Des nouvelles du front cinématographique (79) : Vous n'avez encore rien vu d'Alain Resnais

Orphée et Eurydice : l'éternel retour

« L'idée qui rôde dans le film [L'Amour à mort] est justement que mourir d'amour peut arriver à n'importe qui. Il n'est pas nécessaire d'être un Tristan ou une Isolde pour que ça vous tombe dessus » (« Le langage de la passion. Entretien d'Alain Masson et François Thomas avec Alain Resnais » in Positif n°284, octobre 1984)

« Car l'Amour et la Mort n'est qu'une même chose » (Ronsard, Sonnets pour Hélène, LIV. II, XVIII cité par Alain Masson, « La religion ou la foi » in Positif, n°284, octobre 1984)

1. Anamnèse / hypomnèse

Le dix-huitième long-métrage d'Alain Resnais, plus de cinquante ans après Hiroshima mon amour (1959), plus de soixante ans après le court-métrage Van Gogh (1948), prend pour objet le récit mythologique qui semblait devoir se cacher plus ou moins obscurément dans les plis de la plupart, sinon la totalité des films qu'il a jusqu'ici réalisés. Il faudrait donc que l'un des cinéastes français parmi les plus importants de la seconde moitié du vingtième siècle atteigne l'âge respectable de 90 ans pour qu'il décide enfin à s'attaquer au mythe littéraire mille fois décliné des amours antiques et tragiques d'Orphée et Eurydice telles qu'ils auront au fond imprégné, de près ou de loin, toute son œuvre.

Mieux, cette œuvre de cinéma se comprendrait rétrospectivement comme l'immense réitération de ce mythe, sa citation perpétuellement répétée, comme la multiplication de ses incarnations renouvelée, et Vous n'avez encore rien vu propose comme on le verra l’entrecroisement de trois variations du fameux récit mythique, pas moins. Dans la perspective structuraliste défendue par l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, un mythe (à l’instar de celui de Faust ) ne se comprend pas comme récit des origines, mais se reconnaîtrait plutôt dans l’existence d’une pluralité de versions coexistantes ou successives d’un même récit issues de mondes culturels distincts afin de les rendre compatibles. « Le mythe n’offre jamais à ceux qui l’écoutent une signification déterminée. Un mythe propose une grille, définissable seulement par ses règles de construction. Pour les participants à la culture dont ce mythe relève, cette grille confère un sens, non au mythe lui-même, mais à tout le reste : c’est-à-dire aux images du monde, de la société et de son histoire dont les membres du groupe ont plus ou moins clairement conscience, ainsi que des interrogations que leur lancent les différents objets (…) La matrice d’intelligibilité fournie par le mythe permet de les articuler en un tout cohérent » (Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, éd. Plon, 1983, p. 199-200).

L'œuvre d'Alain Resnais aurait ainsi pour raison première et dernière, pour début et fin perpétuels, le récit mythologique à partir duquel il serait possible de penser, au-delà de sa grande diversité formelle et narrative, et donc au-delà de son apparente hétérogénéité, sa puissante (et structurale) cohérence. « La plupart des films d'Alain Resnais (tous, peut-être, avec des variantes) procèdent de la démarche orphique vers les Enfers pour en ramener l'être aimé, fût-ce sous la forme d'un souvenir obsédant, gratifiant ou frustré, mais désormais revenu du refoulé », comme le constatait déjà Marcel Oms (in Alain Resnais, éd. Rivages/Cinéma, 1988, p. 23), Ainsi pourrait être ressaisi le titre de l'ouvrage écrit par Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat intitulé Alain Resnais. Liaisons secrètes, accords vagabonds (éd. Cahiers du cinéma-coll. « Auteurs », 2006) dans le sens où les « liaisons secrètes » et les « accords vagabonds » ne s'établiraient donc qu'à partir d'un centre jusqu'alors constamment fuyant et différé et qui n'aurait en réalité pas d'autre nom que celui, structural, du mythe d'Orphée et Eurydice.

A ce titre, Vous n'avez encore rien vu représente pour son réalisateur, toute chose égale par ailleurs, ce qu’aurait valu Les Amours d'Astrée et de Céladon pour Éric Rohmer, l’ultime long-métrage qu’il a tourné en 2007 d'après le roman pastoral L'Astrée (1607-1627) d'Honoré d'Urfé. C'est-à-dire moins le testament sérieusement conçu comme tel par un vieux maître qui se sait devoir bientôt mourir (hypothèse funèbre et paresseuse bien trop souvent valorisée par les journalistes), que la reconnaissance ou l'aveu, peut-être inconscient, en tous les cas tardif, de l'importance fondamentale et fondatrice, structurale, d'un récit en regard de toutes les fictions dès lors perçues rétrospectivement comme hantées par lui. Même si cette hantise ne se comprend ou ne se révèle peut-être qu'après coup. En tous les cas elle se vérifie pleinement aujourd’hui.

Au couchant d'une trajectoire artistique qui aura continuellement soutenu l'ambition selon laquelle nous, les spectateurs de cinéma toujours plus invités à être blasés par le mouvement de « spectacularisation » du monde (comme le dirait Jean-Louis Comolli), n'aurions encore rien vu, c'est donc une lumière originale que projette non pas le dernier mais le nouveau film du cinéaste. Mieux, son « nouveau premier film » (idéalement, chaque nouveau film devrait être un nouveau premier film), et c'est peut-être la raison pour laquelle revient à plusieurs reprises dans la gare de fiction de Vous n'avez encore rien vu une affiche de Hiroshima mon amour, le premier long-métrage réalisé par Alain Resnais tourné en 1959 d'après un scénario de Marguerite Duras. Celui qui en tous les cas éclairerait le plus crûment le site archéologique et mythologique à partir duquel se serait déployée toute l'œuvre d'Alain Resnais.

Un cinéaste qui, au soir d’une vie qui n’est pas encore la nuit (It Was A Very Good Year chante dans le générique-fin Frank Sinatra), aurait, indistinctement, ou découvert ou compris, ou reconnu ou appris que les histoires qu'il n'avait jamais cessé de conter (et de faire raconter par d'autres, ce dernier s'étant toujours refusé à être l'auteur de ses scénarios) rejouaient en fait pour la plupart le récit mythologique portant sur les amours antiques et tragiques d'Orphée et Eurydice.

Ce serait donc comme un phénomène de rétroprojection (un nouveau film éclairant de sa lumière originale les films précédemment réalisés) qui pourrait également s'envisager à partir de l'idée d'anamnèse platonicienne (expliqué par Socrate dans Ménon et Phèdre de Platon) : le nouveau récit éclairant les précédents serait en fait un vieux récit idéel et oublié, puis ne cessant de revenir masqué avant d’avoir été enfin parfaitement retrouvé. « Connaître, c'est se ressouvenir » dit ainsi Ménon, le jeune esclave qui découvre (ou redécouvre grâce à Socrate) comment dupliquer l'aire d'un carré alors qu'il croyait tout ignorer des mathématiques.

A ceci près, ainsi que le défendent, dans l'héritage philosophique de la déconstruction de Jacques Derrida, le philosophe Bernard Stiegler (cf. Passer à l'acte, éd. Galilée, 2003) et son association Ars Industrialis, que la réminiscence anamnésique des Idées par l'âme doit se comprendre dans le même mouvement « épiphylogénétique » que son supplément « hypomnésique ». L'« hypomnèse », c'est-à-dire l'agencement toujours historiquement situé des techniques matériellement extériorisées de la mémoire (de la mémoire « morte » en supplément technologique de la mémoire « vive » pour employer le langage informatique). Telle l'écriture depuis plusieurs milliers d'années. Tel le cinéma depuis plus d'un siècle.

La mémoire (et son corollaire l'oubli) relèvent donc de processus duels, génériques et historiques, matériels et biologiques, individuels et collectifs, faits tout à la fois d'intériorisation (mentale et psychique) et d'extériorisation (sociale et technique). A chaque nouveau projet de cinéma, Alain Resnais aurait donc adopté une posture véritablement orphique, au sens où l'orphisme désigne ici ce mouvement biface ou ce ruban de Moebius « épiphylogénétique » (désignant les processus d'hominisation, soit d'extériorisation techniques de l'espèce humaine : cf. Bernard Stiegler, La Technique et le temps 1. La faute d'Épiméthée, éd. Galilée, 1994) articulant et nouant inévitablement anamnèse et hypomnèse.

Une posture esthétique au nom de laquelle il lui aurait fallu s'aventurer à plusieurs reprises dans les enfers de la mémoire et de l'oubli, de la fabulation et de l'imagination pour notamment y retrouver ce fichu récit qui le hante depuis toujours, pour le perdre ensuite, une fois le film réalisé, en attendant le suivant. Le film comme « trace mnémotechnique » (Bernard Stiegler, idem) d'une quête inlassablement répétée : dans l'oubli la mémoire, dans la mémoire l'oubli, et entre les deux l'imagination qui tantôt affecte et modifie l'une (la mémoire), tantôt vise à combler sans jamais totalement y réussir l'autre (l'oubli). « J'ai toujours protesté contre le mot ''mémoire'', mais pas contre le mot ''imaginaire'', ni contre le mot ''conscience''. L'imaginaire joue un rôle considérable dans notre vie. Il me paraît, dans tous les cas, un sujet idéal de cinéma » (« Ne pas faire un film sur l'Espagne. Entretien de Robert Benayoun, Michel Ciment et Jean-Louis Pays avec Alain Resnais » in Positif n°79, novembre 1966).

Et toutes les fois, Alain Resnais aurait répété cette situation jusqu'à – c'est la fiction à laquelle on voudrait ici (faire) croire – pouvoir toucher comme aujourd'hui au but. Le cœur d'or de toute son œuvre, à l’exemple du volume fictif sur Mars (comme le lièvre d'Alice chez Lewis Carroll) de la collection « Petite planète » de Chris. Marker dans le court-métrage Toute la mémoire du monde (1956), à l’exemple encore du « roman cinématique » (des romans pour la jeunesse avec une page sur deux illustrée) Le Roi de l’or d'Alice Pujo dans Mon oncle d’Amérique (1980) dont la première image-signal est d’ailleurs celle d’un cœur rouge clignotant comme un phare dans le noir, le cœur qui battrait derrière chaque raccord et chaque travelling, chaque recoin des décors extraordinaires inventés par Jacques Saulnier (présent au générique des films d’Alain Resnais depuis L'Année dernière à Marienbad en 1961) et chaque ponctuation musicale, derrière chaque ligne de dialogue proposée par les nombreux auteurs avec lesquels il a travaillé et chaque inflexion dans le jeu des acteurs qu'il a sollicités, ce serait toujours celui battant d’Orphée perdant Eurydice quand elle meurt.

C'est toujours celui d’Orphée battant qui la retrouve dans les enfers pour ensuite la perdre à nouveau quand il se retourne pour la regarder. C'est enfin celui d’Orphée toujours battant (mais plus pour très longtemps) qui, désespéré, déciderait alors de la rejoindre afin de réaliser dans la mort ce qui a d'après lui échoué dans la vie. Ce n'est peut-être pas un hasard alors si Alain Resnais manifeste tant d'intérêt pour la musique, et si son travail de mise en scène peut légitimement se comparer à celui de l'écriture et la composition musicales. Comme l'a bien montré par exemple Thierry Jousse (cf. Alain Resnais, compositeur de films, éd. Mille et une nuits, 1997). Ou encore Marcel Oms quand il écrit ceci : « Le cinéaste a redonné sens à une vieille revendication des années 20, selon laquelle le cinéma devait être la musique des images, de la lumière et des regards (...) » (Alain Resnais, opus cité, p. 31).

Et ce n'est peut-être pas non plus un hasard si cet aspect de son geste cinématographique résonne avec le motif de la lyre à neuf cordes (en hommage aux Muses) du musicien Orphée qui, comblé de dons par le dieu Apollon, aurait également inventé la cithare (cf. Sophie Cassagnes-Brouquet, Poètes et artistes : la figure du créateur en Europe au Moyen Âge et à la renaissance, éd. Presses Universitaires de Limoges, 2007). Une cithare qui peut prendre comme ici la forme gaguesque, lors de la captation télévisuelle de la pièce de Jean Anouilh filmée par Bruno Podalydès dans Vous n'avez encore rien vu, d’une grille de caddie.

2. Orphée / Lazare

Dans Vous n'avez encore rien vu, Orphée (entre autres puisque cet Orphée coexiste avec deux autres versions de lui-même, comme dans la toile cubiste de Pablo Picasso Guernica à laquelle un court-métrage éponyme réalisé par Alain Resnais en 1950 a rendu un puissant hommage) est un simple violoniste dont l'instrument se réduit à une corde à linge tendue par le pouce le long du bras, comme une veine. On va dès à présent insister sur le fait qu'Alain Resnais possède plusieurs cordes à son arc de cinéma afin de faire résonner le mythe orphique tel qu'il brille dans son nouveau long-métrage de l'éclat le plus affirmé, et tel que cet éclat rebondit sur les films précédemment réalisés comme s'il s'agissait d'en révéler ou d'en expliciter a posteriori le contenu orphique.

Entre autres exemples, le déploiement cartographique du labyrinthe formé dans le court-métrage Toute la mémoire du monde en 1956 par les travées et les couloirs de la Bibliothèque de France avec ses enfers (autrement dit ses archives les moins fréquentées) ne ressemble-t-il pas déjà à la traversée par Orphée du monde des morts afin de retrouver son aimée ? Et l'histoire racontée dans Hiroshima mon amour ne réitère pas le principe diégétique d'une femme bloquée dans une région reculée du passé qui attire à elle un homme en même temps que cet homme tente de la ramener dans les parages du présent ? « J'ai tout vu à Hiroshima » disait l'héroïne française du premier long-métrage d'Alain Resnais à son amant japonais qui lui répondait alors ceci : « Non, tu n'as rien vu à Hiroshima ».

Dialogue célèbre de Marguerite Duras auquel répondrait simplement aujourd'hui le titre du nouveau long-métrage, Vous n'avez encore rien vu, qui sinon serait inspiré de la première phrase dite dans le premier film parlant de l'histoire du cinéma, The Jazz Singer (1927) d'Al Jolson (« Attendez une minute ! Vous n'avez encore rien entendu ! ».

Quant à L'Année dernière à Marienbad : « Nous serions alors aux Enfers, parmi les morts en transit, là où Orphée va tenter de reprendre Eurydice aux dieux ; à moins que les données ne soient inversées et que la Mort ne vienne chercher avec insistance cette femme qui remet à plus tard son acceptation, sollicitant un nouveau sursis » (Marcel Oms à propos de L'Année dernière à Marienbad, ibidem, p. 83). Il se trouve aussi que la phrase est prononcée à l'identique par le personnage d'André Dussollier à celui de Jean-Pierre Bacri en quête constamment insatisfaite d'appartement dans On connaît la chanson (1997).

Et Muriel ou le Temps d'un retour (1963) ne découvre-t-il pas au cœur de l'actualité encore brûlante de la guerre d'indépendance du peuple algérien en lutte contre la tutelle coloniale française l'image d'une femme torturée, nouvelle Eurydice qui hante Bernard, l’appelé revenu en métropole et tout aussi chamboulé que sa ville d'origine, Boulogne-sur-Mer, alors en pleine phase de réaménagement urbain afin de faire oublier les stigmates de la seconde guerre mondiale ?

Et Je t'aime je t'aime (1968) ne montre-t-il pas un homme revenu d'une tentative échouée de suicide et renvoyé à l'occasion d'une étrange expérience scientifique dans les séries temporelles qui, avant et après, se croisent, se recroisent et se décroisent à partir de ce point d'intersection formé par le suicide refoulé de son ancienne compagne et l'écho lointain et inconscient que celui-ci a exercé sur sa propre tentative ?

Et Providence (1977) ne représente-t-il pas les circonvolutions d'une imagination caverneuse appartenant à un écrivain alcoolique et malade qui s'amuse de ses fabulations afin de réécrire mentalement depuis la caverne infernale de ses névroses un roman familial raté ? Marcel Oms encore : « L'émergence se fait comme hors d'un sommeil insondable et, une fois encore, tout se passe comme si nous étions en présence d'un être qui revient des Enfers à l'occasion de son réveil progressif hanté de personnages hostiles, menaçants, agressifs, cruels, qui sont, en fait, le produit de son imagination inquiète et donc l'extériorisation d'une expérience intérieure » (ibid., p. 131).

Et L'Amour à mort (1984) ne narre-t-il pas l'histoire de Simon, un homme qui, déclaré mort par son médecin, revient mystérieusement à la vie avant de mourir à nouveau, son second décès décidant son aimée à le rejoindre dans la mort ? « (…) lorsque Simon tente de retrouver au piano l'air qu'il a entendu au royaume des morts, le thème qui lui revient sous les doigts est repris dès l'intervention musicale qui suit » explique le critique François Thomas (« Concert en chambre obscure » in Positif n°284, octobre 1984), la mise en rapport de la musique et de la mort se comprenant alors de manière véritablement orphique ?

Et Mélo (1986) n'exprime-t-il pas au cœur de ses artifices de théâtre exposés l'intrication tordue de l'amour et de la mort (sous la double forme du meurtre et du suicide) entortillés autour du même fil que sont le mensonge et la trahison ? D'ailleurs, le personnage de Marcel Blanc n'est-il d'ailleurs pas, lointain écho de l'Orphée de Jean Anouilh, lui aussi violoniste ?

Et I Want To Go Home (1989), par ailleurs le film le plus improbable jamais réalisé par Alain Resnais, ne montre-t-il pas un père représentant la culture populaire (il est un cartooniste d’origine étasunienne) aller chercher dans les enfers (français) de la culture légitime et élitaire sa fille qui renie le monde culturel ayant façonné son enfance au point où ses dialogues intérieurs prennent la forme d’échanges avec le personnage de cartoon précisément imaginé à son intention par son père ?

Et enfin tous les personnages des cinq avant-derniers longs-métrages du cinéaste, soit Smoking / No Smoking (1993), On connaît la chanson, Pas sur la bouche (2003), Cœurs (2006) et Les Herbes folles (2009), ne figurent-ils pas encore de singuliers revenants dont l'existence respective, si difficilement consistante parce que tellement spectrale, tente de pallier le flottement et l'évanescence qui les caractérisent par le biais de multiples bricolages formels ou bien de diverses inventions narratives ?

Ce sont tantôt la multiplicité leibnizienne des rôles compossibles dans le premier film, tantôt le recours aux chansons populaires fredonnées en play-back dans le deuxième film, tantôt la reprise d'une vieille opérette oubliée datant de 1925 et chantée par les acteurs dans le troisième film, tantôt le ballet en forme de chassé-croisé dans le quartier (reconstitué en studio) de Bercy enneigé du quatrième film, tantôt le mouvement syncopé et « jazzy » des impulsions irrationnelles et des élans passionnels et contradictoires dans le cinquième film.

C'est peut-être à cet instant précis qu'il faudrait mentionner une rencontre décisive pour Alain Resnais : Jean Cayrol. Cet homme qui fut résistant déporté en 1942 au camp de concentration de Mauthausen-Gusen est revenu vivant de la déportation pour devenir l'écrivain hanté par la catastrophe concentrationnaire (le recueil Poèmes de la nuit et du brouillard en 1945, le roman Je vivrai l'amour des autres en 1947, l'essai Lazare parmi nous en 1950).

Puis le scénariste pour le cinéma, dont deux films (et non des moindres) d'Alain Resnais : le court-métrage Nuit et brouillard (1956) et le long-métrage Muriel ou le Temps d'un retour. C'est précisément l'expérience de la guerre et surtout du « concentrationnat » (comme l'a nommé Jean Cayrol) qui a déterminé chez cet écrivain le désir d'une littérature à jamais marquée par la brisure de l'histoire, celle de la seconde guerre mondiale, et dont le seul retour autorisé a été pour lui à l'image de la figure évangélique de Lazare ressuscité.

Explicitée dans l'article intitulé D'un Romanesque concentrationnaire (in Esprit, n° 159, septembre 1949, p. 340-357, par la suite repris sous le titre Pour un romanesque lazaréen en 1950, puis encore dans De la Mort à la vie en 1997), la « littérature lazaréenne » défendue par Jean Cayrol, proche alors de l'esprit de « l'écriture du désastre » cher à Maurice Blanchot, aurait donc définitivement imprégné les débuts cinématographiques d'Alain Resnais. En même temps que cette pensée littéraire aura probablement trouvé à s'articuler avec un autre souvenir littéraire et tout aussi tenace.

Celui de la première de la pièce Eurydice (1942) créée le 18 décembre 1942 au Théâtre de l'Atelier par André Barsacq, le spectateur et futur réalisateur n'ayant alors que vingt ans. Peut-être d’ailleurs cette vision a-t-elle prémuni Alain Resnais de l’influence (nettement marquée chez les cinéastes de la Nouvelle Vague) de la version (théâtrale en 1927, cinématographique en 1950) du mythe par Jean Cocteau, plus intéressée par le rapport poétique et narcissique nouée entre le poète orphique et la Mort qu’entre celui-ci et Eurydice, l’épouse incarnant alors par défaut l’obstacle social le séparant de l’art (cf. Dictionnaire des personnages, littéraires et dramatiques, de tous les temps et de tous les pays, éd. Robert Laffont-coll. « Bouquins », 2002 [1960 pour la première édition], p. 358-359).

On profite de l'occasion pour rappeler aussi la propre version du mythe orphique proposée au début de cette même année par Jean-Marie Straub avec son court-métrage L'Inconsolable tiré de l'un des Dialogues avec Leuco (1945-1947) de Cesare Pavese (qui nourrit son cinéma depuis Ces rencontres avec eux en 2006, l'ultime long-métrage réalisé avec Danièle Huillet). Dans cette version, l'inconsolable Orphée (soit Jean-Marie Straub) dispute à la déesse Bacca le refus de faire revenir Eurydice (soit Danièle Huillet), préférant se retourner plutôt que de la faire revivre (et la faire mourir une seconde fois), signifiant ainsi l'acceptation éthique de sa condition d'homme mortel endeuillé qui n'aura jamais de cesse de négocier avec le néant.

Lazare (selon Jean Cayrol) d'un côté, Orphée et Eurydice (d’après Jean Anouilh) de l'autre ; Nuit et brouillard il y a plus de cinquante ans et Vous n'avez encore rien vu aujourd'hui. Que d'étranges résonances, enfin, entre ces deux films par ailleurs si dissemblables : l'époque (l'extermination nazie de la totalité des juifs a été avalisée entre l'ordre donné à Heydrich par Goering juillet 1941 et la conférence de Wannsee le 20 janvier 1942 décrétant la « Solution finale de la question juive »), la singulière évocation dans la bouche haineuse de l'Orphée de Jean Anouilh de millions de grains de sable promis à l'écrasement, et même les titres (la « nuit et le brouillard » au cœur desquels avancent les amants tragiques de la pièce Eurydice pendant que le judéocide nazi se fabrique dans le même moment dans un régime d'invisibilisation des traces du crime inimaginable qu'il est en train d'accomplir).

Vous n’avez encore rien vu peut en ce sens aussi s’entendre malheureusement comme le pire (sur les plans de l’explosion des inégalités, du retour des fascismes ou de la crise écologique) que nous prépare le capitalisme actuel si nous ne faisons rien pour en empêcher la reproduction.

3. « Revenance » / Survivance

C'est donc tout le cinéma d'Alain Resnais qui n'aura jamais cessé d'être peuplé par des individus perçus comme des revenants, comme revenus d'entre les morts (lorsque le souvenir de la seconde guerre mondiale pesait encore de tout son poids dans la société française d'alors – usine Pechiney comprise qui, dans l'audacieux court-métrage Le Chant du styrène tourné en 1958, ressemble de loin à la fin à un camp d'extermination). Des individus qui vivraient ensuite une vie de fantômes peinant à doter leur existence d’un minimum de consistance (lorsque les pressions actuelles de l'économie capitaliste participent dorénavant à volatiliser dans les flux monétaires et planétaires de la circulation des capitaux dématérialisés – comme cela est peut-être métaphorisé dans la neige balayant le quartier reconstitué en studio de Bercy dans Cœurs – les identités personnelles et les traditionnelles solidarités familiales).

Ne peut-on pas lire dans une manchette de journal vu dans Smoking le titre suivant : « Diceased That Came Back From The Dead » (soit en français : « Un décédé revenu d'entre les morts ») ? Le nom même du cinéaste pourra d'ailleurs s'entendre comme l'appel à une renaissance (Resnais, soit renaître) comprise de manière tantôt lazaréenne (selon un axe théologique), tantôt orphique (selon une perspective davantage mythologique). A ce propos, Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat citent dans leur ouvrage précédemment mentionné le critique de la revue Positif Robert Benayoun (auteur du classique Alain Resnais, arpenteur de l’imaginaire, éd. Stock, 1980) qui, faisant référence au projet jamais réalisé Harry Dickson (bel exemple d’un film fantôme qui n’a jamais réussi à trouver d’incarnation), disait : « Harry Dickson attend que fonctionne pour lui cette résurrection dont Resnais, après Canterel, semble avoir trouvé le secret ». Mais qui est ce Canterel ? Réponse des deux auteurs : « Le savant Canterel est le personnage principal de Locus Solus de Raymond Roussel. Ayant inventé la ''résurrectine'', il peut animer des cadavres pourvu qu’il la mélange à du ''vitalium'' » (Alain Resnais. Liaisons secrètes, accords vagabonds, op. cit., p. 162).

La « résurrectine » produite dans le laboratoire de ce chimiste de cinéma qu'est Alain Resnais conditionnerait la manière de penser ses films selon laquelle la vie se vivrait dès lors comme un retour, un retour à la vie marquée de manière indélébile par le passage dans la mort. « Vivre une rencontre comme s'il s'agissait d'un retour » comme l’écrivait quelque part Maurice Blanchot (peut-être dans L’Exigence du retour tiré de La Quinzaine littéraire n°108, 15-31 décembre 1970). Comme une vie constamment happée par un devenir spectral ou fantomatique. « C'est pourquoi le monde de Resnais est, aujourd'hui encore, un monde convalescent, fragile et compliqué. Moins le lieu de grandes audaces formelles que la patiente reconstitution, bout par bout, d'un monde plausible et qui marcherait. D'où les modèles réduits, la table rase puis encombrée » constatait pour sa part et avec raison Serge Daney en s'appuyant d’ailleurs sur Maurice Blanchot (« Resnais et l’''écriture du désastre'' » in Ciné journal. Volume II / 1983-1986, éd. Cahiers du cinéma, 1998, p. 29).

Les revenants du cinéma d'Alain Resnais témoigneraient symptomatiquement d'un régime esthétique qui serait celui de la « revenance » si le mot existait, sinon de la « survivance » (« Nachleben ») pour employer le concept de l'historien d'art allemand Aby Warburg : « La forme survivante, au sens de Warburg, ne survit pas triomphalement à la mort de ses concurrentes. Bien au contraire, elle survit, symptomalement et fantômalement, à sa propre mort : ayant disparu en un point de l'histoire ; étant réapparue bien plus tard, à un moment où, peut-être, on ne l'attendait plus ; ayant, par conséquent, survécu dans les limbes mal définies d'une ''mémoire collective'' » (Georges Didi-Huberman, L'Image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, éd. Minuit, 2002, p. 67).

Ultimement, la forme revenante ou la « forme survivante » serait dans l'œuvre d'Alain Resnais le récit orphique tel qu'il ne cesserait donc de survivre, depuis son invention il y a plus de 2000 ans (et de film en film du point de vue du cinéaste), à sa propre mort. A cette aune, on ne peut pas ne pas trouver fondé le fait que le décor principal de Vous n'avez encore rien vu, consistant en un immense et vide salon où se tiendra la diffusion télévisuelle d'une captation de la pièce de Jean Anouilh par une jeune troupe de fiction (« La Compagnie de la Colombe »), ressemble avec ses grands casiers rectangulaires peints côte à côte, tantôt à une salle d'attente type purgatoire comme dans la pièce Huis-clos (1943) de Jean-Paul Sartre, tantôt à un funérarium ou un crématorium. « Le cinéma est un cimetière vivant » disait encore tout récemment Alain Resnais dans un entretien donné à Isabelle Régnier pour le journal Le Monde daté du 25 septembre dernier.

C'est pourquoi le registre philosophique propre à définir la spécificité esthétique du cinéma d'Alain Resnais consisterait moins dans l'ontologie (chère par exemple au critique de cinéma André Bazin avec son fameux article de 1958 intitulé « Ontologie de l'image photographique » in Qu'est-ce que le cinéma ?, éd. Cerf-coll. « 7ème art », 1990, p. 9-17) que dans l'« hantologie » (promue par Jacques Derrida, par exemple dans Spectres de Marx, éd. Galilée, 1993, p. 89). C'est-à-dire qu'Alain Resnais s'intéresserait moins à l'actuel qu'au virtuel, moins au réel qu'au possible. « C'est là où le cinéaste assume pleinement une position moderne, substituant l'''ère des possibles'' à l'''ère du soupçon'' » analyse à raison Claire Vassé (« Histoire(s) de cinéma » in Positif, revue de cinéma : Alain Resnais. Anthologie établie par Stéphane Goudet, éd. Gallimard-coll. « Folio », 2002, p. 24).

Le critique de la revue de cinéma Positif Ado Kyrou évoquait déjà la question des possibilités à l'époque de la sortie de L'Année dernière à Marienbad (op. cit., p. 89). Entre les fins ouvertes et démultipliées (L'Année dernière à Marienbad) et les conclusions interprétables de manière contradictoire (La Guerre est finie en 1966), entre les différentes versions d'un même souvenir (Je t'aime je t'aime) et les exercices « gratuits » d'un imaginaire littéraire perpétuellement corrigé (Providence), entre les existences fictionnelles considérées à l'aune d'une réelle perspective scientifique (Mon oncle d'Amérique), l'imaginaire utopique revisitée de trois manières (communautaire, scientifique et enfantine-féérique) différentes (La Vie est un roman en 1983) et l'impossible retour à la vie d'un personnage décédé (L'Amour à mort), entre les deux versions compossibles du même récit (Smoking / No Smoking) et les trois versions compossibles de la même pièce (Vous n'avez encore rien vu), le virtuel ou le possible manifesteraient donc autant la puissance de l'imagination qu'ils représenteraient également la déstabilisation du dogme ontologique de la présence unique.

C'est pourquoi il fait si froid dans ses films, qu'il y neige quelquefois, de L'Amour à mort (52 fois dans le noir séparant les plans) à Cœurs (comme principe de fondu enchaîné des 52 tableaux originaux de la pièce d'Alan Ayckbourn intitulé Private Fears In Public Places publiée en 2004), en passant par les méduses fondues enchaînées de On connaît la chanson comme par les musiques abstraites et synthétiques du bien-nommé Mark Snow (présent chez Alain Resnais dans ses trois derniers films).

A propos de L'Année dernière à Marienbad, Robert Benayoun parlait justement d'« un univers que frappe le froid : froid des miroirs, des carrelages et des cristaux, éclat glacial des gemmes et des paillettes noires. On mentionne à plusieurs reprises un gel exceptionnel de plein été, qui solidifia l'eau dans les bassins, les héros sont taillés dans le même marbre que ces statues dont ils parlent si longuement » (in Positif n°44, mars 1962 cité dans Positif, revue de cinéma : Alain Resnais, ibid., p. 99).

Et puis, c'est la parka qu'a longtemps portée Alain Resnais sur ses tournages. C'est pourquoi les films du cinéaste sont si peu (ou le seraient de moins en moins, Gershwin en 1992 excepté) documentaires, sauf à montrer (uniquement ? Pas sûr...) le vieillissement d'acteurs fétiches comme Pierre Arditi (filmé depuis Mon oncle d'Amérique en 1980) et Sabine Azéma (filmée depuis La Vie est un roman). C'est pourquoi, telles des chauves-souris, ses films sont si peu dépendants de la lumière du soleil et, en conséquence, si demandeurs de la lumière artificielle obtenue en studio (ce qui le sépare nettement des cinéastes de la même génération mais appartenant au mouvement de la Nouvelle Vague).

C'est pourquoi le cinéma « sans soleil » d'Alain Resnais (pour reprendre le titre du film tourné en 1982 par le vieux complice Chris. Marker décédé en juillet dernier) ressemble à une drôle de variante de la caverne platonicienne au sein de laquelle se seraient aventurés des personnages qui, entre anamnèse et donc aussi hypomnèse, s'essaieraient à diverses expérimentations et fictions, qui tenteraient divers rôles et situations, et qui tous seraient en quête d'une réalité ou d'une actualité, d'une nouvelle consistance encore à venir.

C'est pourquoi ses films (Je t'aime je t'aime et Mon oncle d'Amérique exemplairement) ont l'air d'être des expériences de laboratoire menées par un savant qui feindrait d'ignorer si les corps qu'il examine sont vivants ou morts ou entre les deux, ou morts-vivants ou vivants-morts.

C'est pourquoi les fictions qu'Alain Resnais a mises en scène s'inscrivent dans une esthétique orphique (ou lazaréenne) au nom de laquelle vivre sa vie, c'est la vivre sur le mode du retour (comme le dirait donc Maurice Blanchot), c'est exister sur le mode de la non-nécessité, de la virtualité ou de la seule possibilité.

C'est pourquoi le théâtre représente au fond le lieu originel où ne cesse de toujours revenir son cinéma (explicitement depuis Mélo, mais c'était déjà la pièce Intermezzo de Jean Giraudoux en 1933, par ailleurs habitée par un fantôme, citée dans Stavisky… en 1974), afin de marquer la différence entre le théâtre comme art de la présence directe (sur scène) et le cinéma comme art de (la mise en scène de) l'absence et du différé (ce que Jacques Derrida aurait nommé « différance »). « Parce que le cinéma de Resnais ne dit que ça, depuis plus de cinquante ans, au travers de récits si différents et de formes constamment renouvelées ; que l'on peut constituer en scène les fragments les plus disparates, les matériaux les plus hétérogènes, que de toute manière tout lien est arbitraire : la mémoire, l'Histoire, la poétique. Que cette dernière, donc, est aussi légitime que les autres et que, parfois, elle ''touche'' plus juste synthétise ainsi le critique Vincent Amiel. Mais les approximations des raccords sont toujours visibles, et la dispersion des sources toujours manifeste. Peut-être est-ce le gain du théâtre pour le cinéaste ; proposer dès l'abord une scène artificielle, et perçue comme telle. Sur la scène, tous les ordres de réalité sont représentés, alors que l'écran a tendance à les homogénéiser, à les confondre » (« Un souffle sur les planches » in Positif, n°549, novembre 2006, p. 95).

Le cinéma comme art orphique (ou lazaréen) qui ferait revenir d'entre les morts moins le théâtre que son spectre. Le cinéma en tant qu'il est le fantôme du théâtre, sa survivance, la forme revenante d'un souvenir (la première de Eurydice de Jean Anouilh pour le jeune spectateur que fut Alain Resnais). Ses films témoigneraient dès lors d'un art lazaréen qui serait celui d’un faire revenir, de faire revenir, par-delà la variété des formes et la diversité des récits, leur référent structural orphique. « Et si c'était la vocation de l'Art d'ouvrir aux hommes l'accès à une résurrection ? Lazare ou Orphée, qu'importe ; l'un et l'autre témoignent du refus de se résigner au néant et d'un désir de dépasser l'Histoire ou du moins de ne pas s'y soumettre comme à une volonté d'essence divine ou transcendantale » (Marcel Oms, ibid., p. 56).

4. Dispositif / prototype

 

Dans Vous n'avez encore rien vu, le montage scénaristique, dû à Laurent Herbiet (qui avait écrit l'adaptation du roman – c'était une première chez Alain Resnais – L'Incident de Christophe Gailly en 1996) et un certain Alex Reval (probablement un pseudonyme derrière lequel se cache Alain Resnais), de deux pièces assez différentes de Jean Anouilh (Eurydice en 1942 qui appartient au cycle des Pièces noires et Ce cher Antoine ou L'Amour raté en 1969 qui s'inscrit dans la série des Pièces baroques), manifeste à nouveau le sens de la structure et de la construction qui a toujours soutenu le travail du cinéaste (cf. François Thomas, « Jeux de construction : la structure dans le cinéma d'Alain Resnais » in Positif n°395 cité dans Positif, revue de cinéma : Alain Resnais, ibid., p. 27-36).

 

Ce sont, entre autres choses, les différentes combinaisons proposées par Nuit et brouillard (les travellings en couleur tournés au présent et combinés aux images d'archives en noir et blanc), Hiroshima mon amour (le montage du souvenir d'un amour interdit pendant la seconde guerre mondiale et du choc à la même époque de la bombe atomique tombée sur le Japon), La Guerre est finie (la saisie en flash-back mais aussi en flash-forward de la vie psychique d'un militant communiste de part et d’autre de la frontière franco-espagnole), Mon oncle d'Amérique (l'entrecroisement de trois destins fictionnels autant accompagnés par des extraits de films français classiques que par les démonstrations scientifiques du biologiste Henri Laborit), La Vie est un roman (la grille proposée par l'intrication de trois récits formellement distincts), L'Amour à mort (les 52 pauses neigeuses et abstraites comprimant ou dilatant la narration), I Want To Go Home (l'usage des phylactères comme moments de suspension subjective de la narration), Smoking / No Smoking (l'arborescence des possibles narratifs) ou encore On connaît la chanson (avec ses chansons en play-back comme nouvelle expression d'une mémoire tout à la fois objective et subjective, anamnésique et hypomnésique – voir l'analyse qu'en fait Bernard Stiegler in De la misère symbolique 1. L'époque hyperindustrielle, éd. Galilée, 2004, p. 41-94).

 

On fera encore remarquer ici les inversions d'un film à l'autre (comme en un miroir) dans l'usage des procédés formels mis au point. Par exemple, les chansons en play-back de On connaît la chanson ont laissé la place dans Pas sur la bouche à l'opérette interprétée en « live ». Autre exemple : même si toutes les séquences de Smoking / No Smoking et de Cœurs ont été tournées en studio, celles du premier film respectent le principe du décor extérieur pendant que celles du second film sont astreintes au respect du principe du décor intérieur. Sinon, les neuf rôles tenus par deux acteurs seulement (quatre pour Pierre Arditi et cinq Sabine Azéma) dans Smoking / No Smoking ont désormais été remplacés dans Vous n'avez encore rien vu par les principaux rôles de la pièce de Jean Anouilh interprétés par plusieurs acteurs différents (et trois interprétations s'entrecroisent s'agissant du rôle des amants orphiques, à l'image des trois récits du film La Vie est un roman). Sinon, le décor central du film (la grande demeure du metteur en scène imaginée par le fidèle Jacques Saulnier) s'ouvrent sur le déploiement baroque d'espaces imaginaires numériquement imbriqués qui succède au coucher de soleil en studio de Smoking / No Smoking, ainsi qu’au travelling aérien en 3D ouvrant Cœurs.

 

Ce sens structuraliste (parce que l'existence et la liberté d'agir sont chez Alain Resnais surdéterminées par des formes et des structures diverses, souvent invisibles et déniées ou ignorées comme telles par des acteurs moins agissants qu'agis) et constructiviste (parce que la construction cinématographique affirmée comme telle – « exposée » dirait Michel Chion comme il le dit du cinéma de Stanley Kubrick – exprime chez ce cinéaste le caractère socialement construit, machinique, de la réalité humaine) innerve un geste cinématographique à partir duquel la réalisation de chaque film s'envisage donc à l'aune de l'adoption aussi arbitraire (d’abord) qu’incontournable (ensuite) de règles précises seulement valables pour chaque cas (Cœurs étant de tous ses derniers films celui qui se repose un peu trop, pour les résumer sûrement, sur l'acquis formel des films précédents depuis Mélo).

 

Très clairement, le cinéma d'Alain Resnais (un artiste qui n'a jamais craint de se qualifier de « formaliste »), de ce point de vue-là assez proche de celui de Stanley Kubrick, Peter Greenaway (qui a toujours affirmé sa dette envers les deux derniers) et de Michael Haneke (ou plus récemment encore de l'espagnol Jaime Rosales), est un cinéma du dispositif désireux de considérer chaque opus de manière unique et prototypique.

 

Mais qu’est-ce qu’un dispositif ? « J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C'est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux » explique pour sa part Michel Foucault lors d'un entretien paru dans Ornicar ?, Bulletin périodique du champ freudien en juillet 1977 (« Le jeu de Michel Foucault » in Dits et écrits II. 1976-1988, éd. Gallimard-coll. « Quarto », 2001, p. 300).

 

Les rapports de force concerneraient ici le champ du cinéma en tant qu’il est clivé, partagé entre les obligations commerciales auquel son industrie (lourde matériellement et techniquement) est soumise et le désir artistique de certains de ses producteurs et réalisateurs (Jean-Louis Livi a succédé depuis Les Herbes folles à Bruno Pesery qui avait lui-même succédé à Marin Karmitz depuis l'échec commercial que fut I Want To Go Home) d'y créer de la singularité esthétique. Dans ce jeu de pouvoir ou ce champ de forces hétérogènes et antagoniques qu’est donc le cinéma, la stratégie auteuriste développée par Alain Resnais aura dès lors consisté en la mise en place de dispositifs singuliers marqués par une originalité formelle jamais vue (à ce titre, Vous n'avez encore rien vu pourrait servir de titre générique à toute l'œuvre).

 

Des dispositifs qui sont en fait suffisamment originaux pour compenser leur nécessaire lourdeur économique (les films du cinéaste, parce qu’ils sont fabriqués en studio, coûtent plus cher que la moyenne) par l’attrait (publicitaire) d’une expérience spectatorielle qui, ne ressemblant à aucune autre, joue avec des codes culturels (bande dessinée et cinéma fantastique ou de science-fiction, chansons et pièces de théâtre, mythologies anciennes comme l’histoire d’Orphée et plus modernes comme celle auréolant le travail des scientifiques) connus quant à eux du plus grand nombre.

 

La définition non-normative et encore moins prescriptive donnée par Michel Foucault a été reprise et actualisée dans une perspective plus politique par Giorgio Agamben dans un texte justement intitulé Qu’est-ce qu’un dispositif ? : « En donnant une généralité encore plus grande à la classe déjà très vaste des dispositifs de Foucault, j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » écrit ainsi ce dernier qui cite, pêle-mêle : « Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, plusieurs milliers d’années déjà, un primate, probablement incapable de se rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre » (éd. Payot & Rivages-coll. « Rivages poche / Petite Bibliothèque », 2007, p. 30-32).

 

Il aurait pu citer bien sûr le cinéma. Il est par ailleurs certain que le cinéma d'Alain Resnais regorge de dispositifs (réels ou imaginaires) sur lesquels se sera exercé son regard analytique. Citons entre autres les tableaux de Van Gogh et de Guernica, les camps nazis de Nuit et brouillard, la bibliothèque nationale de Toute la mémoire du monde, l'usine du Chant du styrène, la bombe atomique de Hiroshima mon amour, la machine à voyager dans le temps de Je t'aime je t'aime, les montages financiers de Stavisky..., le laboratoire des comportements de Mon oncle d'Amérique, l'eudémonisme communautaire et utopique de La Vie est un roman, les appartements vacants de On connaît la chanson et Cœurs, etc.

 

Précisément, le dispositif chez Alain Resnais induira moins la mise au point d’une machine cherchant à accumuler du pouvoir afin d’assujettir autrui (c’est la mauvaise démiurgie problématisée dans Faust d’Alexandre Sokourov, qu’il permettra la mise en place d'une machine cinématographique propre à capter, à partir de la diversité anthropologique des formes culturelles existantes, à partir de l'hétérogénéité des formes symboliques qu’elles soient idéelles et matérielles, les formes « mnémotechniques » telles qu’elles témoignent de notre « épiphylogénèse ». Les formes qui, agencées entre elles en fonction d’un mode technique particulier produiront et configureront de la subjectivité.

 

Et c'est peut-être la subjectivité du cinéaste (avec celle du spectateur bien sûr) qui est l'objet visé par ses propres dispositifs cinématographiques, parcourant à rebours, prototype après prototype, sa propre biographie en s’attaquant notamment à la relecture ou reprise d’œuvres artistiques qui auront probablement façonné sur le plan de sa sensibilité culturelle et intellectuelle sa jeunesse : une pièce de théâtre de Henry Bernstein en 1929 (Mélo) et une autre de Jean Anouilh en 1942 (Vous n’avez encore rien vu), mais encore une opérette d’André Barde et Maurice Yvain en 1925 (Pas sur la bouche).

 

En ce sens, ses films sont des « hupomnêmata » au sens de Michel Foucault relisant Platon, c’est-à-dire des supports artificiels de mémoire (comme des registres publics ou des carnets individuels) constitutifs d’une subjectivation des discours, d’une autoconstitution de soi (une « autopoïèse » diraient les biologistes Francesco Varela et Humberto Maturana) qui serait en fait une « écriture de soi » (« L’écriture de soi » in Dits et écrits 1954-1988 IV. 1980-1988, éd. Gallimard-NRF-coll. « Bibliothèque des sciences humaines », texte n°329, p. 418-419). « L’écriture des hupomnêmata, écrit Michel Foucault, s’oppose à cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte ''du passé'', vers lequel il est toujours possible de faire retour et retraite » (ibid., p. 1239).

 

Bernard Stiegler et Ars Industrialis ont repris à leur compte cette conception selon laquelle « comprendre l’hypomnèse, c’est comprendre que la mémoire (individuelle et sociale) n’est pas seulement dans les cerveaux mais entre eux, dans les artefacts ». Les films d'Alain Resnais comme autant d'artefacts vérifiant ainsi le caractère artificiel (« artefactuel » aurait dit Jacques Derrida dans Echographies. De la télévision. Entretiens filmés avec Bernard Stiegler éd. Galilée-INA, 1996, p. 14) d'une existence humaine invivable sans prothèses, qu'il s'agisse du théâtre, du mythe orphique ou de l'amour comme croyance grâce à laquelle sublimer l'horreur de notre arbitraire facticité (ce montage biologique d’organes raté aurait dit Antonin Artaud), l'amour comme fiction sans laquelle la vie ne saurait être véritablement vécue.

 

Comme le dit dans la pièce de Jean Anouilh le personnage de Vincent (ici interprété par Michel Vuillermoz), citant un merveilleux passage de On ne badine pas avec l'amour (1834) d'Alfred Musset : « … mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui ».

5. Orphisme (au double sens du terme) et Eurydice (puissance trois)

Au début, c'est un environnement gazeux, un éther rougeâtre-grisâtre qui réaffirme la menace constante chez Alain Resnais d'une dissipation, d'un étiolement, d'un évanouissement ou d'une disparition (rappelons-nous le ciel artificiel au début et à la fin de I Want To Go Home). On comprendra peu après qu'il prolonge peut-être la fumée des cigarettes et autres cigares fumés par les personnages de Vous n'avez encore rien vu (et puis aussi celle des trains-fantômes qui traversent sa gare numérique déserte), comme en écho terrible et lointain aux cendres des cadavres de Nuit et brouillard et, plus près de nous, au titre du diptyque Smoking / No smoking.

 

Dans cet espace intermédiaire qui n'est ni la terre ni la mer et pas davantage le ciel (dans ce texte fondateur de la mythologie grecque écrit au huitième siècle avant J.-C. qu’est la Théogonie de Hésiode, Éther personnifie le Ciel dans ses parties supérieures chaudes respirées par les dieux quand Ær personnifie le Ciel dans ses parties inférieures plus froides respirées par les mortels), dans cet espace limbique et éthéré donc pourrait déjà revenir le spectre de l'orphisme dans son double sens, l'un classique et l'autre moderne.

 

Autant l'orphisme désigne la doctrine religieuse de l'époque de la Grèce antique selon laquelle le salut de l'âme cycliquement réincarnée résiderait dans l'initiation particulière permettant à l'humain de rejoindre le divin dont sa naissance l'a séparé. C’est par exemple le côté orphique développé par Dharma Guns (la succession Starkhov) de F. J. Ossang.

 

C'est aussi le nom de Zambeaux, patronyme récurrent dans les films d'Alain Resnais (de Muriel ou Le Temps d'un retour aux Herbes folles en passant par Mon oncle d'Amérique et Cœurs) qui proviendrait du théâtre d'Henry Bernstein. « Le nom de Zambeaux figure dans la pièce [Mélo], il se trouve même dans toutes les pièces de Bernstein. Zambeaux est le nom fétiche que Bernstein utilisait pour se porter chance (...) Je ne sais pas pourquoi - peut-être pour me porter chance -, j'ai pensé que c'était drôle d'utiliser ce nom dans certains de mes films » comme l'a un jour expliqué le cinéaste (« Mademoiselle Zambeaux, s'il vous plaît. Entretien de François Thomas avec Alain Resnais » in Positif n°307, septembre 1986 cité dans Positif, revue de cinéma : Alain Resnais, ibid., p. 337).

 

La petite fille avec laquelle se conclut Les Herbes folles ne demande-t-elle d'ailleurs pas si elle aura le droit de manger des croquettes le jour où elle se réincarnera en chat (un animal qui jouirait, dit-on, de neuf vies) ? Autant l'orphisme nomme également le courant artistique du début du 20ème siècle initié dans le sillon esthétique tracé par le poème Orphée (1908) d'Apollinaire par ses deux représentants les plus significatifs, à savoir les peintres Sonia et Robert Delaunay, et devant valoriser au-delà toute expression figurative et mimétique le pur mouvement et la pure lumière des couleurs.

 

De ce point de vue-là, les génériques-début de Vous n'avez encore rien vu et de Cosmopolis (2012) de David Cronenberg (les deux films ayant d’ailleurs été sélectionnés en compétition du dernier Festival de Cannes, réamorceraient un retour artistique du côté de la peinture la plus moderniste. C’est le cubisme orphique des Delaunay pour le premier film. Et c’est l'expressionnisme abstrait de Jackson Pollock pour le second qui se concluait également en s'appuyant sur la réminiscence de la peinture de Mark Rothko.

 

Puis, apparaissent successivement diverses images provenant de vieilles cultures antiques (chinoise, grecque surtout) qui rappellent qu'Alain Resnais et Chris. Marker ont réalisé en 1953 le court-métrage intitulé Les Statues meurent aussi qui racontait déjà, avant Nuit et brouillard, l'extermination (précisément en ce cas des cultures autochtones soumises au mouvement centripète, mortifère et réifiant du colonialisme européen et de l'impérialisme occidental).

 

Après le désastre culturel consécutif à l'arraisonnement capitaliste et impérialiste des traditions et des cultures particulières, flotteraient dans un éther seulement accessible dans la caverne-cinéma d'Alain Resnais les formes survivantes ou les images spectrales de quelque vieille histoire immémoriale qui pourrait encore trouver à s'incarner, par exemple dans son nouveau film. Et de telle façon que cette (ré)incarnation puisse faire écho avec toutes les histoires racontées dans ses films précédents.

 

C’est alors que s'articule la première série du film : tous les acteurs sont appelés successivement au téléphone afin d'apprendre la mort d'un metteur en scène de théâtre avec lequel ils ont eu l'habitude de travailler. Cet avis de décès, paradoxalement drôle et morbide à la fois, s'il autorise un bien singulier générique parlé qui pourrait bien faire songer à un exercice de style à la Sacha Guitry, informe de la façon dont quatorze acteurs vont devoir jouer en même temps leur propre rôle, ainsi que l'un des rôles de la pièce de Jean Anouilh. Sabine Azéma et Anne Consigny (interprétant toutes les deux Eurydice), Pierre Arditi et Lambert Wilson (jouant tous les deux Orphée), Mathieu Amalric (dans le rôle de monsieur Henri, avatar du Destin allégorique des films de Marcel Carné et Jacques Prévert d’alors), Michel Piccoli (dans celui du père d'Orphée) et Anny Duperey (dans celui de la mère d’Eurydice), Jean-Noël Brouté (Mathias), Hippolyte Girardot (Dulac), Michel Vuillermoz (Vincent), Michel Robin (le garçon de café), Gérard Lartigau (le petit régisseur) et Jean-Chrétien Sibertin-Blanc (le secrétaire du commissaire – on pouvait le voir déjà dans On connaît la chanson) sont ainsi sollicités par téléphone par Marcellin (Andrzej Seweryn), l'homme à tout faire d'Antoine d'Anthac (Denis Podalydès) qui annonce à la fois le décès du metteur en scène ainsi que son dernier souhait de les inviter dans son château coincé dans d'insituables hauteurs romantiques.

 

Le goût de la troupe n'aura jamais été aussi fort chez Alain Resnais qui propose, depuis déjà Les Herbes folles, d'agréger autour de son noyau dur formé il y a trente ans par Sabine Azéma et Pierre Arditi (et aussi Lambert Wilson présent chez lui depuis On connaît la chanson) des acteurs issus du cinéma de deux de ses plus fidèles héritiers, Arnaud Desplechin (avec Mathieu Amalric et Anne Consigny) et Bruno Podalydès (avec Denis Podalydès, Jean-Noël Brouté et Michel Vuillermoz). Il se trouve, comme on l’a déjà dit, que ce dernier a par ailleurs réalisé la captation vidéo de la pièce de Jean Anouilh par la jeune troupe de la Colombe, comme il avait déjà réalisé l'émission de télévision mélangeant religion et chansons populaires (Ces chansons qui ont changé ma vie) aperçue de manière tout aussi fragmentaire dans Cœurs.

 

A l'époque de La Guerre est finie, le cinéaste affirmait déjà ce plaisir de la troupe (lui qui avait rêvé dans sa jeunesse être un acteur), avant même de le mettre en œuvre pour son propre compte : « Je tire un énorme plaisir, personnellement, en tant que spectateur, de la notion de troupe. Je suis ravi quand je vois un film de Bergman, et je dirais presque que j'irais voir n'importe lequel rien que pour cela » (cité dans Positif, revue de cinéma. Alain Resnais, ibid., p. 171).

 

C'est donc la même phrase funèbre réitérée pour chaque acteur annonçant dans le prologue de Vous n’avez encore rien vu la mort d'Antoine d'Anthac. Et comment ne pas entendre dans ce nom de fiction le nom réel d'André Barsacq, l'homme qui a créé Eurydice au Théâtre de l'Atelier en 1942 (le film salue d'ailleurs dans son générique-fin ses ayant-droit) ? Et cette réitération hypnotique instruit une logique sérielle (d’un sérialisme déjà éprouvé dans d’autres films, L’Année dernière à Marienbad et La Guerre est finie, Je t’aime je t’aime et Mon oncle d’Amérique, L’Amour à mort et Smoking / No Smoking) anticipant sur les combinaisons cinématographiques qu'Alain Resnais va ensuite proposer dans sa lecture de la pièce de Jean Anouilh.

 

En même temps, on constate à l'image que tous les acteurs sont filmés alternativement à gauche puis à droite du cadre, laissant l'autre bord occupé par la compagnie (dans le flou de l'arrière-plan – Vous n'avez encore rien vu est filmé en scope comme l'était entre autres Le Chant du styrène, L'Amour à mort et Cœurs) d'un spectre brouillé qui pourrait bien être leur reflet respectif. C'est que les acteurs sont censés être eux-mêmes en même temps qu'ils sont aussi autres, acteurs dans le film d'Alain Resnais jouant des comédiens de théâtre fictionnels se ressouvenant de leur interprétation respective des rôles de la pièce réelle de Jean Anouilh.

 

C'est que, par effet de contamination (comme on le voit dans Mon oncle d’Amérique où même Henri Laborit n’y échappe pas), les acteurs réels sont perçus comme des êtres de fiction (et, par extension, toute identité est fiction, construction sociale, artefact, ce que disait autrement A History of Violence de David Cronenberg réalisé en 2005). Pendant que, ailleurs, les rôles qu'ils jouent disent l'immortelle vérité d'une existence humaine invivable si l'amour venait à manquer ou faire défaut, trahi ou meurtri.

 

Si Vous n'avez encore rien vu relève de la catégorie longtemps infamante du « théâtre filmé », il ne l'est qu'au carré (de la pièce au film), voire qu'au cube (de la pièce originale à ses trois variantes proposées par le film). Cette catégorie ne fait pas peur à un cinéaste qui sait rappeler le souvenir de glorieux aînés pour soutenir et légitimer sa propre démarche cinématographique : « Nous avons vu aussi Mon père avait raison de Sacha Guitry pour montrer qu'il y avait des films qui ne cachaient pas du tout leurs racines théâtrales, et naturellement Les Parents terribles puisque Cocteau a été un des premiers metteurs en scène à ne pas chercher à faire croire au spectateur que ce n'était pas une pièce de théâtre (bien entendu, Guitry et Pagnol sont les deux auteurs maîtres dans ce domaine) » expliquait-il ainsi à l'époque de Mélo (« Mademoiselle Zambeaux, s'il vous plaît. Entretien de François Thomas avec Alain Resnais », op. cit., p. 339).

 

La série de mises en abyme proposée dans vous n'avez encore rien vu est enfin médiatisée par un écran de télévision diffusant à l'assistance la captation vidéo de la pièce par une troupe de jeunes comédiens. Dont le fils d'Anne Consigny ici dans le rôle du premier amant éconduit et suicidé, Mathias (Vladimir Consigny jouait déjà dans Les Herbes folles, et s'inscrit du coup ici dans une relation indirectement incestueuse avec une Eurydice qui est également jouée de l'autre côté de l'écran par sa propre mère). Entre les sphères hautes de la légitimité culturelle (le théâtre personnifié du coup par Éther ?) et les sphères plus basses de la légitimité culturelle (la télévision personnifiée alors par Ær ?), le cinéma jouerait le rôle symbolique de passeur (éthéré) ou d'intermédiaire (limbique).

 

Le cinéma offrirait la scène privilégiée reliant les fantômes du théâtre (dans la mise en scène de Georges Wilson au Théâtre de l'Œuvre en 1991, son fils Lambert Wilson jouait déjà Orphée) au déjà-là spectral de la télévision (les compositions de Mark Snow, quand elles n'entretiennent pas une ambiance grondante et angoissante digne de Shining de Stanley Kubrick en 1980, s'inscrivent sinon explicitement dans le registre télévisuel de la sitcom). Cet au-delà au nom duquel l’enregistrement « télétechnologique » du présent vivant se mue en archive d’un toujours-déjà passé, en spectre d’un toujours-déjà mort, en image forcément « revenante » (cf. Echographies, op. cit., p. 61).

 

Et puis ce sont d'autres fantômes issus de couches temporelles plus anciennes de l'œuvre d'Alain Resnais (par exemple Anny Duperey de retour depuis Stavisky... réalisé il y a plus de trente ans). Avec Vous n'avez encore rien vu, le cinéma d'un seul et même mouvement répète le théâtre et anticipe la télévision, fait de la pièce de Jean Anouilh une sitcom intelligenteinterprétée par les plus grands acteurs de cinéma (Michel Piccoli, Mathieu Amalric), de théâtre (Andrzej Seweryn sociétaire de la Comédie-Française) ou des deux (Denis Podalydès et Michel Vuillermoz qui sont également sociétaires de la Comédie-Française).

 

« Tu ne comprends pas que ce que je crains dans la mort, c’est la séparation d’avec toi » affirme ainsi Pierre Belcroix (Pierre Arditi) à son épouse Romaine (Sabine Azéma) dans Mélo. La même actrice (dans le rôle d'Élisabeth Sutter) aurait pu dire la même chose au même acteur (dans le rôle de Simon Roche) dans L'Amour à mort. Les mêmes acteurs dans les rôles respectifs d'Orphée et Eurydice se répéteront avec les mots de Jean Anouilh la même chose dans Vous n'avez encore rien vu qui propose dès lors une remarquable chambre d'échos (une « spectrographie » qui serait aussi une « échographie » pour citer à nouveau l’ouvrage intitulé justement Echographies) autour des motifs orphiques de l'amour et de la mort, de la « revenance » et de la survivance.

 

L'écho, initié par Michel Piccoli qui commence à bredouiller les paroles du père d'Orphée au moment où il les entend à l'écran, consisterait précisément ici à multiplier les coupures-sutures-filatures à partir desquelles les dialogues originaux de Jean Anouilh se dédoublent en se poursuivant (ou se poursuivent en se dédoublant) entre les jeunes comédiens de la captation télévisuelle et ceux qui en sont les spectateurs, comme si nous avions affaire à un champ-contrechamp littéral entre le cinéma et la télévision suturés grâce à l'interface télévisuelle. Ou bien les deux paires de comédiens (Pierre Arditi et Sabine Azéma d'un côté, Lambert Wilson et Anne Consigny de l'autre) qui forment deux versions du même couple orphique font écho au plus jeune couple orphique formé à l'écran par Vimala Pons et Sylvain Dieuaide.

 

Tantôt un couple prolonge les propos échangés par un autre, tantôt il les redouble pendant que les autres comédiens jouent alternativement avec les deux couples (sans compter que certains personnages de la pièce n’apparaissent strictement que sur l’écran de télévision). On ne doit pas oublier ici qu'écho désigne originellement une nymphe (Écho) qui, dans la mythologie grecque antique, distrayait la déesse Héra en lui racontant les histoires nécessaires à la divertir et la tromper sur les aventures sexuelles de Zeus. Punie de cela par Héra qui comprit le sens de ce manège, Écho fut condamnée à ne plus seulement pouvoir que répéter ce qu'on lui disait.

 

Les poètes classiques, tel Ronsard, ont fait d'Écho l'allégorie de l'activité poétique. Toutes les opérations d'échos, c'est-à-dire de montage et de filage des reprises et des variations sont donc possibles à partir du moment où la série d'images appartenant au film télévisuel s'articule avec la série appartenant au jeu des comédiens se ressouvenant de leur propre interprétation dans le grand salon de la demeure du défunt où se tient la diffusion du film. Jusqu'à ce que la porte du fond s'ouvre sur de nouveaux espaces numériquement (la gare, la chambre d'hôtel marseillaise) composés à partir de la palette graphique et de fonds bleus ou verts.

 

Et, comme avec les souvenirs répétés dans des prises toujours différentes de Je t'aime je t'aime, c'est un éventail assez large de possibles qui est offert (sans tous les épuiser) par le film d'Alain Resnais à partir du moment où peut répondre en contrechamp de la jeunesse de l'interprétation consignée en vidéo la maturité des acteurs sollicités par Alain Resnais pour faire semblant d'être les comédiens se souvenant d'avoir joué à plusieurs reprises sous la houlette du défunt Antoine d'Anthac les rôles respectifs de la pièce de Jean Anouilh.

 

Quelques séquences sont ici mémorables : Pierre Arditi s'approchant (mais en faisant du surplace) de son père sur un quai de gare révélé dans son artifice numérique grâce à un subtil mélange de travelling-arrière et de zoom ; Mathieu Amalric dans le rôle de Monsieur Henri sur le pas de la porte le séparant d'Orphée jouée de part et d'autre (dans une seule et même une image divisée en deux grâce à la technique du split-screen) par Pierre Arditi et Lambert Wilson ; Michel Robin dans le rôle du serveur de gare (« tchékhovien » comme le qualifie Antoine d'Anthac dans le préambule de la diffusion du film vidéo) qui, pour son unique apparition, joue deux fois une séquence identique (dans le cadre de la seconde image divisée en split-screen) ; Gérard Lartigau (pour son unique séquence du film) dans le rôle du petit régisseur pris sous son aile par Eurydice (alors qu'il a bien cinquante ans de plus que son rôle !) ; Jean-Chrétien Sibertin-Blanc (pour sa seule séquence) lisant la lettre d'Eurydice suicidée à côté de Sabine Azéma pendant qu'en voix-off la voix d'Anne Consigny vient se superposer à celle de l'acteur (et, insensiblement, la voix de Sabine Azéma prendra le relais pour achever la lecture de la lettre).

 

Et puis ce sont aussi des personnages qui parfois se volatilisent (comme l'antipathique Dulac interprété par Hyppolite Girardot) et des murs qui parfois s'ouvrent sur des portes numériquement dérobés.

 

Et puis c'est encore une image divisée en quatre permettant de tout tenir ensemble, les comédiens regardant la captation vidéo et les personnages qu'ils jouent. Et puis ce sont encore ces quelques travellings-avant tournés dans quelques rues dont la réalité produit au milieu des arrière-plans numérisés un effet d'étrangeté absolu.

 

Et c'est enfin le clou du film (à l'instar des deux monologues masculins à la fin de Mélo), à savoir ce long plan-séquence tourné à la grue montrant Orphée (Pierre Arditi) et Eurydice (Sabine Azéma) luttant, à la fois ensemble et l'un contre l'autre, en gros plan puis en plongée et puis à nouveau en gros plan pour finir en plan large, dans la difficile nuit au terme de laquelle la seconde aurait normalement dû revenir à la vie si le premier s'était empêché de se retourner afin d'interrompre au final le miracle promis par Monsieur Henri.

 

L'énorme pendule de Foucault dans l'usine désaffectée filmée par Bruno Podalydès dispose d'un balancier servant de marqueur allégorique au passage fatal du temps pour des amoureux orphiques constamment rattrapés par les figures perpétuelles du destin (Monsieur Henri), de l'abjection (Dulac) et de la trahison (Eurydice du point de vue d’Orphée à qui elle a menti en cachant une liaison secrète, mais aussi Orphée envers Eurydice lorsqu'elle revient des enfers pour y retourner par sa seule faute à lui).

6. Dialogues et ouvertures

Le pendule symboliserait également la manière dont le film d'Alain Resnais et celui de Bruno Podalydès entrent également en rapport dialogique (en correspondance dirait-on en référence ici aux annonces du chef de gare dont la voix de stentor semble devoir appartenir au cinéaste lui-même), comme en un cœur battant de systoles en diastoles (ou en système de « vases communicants » digne d'André Breton), et ce afin de donner la plus grande densité à une adaptation théâtrale ainsi dynamisée par l'imbrication cinématographique des mises en abyme. D'autres références pliées dialoguent entre elles dans la scène baroque formée par Vous n'avez encore rien vu.

 

C'est par exemple la reprise au pluriel du légendaire carton (le film en compte trois) appartenant à la version française de Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau (« Passés le pont, les fantômes vinrent à leur rencontre ») qui fit tant délirer les surréalistes comme Robert Desnos et André Breton dont L'Amour fou (1937)reste une lecture définitive pour Alain Resnais (« Je suis pour l'amour fou, malgré la part de mythe et de mystification qu'il comporte » cité par Martine Bubb, « Le mystère de la chambre noire. Je t'aime je t'aime d'Alain Resnais » in Philosophie et cinéma [sous la direction de Jean-Louis Déotte], éd. L'Harmattan-coll. « Esthétiques », 2011, p. 79).

 

C'est aussi le début du film, avec sa grande demeure vaguement gothique, avec ses invités qui ne savent pas trop à quelle sauce ils vont être mangés (à l'instar de ces bourgeois de 1914 invités par le comte Forbek à goûter dans son château au bonheur perpétuel dans La Vie est un roman), avec son carton introductif digne d'un jeu de société du genre de Cluedo, avec son majordome mystérieux et son défunt dont la mort est sujette à caution (et qui n'est peut-être pas mort...). Toutes choses qui font vraiment songer à un début de roman policier à la Agatha Christie, une passion communément partagée par Alain Resnais et le dessinateur Floc'h avec qui il a travaillé, notamment sur Smoking / No Smoking (cf. Jean-Louis Leutrat, « Hutton Buscel, ou bien... ou bien... » in Positif, n°395, janvier 1994 cité dans Positif, revue de cinéma : Alain Resnais, ibid., p. 396).

 

C'est encore la fin du film lorsque, la diffusion du téléfilm étant achevée, Antoine d'Anthac, tel un deus ex machina, revient de la mort pour annoncer à tous qu'il s'agissait là en fait d'un gag, d'une mise en scène afin de tester ou d'éprouver l'amitié qui les lie ensemble, notamment à partir de leurs souvenirs communs portant sur la pièce Eurydice.

 

Le dernier carton de Vous n'avez encore rien vu qui annonce cette bifurcation ou cette pirouette diégétique consiste dans la simple conjonction de coordination « or ». Or, « or » en anglais signifie « ou bien », soit une manière de revenir sur le principe expérimental et narratif de la compossibilité qui hante plus d'un film d'Alain Resnais, exemplairement Smoking / No Smoking mais aussi comme on vient de le voir Vous n'avez encore rien vu. Même si ce « possibilisme » ne s’inscrit ni dans le registre mélodramatique, mélancolique et tragique propre au cinéma de Jacques Demy, ni dans celui d’une actualisation du vieil existentialisme comme on l’a vu chez Krzysztof Kieslowski.

 

On peut également avancer que l'image la plus récurrente de ce qui, dans toute l'œuvre de ce cinéaste, représenterait l'idée de conjonction de coordination (autrement dit de montage et d'articulation, de relation et de liaison), et que celui-ci partage en outre avec Robert Bresson, Jean-Luc Godard et Alain Cavalier, est celle montrant deux mains se caressant et s'enserrant. On n'a par exemple pas oublié, dans On connaît la chanson, le fabuleux raccord qui, reliant l'époque de la seconde guerre mondiale à l'époque contemporaine, tient dans la main de la guide touristique interprétée par Agnès Jaoui.

 

On n'a pas oublié non plus dans le même film que le gouverneur militaire de Paris, le général nazi Dietrich von Choltitz, protagoniste du prologue de ce film, était lui-même pris le 23 août 1944 dans l'étau de deux possibilités évoquées par le biais ironique d'une chanson de Joséphine Baker : « J'ai deux amours, mon pays et Paris ».

 

On pourrait encore établir d'autres « accords secrets » et d'autres « liaisons vagabondes » (pour reprendre à nouveau le titre du bel ouvrage de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat précédemment cité). Par exemple en montrant comment la forêt orphique sur laquelle se conclut Vous n'avez encore rien vu peut trouver à se raccorder mentalement avec celle, fantastique, où se faufile le loup-garou de Providence (n’oublions pas qu’Eurydice est à l’origine une dryade, autrement dit une nymphe des forêts). Ou bien comment la sensation de noyade évoquée par Orphée (puis expérimentée dans le réel par le metteur en scène caché) peut se connecter avec d'autres expressions semblables, dans Je t'aime je t'aime, dans Stavisky... (via la référence à Intermezzo de Jean Giraudoux) comme dans L'Amour à mort.

 

On insistera enfin sur ce qui peut apparaître comme le plus surprenant : Eurydice de Jean Anouilh multiplie les occurrences sur des sujets qui forment, au-delà du récit orphique, la trame labyrinthique de l'œuvre entière d'Alain Resnais. La conscience d'Orphée et Eurydice d'être des personnages de théâtre rejouant sur la scène de leur existence un si vieux récit riche de tant de versions, leur réflexion concernant les couches sédimentées de temporalités qui forment le pli de leurs mains ou de leur bouches (et même des murs qui les entourent – on retrouverait à nouveau Shining de Stanley Kubrick déjà cité, peut-être le plus resnaisien de ses films), les jeux de l'imagination à propos du fait qu'ils auraient vécu une existence bien différente s'ils ne s'étaient pas rencontrés, jusqu'à l'opposition d'Orphée et de Dulac qui se jettent à la figure leur propre vision-version d'Eurydice afin de savoir laquelle des deux est la vraie (la vérité se situant bien sûr entre les deux) présentent des éléments qui auront probablement exercé un écho décisif dans une œuvre continuellement hantée par les questions de variabilité et de possibilité, de temporalité et d'imagination, de perspective différenciée et de fabulation.

 

Un exemple remarquable du perspectivisme resnaisien : c'est l'Algérie dont les souvenirs d'Alphonse enrobés dans une nostalgie toute coloniale ne raccordent pas vraiment avec les images traumatisantes qui hantent le jeune appelé Bernard de retour de la guerre en métropole.

 

L'hétérogène, le pluriel, le multiple : précisément parce que son geste cinématographique prend son origine dans la pratique du montage (celui de Paris 1900 de Nicole Vedrès en 1946 ou encore de La Pointe courte d'Agnès Varda, son premier long-métrage en 1955), Alain Resnais aura sans cesse fui l'Un au profit, au-delà du Deux (chiffre minimal quand il s'agit de raccorder deux plans, le Deux est aussi d'après Alain Badiou la vérité de la condition amoureuse, on y revient à la fin de ce texte) des diversement possibles dont est capable le genre humain afin de soutenir, matériellement et symboliquement, la vie inessentielle de son esprit. « Inessentielle », c'est-à-dire sans essence, autrement dit la vie de l'esprit humain comme « imaginaire radical instituant » (Cornelius Castoriadis), comme fabrique arbitraire et machination continuellement réinventée du vivre humain dans l'espace (socialement et culturellement) et dans le temps (historiquement).

 

C'est pourquoi le retour lazaréen du metteur en scène de théâtre n'a pas dans Vous n'avez encore rien vu de valeur consensuelle et réconciliatrice, sinon transitoire. Il ne s'agit pas de dire que le théâtre règne, que l'artifice et la fiction l'emportent facilement sur le réel de douleurs indépassables. Car, après ce premier épilogue, en survient un second : Antoine d'Anthac aura quand même mis fin à ses jours en se jetant à l'eau pour s'y noyer (les ondes de la surface liquide ainsi dérangée prolongeant tout le jeu d'échos développé par le film).

 

La présence dans le cimetière niçois de sa troupe de comédiens intéresse alors moins que l'arrivée subreptice de la jeune actrice (Vimala Pons) qui jouait Eurydice dans la captation vidéo, et qui évite de rejoindre la troupe afin de se recueillir seule sur la tombe de l'homme qui, peut-être, s'est tué pour elle. C'est qu'il faut tenter ici d'établir le difficile raccord entre ce suicide redoublé (le premier fictif, le second réel) et le contexte évoqué par Marcellin du premier suicide mis en scène (une rupture amoureuse avec une actrice de 25 ans) pour deviner le lien obscur unissant la jeune Eurydice et l'homme mu par cette pulsion orphique au nom de laquelle il n'a pas cessé de multiplier les mises en scène de la pièce éponyme de Jean Anouilh.

 

Si Antoine d'Anthac revenu d'entre les morts ressemble à Eurydice revenue des enfers, son suicide réellement accompli atteste qu'il a été aussi l'Orphée acceptant la responsabilité de la mort de son aimée, autrement dit qu’il est aussi le responsable d'une rupture amoureuse à laquelle il n'imagine pas devoir survivre. « C’était inévitable. La vie ne pouvait pas laisser Eurydice à Orphée. Il se retrouve seul. Mais il eût été pire pour lui de se retrouver, un jour, seul aux côtés d’Eurydice vivante. La mort, la séparation, elles, peuvent lui rendre, pour toujours, une Eurydice : l’Eurydice de la première fois », ainsi que le résumé la notice du Dictionnaire des personnages, littéraires et dramatiques, de tous les genres et de tous les pays (op. cit., p. 359).

 

Il faudra par conséquent, à la lumière de la relecture opérée par le film d’Alain Resnais, nuancer ce constat « androcentré » et déséquilibré (car par trop favorable au personnage masculin et donc défavorable au personnage féminin), en affirmant qu’Orphée, piégé par une perception faussée d’Eurydice (socialement dépendante et dominée par l’imprésario Dulac), tue une première fois son aimée de retour provisoire des enfers après un suicide synonyme d’une insupportable aliénation, puis se suicide à son tour pour rejoindre dans la mort la victime d’une domination masculine à laquelle il aura au bout du compte plus ou moins activement ou consciemment contribué.

 

C’est d’ailleurs toute la modernité de la pièce, et plus généralement du cinéma d’Alain Resnais dont la modernité aura été attentive, et ce dès Hiroshima mon amour, aux effets ravageurs, déniés ou ignorés, de la domination masculine.

 

Si son premier suicide fictif suivi par son retour à la vie invitait ses comédiens à exprimer la puissance de vie dont ils ont témoigné dans le ressouvenir du travail théâtral ensemble accompli, son second suicide affirme la double nécessité du théâtre comme préalable (comme répétition ou test en regard de ce qui peut advenir dans le réel) comme de la fiction amoureuse afin de vivre une existence autrement vouée à l'indignité (cette indignité que combattent comme ils le peuvent les personnages de On connaît la chanson et Cœurs).

 

Et si le suicide réel vient alors redoubler le suicide fictif, c'est que la mort réelle n'est que la répétition d'une mort mythique avec laquelle l'artiste ne cesse jamais de composer afin de vérifier, dans la dense forêt de nos incertitudes, la réalité de l'éternité du mythe orphique. L'orphisme mis en abyme à l'infini dans les reflets baroques de Vous n'avez encore rien vu n'appelle pas seulement à produire une théâtralité qui, si elle rend justice au théâtre, ne pourrait la rendre qu'au cinéma.

 

Parfait contemporain de Holy Motors de Léos Carax avec lequel il partage un pirandellisme semblable (sauf que chez l’un l'existence ne se conjugue qu'au pluriel des rôles disponibles quand chez l’autre ce sont les rôles qui bénéficient d’une multiplicité d’incarnations disponibles), Vous n’avez encore rien vu l’est aussi de Gebo et l'ombre de Manoel de Oliveira (photographié par Renato Berta, l'homme qui fit la lumière sur le plateau de Smoking / No Smoking) avec lequel il partage notamment la nécessité dialectique du passage par l'inactuel (le théâtre filmé) pour se frotter à l'actuel (les effets spéciaux numériques).

 

Le film d’Alain Resnais affirme pour sa part, dans une perspective à la fois « hantologique », « spectrographique » et « échographique », la perpétuelle instruction d'un récit paradigmatique dont toutes les âmes (celles des comédiens d'abord montrés comme des spectateurs, comme nos doubles) ont gardé la réminiscence (anamnésique et hypomnésique), un récit archétypique en regard duquel tous les prototypes de cinéma, toutes les hypothèses et toutes les hupomnêmata sont possibles. S'il s'agit de répéter toujours la vérité de l'amour, l'une des quatre conditions essentielles afin que la philosophie puisse énoncer selon Alain Badiou des « procédures de vérité » (cf. Dominick Hoens, « De l'amour selon Alain Badiou » in Écrits autour de la pensée d'Alain Badiou [sous la direction de Bruno Besana et Olivier Feltham], éd. L'Harmattan, 2007, p. 233-244).

 

La vérité de l'amour éternellement répétée, par-delà l'arbitraire des formes et des structures plurielles, par-delà la multiplicité des déclinaisons historiques et des constructions sociales et culturelles. La vérité de l'amour, le dernier imaginaire qu'Alain Resnais souhaite encore documenter (« Si j'imite quelque chose, c'est l'imaginaire. Je serais content si l'on disait de mes films qu'ils sont des documentaires sur l'imaginaire », Le Monde, 25 septembre, 2012, op. cit.). L’amour, sinon la mort. On repense alors à nouveau à l'ouverture éthérée et cendreuse de Vous n'avez encore rien vu et on fait le raccord avec cette phrase d'Alain Badiou portant sur le théâtre de Samuel Beckett : « L'amour, c'est quand nous pouvons dire que nous avons le ciel, et que le ciel n'a rien » (in Beckett, l'increvable désir, éd. Hachette-coll. « Pluriel », 1995 [2006 pour la nouvelle édition], p. 60).

 

 

 

Mercredi 10 octobre 2012


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