Edmund, Sisyphe et Sphinx

Sur "Allemagne année zéro" (1947) de Roberto Rossellini

Le suicide d'un enfant

 

 

 

C'est un visage d'enfant à la blondeur opaque, une surface diaphane de neutralisation des enchaînements au principe d'une décision parmi les plus graves dans l'existence d'un être humain : le suicide.

 

 

Entre la réflexion et la décision, comme entre l'option retenue et le passage à l'acte sans retour, on imagine sans peine des délais différant, pour mieux en entretenir les articulations logiques, les mailles de la chaîne conditionnant une action suicidaire (« le seul problème philosophique sérieux » comme le disait Albert Camus en ouverture du Mythe de Sisyphe en 1942). Il est pourtant difficile, sinon impossible de reconnaître sur le visage d'un enfant allemand de douze ans prénommé Edmund et déambulant dans les décombres du Berlin d'après-guerre les signes d'une lisibilité de ses motivations, le manque à percevoir et l'absence de transparence valant ici comme défaut de savoir et matité intentionnelle ou opacité de la volonté.

 

 

Il faudra pourtant immédiatement préciser ce fait de première importance, évidemment caractéristique de l'extrême modernité du geste cinématographique de Roberto Rossellini quand il part dans le secteur français de Berlin afin d'y réaliser Allemagne année zéro (1947), autant inspiré par un essai oublié d'Edgar Morin (L'An zéro de l'Allemagne en 1946) qu'il aura été hanté par le décès à l'âge de neuf ans de son fils aîné Marco Romano lors du tournage de Paisa (1946).

 

 

Il y a bien à percevoir des gestes et regards, des postures et des attitudes, des comportements et des manières diversement adoptés par le petit Edmund se baladant dans le labyrinthe circulaire des ruines berlinoises (il revient après un long détour sinueux dans un immeuble éventré situé pile en face de chez lui et prend la décision de se jeter dans le vide). Pourtant, pas une parmi toutes les perceptions offertes par les plans rosselliniens, en dépit même de la musique particulièrement emphatique de Renzo Rossellini (ses compositions représentant par ailleurs ce qui aura le plus mal vieilli dans les films de son frère), ne saurait leur prescrire un sens unilatéral ou une orientation directrice. Aucun behaviourisme ici, mais une interrogation constante : « Je ne décris pas le point, mais l'attente » disait Roberto Rossellini.

 

 

Et, effectivement, ce que l'un des plus grands cinéaste de son temps cherche à décrire et guette (et trouve tout aussi vite), c'est la zone grise, aussi labyrinthique, ébranlée et catastrophique que la grande cité européenne effondrée, où la décision et l'indécision se neutralisent pour devenir indissociables, sinon indiscernables. La zone grise, c'est aussi celle où la durée étale propice à entretenir l'idée du passage à l'acte et l'instant fulgurant du saut de la puissance à l'action s'enchaînent moins qu'ils font disjonction dans la chaîne de causalité, désenchaînant la série de causes précises reliées à des conséquences qui le seraient logiquement tout autant. La zone grise, c'est celle encore où la virtualité du suicide et son actualisation se désarticulent ou se désaccordent, l'existence et son trépas comme l'actuel et le virtuel entrant dans une danse de mort et d'indistinction. Allemagne année zéro ne raconterait-il alors pas l'histoire d'un enfant déjà mort qui a pourtant besoin de mourir une seconde fois pour s'approprier subjectivement une condition spectrale objectivement imposée la première fois ?

 

 

Le spectre devient cadavre : peut-être alors que la vie, délestée de son poids d'obscène spectralité (l'idéologie nazie, morte dans les structures mais survivant dans les têtes), pourrait rejaillir depuis un acte subjectif en forme de tabula rasa générale, dès lors valable pour tout le monde. Mais l'effort de compréhension intellectuelle n'appartient qu'au spectateur, afin de lui permettre de ne pas succomber aux gouffres vertigineux ouverts par une fiction travaillant à séparer l'acte de son sens, le suicide de sa motivation, dissolvant toute médiation ou transition. 

 

 

Le visage d'Edmund (Köhler ou Meschke, fiction et documentaire, on ne sait plus vraiment) offre alors la surface striée faisant tout simplement court-circuiter le fameux et peut-être apocryphe « effet Koulechov » en vertu duquel, à l'époque des expérimentations soviétiques dans le domaine privilégié du montage cinématographique, l'accolement du plan du visage neutre de l'acteur Ivan Mosjoukine et de plusieurs plans (un bol de soupe, une femme morte allongée dans son cercueil, une fillette qui joue) induisait chez le spectateur, influencé par une double contamination sémantique des images, la projection imaginaire d'affects (l'homme tour à tour manifesterait l'appétit, la tristesse, la tendresse).

 

 

Chez Roberto Rossellini, le visage de l'enfant berlinois n'est pourtant jamais subordonné à d'indiscutables prescriptions affectives. Il voit, sent et ressent, c'est l'évidence, mais c'est aussi son secret. Car, si toutes ses perceptions et sensations lui appartiennent en propre et à lui seul, le spectateur ne sera pour sa part jamais convié à en partager le contenu, seulement invité à comprendre mais jamais à expliquer.

 

 

 

Edmund, l'enfant martyr

 

 

 

C'est pourquoi, loin de toute perspective imposant classiquement la transparence des intentions, la clarté des expressions et la lisibilité des motivations, triomphent dans Allemagne année zéro l'ambivalence et le doute, la suspension et l'indistinction – toutes choses que l'on pourrait regrouper sous le terme proposé aujourd'hui par Jacques Rancière de « pensivité » (cf. « L'image pensive » in Le Spectateur émancipé, éd. La Fabrique, 2008, p. 121). En conséquence de quoi, l'articulation classiquement aristotélicienne entre dynamis (la puissance) et energiea (l'acte) devient pour le coup mystérieuse, le passage à l'acte lui-même haussé au niveau disjonctif du kaïros énigmatique. Dans la durée sans événement, grise et intervallaire pendant laquelle Edmund erre sans but, à la recherche d'un point d'accroche dans un monde fuyant de toute part (moralement comme politiquement, la reconstruction démocratique de l'Allemagne s'enveloppant de la survivance insistante du nazisme - c'est la voix spectrale ou sépulcrale d'Adolf Hitler enregistrée sur disque et résonnant pour les soldats faisant du tourisme dans les ruines de la chancellerie allemande). L'action semble dissocier de toute motivation et le passage à l'acte excéder les raisons censées en déterminer le sens et l'évidence.

 

 

Edmund aurait tout à fait pu se suicider lorsqu'il observe depuis la tour de sa forteresse fracturée le cortège funéraire porteuse de la dépouille de son père, profitant d'un moment de deuil familial pour offrir son propre cadavre comme la preuve de sa culpabilité concernant la mort par empoisonnement de son père. Il ne le fera pourtant pas, continuant à traîner et s'amuser en solitaire (d'autres enfants rencontrés refusent littéralement de lui renvoyer la balle) avec ce qu'il trouve, en digne de qualité de « brocanteur de l'humanité » ainsi que l'aurait dit Giorgio Agamben habité par Walter Benjamin (même si un morceau de pierre ressemble à un revolver l'autorisant d'ailleurs à faire semblant de se tirer une balle dans la tête, l'humanité étant alors après 1945, Auschwitz et Hiroshima, celle du mixte indiscernable d'hétérocide et d'autocide collectif : cf. Enfance et histoire. Destruction de l'expérience et origine de l'histoire, éd. Payot, 1989 [1978 pour l'édition originale], p. 89).

 

 

Quand le suicide advient, le regard d'Edmund n'ouvre sur rien d'autre que le vide sans qualité de Berlin détruite : le passage à l'acte, on le sentait poindre confusément, on le voyait certes venir intuitivement, il s'affirme pourtant mais comme un pur événement non strictement rabattable sur le premier passage à l'acte accompli par le jeune protagoniste du film, soit sur inspiration d'un vieux maître pédophile l'empoisonnement de son père. Après le meurtre du père, survient donc le meurtre du fils, l'autocide en conclusion de l'hétérocide, mais persistent malgré tout l'ambivalence et l'indécision. Une première fois, quand Edmund empoisonne son père, un homme bon et généreux, la voix de ce dernier se mêle au souvenir de celle de son maître dans un étrange entremêlement des voix in, out et off, au point où le meurtre réel implique par extension la compromettante responsabilité et, partant, le meurtre symbolique du double paternel obscène. Une seconde fois, quand Edmund se suiciderait autant pour signifier sa culpabilité à l'égard du meurtre du père que pour marquer l'impossibilité d'assumer un insoutenable qui ne saurait seulement se mesurer au patricide. La culpabilité meurtrière est ici enveloppée dans une responsabilité criminelle autrement plus grande : l'enfant meurt d'une innocence qui ne peut définitivement plus être celle du peuple allemand, compromis dans la politique (auto)destructrice du nazisme. Voilà le scandale du film et comment il en organise l'aveu pour employer les catégories d'Alain Bergala nécessaire à comprendre le cinéma révélé de Roberto Rossellini. Mais, s'il y a scandale et aveu, de miracle il n'y aura pas, sinon dans la promesse d'une relève prochaine qui prendrait acte de l'héritage d'un garçon martyr dont le suicide est un témoignage.

 

 

Mort, Edmund s'offre alors comme le cadavre sacrificiel (quelques notes d'orgue venue d'une église sans toiture et ouverte sur un ciel gris en accompagne les stations un rien christologiques), le martyr d'une responsabilité générale qu'il faudrait, depuis lui, devoir collectivement assumer et surmonter. Un geste se sera in fine distingué des autres, radicalement bouleversant : les yeux plissés, la main se pose brutalement sur les yeux, une première fois comme pour voir et puis une seconde, fatale, juste avant le saut tragique dans le vide. L'intolérable, un enfant l'aurait donc pris sur lui, en exemple pour les autres (au moins une personne, une passante de hasard, aura été le témoin de son geste et la possible héritière d'un sens qui n'appartiendra qu'à elle). Le passage à l'acte accompli pour le garçon tombé n'induisant alors plus que le passage à l'acte pour le spectateur, n'importe lequel de part et d'autre de l'écran, en termes de relève morale, symbolique et politique. Un impératif catégorique (après la chute, le sursaut) qui, seul, relèvera de la décision du spectateur, témoin fracturé par l'ambivalence ou l'équivocité de l'acte, quand réside, du côté de l'enfant Sisyphe, l'énigme sphyngique d'une décision obscure en excès à toute logique intentionnelle comme à toute clôture unilatérale ou univoque.

 

 

 

Les petits frères d'Edmund

 

 

 

Les enfants des 400 coups (1959) de François Truffaut, de L'Enfance nue (1969) de Maurice Pialat, comme de Bouge pas, meurs, ressuscite (1989) de Vitali Kanevski, le héros de Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese comme celui de Bad Lieutenant (1992) d'Abel Ferrara en seront les frères de lutte ou cousins (issus de germains) plus ou moins éloignés. Comme en portera la marque indélébile – le stigmate brûlant – tout le cinéma de Jean-Luc Godard.

 


10 juin 2015


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