Le testament de Fritz Lang, notre legs

"Die 1000 Augen des Dr. Mabuse - Le Diabolique docteur Mabuse" (1960) de Fritz Lang

Mabuse, malfaiteur et maître feinteur

(une figure test pour la modernité)

 

 

Dans son ouvrage intitulé Le Mot d'esprit et ses relations avec l'inconscient (1905) qui évoque en particulier le Witz, le trait d'esprit venu du romantisme qui serait symptomatique des rapports étroits entre langage et l'inconscient, Sigmund Freud rapporte la fameuse histoire juive suivante : deux hommes se rencontrent dans un train, le premier demandant au second quelle est sa destination (« Cracovie » lui répond-il) pour lui rétorquer qu'il est un fieffé menteur puisqu'il dit certes aller à Cracovie mais afin de faire croire qu'il va probablement ailleurs (par exemple à Lemberg) alors que l'un sait pertinemment que l'autre se destine quand même à aller à Cracovie. Jacques Lacan dira tout le bien du texte freudien, qualifié par lui de « canonique », et au fondement de son Séminaire de 1958 consacré aux Formations de l’inconscient (Livre V, éd. Seuil, 1998). C'est que, comme le réitérera encore Jacques Derrida dans son séminaire de 2001-2002 intitulé La Bête et le souverain (Volume 1, éd. Galilée, 2008) qui cependant discute les partages sinon les partitions symboliques de la psychanalyse de Freud à Lacan, l'animal non humain peut feindre mais non comme l'animal humain qui peut feindre de feindre.

 

 

Autrement dit, en raison même des jeux du signifiant autorisés par le symbolique, le sujet humain est aussi celui du mensonge. Par exemple, en prêchant le faux pour connaître le vrai. Par exemple, en disant le vrai pour faire croire qu'il s'agit d'autre chose que du vrai. Voilà ce dont serait exceptionnellement capable le genre humain. Et tel est en particulier le pouvoir du docteur Mabuse, ce malfaiteur et maître feinteur imaginé d'abord en littérature par Norbert Jacques avant de devenir grâce à Fritz Lang un grand mythe cinématographique. Non seulement parce qu'il sait feindre, mais aussi et surtout parce qu'il est le maître feinteur, feignant de feindre en trompant ses ennemis dans un labyrinthe où la maîtrise des feintises détermine la sottise de ceux qui s'y perdent. Un pouvoir de manipulation relancé par tous les avatars de Mabuse du début des années 1920 (Docteur Mabuse le joueur en 1922), du début des années 1930 (Le Testament du docteur Mabuse en 1932), du début des années 1960 (Le Diabolique docteur Mabuse en 1960). A chaque époque (l'apogée de la République de Weimar, sa chute avec l'avènement de l'hitlérisme, la RFA du chancelier Adenauer), son génie du mal incarnant toutes les fois l'immortelle pulsion de mort aiguillonnant la persévérance obscène des nouages rejoués à l'âge moderne et technicien du nihilisme narcissique, de la volonté de pouvoir et du mal radical.

 

 

Mabuse, c'est le spectre qui hante la modernité en surenchérissant sur son noyau surmoïque, c'est la Chose aussi increvable que la lamelle d'Alien qui, de surcroît, résumerait en les dépassant de manière insurpassable tous les super-méchants du cinéma. Mabuse se présenterait dès lors comme la figure test afin de vérifier la part irrationnelle et destructive de la rationalité instrumentale, quelque soit son régime d'actualité. Et le succès commercial relatif de l'ultime film de Fritz Lang après plus de quarante années de carrière autorisera l'exploitation d'un filon si épuisé (six suites entre 1961 et 1972) que Claude Chabrol lui-même en langien inconditionnel aura échoué à redonner un peu de consistance à cette figure du mal revenant encore une fois avec le contexte de la chute du Mur de Berlin et de la réconciliation allemande (Docteur M en 1990). Alors qu'il avait été sollicité par le producteur Arthur Brauner pour tourner, après son remake du Tombeau Hindou (réalisé par Joe May en 1921 sur un scénario du cinéaste et de sa compagne d'alors Thea von Harbou) sous la forme d'un diptyque (Le Tombeau hindou et Le Tigre du Bengale en 1958), un remake de ses Niebelungen (1924), Fritz Lang aura préféré revenir de manière plus stratégique à son personnage le plus célèbre de super-criminel (avec le tueur pédophile de M – Eine Stadt sucht einen Mörder – M le maudit en 1931).

 

 

L'ultime film n'avait pourtant pas été prévu comme tel, Fritz Lang nourrissant alors plus d'un projet (dont un film consacré à un violeur en série et intitulé Und Morgen : Mord ! – Et demain : meurtre !) avant qu'on ne lui signifie que son génie, si prestigieux soit-il, ne comptait pour presque rien désormais. Pour des spectateurs pressés, le dernier film est indigne des chefs-d'œuvre de l'auteur. Pour d'autres, Le Diabolique docteur Mabuse est un film qui compte comme une arme de première importance à ressortir en temps de détresse des images.

 Avancer masqué

 (du masque de la vérité)

 

 

D'un côté, Le Diabolique docteur Mabuse ressemble de loin à une série B certes menée tambour battant, mais les enfilades serrées de rebondissements et de retournements de situation rappellent les façons désuètes du serial des années 1920. De l'autre, Fritz Lang refuse les signes ostentatoires du grand art comme les sirènes du dossier d'actualité et joue sérieusement à l'artisan modeste troussant un énième film criminel alors qu'il pousse en fait, et plus loin encore qu'à l'époque de son ultime réalisation hollywoodienne, The Unbelievable Truth – L'Invraisemblable vérité (1956), les puissances intrinsèques à sa mise en scène si tranchante, jusqu'à ses plus radicaux retranchements. Le résultat consiste alors à feindre (l'absence en raison de l'efficacité du genre d'ambitions esthétiques et politiques) de feindre (la simplicité, loin d'induire un principe de simplification, restitue en fait la complexité du réel en preuve d'ambitions ainsi distinguées de toute prétention).

 

 

Avec Le Diabolique docteur Mabuse, Fritz Lang avance masqué (« larvatus prodeo » comme l'aurait dit René Descartes) en peaufinant via les images les plus grises et lissées (une autre manière de masque) les plus audacieuses feintes (les ellipses restituent aux plans soumis volontairement à la littéralité de l'aplanissement une densité inouïe). Les leurres ne valent alors qu'à être poussés au carré, au cube, démultipliés, les masques n'étant alors avancés qu'à toucher à la vérité du masque lui-même (qui ne cache en fin de compte rien d'autre que ce que l'on avait sous les yeux mais sans pouvoir reconnaître ce que c'était). A l'instar de ces plans en transparence qui, exemplairement, s'affirment délibérément comme tels afin de rappeler justement à la transparence qu'elle n'est qu'un artifice servant à truquer l'image, dès lors détrompée de toute transparence. Mais là où le génie du mal feint de feindre afin de tromper son monde pour en précipiter l'abîme, le génie du cinéma qui raconte l'histoire de son alter égo négatif feint de feindre afin d'instruire positivement de la tromperie des images (le faux n'étant qu'un moment du vrai pour l'artiste quand le vrai n'est qu'un moment du faux pour son double maléfique et meilleur ennemi préféré).

 

 

Le testament langien n'était certes pas volontaire (il le serait davantage dans l'interprétation de son propre rôle dans Le Mépris de Jean-Luc Godard en 1963), il constitue pourtant notre legs dès lors qu'avec l'existence d'un tel film (sa vélocité confond toujours le spectateur d'aujourd'hui en produisant depuis la platitude des conventions et les trucs du cinéma de studio aux moyens limités une profondeur insoupçonnée), le spectateur sait disposer d'une leçon décisive sur les images mobiles (et, partant, réversibles). Des images qui s'enchaînent en déchaînant dans leurs intervalles les montages ambivalents et trompeurs du visible dès lors déplié dans toute sa duplicité (cette duplicité phénoménale du visible est la vérité ontologique du réel en sa complexité relationnelle). Feindre de feindre qualifie alors l'éthique d'un cinéaste qui ne trompe son spectateur qu'à vouloir lui restituer la vue sur sa cécité même. Feindre de feindre consiste par exemple ici à ce qu'un aveugle voyant feigne d'en être un. Alors qu'il est réellement voyant (l'organisation criminelle qu'il a montée, les relais privilégiés offerts par ses complices, ainsi que le centre de visionnage télévisuel caché dans l'hôtel Louxor, le luxe y étant celui de la lumière électronique, lui offre un pouvoir de vision authentiquement panoptique justifiant le titre original, Die 1000 Augen des Dr. Mabuse – Les 1000 yeux du docteur Mabuse). On rappellera en passant que, la même année, Peeping Tom Le Voyeur (1960) de Michael Powell, s'appuie de façon certes moins frontale sur un semblable dispositif audiovisuel et panoptique celui-là mis au service d'une expérimentation scientifique dont le terme aura conduit un enfant devenu adulte à la pathologie sexuelle et au meurtre en série. Alors que le faux voyant doublé du vrai voyant qu'il est en avançant masqué est aussi réellement aveugle (concernant l'identité du flic d'Interpol caché derrière la personne apparemment débonnaire d'un vendeur d'assurances, mais aussi les sentiments réellement nourris à l'égard du vendeur de centrales nucléaires par la femme que le maître feinteur manipule en l'hypnotisant, mais encore l'intelligence de ses adversaires jetés dans la traque policière).

 

 

Le voyant aveugle l'est pour de faux et pour de vrai, divisé sans le savoir, en dépit de son immense savoir. Ses feintes (ses lunettes noires) ouvrent certes sur d'autres feintes (ses lentilles blanches) parce qu'il est l'homme dont l'intelligence lui permet de compter sur les effets de prédictibilité d'un plan programmé afin de déterminer plusieurs coups d'avance (parce qu'il dit voir ce qui va arriver en masquant le fait que ses prévisions sont fictives et mises en scène). Et l'intelligence du nouveau Mabuse possède ceci de plus machiavélique encore qu'elle offre à l'ennemi le poison mortel du coup d'avance qui ne lui est accordé qu'à la condition de l'endormir en lui faisant ainsi manquer tous les coups programmés pour venir après et continuer d'entretenir l'écart des longueurs d'avance. Cornelius voit une minute avant qu'il ne se produise le coup de feu interrompre une séance de voyance collective ? C'est pour imposer l'idée qu'il serait une victime potentielle de Mabuse, éloignée de sa vraie identité criminelle. Mais que fait alors Fritz Lang quand il fait de l'assureur celui qui démasque le voyant faussaire, sinon qu'il impose au spectateur l'idée momentanément fallacieuse (inadéquate aurait dit Spinoza) que les deux ne seraient en fait que des escrocs s'escroquant l'un l'autre ? Le cinéaste ferait presque la même chose que son alter égo maléfique mais cependant il s'agit d'autre chose, décisivement. C'est qu'il s'agit pour lui de nous montrer après coup qu'il nous aura trompé en faisant de la feinte révélée une connaissance rétrospective obligeant désormais à la plus grande prudence interprétative.

 Aveuglant plus-de-voir

 (les « non-dupes errent »)

 

 

La tromperie doublée de sa révélation différée constitue ainsi le noyau éthique de la technique démiurgique, au service d'une pédagogie pratique à destination du regard de ceux qui croient et adhèrent sans écart aux perceptions qui s'enchaînent avec la vitesse électronique d'un ordinateur. Comme de ceux qui ne voient pas qu'elles s'imposent à eux comme des biais influençant subtilement leur conscience, les uns aveugles de trop voir quand les autres ne voient pas assez (voir peu ou trop c'est toujours mal voir – le mal est là, n'est que là).

 

 

La vélocité narrative du Diabolique docteur Mabuse n'est telle qu'à raison pour le spectateur d'exiger de « ralentir et décomposer » (comme Jean-Luc Godard le dira à l'époque de sa transition entre la période vidéo et le retour au cinéma) ce qui aura été avec tant de virtuosité et de célérité composé, agencé et manigancé. Ainsi, Fritz Lang n'est le plus grand cinéaste des enchaînements (un mot qui entraîne sur la chose, un nom qui amène à la personne, un bruit ou un mouvement qui préfigure le suivant) que pour autant qu'il instruit paradoxalement de la plus grande méfiance à l'égard de tout enchaînement justement. Parce que les enchaînements conditionnés par les exigences de l'action et du genre peuvent cependant cacher bien des ellipses (même minimes quand par exemple un bijou vendu dans une séquence aura été racheté dans l'intervalle la séparant de la suivante) et des fausses pistes (la prédiction avérée n'avère qu'une tromperie emportant la conviction des sceptiques qui ne peuvent alors mettre en doute une crédulité aussi bien imposée qu'impensée). Bien des élans neutralisés (quand par exemple une plaque minéralogique notée par un policier blessé n'empêche pas qu'elle se retourne en faveur d'une fausse car les criminels avaient prévu en cas de fuite cette possibilité) et même des révélations subreptices qui sont si subtiles que le spectateur n'ose croire qu'elles s'exposeraient ainsi (à deux reprises au moins – et revoir d'ailleurs ces moments leur donne rétrospectivement une dimension comique inattendue –, le cinéaste enchaîne directement sur Cornelius après qu'un personnage se pose la question de l'identité réelle de Mabuse).

 

 

Fritz Lang est non seulement le cinéaste de l'intelligence, qui fait d'ailleurs à ce point confiance au spectateur qu'il lui épargne tout flash-back ou commentaire lui expliquant ce qu'il aura tout seul compris (à savoir que le professeur Jordan et Cornelius ne font qu'un, c'est-à-dire Mabuse). Mais le cinéaste aura aussi été celui qui en aura dialectisé la dynamique (sur les versants opposés du mal radical ou de la pédagogie de survie), étant par ailleurs également le premier grand cinéaste (avant Stanley Kubrick qui lui doit beaucoup) de la raison cybernétique dont les programmes basés sur la calculabilité des probabilités ne seraient mis en défaut que par l'intelligence pratique, intuitive, faite corps. Jusqu'à transcender les kilos superflus du commissaire (joué par Gert Fröbe) comme de son double d'Interpol, le premier devinant l'attentat auquel il réchappe de justesse quand le second (Werner Peters, apparu pour son dernier rôle dans celui de l'antiquaire de L'Oiseau au plumage de cristal de Dario Argento en 1970) arrive à confondre Mabuse en deux temps, confondant d'abord Cornelius puis Jordan. C'est en effet que le maître feinteur sera finalement confondu par celui-là même qui nous aura davantage confondu (commissaire compris) que Mabuse caché derrière le voyant aveugle Cornelius. Soit le faux assureur mais vrai flic d'Interpol qui lâche sur lui le chien d'aveugle qui lui servait comme le reste de postiche afin de le confondre, le canin reconnaissant son maître indépendamment de tout masque – instinctivement. La cible privilégiée de Mabuse qui est le mauvais sujet langien par excellence a un nom génialement formulé par Jacques Lacan à l'époque de son vingt-et-unième séminaire de la rentrée 1973 : les « non-dupes errent ». C'est pourquoi l'usage langien de la croyance magique est ici proprement diabolique, la perpétuation dans le monde moderne d'une pensée archaïque recouvrant d'un voile obscur (en écho à la métaphore employée par le faux voyant aveugle) les vraies ressources sociales et matérielles mobilisées et appropriées par des individus afin de disposer de formidables pouvoirs de surveillance et de vision (un « plus-de-voir » comme l'aurait dit encore Jacques Lacan). C'est pourquoi la figure du voyant aveugle s'expose elle aussi sur le mode dialectique, divisée entre le faux devin à l'écran et le vrai visionnaire derrière la caméra, entre celui qui fait semblant de voir quand il programme ses visions afin d'anticiper le coup de ses ennemis et celui qui dispose d'un pouvoir excédant le champ même balayé par son film afin de lui permettre d'être le contemporain par excellence, confondant depuis la butée aveugle de son actualité datée les cécités fondant notre présente actualité.

 

 

C'est pourquoi l'art du découpage et du montage langien est vraiment confondant, la confusion des visibilités manipulées confondue comme la police confondrait un suspect. Un art tranchant comme une lame d'acier ou bien aigu à l'image de ces pointes effilées qu'un tueur joué par Howard Vernon tire sur ses victimes, l'art langien servant cependant moins à neutraliser son public cible qu'à aiguillonner chez le spectateur une conscience réflexive qui doit par ailleurs batailler constamment avec le désir de s'abandonner à la dynamique si haletante de l'action. La dialectisation est poussée si loin ici qu'elle oblige en effet le spectateur à se scinder lui-même en deux entités mentales presque contradictoires, la réflexion demandant de ralentir et suspendre en esprit l'action tandis que l'ivresse suscitée par la vitesse narrative exige de n'en rien contrarier les rythmes.

 

 

Le cinéaste de l'intelligence est aussi celui qui contribue à en augmenter les puissances rivalisant avec celles, tout autant augmentées, de plaisir nourri devant la virtuosité narrative d'une fiction en ses ordinaires conventions.

 Voyance aveugle

 (Fritz Lang borgne, Tirésias de notre temps)

 

 

Le Dialectique docteur Mabuse est un film qu'il faut savoir conjuguer de manière augustinienne – au présent du passé (l'identité vide et disponible de Mabuse est revêtue par un nouvel avatar se servant des caméras cachées d'un hôtel construit à l'époque du nazisme finissant), au présent du présent (l'Allemagne de l'ouest apparaît au début des années 1960 sous les auspices allégoriques d'un mal radical conjoignant société du spectacle, spectre nazi et complexe militaro-industriel) et au présent du futur (l'extension de la sphère audiovisuelle, loin de produire plus de connaissances sur le monde, l'obscurcit de simulacres au service d'une télésurveillance généralisée).

 

 

Avant le film de Fritz Lang (qui aura déjà été anticipé par While the City Sleeps – La Cinquième victime en 1955 en posant de manière spéculaire que la télévision est autant regardée qu'elle nous regarde), seul peut-être A King in New York – Un roi à New York (1957) de Charlie Chaplin aura insisté sur la catastrophe d'un monde soumis à l'obscénité spectaculaire. Quand Jean-Luc Godard (avec Alphaville davantage qu'avec Pierrot le fou en 1965), Stanley Kubrick avec Dr. Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb – Docteur Folamour (1964) et Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (avec Nicht Versöhnt – Non réconciliés ou Seule la violence aide là où la violence règne en 1965) trouveront chez leurs maîtres en cinéma des ressources pour renforcer la conviction d'un constat anticipant le totalitarisme qui alors venait sous couvert d'un consumérisme vendu à l'ouest comme antidote au soviétisme de l'est. La société administrée de l'époque de la Guerre froide ne l'étant qu'en raison d'une alliance objective entre l'impérialisme étasunien et un reste spectral mais persévérant de nazisme obscène. Le testament après coup de Fritz Lang consiste en effet à avoir vu et beaucoup – des figures du ressentiment nihilistes tirant des catastrophes du passé de nouvelles opportunités pour détruite le présent et asphyxier l'avenir ; des faux prophètes dont l'art pseudo-divinatoire influence pourtant la décision pseudo-rationnelle des puissants (comme aux temps archaïques de l'Égypte antique résumée de façon métonymique par le Louxor) ; des centrales nucléaires vendues comme des biens ménagers ou des usines clés en main ; des émissions de télé-réalité truquées comme il existe depuis longtemps des miroirs sans tain ; des morts faussement accidentelles qui s'accumulent sans raison pour le plus grand plaisir des médias ; des flics planqués partout au point de se gruger entre eux sans le savoir ; un génie du mal qui tire les ficelles d'un complot ourdi à leur corps défendant par tous les non-dupes errant dans une incrédulité blasée qui n'est rien d'autre que l'avers biaisé d'une crédulité impensée.

 

 

Il faut, disait Gilles Deleuze, redonner des raisons de croire en notre monde qui, laissé aux mécréants de la raison instrumentale et de la profanation mercantile, finit dans le plus immonde des discrédits. Ces raisons manquent au héros qui n'en est même plus un, incapable de considérer ses propres responsabilités à l'occasion de l'accident ayant impacté l'une des centrales nucléaires qu'il a vendue, incapable de réprimer ses pulsions sexistes et son voyeurisme, manipulé comme une marionnette qui le serait d'ailleurs bien plus que Marion Menil, placée sous hypnose par Mabuse mais capable aussi de trahir ce dernier (il faut voir alors l'incroyable baiser final entre les deux amants dans la chambre d'hôpital où se trouve l'héroïne blessée, un baiser réessayé comme s'il y avait hésitation, incertitude ou inauthenticité jusqu'à ce que le cinéaste se décide à expédier avec une insolence rare le tonitruant générique-fin). Ces raisons manquent encore au maître feinteur voulant précipiter à force de simulacres la fin d'un monde lui-même toujours plus simulé, énième avatar d'un mal radical aussi vieux que la raison et avérant qu'il y a dans la société moderne et technicienne amnésie et compulsion de répétition. Les raisons, si elles font de fait défaut à ces alter-ego réciproques que sont, tous les deux platinés de blond, Mabuse et Trevor (dont le nom d'emprunt, postiche semblable aux artefacts du malfaiteur et maître feinteur, est symptomatiquement Travers), n'auront certainement pas manqué du côté de celui qui aura mis en scène leurs (més)aventures cinématographiques en réussissant le pari (d'avenir) de con-fondre aux limites de l'auto-remake séquelle et suite. Il est vrai que Fritz Lang sait toujours disposer de plusieurs coups d'avance (revoir son ultime film constitue d'ailleurs à ce titre le rappel d'une pareille évidence), mais à seule fin de toucher à la limite même de tout enchaînement filmique. Le raccord s'imposant dans toute sa vélocité mais à la seule mesure aussi qu'il soit radicalement contesté (parce qu'il recouvre des ellipses, pousse sur des chausse-trappes ou des fausses pistes, joue d'effets de leurre en feignant de révéler pour mieux feindre qu'il feint de le faire).

 

 

La cécité est ce qu'il faut donc apprendre à voir en ce que sa conscience permet alors de voir mieux – notamment ce qu'il y a de cadre et de cache en toute image, ambivalente et duplice (toute image est toujours plus d'une image), qui n'appellerait alors la suivante que pour mieux poursuivre l'infinie dialectisation, déchaînée, de leurs discutables enchaînements.

 

 

Le borgne Fritz Lang n'aura été voyant – il n'aura été visionnaire même – qu'à s'être toujours su aveugle, peuplant comme autant de preuves manifestes ses films d'aveugles pour de vrai comme pour de faux, tous incarnations de la dialectique interminable de la voyance et de la cécité. Il aura été, tel Tirésias, le technicien ayant su extraire de nos cécités techniques des pointes effilées restituant aux aveugles que nous sommes la vue perdue par l'imposition aveugle des écrans. Et par quel moyen, sinon de percer les écrans (objectifs et subjectifs c'est-à-dire électroniques et mentaux) afin d'atteindre les yeux qui y sont rivés, et comme le fit Œdipe les crever pour mieux les en libérer ?

 

 

Ainsi que l'explique Gilbert Simondon, « (…) le devin Tirésias est plus puissant que tout autre être défini par sa fonction, car il est le technicien de la prévision de l'avenir (…) Le technicien, dans une communauté, apporte un élément neuf et irremplaçable, celui du dialogue direct avec l'objet en tant qu'il est caché ou inaccessible à l'homme de la communauté (…) » (L'Individuation psychique et collective, éd. Aubier-coll. « Philosophie », 2007 [1958 pour la première édition], p. 262).

 

 

mercredi 8 mars 2017


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