Des nouvelles du front cinématographique (82) : Par le travers indifférent des différences, l'égalité (l'image in-différente III)

Par le travers commun de toutes les différences : l'écart, l'entre, l'à travers

On vient de le voir, l'idée de l'horreur de l'indifférenciation a déterminé la perspective du premier moment de notre analyse des films (en premier lieu d'horreur, en second lieu merveilleux), autorisant ainsi le dégagement d'images in-différentes au sein desquelles deviennent membraneuses et infra-minces les seuils séparant l'humain et le non-humain ou le post-humain (extraterrestre dans les films de Don Siegel et John Carpenter ou zombique dans ceux de George Romero), le masculin et le féminin (chez Tim Burton), soi et l'autre (un frère resté américain et un autre frère en passe de redevenir cow-boy puis devenir amérindien chez David Lynch). L'image aura donc proposé à notre ouïe et notre regard l'espace sensible à la zone in-différente au sein de laquelle la différence et l'égalité se différencient moins qu'elles entrent, à rebours de la doxa (néo)libérale, dans des circuits d'échanges, de circulation et de transformation les arrachant à toute forme d'essentialisme ou de substantialisme, aux limites infra-minces de l’indistinct ou de l'indiscernable. Il est temps dorénavant d'aborder le deuxième moment de notre analyse de l'image in-différente qui, par « le travers indifférent des différences » (Alain Badiou), donnerait encore davantage à montrer que l'égalité est indifférente aux différences.

 

 

Il est temps désormais d'insister sur l'affirmation d'un « transgénérique » (Marie-José Mondzain) propre à dépasser et excéder toutes les formes sociales et symboliques de fixisme, toutes les assignations identitaires et les catégorisations ayant pouvoir de réification. Il faut entendre dans la notion de « transgénérique » la qualité membraneuse de l'image in-différente enregistrant la traversée des genres et des catégories, consignant les élans de frayage des passages permettant les communications, les échanges et les circulations entre des catégories qui, sinon, prises dans ce qui seulement les différencie, ne bougeraient pas, enfermées dans la croyance fallacieuse de leur être substantiel. Le « transgénérique » désignerait ici le mouvement propre à ces jeux de passes et à ces passages découvrant que l'autre nom du travers indifférent des différences serait celui, trop longtemps dérobé, d'égalité.

 

 

Après l'horreur de l'indifférenciation, voici la joie du « transgénérique » qui, de Letters From Iwo Jima (2006) de Clint Eastwood à Alexandra (2009) d'Alexandre Sokourov en passant par Zelig (1983) de Woody Allen et les photographies de Diane Arbus, affirmerait que la traversée des différences aurait pour but l'expression d'un commun dégagé des ambiguïtés de l'universel (un concept hégélien peut-être trop molaire et pas tout a fait expurgé de toute forme d'occidentalocentrisme). Le commun ? « Car nous savons – mais très confusément – que l' ''avec'' précède toujours le ''sans'', le commun précède l'individu (…) Quelque chose de l'être-ensemble (…) Communisme est être-ensemble – Mitsein – compris comme appartenant à l'existence des individus » (Jean-Luc Nancy, « Communisme, le mot » in L'Idée du communisme [sous la dir. d'Alain Badiou et Slavoj Zizek], éd. Lignes, 2010, p. 202-203).

Affection maternelle « transgénérique » aux nations belligérantes : Letters From Iwo Jima (2006) de Clint Eastwood

Le commun comme « Mitsein » ou « être-ensemble », autrement dit comme expression d'une relation d'équivalence qui n'est le propre (et donc pas la propriété, matérielle ou substantielle) d'aucun des termes qu'elle relie. Le commun comme ordre de grandeur partagée sans exclusive entre des termes qui par ailleurs ont appris à jouir de toutes les différences particulières sans vouloir ni les substantialiser ni les universaliser. Le commun comme séries d'écarts « transgénériques » partagés par des termes qui sont égaux tout en continuant à peaufiner ce qui les différencie sans que ce peaufiné appelle et motive la guerre. C'est pourquoi la notion d'écart est, du point de vue (déjà croisé précédemment) du philosophe et sinologue François Jullien (L’Écart et l'entre, op. cit.), préférée à celle de différence. « D'abord, l'écart ne donne pas à poser une identité de principe ni ne répond à un besoin identitaire ; mais il ouvre, en séparant les cultures et les pensées, un espace de réflexivité entre elles où se déploie la pensée. C'est, de ce fait, une figure, non de rangement, mais de dérangement, à vocation exploratoire : l'écart fait paraître les cultures et les pensées comme autant de fécondités » (ibid., p. 31).

 

 

Aller voir du côté de la Chine ce qu'il en est là-bas de la pensée et de son histoire aura permis à François Jullien de mieux percevoir ce qu'il en est ici, en Europe, d'une tradition philosophique qui s'est efforcée de penser l'être plutôt que l'entre. Or, l'« entre », c'est la promesse d'un « autre ». C'est précisément la possibilité d'une pensée de l'altérité sans nécessité de la fixer dans une identité (et la différence est, pour le sinologue-philosophe, un concept bien trop identitaire et, partant, impuissant à rendre compte de l'altérité). « Ou, pour le dire autrement, il faut dégager de l'entre pour faire émerger de l'autre, cet entre que déploie l'écart et qui permet d'échanger avec l'autre, le promouvant en partenaire de la relation résultée. L'entre qu'engendre l'écart est à la fois la condition faisant lever de l'autre et la médiation qui nous relie à lui explique François Julien qui continue ainsi. Car ne nous trompons pas sur ce fait : il faut de l'autre, donc à la fois de l'écart et de l'entre, pour promouvoir du commun. Car le commun n'est pas le semblable : il n'est pas le répétitif et l'uniforme, mais bien leur contraire » (ibid., p. 72).

 

 

Le diptyque exceptionnel que le cinéaste étasunien Clint Eastwood a consacré en 2006 à la bataille d'Iwo Jima, avec Flags Of Our Fathers d'une part et Letters From Iwo Jima d'autre part, est parfaitement représentatif d'une perception du « transgénérique » ou du « commun » saisissable par le « travers indifférent des différences » distinguant le camp étasunien du camp japonais alors en guerre.

 

 

Ce n'est pas la reconstitution cinématographique de la bataille d'Iwo Jima qui est exceptionnel, elle a déjà été menée par Allan Dwan (Sands Of Iwo Jima en 1949).Pour rappel, la bataille d’Iwo Jima prend place au sein, plus généralement, de la bataille du Pacifique opposant les États-Unis en guerre contre le Japon depuis l'attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Entre le 19 février et le 26 mars 1945, l'armée étasunienne (principalement formée du corps des Marines) réussit à conquérir l'île japonaise d’Iwo Jima. Les pertes humaines sont particulièrement élevées : du côté étasunien, 6.821 soldats perdirent la vie (et 15.000 furent blessés) ; du côté japonais, seuls 216 soldats ont survécu sur une unité de défense de l'île contenant entre 20.000 et 22.000 hommes (les recherches concernant les cadavres de 12.000 soldats japonais encore non-identifiés continuent toujours aujourd'hui, et Letters From Iwo Jima leur rend hommage dès son ouverture).

 

 

Le diptyque de Clint Eastwood, coproduit par Steven Spielberg (et bénéficiant de sa logistique pyrotechnique), a ceci d'exceptionnel qu'il montre, pour la première fois à Hollywood, une même bataille filmée à égalité des points de vue différents appartenant respectivement aux deux camps en présence. En effet, Flags Of Our Fathers montre le point de vue étasunien et Letters From Iwo Jima, le point de vue japonais. Le choix audacieux (y compris économiquement puisque le second film est en toute logique parlé en japonais) de ce perspectivisme entraînerait aisément à user de la dialectique hégélienne afin de permettre au spectateur de livrer, après sa vision des deux films, une synthèse susceptible de délivrer le message universel de l'inanité de la guerre puisqu'elle jette brutalement l'une contre l'autre deux armées représentatives d'entités nationales distinctes pourtant signifiées dans l'humanité qui leur est commune.

 

 

Paradoxe hégélien de la guerre, qui matérialise le renforcement maximal des différences au nom desquelles le groupe des uns se bat contre le groupe des autres, en même temps que cet affrontement vérifie, du point de vue du spectateur de l'histoire (kantien avant d'être hégélien d'ailleurs) la relève (Aufhebung) des différences déposées dans la commune humanité des corps qui, exactement pareillement, hurlent et s'aident, souffrent et meurent. On aura évidemment reconnu, dans le film de Clint Eastwood, la fin quasi-identique de ses deux films montrant, dans Flags Of Our Fathers, l'infirmier John « Doc » Bradley finir, blessé mais vivant, sur un brancard, et dans Letters From Iwo Jima, le soldat Saigo finir sur brancard semblable aux côtés du héros du film précédent. D'autres éléments manifestent l'existence d'un commun indifférent aux différences séparant Étasuniens d'un coté et Japonais de l'autre.

 

 

On évoquera rapidement ici une problématique commune aux deux films du diptyque, à savoir la propagande de guerre. Ou bien celle-ci est montrée comme constitutive de l'idéologie militariste et impérialiste justifiant dans Letters From Iwo Jima une séquence éprouvante de suicide collectif au cours de laquelle les soldats ont été amenés à s'enfoncer dans le ventre une grenade dégoupillée. Ou bien la propagande de guerre est montrée dans sa mise en branle, prenant notamment appui sur le cliché célèbre du photographe de guerre Joe Rosenthal intitulé Raising The Flag On Iwo Jima et pris à l'occasion du planté de drapeau étasunien par six soldats en haut du mont Suribachi le 23 février 1945. C'est pourquoi Flags Of Our Fathers propose la déstructuration narrative du récit afin de soutenir la déconstruction d'une image spectaculaire dont la légende a servi à un septième « War Bond », le nouvel emprunt initié par l'État et Franklin D. Roosevelt afin que l'épargne privée supporte l'effort de guerre national (en tout, ce sont plus de 26 milliards de dollars qui furent récoltés).

 

 

Il faudrait encore tout raconter de l'histoire de cette photographie, notamment tout ce qui relève de la substitution erronée d'une identité par une autre (le soldat Harlon Block pris pour le soldat Henry « Hank » Hansen) ayant entraîné le magnifique voyage, digne des plus beaux films de John Ford, du soldat d'origine amérindienne Ira Hayes (l'un des six soldats présents sur la photographie) afin d'informer la mère de Harlon Block qu'il s'agissait bien de son fils sur la photographie (ce qu'elle n'avait jamais cessé par ailleurs de croire, affirmant qu'elle s'était suffisamment occupée des fesses de son fils pour les reconnaître immédiatement sur la photographie dès sa publication). Cette histoire est d'ailleurs devenue une chanson écrite par Peter La Farge qui a été ensuite reprise par Johnny Cash comme par Bob Dylan. Est venue maintenant l'occasion de décrire une autre séquence, tout aussi bouleversante, et toujours digne du cinéma de John Ford, qui appartient (et ne pouvait qu'appartenir, comme on s'en apercevra à la fin de cette analyse) à Letters From Iwo Jima.

 

 

Cette séquence bouleverse précisément parce qu'elle affirme, dans l'écart (militaire, mais aussi culturel et linguistique) séparant les deux groupes antagonistes, le commun qui leur est propre, au-delà de toute appropriation privative ou exclusive. Ce commun qui autorise ce que François Jullien nomme l'« auto-réfléchissement de l'humain » grâce auquel voir « l'humain lui-même qui, chemin faisant, par ce vis-à-vis se dévisage, à la fois s'élargit et se réfléchit dans ses ressources et ses possibilités » (ibid., p. 45).

 

 

La zone membraneuse au sein de laquelle les différences identitaires se suspendent pendant un court moment et où l'in-différence commune survient comme un événement imprévisible affectant tous les individus présents, c'est une grotte logée dans les plis lunaires de l'île d'Iwo Jima, et dont la symbolique ne servira plus à relayer la destruction des entrailles précédemment décrite mais à promouvoir désormais un circuit « transgénérique » de la bouche et de l'oreille. Dans cette grotte, des soldats japonais ont fait prisonnier un soldat étasunien gravement blessé. Celui-ci possède une lettre dont ses ennemis se demandent par réflexe quel est son intérêt, indexant sa lecture sur le plan strict de la stratégie militaire. Sauf que ce courrier n'appartient pas au registre de l'information militaire top secrète, relevant en fait des liens affectifs reliant (de manière ombilicale, aurait-on envie de dire ici) le prisonnier blessé à la personne de sa mère qui lui a fait parvenir des nouvelles de la maison.

 

 

Littéralement, la guerre s'arrête, les bruits de la guerre sont étouffés au profit d'une basse sourde rythmant de manière quasi-abstraite et cérémonielle (comme dans le théâtre kabuki) la lecture de la lettre du soldat tout juste décédé effectuée par un soldat japonais qui maîtrise la langue de l'ennemi. « Qu'est-ce, en effet, que traduire si ce n'est précisément ouvrir-produire de l'''entre'' entre les langues, de départ et d'arrivée » (François Jullien, ibid., p. 62-63). Le propre du traducteur n'étant pas de s'abriter derrière une « méta- ou troisième langue » afin que les deux langues trouvent le terrain consensuel d'une réconciliation, mais bien plutôt de se « ''tenir'', sur la brèche de l'entre-langues, héros modeste de cette dépropriation réciproque, périlleusement mais patiemment, ne se réinstallant jamais plus d'aucun côté : c'est à ce prix seulement qu'il pourra laisser passer » (idem).

 

 

L'idiome caractérisant la lettre était l'anglais, la langue de l'ennemi. La traduction de l'anglais au japonais, langue de l'ennemi du point de vue de l'ennemi, en résonnant dans une grotte soudainement investie d'une symbolique maternelle et utérine, instruit le passage et la traversée, le « laisser passer » d'affections communes aux deux entités belligérantes. La mère s'adressant particulièrement à son fils aurait-elle pu envisager que sa lettre connaîtrait d'impossibles destinataires en la figure des ennemis de l'armée dans laquelle son fils a été incorporé ?

 

 

On se souvient que la nouvelle d’Edgar Allan Poe, The Purloined Letter (1844), traduite par Charles Baudelaire sous le titre célèbre de La Lettre volée, a été l'objet d'une vive discussion entre Jacques Lacan et Jacques Derrida. « Le séminaire sur La lettre volée» de Jacques Lacan expose en effet une lecture de The Purloined Letter lui permettant dès lors d'affirmer que la lettre est toujours disponible pour qui veut s'en saisir en y reconnaissant son désir : « C’est ainsi que ce que veut dire “la lettre volée”, voire “en souffrance”, c’est qu’une lettre arrive toujours à destination» (in Écrits, Paris, Seuil, 1966). Plusieurs oppositions ont été avancées par Jacques Derrida, par exemple dans « Le Facteur de la vérité » écrit en 1975 (in La Carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, éd. Flammarion-coll. « La Philosophie en effet », 1979, p. 439-523) et dans « Pour l’amour de Lacan » (in Résistances — de la psychanalyse, éd. Galilée, 1996).

 

 

Elles se résumeraient à l'idée qu’une lettre, parce qu'elle est fondamentalement divisible, peut tout autant arriver qu'elle peut tout autant ne pas arriver. Alors que la lettre arrive du point de vue de Jacques Lacan toujours à destination, l'« adestination » ou la « destinerrance » manifeste l'esprit (divisé) de la lettre selon Jacques Derrida. En regard de l'idée de la lettre divisée et ouverte à tous les dédoublements, c'est plus généralement le mouvement derridien d'une « différance » située au plus originaire d’une langue « toujours-déjà » divisée. Slavoj Zizek est revenu à plusieurs reprises aujourd’hui sur les termes de la dispute, mais évidemment à l'avantage de Jacques Lacan (par exemple Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, éd. Actes sud/Jacqueline Chambon-coll. « Rayon philo », 2010 [1992 pour la première édition], p. 32-57). Il ne relève pas, pour ce qui nous importe ici, de trancher maintenant ce passionnant débat, mais au contraire de faire remarquer que les lettres sont, en général dans le cinéma de Clint Eastwood, marquées d'une « adestination » ou d'une « destinerrance » qui n'empêchent paradoxalement pas qu'elles arrivent toujours à destination, mais d'une destination imprévisible.

 

 

On le remarque avec la carte postale paternelle comme léguée par le personnage de Kevin Costner au jeune garçon dans A Perfect World (1994), avec le journal intime de l'héroïne lu après sa mort par ses deux enfants dans Madison County (1995), avec la narration rétrospectivement comprise dans Million Dollar Baby (2005) comme une lettre adressée par l'ami du héros à sa fille absente, avec bien sûr les lettres d’Iwo Jima (celles écrites par les soldats japonais à leurs proches, celle du soldat étasunien), avec encore la lecture finale par l'ami de toujours Clyde Tolson d'une lettre d'amour entre deux femmes conservée par le héros éponyme de J. Edgar (2011). L'errance de la lettre, de part et d'autre du front opposant les deux armées, n'aura donc pas empêché que son contenu arrive à destination : l'amour d'une mère, indifférent aux différences nationales, culturelles ou linguistiques, qui s'adresse à son fils en particulier comme il s'adresse dans l'« entre-langues » autorisé par le travail du traducteur, à tous les fils en général.

 

 

L'amour maternel comme « être-ensemble » « transgénérique », comme chose commune affirmée au cœur de la zone caverneuse et membraneuse, là où le vis-à-vis entre Japonais et Étasuniens est devenu exceptionnellement infra-mince pour induire l'« auto-réfléchissement de l'humain ». Là où soi et l'autre, « nous » et « eux », l'ami et l'ennemi, le champ et le contrechamp se dévisagent au point de se reconnaître les usagers égaux d'un commun « transgénérique » indifférent aux différences qui servent sinon à les opposer. Un commun qui n'aura été rendu intelligible que par l'écart d'une traduction dans la langue des vaincus de la langue des vainqueurs. Ce qui, on peut aisément l'imaginer, aurait bien plu à Walter Benjamin comme à Mahmoud Darwich. 

Puissances féminines de l'à travers : Alexandra (2009) d'Alexandre Sokourov

Un an après le diptyque réalisé par Clint Eastwood, sortait sur les écrans français à l'automne 2007 Alexandra, alors le nouveau long-métrage du cinéaste russe Alexandre Sokourov présenté quelques mois auparavant en compétition officielle du Festival de Cannes (le réalisateur a depuis réalisé Faust récompensé d'un Lion d'or au Festival de Venise en 2011, un film présenté par son auteur comme le dernier volet d'une tétralogie consacrée au pouvoir totalitaire et formée par Moloch en 1999, Taurus en 2001 inédit en France et Le Soleil en 2005). A priori donc, rien de commun entre des films s'inscrivant dans des registres cinématographiques très différents (le cinéma hollywoodien, spectaculaire et commercial d'un côté, le cinéma d'auteur ou d'art et d'essai européen de l'autre). Et la guerre n'est pas un motif suffisant pour établir des analogies, voire des homologies entre les deux films (même si l'on peut déjà faire remarquer que Le Soleil évoque, par le biais de la figure de l'empereur dont la nature divine est alors appelée à se transmuer en nature humaine, la chute de l'empire japonais après la victoire des États-Unis en 1945).

 

 

Ce qui frappe dans Alexandra comme dans Letters From Iwo Jima est plus profond. C'est d'abord ce même mouvement qui autorise un cinéaste à se décentrer (se « déterritorialiser », comme l'auraient dit Gilles Deleuze et Félix Guattari en s'inspirant du terme « outlandish » inventé par Herman Melville, ce que fit le cinéaste russe en filmant à plusieurs reprises au Japon) pour aller filmer à l'endroit déchiré par la guerre où se tient le regard subjectif de l'autre camp en présence (japonais pour l'étasunien Clint Eastwood, tchétchène pour le russe Alexandre Sokourov). C'est ensuite une semblable qualité d'image (obtenue par le fidèle Tom Stern, présent depuis Blood Work en 2002, dans le film de Clint Eastwood, et par le complice Alexandre Burov, déjà au générique de Père, fils en 2003, dans celui d'Alexandre Sokourov).

 

 

Une qualité dévolue, après la blancheur bleutée de The Thing de John Carpenter, à une ambiance sépia et minérale, refusant les couleurs vives et tranchées au profit de tonalités faiblement différenciées, sableuses et jaunâtres, et presque irréelles (la différence résiderait dans le tour nettement plus contrasté, avec des noirs intenses, de l'image dans Letters From Iwo Jima quand celle de Alexandra tend davantage vers des intensités de blanc). Il y a dans le cinéma de Clint Eastwood un mouvement lent et progressif d'évacuation des couleurs au seul profit du noir et blanc, quand le geste esthétique privilégié par Alexandre Sokourov affirme un sens pictural très concentré et différemment décliné selon les projets (que l'on songe par exemple aux extraordinaires camaïeux et vert-de-gris obtenus dans Faust).

 

 

En tous les cas, le paysage de la guerre (passée et spectaculairement reconstituée chez Clint Eastwood, présente et saisie en fugitives impressions documentaires chez Alexandre Sokourov) induit dans un semblable mouvement partagé le décentré national des points de vue des auteurs respectifs comme l'atténuation de la palette des couleurs. Et ce, au bénéfice du saisissement des écarts infra-minces propices aux passes, passages et traversées d'un commun dès lors rendu à son intelligibilité. Il n'est alors pas hasardeux que l'héroïne éponyme du film Alexandra se prénomme ainsi (puisqu'elle porte la version féminine du prénom du cinéaste).

 

 

Il n'est pas hasardeux non plus que l'actrice qui l'interprète soit Galina Vichnevskaïa, la soprano russe née en 1926 qui fut l'épouse (de 1955 jusqu'à la mort de son époux en 2007) du violoncelliste Mstislav Rostropovitch, et qui quitta avec lui l'empire soviétique en 1974 après avoir soutenu quelques dissidents, l'écrivain Alexandre Soljénytsine et le physicien Andreï Sakharov. La prestation du violoncelliste le 11 novembre 1989 à Berlin, quelques heures après la chute du Mur (et un an avant sa réhabilitation par Mikhaïl Gorbatchev), symbolise une existence dévouée à l'art et la liberté qui aura été jusqu'au bout partagée par son épouse. C'est donc un véritable symbole vivant qui tient le rôle principal du film d'Alexandre Sokourov, incarnant une grand-mère âgée qui a décidé de retrouver son petit-fils adoré sur le front de la guerre russo-tchétchène.

 

 

Pour rappel, depuis la fin de l'empire soviétique, deux guerres ont frappé les deux peuples, la première de 1994 à 1996, la seconde de 1999 à 2000. La reconnaissance par la Fédération de Russie de l'autonomie gouvernementale du peuple tchétchène (sous la forme de l'institution de la République tchétchène d'Itchkérie) n'a pas empêché la survenue d'un second conflit trois ans plus tard lorsque des indépendantistes tchétchènes ont envahi le Daguestan, menés par des militants islamistes wahhabistes qui s'étaient repliés en Tchétchénie en 1997-1998. La Fédération de Russie appelée au secours par l’État daguestanais pour vaincre les groupes islamistes wahhabistes et légitimée par la série de cinq attentats attribués de manière problématique (l'attribution demeure encore questionnée) aux Tchétchènes qui ont frappé le pays entre août et septembre 1999, profite alors de l'occasion pour envahir la nouvelle République tchétchène d'Itchkérie.

 

 

Officiellement, la guerre alors considérée par la propagande russe comme une « opération antiterroriste » n' a duré qu'un an. Mais la présence militaire russe s'est poursuivie au moins jusqu'en avril 2009 (soit deux ans après la réalisation du film d'Alexandre Sokourov). Sur le total de ces deux guerres, 5.732 militaires russes ont été tués ou sont portés disparus, quand ont été dénombrés, côté tchétchène, 17.391 soldats tués ou disparus. Concernant les populations civiles, ce sont des dizaines de milliers de morts et de portés disparus, tchétchènes et russes (25.000 victimes civiles selon Memorial Society, une ONG russe de défense des droits humains).

 

 

Que réussit alors à accomplir, en plein cœur de ce désastre post-soviétique, Alexandra et qui ne relèverait ni de la propagande idéologique ni de la fiction militante et didactique ? « Le cinéma est visitation : de ce que j'aurai vu ou entendu, l'idée demeure en tant qu'elle passe affirme Alain Badiou qui continue ainsi. Organiser l'effleurement interne au visible du passage de l'idée, voilà l'opération du cinéma, dont les opérations propres d'un artiste inventent la possibilité » (« Les Faux mouvements du cinéma » in Cinéma [textes rassemblés et présentés par Antoine de Baecque], Nova éditions, 2010, p. 147).

 

 

Le cinéma est visitation : et la visite de la grand-mère à son petit-fils sur le front de la guerre russo-tchétchène est l'occasion pour elle d'une dérive lui permettant de traverser le paysage en ruine des nationalités divisées sans s'arrêter aux différences sur lesquelles celles-ci s'arc-boutent, préférant investir les écarts à partir desquels l'indifférence aux différences finit au bout du compte par rendre intelligible le commun. Organiser l'effleurement interne au visible du passage de l'idée, c'est également offrir la possibilité soutenue du biais de la fiction pour Galina Vichnevskaïa d'éprouver avec son corps, réellement essoufflé à force de marcher, l'infra-mince différence entre les identités nationales et linguistiques ou religieuses et culturelles, ainsi que l'égalité de tout être humain en regard de n'importe lequel de ses autres. L'idée, c'est le commun.

 

 

L'effleurement, c'est le corps documentaire conduit par la fiction à éprouver dans son être la vérité de l'idée de la commune égalité indifférente aux différences particulières. La visitation, c'est le passage de l'idée résultant du nouage particulièrement réussi par Alexandre Sokourov (souvent présenté comme un artiste de l'enfermement – cf. Diane Arnaud, Le Cinéma d'Alexandre Sokourov : figures de l'enfermement, éd. L'Harmattan-coll. « Esthétiques », 2005) entre les écarts du documentaire et de la fiction, entre les écarts des langues russe et tchétchène, au point de faire de ces écarts le principe d'un « entre » compris aussi comme cet « à travers » dont parle François Jullien : « Or, quelle saurait être cette autre vocation de l'entre, quand l'entre n'est plus réduit au statut d'intermédiaire, entre le plus et le moins, mais se déploie comme l'à travers » (L’Écart et l'entre, ibid., p. 54).

 

 

L'à travers à partir duquel le réel se conçoit moins en termes fixes et réifiés mais s'envisage « en termes de souffle, de flux et de respiration (qi [en chinois]: ''énergie'' est encore trop grec) » (idem), c'est ce qui passe en même temps dans le corps fictionnel d'Alexandra et dans celui, réel et essoufflé, de Galina Vichnevskaïa qui en soutient l'incarnation. Et c'est par le biais de l'à travers de son corps qu'elle permet au film de s'aventurer dans la zone transitoire et provisoire abritant en son sein une relative neutralité membraneuse (c'est la séquence du marché où l'héroïne rencontre sa quasi-jumelle tchétchène prénommée Malika). Cette zone au cœur de laquelle les différences se troublent, au bord de l'indiscernable et de l'indifférencié.

 

 

Pas un hasard si la séquence où s'affirme pour la première fois dans le film d'Alexandre Sokourov l'infra-mince entre Russes et Tchétchènes prend place à l'intérieur d'un marché, lieu d'échanges et de circulations par excellence (on songe alors ici au centre commercial « carnavalisé » et dévalisé de Dawn Of The Dead de George Romero). Certes, il faudra prendre garde à ne pas sur-valoriser le marché en l'identifiant au capitalisme envisagé comme le « doux commerce » grâce auquel, selon Montesquieu, on aurait trouvé le moyen d'apaiser les relations entre individus, groupes et nations. Quand on y regarde bien, il n'y a aucun capitaliste présent sur ce marché, seulement de petits producteurs individuels ou familiaux dont la vente des objets artisanaux, n'induisant aucune prise de profit par l'exploitation du travail d'autrui, se mêle à la vente de marchandises certes de fabrication industrielle (les cigarettes par exemple), mais probablement aussi vendues en-deçà de leur prix habituel, vu la situation économique de ce marché.

 

 

Quand la babouchka Alexandra, toujours fatiguée parce que jamais en repos, s'y rend après avoir demandé aux soldats de faire lever la barrière séparant leur camp du village tchétchène (et afin de leur ramener des cigarettes et des gâteaux), son foulard témoigne de son identité russe (le premier plan du film insistait sur son chignon, typique de l'iconographie propre à magnifier la mère russe telle qu'elle inspire le tout début du film Le Miroir en 1974 d'Andreï Tarkovski, le maître d'Alexandre Sokourov). Et ce foulard, côtoyant les foulards islamiques des femmes tchétchènes, se comprend d'emblée comme celui de l'ennemi russe pour un jeune homme qui refuse de répondre à celle qui, de plus, l'interpelle avec sa langue à elle qui est celle de l'occupant. A ce moment-là, le bruit assourdissant d'un avion ou d'un hélicoptère couvre sa parole, signifiant qu'en celle-ci gronde le vacarme d'une occupation militaire, « à son corps défendant » (comme l'aurait dit Michel Foucault).

 

 

Il n'empêche, les nombreux inserts de plans documentaires, parfois soutenus de quelques regards-caméra, ainsi que la tonalité générale sableuse de l'image manifestent que, s'il n'y a pas lieu pour Alexandre Sokourov de dénier le jeu réel des tensions et des divisions résultant de la guerre, la visitation par le travers indifférent des différences continue de s'amorcer, laissant de plus en plus effleurer l'idée d'un commun partagé.

 

 

C'est alors qu'Alexandra rencontre Malika, et c'est comme si les femmes se connaissaient depuis toujours. Littéralement, elles parlent la même langue. Et là encore, après Letters From Iwo Jima de Clint Eastwood, c'est la femme (une ancienne institutrice) incarnant le point de vue des vaincus ou des dominés qui parle la langue (russe) des vainqueurs ou des dominants. En s'asseyant à côté de Malika, Alexandra rompt le face-à-face typique de la relation contractuelle et marchande. Et c'est après s'être assise à côté d'elle, qu'un jeune homme, probablement un soldat russe, interpelle l'héroïne comme si elle était une vieille femme tchétchène vendant sur son étal les quelques marchandises à sa disposition. Alexandra lui répond en russe évidemment, et sur un mode maternel qui, au terme du film, aura fait d'elle la mère par excellence de tous les garçons qu'elle aura rencontrés, qu'ils aient été Russes ou bien Tchétchènes, tous fascinés par elle, tous désireux de s'approcher d'elle et même pour certains de la toucher, telle une icône vivante.

 

 

C'est alors que Malika décide d'emmener Alexandra chez elle afin qu'elle s'y repose, lui faisant traverser un territoire marqué par la destruction, tellement semblable à la fameuse « zone » de Orphée de Jean Cocteau comme à la capitale allemande ruinée de Allemagne, année zéro (1947) de Roberto Rossellini dont Alexandra représenterait au fond comme la version contemporaine, en même temps qu'il vaudrait aussi comme son envers optimiste. A l'instar de la grotte de Letters From Iwo Jima, le marché ouvert et l'immeuble en ruine font de l'image qui les accueille une zone membraneuse au sein de laquelle le jeu des écarts, indifférent au jeu habituel des différences, fait apparaître, à la limite infra-mince du sensible et de l'intelligible, ce que la guerre veut rendre par ailleurs imperceptible, à savoir le commun, la commune égalité de tout être humain en regard de tous les autres.

 

 

A ce moment-là, les deux femmes s'accordent sur ce point : la guerre est le fait des hommes, quand les femmes travaillent à réparer ce qu'a séparé l'abîme de la guerre creusé par eux (Ma Joad dans The Grapes Of Wrath tourné par John Ford en 1940 d'après le roman éponyme de John Steinbeck ne l'aurait pas dit autrement). Si l'on a insisté sur le prénom de l'héroïne qui est aussi celui du cinéaste, ce sera finalement pour indiquer le choix possible d'un devenir femme défendu dans son film par Alexandre Sokourov quand il s'agit de prendre position par rapport à cette guerre. Le camp n'aura donc pas été celui des Russes ou des Tchétchènes, mais, du point de vue du film, celui des femmes et des hommes.

 

 

Avec Alexandra, Alexandre Sokourov privilégierait donc, par le travers du corps de Galina Vichnevskaïa, une ligne de fuite infra-mince et féminine traçant la voie d'un pacifisme moins international que transnational, transversal aux identités nationales. Ce qui nous renverrait alors autant à la ligne de fuite amérindienne du héros de The Straight Story de David Lynch qu'au masculin affaibli, enfantin ou féminisé, presque indifférencié, du héros éponyme de Edward Scissorhands de Tim Burton. Alexandra aura en conséquence soutenu l'obligation éthique, en regard du durcissement des différences culturelles et des identités nationales systématiquement induit et produit par la guerre, de suivre le passage frayé par l'à travers au nom duquel il s'agit de comprendre et rendre intelligible le fait que « le propre de tout ''soi'' est de s'écarter de soi, de faire paraître du dia – de l'entre de l'autre – en soi-même, et ce pour pouvoir s'élever à ''soi'' » (François Jullien, L’Écart et l'entre, ibid., p. 80).

 

 

La préférence des écarts communs aux différences identitaires appelle ici le mouvement d'un passage frayé et d'une traversée, d'une passe consigné dans une image littéralement in-différente, car seulement préoccupée de rendre compte d'un commun qui, justement, « ne s'active qu'au travers d'écarts » (ibid., p. 81). 

Commun(isme) de la différence : Zelig (1983) de Woody Allen

Qu'aura donc réussi à filmer Alexandre Sokourov dans Alexandra ? Et surtout, en quoi son film est puissamment politique, en même temps qu'il ne doit rien, comme on l'a déjà dit, ni à la propagande idéologique ni au didactisme militant oppositionnel ? Une réponse pourrait nous être donnée par Alain Badiou, quand il affirme que, au cinéma comme ailleurs, « il n'y a de politique que s'il y a trajets délocalisants » (« Penser le surgissement de l'événement. Entretien avec Emmanuel Burdeau et François Ramone » in Cinéma, op. cit., p. 183).

 

 

Après le « trajet délocalisant » d'Alvin Staight dans The Straight Story, celui d'Alexandra aura donc été l'occasion de promouvoir cet « à travers » cher à François Jullien à partir duquel expérimenter les écarts entre Russes et Tchétchènes comme entre guerre et paix s'effectue de telle sorte qu'ils donnent à voir, dans l'indifférence des différences nationales ou culturelles, politiques ou linguistiques, le commun également partagé par tout être humain. Il existe d'autres personnages strictement cinématographiques qui, eux, ne bougent pas, qui parcourent moins un fragment de monde que c'est le monde lui-même qui ne cesse de bouger et s'affoler par rapport à lui. L'à travers relève moins d'une traversée qu'accompliraient de tels personnages qu'il se manifesterait au travers de la multiplicité des regards et des discours que ceux-ci, bien malgré eux, suscitent.

 

 

Moins actifs que passifs, ce sont des personnages qui déterminent, « à leur corps défendant » (pour reprendre à nouveau la formule de Michel Foucault), des emballements du monde révélateurs des agencements possibles entre différence et égalité. On pourrait dire du héros éponyme de Zelig (1983) de Woody Allen ce que Jacques Lacan pouvait dire du sujet : « Le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c'est là qu'il s'appréhende, et ce d'autant plus forcément qu'avant que du seul fait que ça s'adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu'il devient, il n'était absolument rien » (in Écrits, éd. Seuil, 1966, p. 835). Zelig, incontestablement le film le plus original formellement (et même techniquement) et le plus ambitieux esthétiquement de son auteur, celui qui offrirait idéalement le point de vue le plus synthétique concernant son œuvre, se présente donc comme un « documenteur » (pour reprendre le néologisme inventé par Agnès Varda à l'occasion de la réalisation en 1981 d'une vraie fiction réinventant sa biographie). Autrement dit, un documentaire pastiché ou une fiction travestie en documentaire, un faux documentaire qui donc est une vraie fiction consacrée à un pur personnage de fiction (en même temps qu'une figure allégorique puissamment universelle), un être fantasque et hors du commun qui aurait attiré sur lui les regards du monde entier entre la fin des années 1920 et le début des années 1930.

 

 

On le sait, le douzième long-métrage de Woody Allen, précédé dans ce registre perspectiviste par Take the Money and run (1969), s'inspire largement dans sa manière formelle comme dans sa structure narrative du matriciel Citizen Kane (1942) d'Orson Welles. Mentionnons l'usage de fausses archives aux images sautillantes et rayées. Mentionnons encore la présence de témoins (et parmi eux de réels intellectuels prestigieux comme entre autres Susan Sontag, Bruno Bettelheim, Irving Howe, Saul Bellow), tantôt invités à raconter (et inventer) ce qu'ils savent du personnage qu'ils ont connu, tantôt à interpréter ce qu'ils comprennent de la trajectoire d'un homme dont l'histoire reconstituée aurait été depuis oubliée. Sauf que Zelig a décidé d'étendre le principe esthétique des archives factices et fictionnelles au-delà du seul prologue (comme c'est le cas avec Citizen Kane), dès lors substituées aux séries wellesiennes de flash-back subjectifs déroulés lors de l'audition de chaque témoin.

 

 

Les trucages particulièrement réussis montrant le personnage de Zelig interprété par Woody Allen présent aux côtés des célébrités politiques ou culturelles de son temps (jusques et y compris Adolf Hitler) anticipent par exemple les insertions d'images ou incrustations mises au point pour Forrest Gump (1994) de Robert Zemeckis, un film autrement plus consensuel politiquement. En effet, alors que Forrest Gump revisite l'histoire des États-Unis à partir d'une série de vignettes animée par l'esprit d'un simple d'esprit comme les aime tant Hollywood (une sorte d'hégélianisme révisionniste pour les nuls en gros), Zelig s'expose quant à lui sous la forme d'une allégorie (« borgésienne » comme l'a qualifiée à juste titre Jacques Lourcelles en comparant le film de Woody Allen avec les biographies imaginaires de l'écrivain argentin à propos du personnage de Pierre Ménard, l'autre auteur du même Quichotte que Cervantès : cf. Dictionnaire du cinéma. Les films, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 1610-1611).

 

 

Zelig serait ainsi une fable allégorique qui serait en fait consacrée au mimétisme comme fait social à la fois total et paradoxal. Effectivement, le film de Woody Allen consacré à une autre variante du « métamorphe » présente ce merveilleux car vertigineux paradoxe selon lequel le protagoniste, qui est fantastiquement capable de mimétisme au point de se transformer physiquement au contact de n'importe quel autre (individuel ou collectif) afin de s'y conformer, devenant ainsi perpétuellement son autre lui-même au point où l'autre et le même finissent par s'équivaloir, devient du coup un phénomène suffisamment singulier, voire unique, pour jouir d'une célébrité mondiale exceptionnelle. A minima, le film de Woody Allen représenterait la meilleure illustration des thèses avancées, déjà par Aristote puis par Spinoza et encore par René Girard, mais aussi par le sociologue Gabriel Tarde dans son ouvrage Les Lois de l'imitation (publié pour la première fois en 1890) et dans lequel un rôle central est accordé aux phénomènes mimétiques dans la structuration des rapports humains, par exemple lorsqu'il explique que « (…) l'être social, en tant que social, est imitateur par essence, et que l'imitation joue dans les sociétés un rôle analogue à celui de l'hérédité dans les organismes (…) », les êtres humains étant alors définis comme un « collection d'êtres en tant qu'ils sont en train de s'imiter entre eux » (in Les Lois de l'imitation, éd. Les Empêcheurs de tourner en rond, 2001, pp. 71 et 128).

 

 

L'imitation prend de multiples formes dans Zelig, concernant déjà la forme générale du film qui relève du pastiche. Le pastiche en tant qu'imitation stylistique refuse à la fois le plagiat (le film de Woody Allen ne cache pas ses références), la parodie (Zelig ne les moque pas) ou la caricature (il les ridiculise encore moins), et ce au nom d'une subtile combinaison d'humour (Zelig est d'abord l'une des meilleures comédies de son auteur et l'une des plus alertes – le film ne dure que 79 minutes) et d'hommage (par exemple à la littérature et au jazz de la période des années folles pour lesquelles Woody Allen n'a jamais cessé de manifester son intérêt). Précisément, le pastiche relève d'une démarche stylistique imitative qui s'accorde de manière structurale avec l'histoire d'un homme incarnant le plus radicalement qui soit notre pente imitative, celle qui soutient « la triple équation entre humanité, sociabilité et imitativité » (Yves Citton, « Esquisse d'une économie politique des affects » in Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l'économie des affects [sous la direction de Yves Citton et Frédéric Lordon], éd. Amsterdam, 2008, p. 126).

 

 

Leonard Zelig est bel et bien l'homme commun né aux États-Unis, dont le prénom vient du germanique « löwehart » signifiant « cœur de lion » et dont le nom vient du yiddish « zelig » qui signifie « saint ». Lui dont la faiblesse constitutive (il est un Juif new-yorkais maltraité pendant toute sa jeunesse par son entourage) est fantastiquement compensée par une puissance imitative totale et spectaculaire qui en fait l'exceptionnelle incarnation (et donc un peu sacrée, on y reviendra) de l'« imitativité » (Yves Citton) commune au nom de laquelle le désir humain consisterait dans le désir de ressembler au groupe dominant, qu'il soit chinois ou afro-américain, gros ou écossais, psychiatre ou jazzman et même nazi.

 

 

Mais le nom Zelig fait penser aussi à Zadig, le nom du héros du conte philosophique éponyme de Voltaire publié pour la première fois en 1747, lui-même inspiré d'un conte persan intitulé Voyages et aventures des trois princes de Serendip (publié à Venise en 1557) qui a donné naissance au néologisme anglais « serendipity » (inventé par l'écrivain Horace Walpole en 1754) dont la version française (« sérendipité ») signifie la découverte fortuite de quelque chose qui n'était pas recherchée pour elle-même (comme c'est le cas de Zelig par Francis Scott Fitzgerald puis par la docteure Eudora Fletcher interprétée par Mia Farrow). Zelig représente donc un conte philosophique de notre temps pour lequel aurait été découverte de manière fortuite (cette « fortuitude » étant un synonyme de « sérendipité ») la figure soutenant à elle seule les paradoxes entremêlés de l'identité et de l'altérité.

 

 

La puissance mimétique et le conformisme social qu'il dévoile feraient ainsi de la figure de Zelig l'antithèse absolue des héros de Edward Scissorhands de Tim Burton et The Straight Story de David Lynch, figures singulières de la différence affirmée au lieu même de sociétés statiques et indifférenciées, immobiles et réifiées. A l'encontre enfin des horribles forces inhumaines d'absorption, d'assimilation et d'incorporation des différences humaines filmées dans Invasion Of The Body Snatchers de Don Siegel, The Thing de John Carpenter et Dawn Of The Dead de George Romero, le mimétisme total et conformiste de Zelig lui sert moins à engloutir toutes les formes d'altérité rencontrées en chemin, qu'à être (momentanément) englouti, à se cacher et se fondre tel un caméléon dans le paysage afin de se rendre invisible et imperceptible.

 

 

Ainsi, lorsque Bruno Bettelheim évoque « le conformisme outrancier » du personnage de Zelig, il ignore peut-être qu'il imite aussi Gabriel Tarde pour qui « ce besoin de conformisme est si naturel à l'homme social [que] considérée sous n'importe quel aspect, la vie sociale, en se prolongeant, aboutit fatalement à la formation d'une étiquette, c'est-à-dire au triomphe le plus complet du conformisme sur la fantaisie individuelle » (in Les Lois de l'imitation, op. cit., p. 248-249). Le coup de génie du geste allenien aura dés lors consisté à faire d'un Juif quelconque la figure privilégiée de l'« imitativité », autrement dit de l'assimilation. En même temps que cette faculté commune, mais chez lui concentrée de façon unique, détermine tous azimuts une production interprétative, discursive et représentative de densité mondiale à l'ère industrielle de l'extension des médias (radiophoniques et cinématographiques).

 

 

L'homme aux capacités extraordinaires d'assimilation et d'identification suscite bien malgré lui la mise en concurrence de différentes entreprises discursives (entre autres médiatiques, médicales et politiques – les communistes voyant dans Zelig l'incarnation des métamorphoses mimétiques du capital quand les racistes du Ku Klux Klan reconnaissent en lui la figure concentrée de la société multiraciale qu'il rejette) et spectaculaires (des baraques foraines – et l'on pense à nouveau à Elephant Man réalisé trois auparavant par David Lynch – aux films hollywoodiens produits par la Warner en passant par la production commerciale de chansons et de produits dérivés les plus divers). Jusqu'à finir par représenter la figure paradoxale d'une singularité dont l'unicité résulterait d'un « conformisme outrancier » (Bruno Bettelheim), tombant de Charybde (la célébration) en Scylla (la détestation) et vice-versa.

 

 

Après le temps des applaudissements vient donc cycliquement celui des procès (pour bigamie, fraude, etc.) initiés par toutes les personnes qui veulent profiter du phénomène planétaire ou se sont réellement senties lésées par les mille et une vies d'un homme-caméléon (comme Monsieur Oscar dans le film plus pirandellien que borgésien de Leos Carax intitulé Holy Motors) dont les mensonges le font alors un peu ressembler à L’Escroc à la confiance (mieux connu sous le titre du Grand escroc) d'Hermann Melville (on y pense d'autant plus que le pouvoir imitatif de Zelig aurait pris racine lors d'une vexation scolaire concernant la lecture de Moby Dick dont on apprend à la fin qu'elle aura été reprise par le héros enfin guéri de ses pouvoirs mimétiques, même si elle reste encore inachevée au seuil de sa mort). Jusqu'à ce que le désir conformiste de se fondre dans la masse prenne ultimement pour le juif Zelig la forme de l'appartenance au mouvement nazi.

 

 

« Le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c'est là qu'il s'appréhende, et ce d'autant plus forcément qu'avant que du seul fait que ça s'adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu'il devient, il n'était absolument rien » écrivait Jacques Lacan cité précédemment, et le constat vaut pour le héros : Zelig, qui n'était rien jusqu'à ce que produise sa découverte fortuite (ou sérendipité), n'est dès lors appréhendé qu'à la seule mesure (délirante) de ce qui se dit de lui et, ce faisant, n'est un sujet que pour autant qu'il ne vaille plus que comme surface blanche de projection (comme la baleine Moby Dick) des fantasmes individuels et collectifs, que comme signifiant universel des paradoxes du conformisme selon lequel l'identité et l'altérité, loin de s'exclure réciproquement, ne se comprennent dès lors plus que de manière infra-mince.

 

 

Lorsque, vers la fin du film, la docteure Eudora Fletcher reconnaît Zelig dans les rangs d'un meeting nazi juste derrière le Führer vociférant ses énoncés antisémites dans son microphone, ce dernier reconnaît alors en retour la femme qu'il aime et l'a aidé (« eudora » signifierait en grec le don – « dora » – bienheureux – « eu »). Il se met en conséquence à la saluer frénétiquement au point de gêner, voire d'interrompre la mise en scène nazie nécessaire à l'exercice de séduction massifié entretenu par le pouvoir oratoire du tribun. Il n'est pas possible de ne pas reconnaître par le biais de cette séquence drolatique un bouleversant hommage rendu à The Great Dictator (1940) de Charlie Chaplin (Zelig croise évidemment le génie lors de son passage à Hollywood) qui, ayant pour sa part substitué à la figure du dictateur le personnage du barbier juif (tous les deux interprétés par l'auteur lui-même), affirmait symboliquement le triomphe de la commune unité du genre humain contre les promoteurs de son fractionnement identitaire en différences substantialisées sous la forme de races distinctes prétendument antagonistes.

 

 

Zelig propose alors in fine une réflexion philosophique autour de la judéité comme identité culturelle paradoxale dont les obligations historiques à l'assimilation, depuis la diaspora, ont nourri l'imaginaire politique le plus radicalement différentialiste sous les espèces de l'antisémitisme nazi (dont fut d'ailleurs victime Bruno Bettelheim, lui dont l'expérience concentrationnaire dans les camps de Dachau puis Buchenwald entre 1938 et 1939 a nourri sa réflexion psychanalytique). Ce serait la triple beauté de Zelig que de faire en premier lieu de la figure particulière du Juif l'incarnation singulière de la commune propension à l'imitation. En second lieu que de rappeler que l'identique et le différent ne se comprennent de manière structurale qu'en mode non pas exclusif mais relationnel et infra-mince. Et en troisième et dernier lieu que le conformisme qui peut recouvrir beaucoup de choses peut également signifier pour les dominés dont la différence peut devenir stigmate mortel (comme cela a été le cas pour les Juifs avec le nazisme) le refus de toute politique différentialiste au nom de cette commune « indifférence aux différences » dont parle Alain Badiou.

 

 

L'exception sacrée incarnée par Zelig, et que l'on cherche à toux prix à profaner, consiste à traverser, sans s'y arrêter pour les réifier afin de se les approprier, toutes les différences. Au risque de devoir être sacrifié sur l'autel de l'horreur, professée par toutes les cliques identitaires, de l'absolutisation de la distinction entre identité (des uns) et altérité (des autres). Au risque donc de devenir « homo sacer » (Giorgio Agamben) ou « victime émissaire » résultant d'une « crisemimétique » (René Girard) à partir du moment où tous ressemblant à tous se feraient la guerre pour se distinguer.

 

 

Le mimétisme comme expression de l'infra-mince membraneux des différences sociales et culturelles, comme traversée indifférente aux différences moquées et pastichées (c'est-à-dire aussi socialement ou culturellement construites), c'est au bout du compte l'affirmation de la différence au sens fort, autrement dit non-identitaire du terme. Non plus comme relation d'identification et de différenciation légitimant des rapports de domination et d'oppression. Mais comme ce commun propre à tous et qui n'appartient à personne puisqu'il est sans propriété, niché dans les écarts et les plis entre les uns et les autres. Un commun littéralement in-différent. Le commun(isme) de la différence. Ce commun qui, quoi qu'en disent toutes les lectures inconsciemment différentialistes selon lesquelles l'identification des autres comme autres permet de rassurer les uns ainsi protégés du stigmate de la différence (quand elle sert à justifier l'instauration de rapports de pouvoir et de hiérarchies), constitue le noyau des joyaux photographiques de Diane Arbus.

 

 

Le « freak », ce serait toujours l'autre, jamais soi-même : exemplairement, c'est le monstre exhibé dans les dispositifs d'attraction spectaculaire dont l'obscénité est révélée dans Elephant Man comme dans Vénus noire (2010) d'Abdellatif Kechiche. Avec Zelig, avec Diane Arbus, la bizarrerie de l'autre, radicalement autre, ne vaut que pour réfléchir celle qu'ignore avoir l'autre de cet autre qu'est soi-même, désormais reconnaissant la sienne de bizarrerie à travers celle de son autre. Diane Arbus : « Il se passe toujours deux choses : une impression de familiarité et puis le sentiment que c'est absolument unique. Mais il y a toujours pour moi un point où je m'identifie à l'autre (…) Je me souviens, il y a longtemps, quand j'ai commencé à photographier, je me suis dit : ''Il y a énormément de personnes dans le monde et ça va être bien difficile de les photographier toutes, donc, si je photographie une sorte d'être humain généralisé, tout le monde le reconnaîtra » (in Diane Arbus, éd. de La Martinière / Jeu de Paume, 2011, p. 1-2). 

 

 

 

Mardi 20 novembre 2012


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