Des nouvelles du front cinématographique (99) : Fin août, début octobre (la rentrée cinéma 2013 - seconde partie)

7/ Vic + Flo ont vu un ours de Denis Côté : Le mur et le lierre

Le mur composé de ses briques est une métaphore ayant servi au cinéaste québécois Denis Côté, lors de la présentation de son huitième long-métrage (depuis Les États nordiques en 2005) au cinéma Le 104 de Pantin, à énoncer son refus du grand film ou du chef-d'œuvre au nom d'une autre ambition, pas moins modeste, de l'œuvre cinématographique s'accomplissant au fur et à mesure de la multiplicité des titres qui viendraient l'étoffer et l'enrichir. Au-delà de son caractère à la fois métaphorique et didactique, l'image assez classique du mur de briques exposerait symptomatiquement ce qui, au cœur d'un geste esthétique marqué par une certaine vitalité dans l'abondance (un long-métrage par an depuis huit ans auxquels doivent s'ajouter neuf courts-métrages réalisés entre 1997 et 2007) et l'expérimentation (ce sont encore tous les jeux avec les formes cinématographiques et les genres), atteste d'une véritable hantise concernant les motifs de l'enfermement et de la réclusion.

 

 

La puissance de ciselage, métallique et contondante, des cadrages habituellement proposés par le réalisateur témoigne déjà de cette obsession esthétique, dont la fermeté s'exprime formellement à partir d'une combinaison de frontalité (les champs sont souvent écrasés par des murs quand ils ne sont pas quadrillés par des grillages) et de fixité (la caméra ne bouge pas d'un iota) comme de durée (les plans peuvent dépasser la minute) et d'immobilité (les corps adoptent régulièrement des postures rigides). On aurait alors envie de dire que l'une des fixations ou fixettes cinématographiques de Denis Côté consiste précisément en des procédures filmiques qui valorisent une sensation de figement ou de fixité relayés par d'autres indices plus scénaristiques. Ainsi – et pour ne prendre comme exemple que les trois derniers longs-métrages du cinéaste – les cadavres sous la neige de la fiction hivernale Curling (2010) et les animaux sauvages soumis aux techniques instrumentales de la captivité et de la taxidermie développées par le zoo du documentaire Bestiaire (2012) précèdent ce qui, dans Vic + Flo ont vu un ours, se prolonge encore sous la forme de chaises roulantes et de jambes tantôt plâtrées, tantôt coincées dans le fer cruel de pièges à ours.

 

 

Les jambes en question appartiennent aux héroïnes désignées par le titre insolite du film, comme une invitation enfantine formulant l'équation posant l'X (soit la part sauvage résumée dans cet ours énigmatique) de la relation amoureuse entre deux femmes opaques. L'une (Vic jouée par la québécoise Pierrette Robitaille, plutôt habituée aux rôles comiques) et l'autre (Flo interprétée par la française Romane Bohringer, pas vue dans un film aussi emballant depuis longtemps) sont d'anciennes détenues dont la première, en liberté conditionnelle, souhaite effacer les traces la reliant à son incarcération passée en se ménageant dans une ancienne cabane à sucre au cœur de la forêt une forme de réclusion volontaire susceptible d'accueillir la seconde qui, pour sa part, tente de se faire oublier des gens qui veulent depuis dix ans régler quelques comptes avec elle.

 

 

On retrouve là ce qui fait la force des personnages des films de Denis Côté dont l'opacité ne se saisit qu'à la mesure d'un background qui, refoulé, ne revient toujours que symptomatiquement. Sauf que le rêve caressé d'une réclusion volontaire (qui serait aussi celui du père et de la fille de Curling, ainsi que du couple bulgare dans le chalet de Nos vies privées en 2009) connaîtra de sérieuses difficultés à se concrétiser, frontalement percuté par les exigences briquetées des figures issues du dehors (de l'agent de probation, Guillaume, interprété par Marc-André Grondin à la mystérieuse et vengeresse Jackie jouée par Marie Brassard). Sauf que ce fantasme censément chauffé au feu d'un amour partagé depuis l'expérience commune de la prison va brutalement se cogner la tête sur le mur d'un principe de réalité doublement figuré par la Loi en son impouvoir (l'angélique Guillaume) comme en son échec rigolard (l'obscène Jackie).

 

 

On pourra encore interroger les films de Denis Côté sur leur « versant animal » (pour employer la belle formule de Jean-Christophe Bailly) et comprendre ainsi que, du tigre en cage de Curling aux animaux encagés ou empaillés de Bestiaire en passant par l'aquarium de Vic + Flo ont vu un ours et bien évidemment les pièges à ours, la puissance froide et mortifère d'une capture instrumentale ou d'une immobilisation cadavérique ne cesse de se manifester. Jusqu'au plan final de ce film, dont on se demande s'il n'est pas un arrêt sur image (« freeze frame » comme disent les anglo-saxons – autrement dit un « cadre gelé ») du visage de Flo mortifiée regardant fixement la caméra, et bougeant quand même les lèvres pour lâcher in extremis « C'est fini » juste avant que ne tombe comme un couperet le noir du générique-fin. Le rêve motivant de réclusion volontaire faisant suite à une incarcération subie souffrirait donc de l'abolissement de son mouvement fondamental et désirant sur lequel auraient dès lors triomphé les puissances obscures et métalliques de mortification, d'épuisement et de chosification, de figement et d'immobilisation.

 

 

Mais alors ne s'agirait-il de ne rien faire d'autre que d'indexer le mouvement cinématographique (et « kinêsis » n'a pas d'autre sens que de désigner le mouvement qui, découlant du défilement technique des images en régime analogique ou de l'écoulement du flux en régime électronique puis numérique, détermine tantôt la persistance rétinienne, tantôt l'« effet phi » si on le considère à partir du cerveau) sur l'imperium de la fixité photographique des photogrammes composant au nombre de 24 ou 25 une seconde filmique ? Alors, régnerait souverainement l'image solitaire et mortifère du mur dont les briques seraient en conséquence les plans dont l'empilement vérifierait à terme l'impossibilité même du mouvement pour les personnages imaginés dans le scénario. Mais ce ne serait pas bien reconnaître dans les films de Denis Côté (et particulièrement dans Vic + Flo ont vu un ours récipiendaire du Prix Alfred-Bauer donné lors du Festival de Berlin de cette année) l'autre côté de son geste esthétique attentif à tout ce qui, des trous dans la biographie de ses personnages aux sèches ellipses de la fiction en passant par les improbables bifurcations de la narration comme par les distorsions perpétrées à l'encontre du régime représentatif (réaliste et mimétique), participerait davantage du lierre que du mur.

 

 

On précisera en évoquant, dans la famille des lamiacées, le lierre terrestre ou rampant qui, importé par les colons européens en Amérique du nord et nommé « rondette » au Québec, peut quand il est grimpant, et à force de patience (c'est une plante vivace et envahissante), disloquer un mauvais agencement mural de briques. On pourrait même mentionner, parmi quelques exemples de ce végétal, la Glechoma hederacea considérée comme une plante magique propice à l'exercice de la magie blanche ou la « couronne de terre » censément bénéfique aux femmes en train d'accoucher, afin de renforcer le caractère enfantin du titre du film par ses côtés ludique et mythologique. La forêt de Vic + Flo ont vu un ours qui revient directement de Elle veut le chaos (2007) et Les Lignes ennemies (2010) offre ainsi un cadre de conte à partir duquel le mur du réalisme peut finir par éclater, cédant sous la pression des lierres entremêlant les lianes du merveilleux (la forêt, sa cabane et les animaux hostiles tout autour), de l'onirique (le rêve d'amour éternel de l'ultime séquence) et du gore (les jambes des héroïnes mordues par les pièges à ours).

 

 

Si le lierre peut en plus symboliser la fidélité, on pourrait alors tenter de résoudre l'équation amoureuse proposée de la manière la plus dissonante par un film soucieux de franchir sans que l'on y prenne garde les lignes ennemies de la représentation consensuelle. De la même façon que l'agent de probation chargé de surveiller Vic sera parfaitement incapable d'empêcher quoi que ce soit d'une machine infernale conçue par Jackie afin de se venger de Flo (d'où l'angélisme propre à la figure de la Loi impuissante), le spectateur qui voudrait s'assurer du contrôle policier des règles du naturalisme ou du réalisme en vigueur en sera pour ses frais, largué par un film dont les cadrages géométriques n'induisent nullement l'inexistence de lignes de fuite tangentielles. C'est que le mur de la ressemblance s'est effrité sous les effets intempestifs (aussi intempestifs que les roulements de tambour de la musicienne Mélissa Lavergne ponctuant la narration) du lierre grimpant de la dissemblance (comme on l'a par exemple compris sur le plan de la distribution). Mais c'est aussi que les puissances obscures du figement et de l'immobilisation triomphent pour autant que se dégage un autre mouvement sur lequel elles ne peuvent avoir prise – l'éternité amoureuse des deux héroïnes échappées d'un conte gore (dont une adaptation en bande dessinée est d'ailleurs prévue par Jimmy Beaulieu).

 

 

Car, enfin, la bête qui gît, tapie, dans les fourrés de la forêt de Vic + Flo ont vu un ours, ne serait que l'incarnation (naturaliste, mais au sens fort ou deleuzien du terme) d'une pulsion de mort emportant dans sa déflagration autant sa cible (Flo) qu'elle ne ferait aucun cas des dommages collatéraux (Vic) si elle n'était pas également au cœur d'une étrange et paradoxale entreprise de domestication. Car le privilège par Denis Côté des animaux, loin de ne valoir que comme expression culturelle marquant le versant animal des Québécois comme plus intense que celui des Français, consiste à montrer qu'il existe deux formes de domestication en parallèle – et même en complément – des deux formes de réclusion précédemment décrites.

 

 

Alors que la réclusion volontaire comme stratégie de survie individuelle double la réclusion involontaire ou subie afin de se tenir à côté du monde social qui a autorisé l'institutionnalisation des formes de capture et de discipline comme de contrainte et de contrôle, la domestication comme ensemble de techniques asseyant le pouvoir humain de la raison instrumentale sur la sauvagerie des puissances animales se double elle aussi de cette autre forme de domestication recouvrant la sublimation de la part sauvage et pulsionnelle des personnages. Le père rasant finalement sa moustache dans Curling affirmait sans mot dire qu'il avait réussi à triompher de la bête fauve (meurtrière et incestueuse) qui sommeillait en lui.

 

 

Dans Vic + Flo ont vu un ours, la vengeance terriblement barbare de Jackie se renverse extraordinairement en aveu ultime de Flo reconnaissant qu'il ne lui reste plus aucune option que celle d'accepter de mourir aux côtés de Vic qui n'avait jamais quant à elle rêvé d'autre chose. La vengeance de Jackie accomplirait ainsi, de manière bien involontaire, l'amour que Vic avait projeté et le film de cette projection est précisément celui que se donne à elle-même Flo dans l'ultime séquence onirique du film. Le voilà l'X de l'équation amoureuse, celui de la bête s'abattant pour être aussitôt relevée dans une forme de domestication sublimatoire et inattendue. Et puis c'est le dernier raccord, le visage presque figé de Flo qui regarde la caméra en lâchant « C'est fini ». Et qui, disant cela, atteste moins d'une ironie propre à une fin de film toute postmoderne qu'elle vaudrait comme l'aveu destinal d'un pardon (Vic meurt à cause de Flo) doublé corrélativement d'une captivité acceptée, la finitude de l'existence de l'une alors rédimée dans l'infinitude du rêve de l'autre – celui de son amour éternel.

8/ La Bataille de Solférino de Justine Triet : Les fausses évidences du « C'est comme ça »

« Ce que l'on peut appeler l’État établi, l’État en vigueur, l’État en cours, c'est qu'il s'établit à travers l'ordre symbolique qu'il instaure, c'est-à-dire à la fois dans l'objectivité, dans les choses (…) et dans la subjectivité (…). A travers cette double imposition de l'ordre symbolique, l’État tend à faire admettre comme allant de soi, comme évidentes, un grand nombre de pratiques et d'institutions » faisait remarquer Pierre Bourdieu dans son cours du 10 janvier 1991 consacré à l’État (in Sur l’État. Cours au collège de France 1989-1992, éd. Seuil-Raisons d'agir-coll. « Cours et travaux », 2012, p. 184). Le sociologue citait à titre d'exemples les questions de frontière et, de langue comme évidences largement impensées et indiscutées manifestant ainsi l'ordre symbolique d'une organisation étatique légitimée dans ses effets et par les effets de l'officialisation et de l'institutionnalisation. Il aurait également pu ajouter l'élection présidentielle comme institution étatique paradigmatique consacrant officiellement, notamment via le dispositif du suffrage universel direct (un « universel chauvin » comme l'aurait d'ailleurs précisé lui-même Pierre Bourdieu puisque la procédure électorale place la démocratie des électeurs sous la condition particulière d'une citoyenneté indexée sur l'identité nationale), l'autorité de son plus haut représentant.

 

 

Il y aurait alors un mérite du premier long-métrage de Justine Triet à présenter sur l'étagère d'une bibliothèque l'ouvrage rassemblant les cours du sociologue donnés au Collège de France sur la question étatique. Celui de vouloir signifier la mise en jeu assumée des évidence de l’État (comme l'évidence de l'élection présidentielle) en décidant de mettre en relation un désir de fiction particulier (un couple séparé continue de se déchirer autour de la garde de leurs deux petites filles) avec la réalité documentaire du moment (les élections de 2012, précisément la journée du 6 mai tendue par l'annonce des résultats officiels), mais de telle sorte que la mise en relation induise une manière de relativisation.

 

 

Autrement dit, il s'agirait pour la réalisatrice de pousser les séquences électrisées par l'excès naturaliste de la fiction jusqu'à ce qu'elles finissent par relativiser les plans montrant les foules réellement rassemblées devant le quartier général du parti socialiste, rue de Solférino. Comme si l'électricité du couple en crise (trope du cinéma moderne et de ses grandes variantes naturalistes, de John Cassavetes à Maurice Pialat) finissait par l'emporter sur l'électricité populaire dégagée dans le moment documentaire dévolu à la captation de la liesse du 6 mai 2012, le bruit fictionnel de la sphère privée gagnant la mise du film en finissant par recouvrir celui, documentaire, de la sphère publique. Si la presse de cinéma ou généraliste a félicité à juste titre Justine Triet d'avoir su trouver les moyens cinématographiques (notamment par la multiplication des micros et des petites caméras numériques) ayant permis de plonger ses éléments fictionnels (surtout incarnés par ses deux acteurs principaux, Vincent Macaigne et Lætitia Dosch) dans le bain documentaire de la foule du second tour des élections présidentielles, elle hésite pourtant à franchir le seuil de la compréhension des effets politiques contradictoires induits par de pareils agencements entre le documentaire et la fiction.

 

 

Et les effets résultant des branchements de la fiction et du documentaire, au-delà du fait que la continuité du scénario était directement référée à l'incertitude des résultats, ne recoupent pas vraiment les troublantes rencontres ou coalescences mises en scène par Claire Simon dans Gare du Nord. On dira plutôt que ces effets sont de deux ordres esthétiques (et donc politiques), moins complémentaires que divergents. Selon qu'il s'agisse pour la fiction de relativiser la part documentaire du film dans le sens où l'élection présidentielle représenterait un pur non-événement politique pour les protagonistes du récit. Ou bien selon que soit constatée la disparition pure et simple de la politique identifiée au consensus étatique, aussi inconsistante dans l'énoncé des platitudes partisanes des militants politiques de droite comme de gauche ayant saisi l'opportunité d'une caméra pour affirmer leurs positions respectives, qu'elle est inexistante dans les querelles privées dont sont saturées les existences personnelles de Vincent et Lætitia.

 

 

Le fait que la grande séquence centrale tournée rue de Solférino ne dure que 25 minutes sur les 94 minutes de la totalité du long-métrage attesterait a minima d'une forme de relativisation (scénaristique) du fait public en regard des exigences de la sphère privée prolongée par la longue séquence suivante engluée dans la durée de la dispute des deux anciens amants de retour dans l'appartement de l'héroïne. Car il est évident que le titre du film de Justine Triet, La Bataille de Solférino, exprimerait ironiquement, depuis le fait militaire napoléonien (Napoléon III remporte en 1859 une victoire pendant la campagne d'Italie) jusqu'aux clivages gauche-droite organisant et restreignant l'espace des possibles dans le registre politicien de l'accès aux plus hautes fonctions étatiques, l'actuel parachèvement de l'extension historique de la sphère individuelle et privée.

 

 

Car la bataille de Solférino désigne aujourd'hui le film narrant la victoire des querelles du privé sur les discussions propres à nourrir le débat public. Et cette victoire est amère parce que contradictoire puisque, en vérifiant le caractère non-politique de l'élection présidentielle (ce qui était déjà l'enjeu du court-métrage documentaire de Justine Triet intitulé Solférino en 2008), elle en tire une fallacieuse généralité (la politique serait introuvable) en ne voyant pas qu'elle pourrait tout à fait se jouer ailleurs (sur une autre scène que la scène électorale et présidentielle). Si est politique l'énoncé affirmant que la politique (comme dissensus) existe en séparation et disjonction de la sphère étatique (marquée par le consensus), est apolitique l'opinion que la politique n'existe plus dans un monde dominé par le fait policier (les CRS réprimant en vrai les excités de la rue comme les policiers arrêtant pour de faux Vincent) et le fait juridique (c'est la lettre du juge dont se prémunit, en compagnie d'un ami étudiant significativement le droit, Vincent pour légitimer son droit de visite).

 

 

Après La Fille du 14 juillet d'Antonin Peretjatko sorti cet été qui opposait aux cycles étatiques des rituels républicains l'anarchisme gentiment inoffensif d'un peuple hédoniste et sympathique, on pourrait dire de La Bataille de Solférino (produit à l'instar du film précédent par Emmanuel Chaumet)qu'il propose la subsomption négative de la politique sous le parlementarisme étatique, la nullité politique de l'élection présidentielle en ses énoncés partisans se prolongeant dans une scène de ménage vécue par des personnages antipathiques (ce qui est inhabituel et intéressant pour Vincent Macaigne) et que balisent seulement les signes du droit et de la police. Inconsistance des propos militants (renforcée par le faux militant grotesque expliquant qu'il est naturel d'être de droite) d'un côté. Envahissement saturé du « discours hyperdirect » pour reprendre le terme de l'article écrit par Éric Rohmer en 1979 et intitulé « Les trois plan du discours : indirect / direct / hyperdirect » (in Le Goût de la beauté, éd. Flammarion-coll. « Champs Contre-Champs », 1989, pp. 119-129) de l'autre, discours qui hystérise la sphère privée sans jamais permettre d'en politiser les problématiques (l'égalité entre les genres dans l'éducation des enfants).

 

 

La Bataille de Solférino finit alors lui-même par être victime des fausses évidences de l'inexistence de la politique (alors que la politique existe comme en attestent par exemple les films de Sylvain George. On aurait presque eu envie (en fait, non, mais insistons pour notre démonstration) que Nicolas Sarkozy remporte pour la seconde fois les élections présidentielles contre François Hollande parce que cette situation (dont l'hypothèse a longtemps été envisagée par la réalisatrice) aurait entraîné une scénarisation privilégiant l'idée d'une insurrection populaire qui aurait happé les personnages en les extrayant de leurs soucis conjugaux. Si la victoire réelle du PS induit l'absence idéologique de la politique (ou bien son rabat étatique sur le politique), la victoire imaginaire de l'UMP aurait certes appelé une politique au sens séparatiste et disjonctif du terme, mais ç'aurait été une politique du pire (comme si le pire était le préalable à une politique d'émancipation).

 

 

Si Justine Triet connaissait quelques militants fidèles et persévérants qui font exister la politique (certes rare, certes minoritaire, mais pas moins réelle), elle n'aurait sûrement pas été victime d'un « C'est comme ça » qui appartient complètement au registre consensuel étatique. Celui-là même décrit par Pierre Bourdieu dans l'ouvrage présent dans la bibliothèque de l'héroïne qui en a peut-être oublié la lecture, et qui ne peut décemment compenser cet oubli par son échec grotesque à faire croire que le journalisme qu'elle représente sert l'instruction civique des citoyens téléspectateurs : « Le coup majeur que nous fait l’État, c'est ce qu'on pourrait appeler l'effet du ''c'est ainsi''', du ''c'est comme ça''. C'est pire que si l'on disait : ''Cela ne peut pas être autrement.'' » (Pierre Bourdieu, opus cité, p. 187).

9/ La Danza de la realidad d'Alejandro Jodorowsky : La purge rédemptrice de l'imago paternelle

La filmographie d’Alejandro Jodorowsky ne compte pas que des films culte à l’instar d’El Topo (1970) et La Montagne sacrée (1973) et des expériences aussi malheureuses que Tusk (1980) et The Rainbow Thief (1990) prouvent que l’artiste le mieux intentionné doit aussi faire les frais de l'inertie propre aux lourdeurs économiques du cinéma. Peu encline aux financements de la matérialisation de visions nébuleuses et cryptiques issues d’un imaginaire frotté de tarot marseillais, de « psycho-magie » et d’actionnisme (depuis l’époque en 1962 du groupe Panique avec Fernando Arrabal, Roland Topor et Jacques Sternberg, tous en révolte contre le figement académique du surréalisme), l'industrie a même rendu caduc l'un des projets cinématographiques parmi les plus excitants des années 1970, Dune d'après le cycle de romans de science-fiction de Frank Herbert. Les participations d'Orson Welles et Salvador Dali, les décors de Moebius et H.R. Giger, ainsi que les musiques de Pink Floyd, Tangerine Dream et Magma appartiennent désormais au registre fantasmatique des films rêvés à partir du moment où Dino de Laurentiis initiait avec David Lynch une entreprise similaire.

 

 

Et le monde virtuel des films jamais faits (Jean-Luc Godard rend un bel hommage au monde des films réels sans pour autant avoir jamais été réalisés dans ses Histoire(s) du cinéma en 1988-1998) inclurait également une suite de El Topo (The Sons of El Topo), un projet intitulé Triptyque, ainsi que King Shots, une coproduction avec David Lynch envisagée en 2010 (peut-être en réparation de son Dune de 1984 qui avait échoué à faire oublier le projet avorté d'Alejandro Jodorwosky). Le champ des films ratés et celui des films rêvés allaient finir par recouvrir la part la plus importante du travail cinématographique d'Alejandro Jodorowsky, de toute évidence plus libre de ses mouvements quand il travaille pour le théâtre (il crée le Théâtre d’avant-garde de Mexico en 1965) et la bande dessinée (il scénarise à partir de 1981 la fameuse série L'Incal dessinée par Moebius).

 

 

Après quasiment 25 ans d'absence forcée, La Danza de la realidad sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du dernier Festival de Cannes lui permet de revenir enfin au cinéma en proposant de revisiter ses mythologies personnelles (pour aller vite – penchant tératologique et bestiaire farfelu, grotesque dictatorial et épiphanies cosmogoniques) à l’aune d’une inspiration nettement personnelle (La Danse de la réalité était déjà le titre de son autobiographie publiée en 2001 par Albin Michel). Il est toutefois difficile d'apprécier le septième long-métrage d'un homme dont l'âge (83 ans) le prédispose à revenir sur les premiers élans d'une existence qui n'ignore pas que la mort la tutoie chaque jour toujours davantage, tant ce film est tributaire de problèmes affectant le degré de croyance nécessaire à ce que les visions du poète puissent passer la rampe du désir du spectateur.

 

 

S’il faut bien sûr saluer le « crowdfunding » généreux ayant permis le financement d’un film quand même distribué par Pathé, il ne faudrait pas pour autant faire l'économie des quatre problèmes atténuant ici la puissance de la représentation. D’abord, le tournage en numérique et les quelques effets spéciaux cheap qui en sont le corrélat tirent le film du côté d'une dilution émolliente de son matériau, bien éloigné du grain organique du 35 mm. qui savait rendre justice à l’âpreté des conditions de vie précaires et la rugosité des corps populaires des premiers films mexicains du réalisateur d'origine chilienne. De ce point de vue-là, la passion tératologique s'incarne moins dans La Danza de la realidad que dans les films de Daniel Cipri et Franco Maresco qui, à l’instar de L'Oncle de Brooklyn (1995) et Toto qui vécut deux fois (1998), sont également animés par une passion probablement héritée du cinéma de Luis Buñuel.

 

 

C’est alors le deuxième problème qui s'enclenche directement à partir du précédent, celui qui consiste à ce que le visionnaire ne puisse plus indexer ses visions sur les courants anarchistes ou révolutionnaires des peuples indigènes en lutte comme cela était le cas avec El Topo, double mexicain de Antonio das Mortes (1969) de Glauber Rocha et Macunaïma (1970) de Joaquim Pedro de Andrade, grands exemples du Cinema Novo brésilien. Le peuple manque alors forcément, réduit ici à la figuration baroque de l’enfance du visionnaire qui, dans les circuits d’un narcissisme menacé par l'autotélie, ne cesse d'apparaître comme le contrechamp s'adressant depuis le futur de sa vieillesse au garçon qu’il fut. Le Même triomphe toujours dans l'abolition de l'Autre.

 

 

Ensuite – et c’était attendu – le recours systématique au symbolisme oblige à subordonner l'entièreté des situations sous la coupe unilatérale du code culturel ou personnel assurant leurs significations respectives. Sans décodeur, les visions s'évanouissent alors dans les airs de l'illustration kitsch et leurs visibilités identifiées à de la stricte lisibilité échouent à affecter la sensibilité d’un spectateur refusant de réduire le cinéma aux petits jeux sémiologiques du décodage. C'est encore une question de rythme, aussi mou que l’usage du numérique tire vers l’émollient, qui afflige La Danza de la realidad puisque Alejandro Jodorowsky réduit le plus souvent la mise en scène à de la pure scénographie dispensant d'inventer des solutions de filmage, de découpage et de montage susceptibles de dynamiser la narration (à l'exemple de ce que savent faire – pour prendre deux autres exemples de cinéastes démiurges – tant le hongrois Béla Tarr que le russe Alexandre Sokourov).

 

 

Plus scénographe que metteur en scène, ce dernier ne fait alors qu'enregistrer la morne succession de blocs dont le symbolisme intrinsèque est censé suffire à leur expression. C’est là que l'inévitable rapprochement avec Amarcord (1973) de Federico Fellini fait sens (mais dans celui d'Alejandro Jodorowsky), tant les similitudes factuelles (de la découverte collective de la branlette à la figure paternelle maltraitée par le fascisme) n'épuisent pas la fondamentale différence entre le visionnaire pépère qui impose ses tableaux codés et le filou qui passe en travers de ses mailles à la manière d’un journaliste curieux mais pressé. C’est qu'Alejandro Jodorowsky veut en imposer au spectateur en l'assommant du devoir de disposer du code métaphorique pour saisir les tableaux qui se succèdent devant ses yeux, quand Federico Fellini ne cherche qu'à attraper les fragments épars de visions saisies depuis la certitude de l'imminence de leur évanouissement. L'inconsistance émolliente du numérique et la monotonie scénographique, les pesanteurs du code et la relégation du peuple dans les arrière-plans figuratifs d'un narcissisme triomphant aboutissent à ce que la « danse de la réalité » promise ne soit guère enivrante ou entraînante.

 

 

La vieillesse vaudrait alors comme un assagissement propice à un imaginaire de réconciliation filiale qui, absolument sincère (et moins hollywoodien que Big Fish lorgnant aussi du côté de Federico Fellini réalisé par Tim Burton en 2002), peine pourtant à produire plus que la seule reconnaissance polie à offrir à un grand imagier qui n'est peut-être pas le grand cinéaste que l'on aurait voulu qu'il soit. Mais ce constat serait injuste s'il ne rendait pas compte d'un film obsédé par la relève imaginaire de l'imago paternelle, au sens où un fils se souviendrait moins exactement qu'il rêve et fabule la rédemption de son père. Cet exilé juif ayant fui au Chili (à Tocopilla précisément) les pogroms d’Ukraine est cet homme qui rentre, au terme d'une trajectoire parfaitement homérique, comme Ulysse à la maison tout en ayant accompli une purge de sa « personnalité autoritaire » (T.W. Adorno). L’homme (symboliquement joué par le propre fils du réalisateur, soit le petit-fils interprétant ici le rôle de son grand-père) qui vénérait Staline et voulait tuer l'exécrable président Carlos Ibañez del Campo ne retrouve alors l'usage de ses mains paralysées que pour incendier les images faussement antagoniques d'un même autoritarisme lui permettant de faire oublier sa faiblesse d'exilé juif à l'époque de l'antisémitisme des années 1930.

 

 

Et l’on comprend alors que la hantise de l’amputation (concentrant le défaut des mains comme signe populaire d'impouvoir plutôt que d’impuissance) trouve son origine chez Alejandro Jodorowsky dans l'image des poings serrés d'un père libéré de ses fantasmes autoritaires dans le rêve fait au soir de sa vie par son fils. Si émeut l'ultime image (digne de Raul Ruiz) du vieux poète regardant depuis la mort l'enfant qu'il fut de l'autre côté de l'océan du temps (et elle aurait été peut-être plus émouvante encore si elle avait été la seule de ce registre), bouleverse celle de l'imaginaire rédemption filiale de l'imago paternelle ayant purgé son surmoi autoritaire pour en tirer une émouvante « déclaration d’impouvoir » (Georges Didi-Huberman). « (….) Mais quand la ronde est achevée, nous la reprenons de nouveau, et nous redevenons des enfants, des garçons, des hommes et des douleurs éternels. Où se trouve le port terminal d'où nous ne lèverons plus l'ancre pour partir ? » (Herman Melville, Moby Dick cité par Marc Richir in Melville. Les assises du monde, éd. Hachette, 1996, p. 59).

10/ Behind the Candelabra – Ma vie avec Liberace de Steven Soderbergh : L'homme du kitsch et sa morale spéc(tac)ulaire

On le sait, le 28ème long-métrage (documentaires compris) de Steven Soderbergh en réalisé en 28 ans de carrière a été annoncé par son auteur comme étant son dernier film. Produit par la chaîne de télévision payante HBO (à l'instar de Elephant de Gus Van Sant, Palme d'or en 2003), Behind the Candelabra adapté de l'autobiographie de Scott Thorson, l'un des derniers amants d'un pianiste vedette du music-hall et de la télévision des années 1950 au milieu des années 1980, a quand même pu jouir d'une sélection en compétition officielle lors du dernier Festival de Cannes. La vitrine cannoise aura probablement aidé à compenser le fait que le film n'a été diffusé aux États-Unis que sur la chaîne à péage qui l'a produit (y raflant par ailleurs son meilleur succès d'audience depuis dix ans), les distributeurs étasuniens considérant le film comme étant « trop gay ». Les aléas de la diffusion du film manifestent ainsi autant la frilosité commerciale de distributeurs croyant reconnaître dans le public des tendances homophobes qui leur sont propres que la mesure du capital symbolique accumulé par Steven Soderbergh qui peut réaliser un téléfilm tout en pouvant bénéficier d'une sélection officielle dans le festival de cinéma le plus coté au monde.

 

 

Surtout, Behind the Candelabra à la suite de films aussi différents que Bubble (2006) tourné en numérique avec des acteurs non-professionnels et disponible le jour de sa sortie officielle en DVD et en VàD ou le diptyque Che (2008) d'une durée totale de 270 minutes témoigne d'un sens constant de la mobilité stratégique au sein d'une industrie cinématographique dont les pesanteurs structurelles sont toujours plus accentuées en contexte hollywoodien. Cette réelle capacité à se mouvoir en changeant constamment de peau au sein d'une économie spectaculaire dévolue au divertissement trouverait alors autant d'échos dans les vertiges schizoïdes mis en scène dans Bubble que dans les jungles investies par les guérilleros imperceptibles de Che, dans l'obligation d'invisibilité pour l'espionne traquée de Haywire (2012) que dans les travestissements extravagants du héros de Behind the Candelabra.

 

 

A l'instar de Bubble et Che, Behind the Candelabra est également tiré de faits réels et, à l'exemple de beaucoup d'autres réalisations de Steven Soderbergh (citées ici ou analysées ailleurs), il expose dialectiquement des identités divisées en portant témoignage des pièges subjectifs déterminés par la réification marchande. La conscience dialectique du non-identique logé au cœur des identités personnelles s'intéressera alors aux actions révolutionnaires de Chequi réussissent ici (Cuba) et échouent ailleurs (en Bolivie) comme aux indiscernables parages de la raison cynique et de la déraison schizophrénique (Bubble mais aussi The Informant ! en 2009 ou encore Side Effects en 2013). Sinon, la subsomption non plus formelle mais réelle du travail vivant sous l'accumulation du capital dans la société étasunienne du capitalisme tardif induit la réification marchande des relations affectives et intersubjectives telle qu'elle se manifeste symptomatiquement dans le commerce relationnel des escort girls de Girlfriend Experience (2009) avec l'ex-hardeuse Sasha Grey comme dans les strip-teases masculins de Magic Mike(2012) d'après l'histoire vécue de l'acteur Channing Tatum.

 

 

Et Behind the Candelabra s'inscrit légitimement dans le registre de la « critique artiste » du « nouvel esprit du capitalisme » (pour reprendre les catégories sociologiques de Luc Boltanski et Ève Chiapello) en investissant l'histoire de la relation affective entre deux hommes afin d'y attester l'impossibilité de l'amour à l'âge où le capitalisme atteint son stade suprêmement spectaculaire et kitsch. C'est que l'amour suppose à la fois l'amour de la différence de l'autre aimé et l'égalité des amants qui s'aiment dans leurs différences partagées alors que Liberace (Michael Douglas), fusionnant monstrueusement les figures de Narcisse et de Pygmalion, du comte Dracula et de Dorian Gray, projette Scott Thorson (Matt Damon, double parfait de Jérémie Renier imitant Claude François) dans une relation de domination qui est aussi d'identification égotiste. C'est que le pianiste préféré des téléspectatrices étasuniennes comme des touristes de Las Vegas subordonne à son image kitsch l'image de l'autre (qu'il voue à toutes sortes d'habillages et d'opérations chirurgicales et cosmétiques) afin de jouir de sa jeunesse tout en l'incorporant dans un système relationnel à l'intérieur duquel, de manière structurale, ce dernier occupera toujours une position d'infériorité.

 

 

Jusqu'à son éviction qui succédait à une autre (ce que Scott se refuse à voir au début du film) et qui sera suivie par bien d'autres (ce qu'il ne comprend que trop bien à la fin du même film). Le déni n'étant alors que trop bien partagé par deux amants qui ne pouvaient réussir à s'aimer, l'un sacrifiant sa différence pour un homme qui en jouissant de l'interchangeabilité sérielle de l'autre veut jouir perpétuellement de lui-même. Le clivage fétichiste intrinsèque aux mécanismes de la dénégation reconduit ainsi la conscience dialectique du non-identique propre au travail cinématographique de Steven Soderbergh. Scott savait bien qu'il n'était qu'un objet sexuel entre les mains de Liberace, mais quand même, il a voulu croire en la possibilité d'un amour authentique entre eux deux. Pour sa part, Liberace savait bien qu'il dominait Scott réduit comme les autres à occuper la fonction narcissique du miroir reflétant sa jeunesse supposément éternelle, mais quand même, il a lui aussi voulu croire en la possibilité d'un amour authentique entre eux deux.

 

 

L'image in-différente de la relation amoureuse (composant l'égalité des amants à partir du respect de leurs différences respectives) se sera dès lors dissipée comme mirage d'un autre monde ou croyance d'un autre temps au nom d'une logique d'indifférenciation narcissique typique de la réification marchande. Une logique d'indifférenciation et de réification promue par le sujet dominant afin de jouir jusqu'à épuisement libidinal du sujet dominé, les deux étant différemment assujettis à un même rapport de domination structurellement déterminé par ce « capitalisme culturel » (Jeremy Rifkin) dont Liberace aura été l'une des exemplaires incarnations pendant plus de trente ans.

 

« Car l'art kitsch ne saurait naître ni subsister s'il n'existait pas l'homme du kitsch, qui aime celui-ci, qui comme producteur veut en fabriquer et comme consommateur est prêt à en acheter et même à le payer un bon prix. L'art, pris dans son sens le plus large, est toujours le reflet de l'homme d'une certaine époque et lorsque le kitsch est mensonge – attribut dont on le qualifie souvent et à bon droit –, le reproche en retombe sur l'homme qui a besoin de ce miroir embellisseur mensonger pour se reconnaître en lui et, en une certaine mesure avec une satisfaction sincère, se ranger du côté de ses mensonges » : ces mots prononcés par l'écrivain Hermann Broch à l'occasion du séminaire germanique de l'université de Yale durant l'hiver 1950-1951 (in Quelques remarques à propos du kitsch, éd. Allia, 2001 [1955 pour l'édition originelle], p. 7-8) pourraient parfaitement résumer l'analyse présente de Behind the Candelabra si le film de Steven Soderbergh n'échouait hélas pas sur le seuil essentiel où l'analyse clinique de la réification s'autorise aussi à devenir mélodrame sublime (comme dans les films de Douglas Sirk) ou traité naturaliste de cruauté radicale (comme dans ceux de Rainer Werner Fassbinder).

 

 

Si Behind the Candelabra ne réussit pas à être le grand mélodrame qu'il aurait voulu explicitement être, c'est parce que son constat de la réification marchande du champ intersubjectif nourri de sentiments, de relations et d'émotions s'autorise un grotesque assumé (le personnage de chirurgien plastique ou en plastique interprété par Rob Lowe) qui débouche sur un finale ridicule (la cérémonie funéraire de Liberace et la rêverie éthérée de Scott ému de voir s'envoler dans les cintres l'image angélique de l'immortel amant). Et si le film de Steven Soderbergh échoue à être un traité de cruauté digne de la radicalité fassbinderienne (comme dans Les Larmes amères de Petra von Kant en 1972 avec sa dialectique hégélienne du maître et de l'esclave), c'est qu'il bloque ses pulsions grotesques, tantôt en les adossant sur un morale puritaine déjà bien opératoire dans Magic Mike (les hédonistes sont promis à la douleur des corps et à la souffrance des âmes), tantôt en les arrimant à un regain in extremis de sentimentalité censée sauver du désastre le déni amoureux qui l'aura pourtant précipité.

 

 

Déni de l'homosexualité de Liberace, déni de l'histoire avec Scott, déni du SIDA comme origine de la maladie, tous dénis ramassés dans la vision ultime en forme de dénégation de Scott se réjouissant mentalement d'une envolée fantasmatique de l'angélique Liberace : la tension esthétique entre le déni subjectif des personnages et le constat clinique de la réification devient ainsi hésitation entre sentimentalité et grotesque et cette valse hésitation neutralise autant les flamboiements mélodramatiques que la froide cruauté d'un naturalisme radical. Si la célèbre photographie de Rock Hudson sidéen appelait l'héritage cinéphile d'un film particulièrement attaché à citer Douglas Sirk (et par extension son premier héritier européen, Rainer Werner Fassbinder) tout en promettant l'apothéose « queer » d'une carrière cinématographique dont l'éclectisme peut se comprendre aussi comme propension au transformisme, Behind the Candelabra ne consiste au bout du compte à n'être qu'un film de plus, ni meilleur ni moins bon que les films précédents du réalisateur depuis Traffic (2000).

 

 

Il est vrai que depuis ce premier grand film ayant réussi à faire passer Steven Soderbergh du stade de l'accumulation hétéroclite (initiée avec Sex, Lies and Videotapes en 1989) à celui de la cohésion éclectique, le réalisateur s'est tenu à garder une ligne svelte et moyenne qui, si elle lui a permis d'éviter les fours tout en maintenant une volonté marginale d'expérimentation, déterminerait comme une équivalence générale des films. « Il est rare qu'une œuvre, de cinéma surtout, se donne nommément pour dernière » faisait à juste titre remarquer Raymond Bellour à propos de Sarabande (2003) d'Ingmar Bergman (in Trafic, n°80, éd. P.O.L., hiver 2011, p. 112). Et cette rareté peut également motiver le désir cinématographique d'un accomplissement esthétique telle qu'on a pu encore le constater avec le sublime dernier long-métrage annoncé du cinéaste hongrois Béla Tarr, Cheval de Turin (2011). Il est alors significatif que le dernier film de Steven Soderbergh se refuse à soutenir le désir d'un pareil accomplissement, préférant jouer la carte frivole et libérale d'une équivalence qui – on ne peut pas ne pas y songer – entre en idéale congruence avec l'interchangeabilité relationnelle ayant structuré l'existence sentimentale de Liberace.

 

 

L'équivalence des films induirait dès lors moins leur égalité (ils méritent tous le même regard) que leur substituabilité (ils se valent tous) effectivement homologique avec l'interchangeabilité des amants de l'homme du kitsch. Sous ses dehors de « biopic » « queer », Behind the Candelabra cacherait en réalité l'autoportrait déguisé d'un moraliste ayant œuvré de l'intérieur kitschde la société du spectacle. Indépendamment de ses manières transformistes de leur auteur, les films se seront suivis pour se ressembler et s'équivaloir,tous échangeables à la bourse des valeurs de la critique cinématographique afin d'entretenir en miroir l'image narcissique de celui qui aura su faire passer le non-identique (via l'éclectisme formel des films) pour de l'identique (entre la morale spéculaire et l'industrie spectaculaire). Spéculaire ne signifie-t-il d'ailleurs pas dans le domaine de la minéralogie « à lames brillantes et réfléchissant la lumière », à l'instar des costumes pailletés de Liberace ?

11/ Annonces (2013) de Nurith Aviv : Sept femmes puissantes (plus une)

Autant les plans larges déployés dans la douceur d'amples panoramiques témoignent d'un sens du paysage et de son déroulé presque japonais, autant l'insistance portée sur toutes les formes de délimitation (des fenêtres aux portes en passant par les murs et les couloirs) manifeste l'importance du cadrage comme butée et seuil. Ouverture et fermeture telles que les ramasse le premier plan s'ouvrant sur un encastrement (celui d'une fenêtre fermée) pour se poursuivre sur le fil de l'horizon, par-delà les collines. L'articulation des décadrages autorisés par les mouvements panoramiques avec les surcadrages impliqués par des plans présentant frontalement des surfaces nettement découpées aiguise ainsi une tension esthétique entre ce qui vient élargir le visible et ce qui le retient ou le contient. Cette tension dans les formes filmiques du visible, tantôt contenu en systole (le cadrage valant alors comme clôture coupante), tantôt déployé en diastole (le mouvement faisant passer dans le champ le hors-champ), se redistribue en fonction des paroles énoncées par les sept femmes invitées par Nurith Aviv à incarner une parole singulière et vive, tantôt « in » (les mots sont dits face caméra dans des plans surcadrés), tantôt « off » (ils le sont à l'occasion des panoramiques).

 

 

Alors, le visage parlant (comme frontale conjonction de la parole et du corps dont elle se soutient) devient paysage parlé (comme disjonction dérivante de la voix séparé du visage). Alors, la terre devient chant, un chant de la terre digne de Gustav Mahler comme du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, et qui attesterait des puissances singulièrement féminines de l’image. De quelles paroles Annonces se soutient-il donc, sinon justement de femmes portant témoignage (et la huitième les aura cinématographiquement agencés), à l’intersection du parcours intellectuel et de la trajectoire biographique, de ce que le motif sacré de l’annonce signifie dans les trois religions révélées comme dans le paganisme propre à la Grèce antique ? L’annonce, c’est particulièrement celle que Dieu fait à l'adresse de Sarah (l'épouse stérile d’Abraham) et par l'intermédiaire de son messager archangélique Gabriel (Djibril en arabe) à Agar (sa servante égyptienne) et Marie (l'épouse de Joseph dans l'évangile de Luc) en les invitant à accueillir dans leur ventre l’enfant (Isaac, Ismaël et Jésus son fils) comme son Verbe exemplairement incarné.

 

 

Le dispositif mis au point par la cinéaste est sériel (son caractère conceptuel consonant extraordinairement d'ailleurs avec le motif même de la conception), les sept parlantes étant présentées successivement de la même façon : un montage de photographies en noir et blanc annonce la présentation respective de leur visage silencieux dont le sang ferait venir la couleur à l'image et toutes après avoir été filmées en marchant regardent la caméra qui alors panneaute et s'élève jusqu'à trouver la surface réfléchissante sur laquelle exposer leur nom et enchaîner le motif traité (« La voix », « Marie », « L'image », etc.). Pourtant, le dispositif sériel débouche moins sur une répétitivité systématique qu'il voit s'affirmer subtilement un lent mouvement de différenciation architectonique – du noir et blanc à la couleur comme de la fixité (le surcadrage) au mouvement (le décadrage), du silence à la parole comme du visage émouvant au paysage ému.

 

 

Il faudra donc commencer avec la plus jeune, la libanaise Rola Younes, celle qui sait parler les trois langues principales du film (le français, l’arabe, l'hébreu) et qui, sautant entre les confessions, les nominations et les lignes de traduction, incarnerait déjà comme la rédemption joyeuse et juvénile des clivages linguistiques logés au cœur de la trilogie documentaire précédente (D'une langue à l'autre en 2004, Langue sacrée, langue parlée en 2008 et Traduire en 2011). Il faudra ensuite continuer avec les autres qui, plus âgées, racontent comment l'image sacrée de l'impossible fécondation a soufflé – aurait littéralement insufflé – leur existence propre, de la poétesse Haviva Pedaya à la musicologue Ruth Miriam HaCohen Pinczower. Mais encore, la lecture savante par l'historienne de l'art Marie Gautheron de grands tableaux du Quattrocento comme l'Annonciation (1441) de Fra Angelico et particulièrement celle de Domenico Veneziano (1445) semblerait rétrospectivement commenter la légende biographique d'une mère qui aimait s'identifier à la Vierge Marie parce qu'elle disait avoir adopté sa fille alors que cette dernière découvrira après sa mort qu'elle était aussi sa génitrice.

 

 

A la surface de l'image, un mur (Fra Angelico) ; ou bien, au bout de la perspective, une porte fermée (Domenico Veneziano) inspirant l'affiche du film : dans les deux cas, le secret réservé, buté, d'une maternité miraculeuse (d'une « inconcevable conception » comme le dirait Fethi Benslama). Mais aussi, la patiente de la psychiatre Sarah Stern usée par le ressentiment envers sa propre mère comme par l'infernale répétition des fausses couches finira par accoucher d'un bébé vivant peut-être nourri des mots encourageants de celle qui – prénom oblige – s'est souvenu du rire de la stérile Sarah après l'annonciation. Celui-là même qui explique pourquoi Isaac (« Il rira ») a été prénommé ainsi. L'architectonie, c'est alors filmer les inflexions affectives sur les visages comme des plissements de terrain.

 

 

Il faudra également écouter la philosophe Marie José Mondzain dont le fil biographique noué autour de la figure du père ayant préféré au rabbinat du ghetto polonais les plaisirs français de la peinture s'enroule autour de l'histoire non pas de l'interdit judaïque de la fabrication des images mais de sa transgression sous la forme (héritée de l'antiquité grecque) de la consécration chrétienne de l'image opposée aux interdits judaïques et islamiques. Le secret de la maternité miraculeuse se présente alors avec l'évangile de Paul comme la chair d'un « devenir image » dont l'ambivalence native (profane et sacrée, humaine et divine, parlante et silencieuse, visible et invisible, semblable et dissemblable) a fondé le site de nos représentations visuelles du monde (supra)sensible.

 

 

Et il faudra enfin s'arrêter avec une dernière philosophe, Barbara Cassin, celle qui a choisi parmi ses prénoms celui qui dit qu'elle est une barbare, qui s'est occupé des Grecs pour ne pas s'occuper des Juifs comme le lui avait fait remarquer son ami Jean-François Lyotard, et pour qui le paganisme grec permet aux hommes fécondés par les Muses (à l'instar d'Hésiode) d'être enceints du poème. Passer ainsi de la pluralité des langues et des religions révélées subsumées sous la loi monothéiste de l'Un divin aux rives païennes du multiple chanté par les poètes grecs, ce serait pour Nurith Aviv produire la lente dérivation architectonique au terme de laquelle l'image – ce secret réservé, cette butée obstinée – est ce dont seraient gros les femmes autant que les hommes (mais déjà Moïse et Mahomet figurent aussi la part masculine refoulée des grossesses du Dieu monothéiste du judaïsme et de l'islam).

 

 

Les puissances moins paternelles que maternelles de l'image seraient celles qui demandent donc de recevoir beaucoup afin de donner un peu et que les hommes doivent savoir accueillir et porter à l'exemple des femmes : femmes fécondées par le Verbe divin des trois monothéismes ou bien hommes fécondés par les Muses grecques, toutes et tous secrètement enceints d'images mythiques qui en inspirent d'autres dans la parole des femmes puissantes d'un film sachant conjoindre le biographique et le culturel comme le géologique et le mythologique – le temps des visages avec l'immémorial des paysages. Comme il faut alors savoir en accueillir de la parole, vive et multiple, pour que puissent mystérieusement advenir quelques images – notamment celles d'un féminin architectonique et générique, valable pour toute le monde, hommes compris – requérant de leurs spectateurs, croyants et athées, l'amour suffisant pour qu'ils cessent enfin de ne plus croire en ce monde.

 

Article également disponible à cette adresse : http://nurithaviv.free.fr/annonces/article_presse/SaadChakali_93.pdf

12/ Blue Jasmine de Woody Allen : L'acrasie sans le consentement

Le réel contradictoire des rapports sociaux, Woody Allen comme lointain héritier d'Honoré de Balzac n'en aurait jamais fait l'impasse, même s'il inscrit la virulence de l'antagonisme de classe dans une perspective moins collective qu'interindividuelle selon laquelle le différentiel des positions sociales occupées par les protagonistes peut susciter la disjonctive dramatisation de leurs relations interpersonnelles. Le goût et les habitudes ou modes de consommation culturelle ainsi que les manières d'être et les styles de vie représenteraient par ailleurs ses domaines de préférence fictionnels au sein desquels se manifesterait le réel de l'antagonisme social froissant l'imaginaire fluidité des relations interindividuelles, malgré toutes les stratégies actives de déplacement symbolique ou les blocages fantasmatiques induits par la dénégation.

 

 

On pourrait alors proposer l'hypothèse d'un « marxisme analytique » dans le travail cinématographique du réalisateur new-yorkais qu'il partagerait idéalement avec les sociologues anglo-saxons membres du « September Group » à l'instar d'Erik Olin Wright, Philippe Van Parijs, Gerald Cohen et surtout Jon Elster. Un marxisme analytique pour lequel le matérialisme des clivages de classes ne s'articule plus avec la dialectique de la transformation révolutionnaire et communiste de la société capitaliste, mais serait plutôt indexé sur un « individualisme méthodologique » valorisant entre autres la précision langagière des énoncés afin de cerner les limites ou les incohérences de l'agir rationnel des acteurs. La « faiblesse de volonté» que Jon Elster traduit du grec akrasia dans les trois conférences réunies dans l'ouvrage Agir contre soi (sous-titré La faiblesse de volonté, éd. Odile Jacob, 1989) insiste par exemple sur la situation contradictoire d'individus qui peuvent agir après avoir arrêté des jugements pourtant contraires à la prise de décision de ce type d'actions.

 

 

Ces manifestations d'une « faiblesse de volonté diachronique » ou d'un « renversement temporaire des préférences » typiques de cette « incontinence » philosophique définissant un agir à l'encontre du jugement instruisent donc d'une acrasie affectant bon nombre de personnages de films réalisés par Woody Allen, particulièrement dans You Will Meet a Tall Dark Stranger il y a trois ans. C'est en ce sens l'un des intérêts de Blue Jasmine que de différer le moment où le personnage éponyme (Cate Blanchett enveloppée dans une fragilité extatique digne de Gena Rowlands) a pris une décision en termes d'action (elle téléphone au FBI afin de punir son mari volage en expliquant que sa richesse résulte de montages financiers frauduleux) dont les conséquences désastreuses ne cessent d'exercer depuis leurs effets d'hystérésis. L'hystérie de Jasmine attesterait ainsi de manière symptomatique des effets d'hystérésis qui continuent de s'exercer longtemps après l'action effectuée, pendant que sa consommation de vodka ainsi que les suées inondant son visage disent l'incontinence « acrasique » dont elle est victime et à laquelle, pathétiquement, pathologiquement, elle n'arrive même pas à consentir.

 

 

Sans le différé narratif dans l'exposition de cet acte, le film de Woody Allen s'identifierait totalement au petit jeu cruel de balancier diachronique proposé par l'entrelacement chronologique, avant et après la cassure du coup de téléphone, des plaisirs mondains d'hier et des difficultés sociales d'aujourd'hui. Entre le passé de séquences new-yorkaises dévolu au mépris de classe de la sœur bourgeoise à l'adresse de sa sœur prolétaire (Ginger interprétée par Sally Hawkins, comme directement issue du cinéma de Mike Leigh) et le présent de séquences californiennes (tournées à San Francisco) consacré au retournement de la distinction méprisante en dégoût de soi éprouvé par la bourgeoise déclassée contrainte de loger dans le petit appartement de sa sœur, s'accomplit ainsi une dialectique cruellement élémentaire dont le spectateur peine pourtant à se satisfaire totalement. Précisément parce que fait défaut à Jasmine ce consentement évoqué par Jon Elster dans son analyse sociologique des situations d'acrasie. Et ce défaut alimente une nerveuse fragilité qui rend compte d'un clivage subjectif formellement relayé par la succession narrative (et irrégulière sur le plan du rythme) de séquences au présent du déclassement et d'autres au passé de la domination de classe triomphante.

 

 

Cette dualité narrative exemplifie alors le désarroi existentiel d'une héroïne actuellement déclassée (alors que la menace d'un déclassement virtuel flottait au-dessus de la tête des personnages de You Will Meet a Tall Dark Stranger). Déclassée au sens où son existence fragile est disloquée, fracturée entre la perpétuation subjective de l'ancien habitus bourgeois et la situation objective qui est celle de la nouvelle précarité économique. Et cette dislocation trouve à se prolonger dans le déni propre au clivage fétichiste de la névrosée logorrhéique (typiquement allenienne) qui, perpétuant ses fictions mensongères au point de soliloquer dans la rue, ne cesse alors d'approcher toujours plus près le noyau d'une schizophrénie sans retour. Et c'est tout Blue Jasmine qui se présente lui-même sous les auspices d'une étrange schizophrénie selon laquelle le tragique irrémédiable de personnages perdus (à l'instar du héros de Match Point en 2005) serait enveloppée dans les formes mineures et légères du comique allenien habituel. Mais la contradiction devient vite intenable, et le spectateur souffrant de ne savoir quoi faire d'elle. Car le tragique est ravalé dans la pénible cruauté des deux figures sororales qui se vautrent dans l'impossibilité mimétique d'un changement salutaire de statut social, pendant que le comique reflue constamment dans l'acidité d'un constat vouant la première à la folie du déclassement infini et la seconde à l'hypocrisie d'un retour à la case départ.

 

 

Certes, le nouveau long-métrage de Woody Allen joue à différer la présentation de l'action rétrospectivement fatale dont les conséquences innervent toutes les situations qui auront suivi (du suicide en prison du mari de Jasmine à la haine de son beau-fils en passant par la séparation de Ginger et de son compagnon de l'époque victime des escroqueries du premier). Mais il s'amuse aussi à rejouer explicitement la partition de A Streetcar Nammed Desir (la pièce de théâtre de Tennessee Williams de 1947 filmée par Elia Kazan en 1951), tout en proposant successivement trois hypothèses de scénario qui finissent par attester des forces impersonnelles de la reproduction sociale (la dénomination profane ou sociologique du mythologique « fatum» antique). D'abord, Jasmine et Ginger (cherchant à imiter sa sœur toujours dominante à ses yeux) s'échinent à vouloir asseoir leur rêve d'embourgeoisement en précipitant la rencontre avec un compagnon idéalement aisé.

 

 

Ensuite, Ginger comprend son erreur d'avoir cru reconnaître en la belle promesse de l'ascension sociale facile derrière une liaison sexuelle passagère, là où Jasmine semblerait quant à elle arriver à mettre un terme au déclassement en préparant son beau mariage avec un ambassadeur de roman-photo. Mais un tour du destin représenté dans la rencontre hasardeuse avec l'ancien compagnon escroqué de Ginger brise la restauration bourgeoise. Finalement, les deux sœurs auront échoué dans leur projet similaire et respectif, et ce double échec établit autant l'hypocrisie de Ginger à l'endroit de son précédent copain avec qui elle se remet qu'il renforce les tendances schizophréniques de Jasmine condamnée aux ressassements logorrhéiques du déclassement. Si le film évite heureusement les solutions naturalistes et brutales de la pièce de Tennessee Williams (viol, séparation et internement), il n'empêche qu'il sécrète une acidité terrible s'agissant de personnages profondément antipathique et pour lesquels, en toute logique, l'empathie est neutralisée malgré les louables efforts actoraux de Cate Blanchett.

 

 

Nageant dans les eaux huileuses du pathétique et du pathologique, Blue Jasmine est au final un petit traité aigre et pas aimable, bien faible en volonté cinématographique, consacré à une incontinence du genre pisseux (autrement dit une acrasie expurgée des apaisements du consentement). Mais qui, à tout prendre, peut valoir mieux que l'horripilante sympathie exsudée du long-métrage précédent, le bien fade To Rome With Love (2012).

13/ Moi et toi de Bernardo Bertolucci : En avant, jeunesse !

Dix ans que Bernardo Bertolucci victime de graves problèmes de dos n'avait pas tourné de long-métrage et 32 ans que ce dernier n'avait pas réalisé de film en Italie qui soit aussi parlé en italien (Stealing Beauty en 1995 et Shandurai en 1998 étant des coproductions européennes tournées à Sienne en Toscane puis à Rome mais parlées en langue anglaise). Et pourtant, le cinéaste âgé aujourd'hui de 73 ans revient avec un seizième film qui témoigne a minima d'une belle santé retrouvée, pas loin d'être digne de la « grande santé » selon Friedrich Nietzsche lorsque celui-ci évoque en 1882 « cette sorte de santé que l'on acquiert et que l'on doit acquérir sans cesse, parce qu'on l'abandonne à nouveau, qu’il faut l’abandonner... » (in Le Gai savoir, § 382, trad. Pierre Klossowski, éd. Gallimard, 1982). Il est vrai que l'on croyait disparue la grande santé caractérisant son geste cinématographique depuis La Commare Secca (1962) d'après un scénario (et sous la houlette) de Pier Paolo Pasolini, alors le meilleur espoir après ce dernier de la nouvelle génération du cinéma moderne (22 ans seulement lorsqu'il tourne son premier long-métrage), à égalité avec Marco Bellocchio (25 ans lorsqu'il réalise en 1965 Les Poings dans les poches).

 

 

C'est que le cinéaste italien avait cédé sur son désir de persévérer dans un auteurisme exigeant, précieux et stylé, branché sur les nébuleuses contradictions de la société italienne, de la période fasciste (le fabuleux diptyque La Stratégie de l'araignée et Le Conformiste tournés tous les deux en 1970) jusqu'à l'époque contemporaine marquée par les « années de plomb » (comme en témoigne encore aujourd'hui La Tragédie d'un homme ridicule en 1981). La résignation a même pu largement ressemblé au reniement lorsque le cinéaste est devenu le gestionnaire bon teint de son propre académisme en se lançant dans l'entreprise d'une carrière internationale prestigieuse. Certes cotée, cette entreprise a été aussi appesantie par de pénibles pensums décoratifs (The Last Emperor en 1987, The Sheltering Sky en 1990 et Little Buddha en 1993) qui avaient vite fait de transformer en thèmes identifiables pour les festivals et la cérémonie des Oscars des motifs personnels longtemps essentiels (la jeunesse comme promesse et conscience malheureuse et l'histoire comme fabulation et tombeau). L'enfant terrible du cinéma italien, naguère représentant idéal de la jeunesse artistique fonçant tête baissée dans l'effervescence politique (le godardien Partner en 1967) et sexuelle de son temps (Le Dernier tango à Paris en 1972), fut peut-être saisi par un gâtisme précoce qui n'avait même pas l'excuse de se masquer derrière les portraits lourdement fardés de l'exception juvénile (du dernier empereur chinois à la nouvelle réincarnation de Siddhartha).

 

 

Les belles promesses du retour italien de Stealing Beauty et Shandurai échouaient également à passer le cap de la réalité, le cosmopolitisme des sujets comme des montages financiers poussant à figer en décorum chic le sens plastique et maniériste de l'auteur. Enfin, Innocents – The Dreamers (2003) semblait parachever l'impossibilité du retour de Bernardo Bertolucci dans le cinéma de ses origines, la fiction d'un triolisme sulfureux au moment de Mai 68 l'autorisant à réviser (au sens révisionniste du terme) une histoire qui fut pourtant la sienne. La cinéphilie représentée par lui comme un cocon incestueux replié sur son seul principe de plaisir afin d'éviter le désordre bruyant de la rue fut en réalité pour beaucoup de ses acteurs le moyen d'un principe de réalité soutenant les processus d'une politisation radicale, de la défense de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (1967) de Jacques Rivette menacé par la censure gaullienne à celle d'Henri Langlois limogé de la Cinémathèque française en février 1968 jusqu'aux États généraux du cinéma interrompant le Festival de Cannes au mois de mai suivant.

 

 

Les problèmes de dos qui ont fini par clouer le cinéaste dans un fauteuil roulant auraient-ils alors attesté, à son corps défendant mais dans sa chair, que celui-ci avait fini par en avoir plein de dos d'une gestion de carrière seulement riche en reniements successifs ? S'identifiant à sa blessure afin de la devenir comme l'avait dit Gilles Deleuze du poète Joe Bousquet (in Logique du sens, éd. Minuit, 1969), autrement dit contre-effectuant l'accident dont il a été victime afin d'en tirer l'événement soutenant l'amor fati d'un renversement du destin en puissance d'agir nouvelle et insoupçonnée, Bernardo Bertolucci revient donc avec un seizième long-métrage dont la simplicité plutôt que le minimalisme ne doit surtout pas faire écran au beau retour de santé dont il témoigne.

 

 

Adapté du roman éponyme de Niccolo Ammaniti (également présent au scénario), Moi et toi se présente d'abord et avant tout comme une fiction absolument bertoluccienne consacrant au fond d'une cave l'amour maudit d'un frère et de sa demi-sœur qui, ne s'étant pas revus depuis plusieurs années, se découvrent, s'apprivoisent mutuellement et réapprennent ensemble à vouloir désirer le monde. Le nouveau couple d'« enfants terribles », bien plus digne de Jean Cocteau que celui de Innocents – The Dreamers, est incarné par un duo d'acteurs épatant de jeunesse et d'invention actorale, Jacopo Olmo Antinori dans le rôle de Lorenzo et Tea Falco dans celui d'Olivia ressemblant pour l'un à un mixte de Malcolm McDowell et Denis Lavant et pour l'autre à une avatar de Daria Nicolodi, l'ancienne compagne de Dario Argento.

 

 

La cave poussiéreuse veinée de canalisations rouillées au sein de laquelle se retrouvent ces deux enfants paumés de la bourgeoisie italienne (lui souffre de problèmes psychanalytiques et elle d'une addiction à l'héroïne) devient avec une facilité déconcertante la zone intervallaire faisant coïncider le devenir fantomatique de la jeunesse actuelle avec l'apparition de quelques spectres inactuels issus des ruines d'histoire oubliées. Le motif récurrent du retrait du monde de la jeunesse, au risque d'affronter quelques os archaïques et sacrés (la part maudite de la drogue et de l'inceste combinés déjà dans La Luna en 1979), réitère certes l'archétype de la caverne utérine (et quelques effets habituels de lumière jaune-orangé rappellent cette symbolique placentaire et maternelle). Mais, surtout, la retraite de la jeunesse en ses appartements manifeste un désir de retrait, de séparation et d'invisibilité certes régressif mais dont la régression exprime une opposition à la volonté sociale de faire de ses membres des êtres malléables et inconsistants.

 

 

C'est qu'il s'agit d'une résistance obtuse, infra-politique ou inconsciente de ces jeunes qui préfèrent à l'inconsistance sociale une spectralité leur permettant de côtoyer sans être ravagés par eux les fantômes italiens de l'aristocratie, du fascisme et de la guerre. Les vêtements soyeux d'une obscure comtesse, les médailles militaires et le noir buste de Mussolini forment ainsi dans la nuit de la cave une constellation de signes nébuleux avec lesquels s'entretiennent par jeu Lorenzo et Olivia, sans en passer donc par l'affrontement direct ou l'énonciation consciente. A la place de l'amnésie des adultes qui feignent d'ignorer les dangers du retour du refoulé, serait alors privilégiée avec la jeunesse la coexistence neutre d'éléments hétérogènes, comme l'animalerie où Lorenzo observe attentivement un tapir avant d'acheter une fourmilière dont les ruines, libérant le peuple de ses ouvrières, se répandront sur le sol de la cave. Mais l'histoire, c'est aussi celle du cinéma italien.

 

 

Ainsi, l'ambiance légèrement macabre frisant un fantastique serti de quelques réminiscences du genre (la lecture de Entretien avec un vampire d'Ann Rice en 1976, le manteau en plumes de corbeau de la sœur et la sonnerie de son téléphone portable évoquant les films d'Ed Wood) manifesterait la présence insistante d'une veine troglodyte propre au cinéma italien. Des pièces cachées des gialli et des films d'horreur de Dario Argento à la cave romaine et archéologique de Roma (1972) de Federico Fellini en passant par certaines tendances du cinéma de Luchino Visconti (les retraites en leurs appartements des héros mélancoliques de Ludwig ou le Crépuscule des dieux en 1972 et de Violence et passion en 1974) et par le caveau mortel d'Aldo Moro (comme du gauchisme italien) dans Buongiorno, notte (2003) de Marco Bellocchio, nombreux sont les signes caverneux de la claustration qui devient chez Bernardo Bertolucci le principe stratégique d'un retrait opérant un retour sur soi, à la fois volontaire et salvateur.

 

 

Alors, le cinéaste peut dialoguer aujourd'hui avec son faux jumeau d'hier, la toxicomane se réfugiant dans le sommeil afin d'éviter les douleurs de l'addiction ressemblant comme une sœur à la junkie suicidaire de Belle Addormentata (2012) de Marco Bellocchio. Alors, le cinéaste peut représenter, à l'instar de ce qu'ont fait Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval avec Low Life (2011), le retrait de la jeunesse comme une manière contemporaine de résistance à la pauvre actualité policière plus que politique permettant ainsi de lier l'actualité d'une inconsistance fantomatique à l'inactualité des spectres en leur puissance intempestive. Certes, ces jeunes ressemblent à de pâles vampires craignant la lumière du jour, mais ils n'en disposeraient pas moins, logée au cœur de leur faiblesse, d'une force caractérisant leur puissance sans âge. Ailleurs, le refus de Lorenzo de passer une semaine en vacances de neige à skier en préparant la « descente aux flambeaux » semblerait témoigner, même obscurément, même inconsciemment, d'un refus buté d'en passer par une culture de loisirs qui fut naguère appropriée et prisée par le fascisme.

 

 

Et le fait aussi qu'il écoute The Power of Equality du groupe rock Red Hot Chili Peppers manifesterait, même inconsciemment, même obscurément, d'un désir égalitaire qui le sépare a minima de toute adhésion molle aux amnésies de la démocratie italienne berlusconienne. La danse improvisée de la sœur et du frère sur l'enchanteresse version chantée en italien par Dawid Bowie de Space Oddity (devenu dans la traduction de Mogol Ragazza sola, ragazzo solo), en plus de marquer fermement un désir pour la langue italienne, établit enfin pour les deux protagonistes une volonté de vivre revenue, malgré les convulsions et les risques de rechute d'Olivia, et malgré les crises mentales de Lorenzo. La répétition de la chanson pop de David Bowie parachève enfin le décollement littéral d'une jeunesse qui relève la tête (alors que Lorenzo regardait son menton au tout début du film dans le cabinet du psychanalyste en fauteuil roulant joué par le double du réalisateur, le metteur en scène Pippo Delbono).

 

 

Cette jeunesse revitalisée sonne alors comme un regain, minimal mais bien réel, pour Bernardo Bertolucci concluant Moi et toi avec un regard-caméra de son acteur qui, combiné à un arrêt sur image et un agrandissement du photogramme, évoque irrésistiblement le célèbre finale des400 coups (1959), le premier long-métrage de François Truffaut. Moi et toi serait peut-être comme un second premier film, celui d'un homme à la vieillesse certes blessée mais désormais ragaillardi par un afflux de grande santé nietzschéenne. Et qui s'autoriserait enfin à ne plus vouloir céder sur le motif cinématographique (plutôt que le thème d'opus désincarnés) de la jeunesse dont l'immortelle promesse, semblable à la « force faible » messianique selon Walter Benjamin, est ce qu'il faut impérativement sauver des effets de contamination de la mollesse bourgeoise, de l'inconsistance libérale et des amnésies historiques qu'elles promeuvent ou induisent.

Quelles lignes de partage seraient donc susceptibles d’être dégagées du présent panorama non-exhaustif de la rentrée cinématographique 2013 ? Le partage du documentaire et de la fiction persiste à être un trait spécifique au procès d’un art qui, structurellement, serait toujours-déjà divisé entre ces deux parts. Tantôt, les fictions proposent d’inventifs agencements avec le documentaire (sous la forme des coalescences électrisant Gare du Nord de Claire Simon), tandis que d’autres se saisissent par défaut d’un réel problématique (la politique comprise au sens du politique, autrement dit de sa substitution étatique) afin de valoriser les excès naturalistes d’une fiction domestique (La Bataille de Solférino de Justine Triet).

 

 

Tantôt, les documentaires interrogent la part obscurément fictionnelle et mythologique des pratiques humaines en visant prétentieusement le sublime allégorique (Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel), alors que d’autres posent la question du récit mythique afin de revenir à l’essentiel de l’acte poétique consistant en la parole créatrice d’images (Annonces de Nurith Aviv). Documentaire ou fiction, il s’agirait toujours de vérifier dans les circuits propres aux agencements du montage cinématographique l’image en tant qu'elle est puissance d'ouverture et de débord. Du volontarisme romantique de Leviathan à l’ascèse conceptuelle de Annonces, l’image peut se perdre dans les épaisseurs archaïques et mutiques d’obscures mythologies mais aussi se retrouver dans la confiance élémentaire accordée aux puissances performatives du verbe féminin. Mais l’image peut également marquer une distance, un recul ou un retrait qui peut prendre la forme du secret des âmes dont la tristesse se montre sous le masque pudique de la gaieté (Tirez la langue, mademoiselle d’Axelle Ropert) et de la retraite volontaire et amoureuse dans une forêt de conte (Vic + Flo ont vu un ours de Denis Côté).

 

 

Mentionnons encore la cachette provisoire de la jeunesse résistant à l’inconsistance sociale qui frappe sa tête et son corps (Moi et toi de Bernardo Bertolucci) ainsi que la réserve derrière laquelle se tiennent, loin de toute exubérance, les figures fraternellement divisées par l’histoire de génocides entre eux incommensurables (Jimmy P. d’Arnaud Desplechin). La division constitutive de l’art cinématographique entre ses parts documentaire et fictionnelle autorise également d’en souligner les effets politiques, bien différents selon le degré de réussite des films. Sur le mode d’un défaut quand l’inscription sociale se trouve réduite à servir d’arrière-plan pittoresque et métaphorique aux amours quelconques de prolétaires glamour (Grand Central de Rebecca Zlotowski).

 

 

Le défaut est encore celui de visions démiurgiques dissolvant le réel des souffrances populaires au nom de la relève imaginaire des contradictions de l’imago paternelle (La Danza de la realidad d'Alejandro Jodorowsky). Le défaut est enfin celui de l’identification étatique et fallacieuse du politique et de la politique afin de substituer au tapage des élections présidentielles l’exaspération à peine plus intéressante des affaires privées (La Bataille de Solférino de Justine Triet). Ou bien les effets politiques s’expriment sur le mode d’un excès plus inhabituel et c’est l’égalité des figures se rencontrant dans cette zone des indiscernables qu’est la Gare du nord. C’est encore la psychopathologie comique et agressive des représentants de l’autorité dans Tip Top de Serge Bozon qui sur-investissent leur rôle social sans rien combler des intervalles têtus témoignant d’un malaise (post)colonial persistant entre la France et l’Algérie. Les singulières ruptures de ton imaginées par Serge Bozon entrelaçant les pleins de l'hystérie (française et étatique) avec les déliés de la mélancolie (algérienne et politique) creusent aisément la distance avec les portraits cruels mais limités que Steven Soderbergh et Woody Allen ont respectivement brossés concernant les clivages sociaux fracturant la société étasunienne.

 

 

La bourgeoise déclassée incapable de consentir aux conséquences éthiques de son agir incontinent ou acrasique (Blue Jasmine) ainsi que les amants kitsch dont les froufrous fétichistes déguisent la pathétique réalité des rapports de domination et d’exploitation à l’époque spectaculaire du capitalisme culturel (Behind the Candelabra – Ma vie avec Liberace) figurent ainsi les symptômes irrécupérables d’une catastrophe individuelle et existentielle (corrélat logique du désastre industriel sans sujet de Leviathan) contre lesquels il faudra alors opposer les subjectivités simplement persévérantes des beaux films (les meilleurs de ce panorama) de Claire Simon et Arnaud Desplechin, Axelle Ropert et Serge Bozon, Nurith Aviv, Denis Côté et Bernardo Bertolucci.

 

Fin août, début octobre (la rentrée cinéma 2013 - première partie)

 

 

Dimanche 13 octobre 2013


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