une logique de la typification anecdotique équivalente à un appauvrissement car il s'agit là d'une réduction pure et simple. Un autre exemple frappant est offert par l'apparition troublante du personnage de Steve Buscemi qui a pour valeur de rappeler à la fois l'homosexualité de Dean Moriarty et l'obligation concrète de se prostituer afin de financer le voyage (obligation qui rappelle d'ailleurs à l'utopie de la camaraderie libertaire la nécessité objective de l'abolition de la société marchande). La réduction devient même trahison du fait que sont littéralement gommés l'homosexualité et le recours à la prostitution du personnage de Sal dans le roman original alors que, dans le film de Walter Salles, celui-ci veut bien du triolisme mais seulement à partir du moment ou il est strictement subordonné à la centralité de l'hétérosexualité (Walter Salles le montre même à la limite choqué quand il voit Dean s'adonner aux passes occasionnelles permettant pourtant de payer leurs frais de la route).

 

 

 

Dans un même ordre d'idée, la réécriture scénaristique du roman familial de Sal, avec un père récemment décédé et un mère esseulée (alors que dans le roman paru en 1957 le père est une figure absente et la mère est en fait la tante), signifie une confusion entre la première parution du roman (expurgé de ses moments les plus trash et soumis au masque fictionnel des pseudonymes) et l'édition plus tardive du rouleau original. Car, si le film de Walter Salles veut davantage se référer au rouleau original (où, effectivement, le héros raconte son histoire en commençant à évoquer la mort de son père), il arrive à être plus prude que l'édition expurgée de 1957, témoignant ainsi d'une piètre volonté de calibrer son récit en fonction des codes diégétiques et idéologiques (notamment puritains) dominants. La conséquence directe de ce genre d'atermoiements est donc la trahison de la réalité biographique et littéraire de Jack Kerouac.

 

 

 

Si la photographie, chaude et sensuelle, d’Éric Gautier rappelle celle qu'il avait mise en œuvre pour Into the Wild de Sean Penn, On the Road est au final impuissant à exprimer l'actualité d'un texte comme l'avait d'une certaine manière réussi le film de Sean Penn. En proposant l'adaptation du récit du journaliste Jon Kracauer intitulé Voyage au bout de la solitude (1996) et consacré à l'itinéraire tragique du voyageur Christopher McCandless décédé en Alaska en 1992, ce dernier avait montré la vérité intempestive et l'actualité de l'esprit libertaire promu par le transcendantalisme. Rien de tel avec On the Road de Walter Salles. Mimer la frénésie du be-bop de Slim Gaillard et le vitalisme cumulatif de l'écriture de Jack Kerouac (dans la continuité esthétique de l'écriture fragmentaire et convulsive de Walt Whitman) ne suffit pas à produire des formes cinématographiques qui seraient fidèles à l'aventure de vies émancipées. Toutes choses (l'amitié rédimée, malgré l'éloignement définitif des amis, dans la littérature) dont aura témoigné à jamais le roman original de Jack Kerouac.

Cosmopolis (2012) de David Cronenberg : L'Homme aux rats

« Un spectre hante le monde : le spectre du capitalisme » : le slogan ironique apparaît aux yeux du héros Eric Michael Packer (Robert Pattinson) sur un panneau lumineux en haut d'un building de New York, pendant que sa grande limousine blanche « proustée » (« prousted » dans le texte de Don DeLillo, autrement dit tapissée de liège à l'instar du cabinet d'écriture de Marcel Proust) traverse les artères saturées de la « grosse pomme » en direction d'un salon de coiffure susceptible de satisfaire son bon plaisir du moment : une simple coupe de cheveux.

 

 

 

Au-delà toute ironie (l'homme est déjà parfaitement coiffé), on reconnaît dans cette formule le très tragiquement sérieux renversement dialectique de la proposition principale du Manifeste du parti communiste rédigé en 1848 par Karl Marx et Friedrich Engels : « Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme ». Jacques Derrida a par exemple puissamment insisté sur les « spectres de Marx » et la récurrence du motif fantomatique dans l'œuvre du philosophe et militant communiste (in Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993). Le capitalisme est présentement envisagé dans une perspective spectrale pour autant que ce régime économique aurait définitivement accompli la subsomption, non plus formelle mais réelle, du capital sur le travail, et plus encore et plus radicalement, la subsomption du capital sur les formes de vie elles-mêmes (cf. Toni Negri, Fabrique de porcelaine, éd. Stock, 2006). Cette subsomption détermine le fait que, pour parler comme Guy Debord au début de La Société du spectacle (éd. Denoël, 1967), la vie ne cesse de s'éloigner toujours plus loin dans les représentations d'une accumulation de marchandises devenue spectaculaire. C'est elle qui justifie la décision du cinéaste canadien David Cronenberg de s'emparer, à l'occasion de son vingtième long-métrage produit par le producteur portugais Paulo Branco du roman Cosmopolis (2003) de Don DeLillo (que ce dernier jugeait alors inadaptable) en en conservant l'idée-force (un trader multimilliardaire traverse New York au début des années 2000 en ne sortant quasiment jamais de sa limousine), grâce à l'utilisation de fonds verts permettant des incrustations qui sont comme autant d'étranges entremêlements du dehors et du dedans.

 

 

 

Entre des vues réelles du New York actuel et des intérieurs filmés dans les studios de Toronto, Cosmopolis propose l'abolition des lieux et des temps qui ne se rechercheraient ni ne se trouveraient donc plus, contrairement à ce que pouvait encore concevoir Marcel Proust et malgré une voiture « proustée ». Le film propose aussi la superposition de New York et de Toronto autant que du New York d'hier et de celui d'aujourd'hui pour lequel la traversée de la 47ème rue décrite dans le roman de Don DeLillo n'est par exemple plus possible en conséquence des profonds réaménagements urbains effectués lors de la dernière décennie dans la mégapole étasunienne. Et tout cela afin de s'approcher au plus près de la temporalité d'un « capitalisme à l'état pur » (Michel Husson) pour lequel la fusion du proche et du lointain accompagne l'absorption du passé dans le présent dont la reproduction est subordonnée sur des anticipations financières de très court terme. Comme déjà auparavant Toronto dans Videodrome (1982) et surtout New York dans Naked Lunch (1991) d'après William Burroughs s'ouvrait sur le Maroc (et particulièrement sur Tanger s'agissant du second film). Et comme les froidures de Londres dans Eastern Promises (2007) pouvaient à la fois ressembler à celles de Toronto (les séquences en intérieur y ont été filmés comme d'habitude), ainsi qu'à cette Russie dont étaient issus la plupart des personnages du film.

 

 

 

David Cronenberg n'est et ne resterait pas le grand cinéaste contemporain de la métamorphose qu'il est, s'il n'était pas capable de transformer d'une part la littérature en cinéma. On l'a dit, Naked Lunch d'après William S. Burroughs, mais aussi M. Butterfly en 1993 d'après la pièce de David Henry Hwang, Crash en 1996 d'après J. G. Ballard, Spider en 2002 d'après Patrick McGrath, A History of Violence en 2005 d'après la bande dessinée de John Wagner et Vince Locke et A Dangerous Method en 2011 d'après la pièce que Christopher Hampton avait écrite en adaptant le roman de John Kerr. Et surtout s'il était impuissant à rendre manifeste dans son nouveau film un monde chamboulé par la dynamique financière du capital (dont le caractère désastreux aura donc été anticipé par l'écrivain étasunien quatre ans avant la crise des « subprimes »). Un monde contaminé par le virus capitalistique au point de s'évanouir dans les abstractions fétichistes de la marchandise spectaculaire, des titres boursiers dont les prix varient en fonction d'équations complexes et d'investissements mondiaux, et des mouvements spéculatifs sur les capitaux et les devises qui se calculent à la vitesse lumière des communications micro-électroniques.

 

 

 

Y aurait-il alors plus contemporain que Cosmopolis ? Y aurait-il un autre film situé davantage sur la crête de notre actualité que celui qui sait rendre compte de manière quasi-documentaire du point de vue capitalistique le plus pur (celui du trader rentier qui s'est enrichi en calculant ses marges de profitabilité à partir de la ponction de richesses monétaires lointainement issues du procès de production) ? Ce point de vue particulier est celui d'un monde volatilisé dans le double non-sens d'une contestation globale et seulement inimaginable sous ses formes spectaculaires. Disparue la manifestation anarchiste derrière la farandole de ses signes – rats et autres graffitis – ou bien l'artiste-pâtissier (Mathieu Amalric), improbable hybridation entre un vidéaste, un body-artiste et Noël Godin). En lieu et place, un calcul raté concernant des paris spéculatifs sur la devise chinoise dont les conséquences économiques et sociales, à peine concevables sur le plan mondial, vont quand même a minima se traduire pour le protagoniste par une ruine dont il aurait déjà acté la folle mécanique.

 

 

 

Le plaisir de l'adaptation mise en œuvre par David Cronenberg lui-même (en six jours seulement) repose sur la reprise textuelle de pans entiers de dialogues dont l'aspect énigmatique ou cryptique est inséparable d'une drôlerie qui fait, au-delà de toute étrangeté, constamment mouche. Disserter sur des mécanismes financiers complexes lors d'une analyse rectale effectuée par un médecin intérimaire sur la personne d'Eric Packer dans sa limousine, ou bien s'émouvoir de la mort (même pas spectaculaire, même pas par balles, mais seulement et si pauvrement naturelle) du rappeur (soufi !) le plus à la mode dans le monde de la tolérance multiculturelle décrié par Slavoj Zizek, et dont la musique agrémente l'utilisation du second ascenseur privé du protagoniste (quand la musique d'Eric Satie accompagne l'usage de son premier ascenseur) : c'est dans tous les cas exposer la sensibilité particulière de l'homme qui, personnifiant le capitalisme à l'état quasiment pur, parle un langage dont la codification linguistique échappe aux profanes. Ceux-là mêmes qui, dans le monde infernal des prolétaires rejetés derrière les vitres fumées de sa limousine, en sont indistinctement les victimes anonymes. Le premier plan longeant les limousines ne rappelle-t-il pas celui qui ouvrait A History of Violence, induisant alors l'idée que les criminels d'hier ont désormais été remplacés par les délinquants en col blanc d'aujourd'hui ?

 

 

 

C'est aussi donner à comprendre l'existence livide et désaffectée, sinon inconsistante, d'un individu qui concentre un si grand pouvoir entre ses mains (son siège est explicitement représenté comme un trône royal) qu'il peut l'autoriser à s'offrir les services d'une armada de techniciens (gardes du corps surentraînés et analystes avec lesquels il peut de temps en temps baiser quand sa conjointe légitime ne cesse quant à elle de glisser sur d'autres ondes fuyantes) qui se succèdent (de manière cut et avec différents types de focales régissant les champs-contrechamps afin de jouer organiquement sur les dimensions spatiales du véhicule) dans sa limousine de luxe sur le mode d'un zapping permanent. C'est enfin montrer la situation d'une incarnation particulière du rapport social capitaliste quand il atteint son plus haut niveau d'intensité d'abstraite, replié dans le dedans du cœur du capitalisme dont le dehors serait fait de la matière virtuelle d'une contestation fondue-enchaînée dans un devenir spectaculaire autant figuré par l'hommage public rendu au rappeur décédé que par l'attentat pâtissier dont est victime le héros (et pendant ce temps, les mouvements du président des États-Unis demeurent hors-champ, relégués dans les marges d'un pouvoir dès lors passé du politique à l'économique).

 

 

 

Sauf que si Cosmopolis identifiait son récit à ce constat sans se ménager des marges de manœuvre et d'intervention interstitielle, il s'abandonnerait aux plaisirs du fétichisme et du « capitalisme de la séduction » (Michel Clouscard) dont il est censé se distancier. Heureusement, le film ne succombe pas à cette pente fataliste et nihiliste, autrement dit apolitique, qui menace également le roman éponyme de Don DeLillo et pour laquelle l'horreur serait moins politique qu'économique (comme l'affirmaient typiquement Viviane Forrester dans L'Horreur économique en 1996 ou De la servitude moderne de Jean-François Brient en 2009). Heureusement, David Cronenberg est aussi intelligent que l'auteur dont il adapte son livre pour l'écran est subtil. C'est pourquoi le roman du premier et désormais le long-métrage du second montrent mois l'aliénation déterminée par le nouveau « totalitarisme financier » (Viviane Forrester, idem) que les limites ultimes grâce auxquelles la fausse conscience subjective bute progressivement sur l'objectivité de rapports sociaux jamais séparée de la nécessaire dialectique qui les animent et les dynamisent. Après Fast Compagny (1979) et sa fascination commerciale des bolides (des dragsters) rutilants, après Crash et son rendu hypnotique de personnages désensibilisées qui machinent ensemble sur les bretelles d'autoroutes de l'occident de nouvelles possibilités orgasmiques, Cosmopolis raconte le lent mouvement (si cronenbergien en son idée) de métamorphose monstrueuse d'un héros passé de l'abstrait au concret. Ce mouvement fait d'infiltration et d'insinuation manifeste la pénétration du monde extérieur dans les replis de la limousine du protagoniste en faisant sauter à la vue les contradictions entre le dehors et le dedans, entre le capital dans sa dynamique compulsive de subsumer toute la vie sous la seule règle de la profitabilité et les formes de vie qui résistent à cette captation qui se veut une vampirisation. C'est pourquoi le choix de Robert Pattinson est excellent, qui se révèle un excellent acteur après avoir joué les vampires romantiques pour la saga adolescente Twilight.

 

 

 

Le premier court-circuit entre le dedans et le dehors est d'abord symbolique : le rapport entre le toucher rectal subi par le protagoniste et la récurrence des rats (agités dans les cafés et dans les manifestations par des anarchistes qui ont peut-être alors compris la force imaginaire des symboles quand ils fonctionnent en tant que l'exposition de symptômes révélateurs de toutes les espèces du déni capitalistique) se comprend d'ailleurs d'autant mieux qu'il appelle la mise en regard du nouveau film du cinéaste avec son précédent long-métrage, A Dangerous Method (on peut d'ailleurs apercevoir une affiche du film près du salon de coiffure où le héros se fait à moitié couper les cheveux). Ce film qui raconte l'énergie émotionnelle alimentant les démarches théoriques respectives de Sigmund Freud, Carl Theodor Jung, Otto Gross et Sabina Spielrein, ainsi que les métamorphoses conceptuelles résultant de leurs relations affectives et de leurs confrontations professionnelles autorise le rappel de la célèbre analyse freudienne de L'homme aux rats. Un cas de névrose obsessionnelle, l'un des cinq cas cliniques du recueil Cinq psychanalyses paru en 1909. Ce cas psychanalytique expose notamment l'identification symptomatique entre la dette financière (« Rate », soit acompte en allemand) d'Ernst Lanzer et l'image qui l'obsède de la torture chinoise selon laquelle des rats (« Ratte » en allemand) s'introduisent dans l'anus d'un prisonnier pour y creuser des galeries (torture évoquée dans Le Jardin des supplices d'Octave Mirbeau en 1899).

 

 

 

Les conversations amusées d'Eric Packer et de son jeune analyste financier Shiner (Jay Baruchel) concernant le rat comme unité d'échange économique mondial (comme « équivalent général abstrait » aurait dit Karl Marx) doivent dès lors se comprendre en relation dynamique avec les diverses souillures qui, tantôt se déposent sur sa limousine, tantôt obligent le héros, après avoir progressivement abandonné ses lunettes, sa cravate et sa veste, à recevoir de la tarte au citron sur le visage et la chemise. L'identité, structurale sur le plan symbolique, entre le capital et l'anal, entre l'argent et l'excrément, et telle que l'accomplit le symbole du rat (dont la grise démultiplication converge avec la circulation virale dont il est l'agent inconscient), manifeste ultimement la pulsion de mort qui attire in fine, tel un rat pris au piège (littéralement un dératé – mieux un dé-raté), Eric Packer dans le refuge désolé de l'un de ses anciens employés licenciés, Benno Levin (Paul Giamatti). Certes, la réalité peut prendre les allures d'un spectacle ayant pour enjeu d'évider de toute consistance politique les formes sociales qu'il représente.

 

 

 

Ainsi, quand les manifestants agitent des rats dans un café, ils donnent l'impression d'être dans un jeu de simulation digne de eXistenZ (1999). Ainsi, la séquence de l'assassinat en direct (« live » et passant en boucle) du directeur du FMI dissertant des nécessités des réformes structurelles en Corée du nord (bientôt incorporée comme la Chine dans le capitalisme global) se voit teintée d'un grotesque « gore » qui rappelle d'autres (tentatives d')assassinats politiques ou en direct scandant l'œuvre du cinéaste canadien (Scanners en 1980, Videodrome, Dead Zone en 1983, eXistenZ). Pourtant, Eric Packer semble ne pas se satisfaire d'une routine selon laquelle une représentante des intérêts culturels du héros (Juliette Binoche) est une partenaire (voire une prothèse) sexuelle occasionnelle, comme l'est également une garde du corps pouvant utiliser à la demande du héros son pistolet « taser » afin de le sortir de sa torpeur capitaliste. Toutes les manifestations d'une asymétrie fondamentale ne cessant de correspondre entre elles et de se rappeler à la conscience du protagoniste (de la prostate diagnostiquée comme telle, et puis de l'œil crevé du directeur du FMI à celui de son chauffeur d'origine africaine qui font écho avec ceux de A History of Violence et Eastern Promises) affirment une instabilité imprévisible en capacité d'échapper aux savants calculs du trader. La calculabilité capitaliste (métaphorisée par le « temps de l'horloge » dont parlent les personnages a été finement analysée par l'historien Edward P. Thompson dans Temps, discipline du travail et capitalisme industriel (éd. La Fabrique, 2004). Elle ne peut cependant déterminer à l'avance, contenir et programmer les ondes chaotiques d'un devenir échappant d'autant plus à tout contrôle qu'il est la résultante, en économie capitaliste, des contradictions de la valorisation (financière, mais pas seulement) du capital.

 

 

 

La coupe à moitié ratée d'Eric Packer dans un salon de coiffure rappelant celui qui abritait l'égorgement ouvrant Eastern Promises symbolise un déséquilibre parachevé lors de la confrontation avec l'un de ses anciens employés licenciés, Benno Levin, dont il a toujours ignoré l'existence, et devant qui pourtant il se soumet. Comme le pécheur face à son confesseur (la scénographie de la longue dernière séquence y fait largement penser). Comme la victime expiatoire devant la personne chargée de le sacrifier. Comme la bête qui ne pourra échapper à son abattage. Ce n'est pas seulement qu'Eric Packer veut expérimenter les pires passages à la limite (il abat froidement et à bout portant son principal garde du corps, par ailleurs sorte de sosie de Clint Eastwood, puis se tire avec l'arme de ce dernier une balle dans la main) au nom d'une pulsion suicidaire entretenue par le savoir d'une ruine imminente (la sienne, celle du capitalisme mondial) en regard de laquelle son inconséquence et son irresponsabilité apparaîtront comme des preuves à charge). C'est qu'il s'agit pour lui d'effectuer la traversée du fantasme, de passer à travers les vitres de sa limousine pour faire l'épreuve d'un réel qui ne serait pas neutralisé par ses simulacres supposés subversifs, mais qui aurait renoué avec l'exercice d'une dialectique minimale. Comme si l'hyper-capitaliste voulait se confronter avec le prolétaire haut de gamme (c'est un cadre, ce n'est qu'un employé) dont il avait exploité la force de travail et le savoir-faire en termes de mouvements spéculatifs sur les devises. Comme si la mort devait moins s'accomplir dans la solitude luxueuse favorisée par le fétichisme de l'argent fabriquant de l'argent (du « capital-argent porteur d'intérêt » aurait encore dit Karl Marx) et l'autisme social des classes les plus riches de la planète, que par l'entremise du rapport conflictuel entre l'employeur et l'employé licencié, entre le capital (le « travail mort », idem) et le travail vivant. La ruine prolétaire parachève la ruine capitaliste.

 

 

 

Le dépotoir qu'est devenu l'appartement new-yorkais de Benno Levin s'inscrit ainsi dans la série des habitats dévastés dans lesquels les héros de Videodrome, The Fly (1986) et de Dead Ringers (1989) par exemple mettaient un terme à leur trajectoire (auto)destructrice. Mais, à la différence du suicide réitéré par le dispositif télévisuel de Videodrome ou de la mise en scène carcérale du fantasme suicidaire du héros narcissique de M. Butterfly, Cosmopolis affirme le retour de la dialectique (du « chiffre Deux », dirait Alain Badiou). Si un homme meurt, et si cette mort est un suicide, c'est que le suicide (d'Eric Packer) est autant un meurtre (le sien, par Benno Levin), son 'assomption prolétaire sous la forme d'une exécution du désir de mort de qui personnifie le capital.

 

 

 

C'est la différence de Louise-Michel (2008) de Gustave Kervern et Benoît Delépine qui racontait comment des prolétaires devaient amorcer un grand voyage avant de pouvoir retrouver et flinguer les représentants du pouvoir patronal qui les avaient dépossédés de leur travail. Cosmopolis raconte exactement l'inverse, narrant comment un capitaliste sort de sa limousine et traverse les farandoles de la contestation simulée pour aller à la rencontre du réel sous la forme du prolétaire qu'il a licencié et qui veut se venger de lui en s'en prenant à sa vie. Ce qui est infiniment plus subversif parce que le réel des contradictions des rapports entre le capital et le travail est ce vers quoi vont, quoi qu'ils en disent et quel que soit le degré d'abstraction imposé dans les consciences par le fétichisme de l'accumulation financière du capital. Un degré d'abstraction tel qu'il se prolonge également à l'occasion des génériques de début et de fin du film, respectivement inspirés par le dripping de Jackson Pollock et les à-plats de Mark Rothko. Les représentants des intérêts du capital eux-mêmes n'y échappent pas. Ce mouvement réellement en train de s'accomplir est très précisément ce que Friedrich Engels et Karl Marx nommait dans L'Idéologie allemande en 1845 le « communisme ». Certes, dira-t-on, la fin est suspendue, l l'exécution comme figée sur le visage d'Eric Packer derrière qui se tient son bourreau armé. Au spectateur d'accomplir le programme de la sortie du capitalisme.

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