"A propos de Venise" (2013) de Jean-Marie Straub

Sauvée des eaux divisées, la politique comme cosmopolitique

« Le problème n’était-il pas de savoir s’il était préférable de farder un cadavre, de lui mettre du rouge à lèvres, de le rendre ridicule au point que même les gamins se seraient moqués de lui, ou bien ce que nous avons obtenu, nous ses défenseurs, mais sans le moindre pouvoir, prophètes désarmés, à savoir que le cadavre [de Venise] se liquéfie sous nos yeux ? » (Manfredo Tafuri cité par Giorgio Agamben, Nudités, éd. Payot & Rivage, 2009, p.  67)

Par le plus grand des hasards jamais abolis par les coups de dés en formes de clics, se sera imposé à notre regard A propos de Venise (2013) de Jean-Marie Straub. Le court-métrage de 22 minutes, en prolongement et écho à une participation d'une commande de la Mostra de Venise pour le film collectif Future Reloaded en guise de 70ème anniversaire du festival, appartiendrait à une passe de quatre films (incluant également La Madre d'après Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese tourné en 2011, Un conte de Michel de Montaigne d'après « De l'exercitation » tiré du chapitre VI du livre deux des Essais en 2012 et Dialogues d'ombres d'après une nouvelle de Georges Bernanos en 2013). Tous films qui souffrent de ne pas avoir été ou de ne pas encore être distribuée en salle(s).

 

 

Cette constellation trouverait précisément à s'intercaler entre deux autres programmes : en amont, avec L'Inconsolable (2010) d'après Dialogues avec Leuco (1947) de Cesare Pavese accompagné de Un héritier (2010) d'après un chapitre de Au service du peuple (1903) de Maurice Barrès et Shakale und Araber (2011) d'après une nouvelle de Franz Kafka datant de 1917 ; en aval, avec Kommunisten (2014) composé d'une séquence inaugurale d'après Le Temps du mépris (1935) d'André Malraux, suivi par quatre fragments issus de films antérieurement réalisés par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet et précédé par La Guerre d'Algérie ! (2014) d'après Jean Sandretto. Depuis, Jean-Marie Straub a tourné en 2015 L'Aquarium et la Nation d'après Les Noyers de l'Altenburg (1943) d'André Malraux, le treizième film réalisé par ce dernier depuis la disparition de Danièle Huillet en octobre 2006. Autant dire que le bonhomme, 83 ans en janvier prochain, ne chôme pas, persévérant à incarner une manière de persévérance cinématographique probablement sans égal.

 

 

Quand bien même cette persévérance marque formellement (le privilège des formes courtes, l'usage de l'image numérique avec le concours technique de Christophe Clavert, l'amitié de Barbara Ulrich, le recours parfois réitéré à de nouveaux auteurs comme André Malraux) une fidélité à l'endroit même d'une irrémissible blessure en laquelle consistera, toujours, l'absence de la compagne aux côtés de qui l'élan aura été impulsé. Blessée, l'œuvre d'un père aussi inconsolable que sévère malgré tout persévère, notamment dans sa passion des ruines qui cette fois-ci s'identifie à la cité vénitienne dans les mots écrits en 1903 par Maurice Barrès en guise d'ouverture d'un recueil intitulé Amori et Dolori Sacrum, La Mort de Venise consistant en une lettre de rupture avec la ville qui aura pourtant décidé de son destin littéraire. Mais l'on ne saurait réduire A propos de Venise à une lecture renoirienne ou bucolique du texte barrésien servie par les inflexions de Barbara Ulrich déclamées depuis un hors-champ sans localisation tandis que des vaguelettes lèchent le rebord moussu et verdoyant d'un coin de campagne.

 

 

Certes, c'est la troisième fois que Jean-Marie Straub sollicite un écrivain dont le terreau idéologique, ancré dans une appropriation nationaliste de la thématique existentielle de l'enracinement, se situe aux antipodes d'un vert de la terre commun à tous célébré avec Danièle Huillet particulièrement à partir de De la nuée à la résistance (1979) d'après Cesare Pavese et surtout La Mort d'Empédocle (1986) d'après Friedrich Hölderlin. Mais il y aurait aussi une grande malice pour le cinéaste à se saisir à plusieurs reprises d'un écrivain à l'œuvre datée et au nationalisme inactuel (encore que les nouveaux réactionnaires, parmi lesquels Alain Finkielkraut et Eric Zemmour, pourraient largement prétendre comme le montre l'historien Shlomo Sand au titre d'héritiers légitimes) pour en tirer des forces critiques visant diagonalement à biaiser l'actualité. Le clou de la critique du consensus fédéral européen depuis le rappel des fractures franco-allemandes (Lothringen ! en 1994 d'après Colette Baudoche écrit en 1909) ayant encore davantage été enfoncé avec Un héritier où, depuis les ruines de la colonisation prussienne après la défaite de Sedan en 1870, résonne l'ordre d'un néocolonialisme allemand contemporain qui, ayant le nom économique d'ordolibéralisme, aura fondé en Europe la base de l'hégémonie néolibérale.

 

 

Mais tout cela finirait par induire qu'il serait bien trop sacrifié à l'ordre des discours, dont on dira bien sûr qu'il en va d'une ténacité politique opposée à la férocité d'une idéologie qui s'avance masquée en faisant croire à son auto-suppression. C'est que, d'abord et avant toute chose, A propos de Venise n'est pas tant une lecture en décor naturel d'un texte désuet qu'il présente, après tant d'autres, une nouvelle faille ontologique, un écart dans le monde au point où le monde tel qu'il se présente et bruit se différencie depuis le point humain où il se profère. A propos de Venise baigne en réalité dans deux eaux distinctes que partage sévèrement le cadre, l'eau qui lèche (on la voit telle) le bord d'un bout de campagne à l'intérieur du champ et la salive qui roule (on l'imagine ainsi) dans la bouche de celle qui parle hors-champ.

 

 

Il y aura pourtant un endroit où ces eaux se touchent et se mêlent, c'est dans la chair et la sensibilité du spectateur, ne cessant de barboter de l'une à l'autre au point où le bruit des vaguelettes devient rythme et quasi-musique tandis que les paroles frôlent un devenir bruit si d'intempestives oreilles ne se présentaient pas pour en relever les significations. Plus que les scansions vocales ménageant d'impromptues suspensions ou les coupes certes peu perceptibles mais rompant l'unité imaginaire d'un faux plan-séquence, la faille ontologique est surtout ce qui consiste à marquer la division des eaux du sens (l'oreille est bercée par des sons qui, tantôt naviguent du bruit vers la musique, tantôt dérivent du langage vers son engloutissement). La métaphore aquatique n'est évidemment pas rien concernant Venise, Cité des Doges érigée en 1358 en république oligarchique abolie sous les coups de boutoir de Napoléon Bonaparte en 1797 qui est une cité lacustre vouée pour l'écrivain à disparaître sous les eaux d'un romantisme délaissé au profit nouveau du roman nationaliste. Les eaux, qu'elles baignent dans la bouche d'où sortent les paroles ou bien qu'elles lèchent les bords d'une campagne, seraient donc sur le point d'engloutir des splendeurs passées qui ne l'ont été que parce qu'elles auraient été rêvées.

 

 

D'un côté, les pigeons vénitiens décrits par Maurice Barrès font de l'œil aux canards s'invitant à glisser dans un coin du plan filmé par Christophe Clavert. De l'autre, la levée peaufinée d'un mythe (Venise, cité des morts) auquel s'abreuveront plus tard Thomas Mann et Luchino Visconti, le cinéaste italien mobilisant l'adagietto de la 5ème Symphonie de Gustav Mahler pour l'adaptation du roman de l'écrivain allemand (Mort à Venise, écrit en 1912 et filmé en 1971) débouche sur la critique du cosmopolitisme comme source ultime du mal. Si le devenir muséal et touristique d'une cité qui fut longtemps d'influence commerciale, politique et artistique intéresse forcément un cinéaste dont la persévérance aura toujours consisté en la surrection des puissances politiques de l'art sauvé des eaux létales de sa dépolitisation culturelle, on n'ose pourtant imaginer Jean-Marie Straub se rallier à l'abjecte cause d'une xénophobie qui triomphe aujourd'hui dans les plus hautes sphères des médias et de l'État. Venise engloutie, Maurice Barrès qui en aura paradoxalement liquidé l'idée pour en fonder le mythe afin de rompre avec les illusions romantiques de sa jeunesse peut alors rentrer à la maison, décidé à s'enfoncer dans une terre nourrissant un enracinement opposable aux déracinés qui, dans la France de Henri Drumont qui, toutes choses égales par ailleurs, préfigurera les États-Unis de Henry Ford et l'Allemagne d'Adolf Hitler, seront horriblement identifiés aux Juifs.

 

 

Sauf que, cela, ce n'est pas A propos de Venise qui, sans jamais se confondre avec le texte qu'il mobilise, se termine avec une volte-face qui vaut bien les meilleures pirouettes dialectiques des fondateurs de la Première Internationale. Ce serait même comme un switch redoublé par la scansion d'un plan noir proposé par le cinéaste en conclusion malicieuse de son film : d'abord en exposant en un plan fulgurant la personne de la récitante (cette voix acousmatique, même séparée de son corps émetteur, est d'un être venu d'Allemagne) ; ensuite en citant un passage de Chronique d'Anna Magdalena Bach (1967) co-réalisé avec Danièle Huillet (la musique de Jean-Sébastien Bach sous la direction de Gustav Leonhardt redouble l'accentuation germanique du finale du film). Il faut quand même se souvenir que, à côté de la figure du déraciné censé fragiliser les assises catholiques de l'enracinement, l'Allemand est pour l'écrivain nationaliste l'autre adversaire, l'ennemi héréditaire.

 

 

Et il faudra donc savoir goûter cette double croche germanique faisant finalement un croche-pattes au pourfendeur français du cosmopolitisme. Enfin, il faut entendre dans le nouveau contexte offert par A propos de Venise ce qui revient d'un film tourné en noir et blanc il y a presque un demi-siècle, consacré au travail de l'un des plus grands musiciens de son temps en activité il y a trois siècles. Non seulement l'enregistrement en 1967 de la Cantate BWV 205 pour la première fois exécutée en 1721 instruit une puissance expressive qui en valant pour tout le monde détruit l'affaiblissement supposé du cosmopolitisme (si les cultures sont nationales, l'art est international). Mais encore l'ultime séquence remet à l'ordre du jour des paroles aussi joyeuses que définitives.

 

 

Tirées des trois premiers mouvements d'une cantate dont le titre serait Déchiquetez, faites éclater, mettez en pièce la grotte d'Éole apaisé, on y retiendra entre autres, traduites en français, les ultimes paroles suivantes : « Comme je rirai gaîment, / Quand tout sera sens dessus-dessous ». Cette joie de la destruction n'est évidemment pas à confondre avec celle de Daech, profondément nihiliste car anti-dialectique, mais avec ce qu'écrivait par exemple Mikhaïl Bakounine dans La Réaction allemande (1842) : « La joie de la destruction est en même temps joie créatrice ». Joie éternelle de l'immortel Bach, donc, contre les ratiocinations nostalgiques des Barrès d'hier et d'aujourd'hui. Partagée entre la France, l'Allemagne et l'Italie avec des pointes en Égypte (Moïse et Aaron en 1974 d'après Arnold Schoenberg, Trop tôt / Trop tard en 1981 d'après Friedrich Engels et Mahmoud Hussein) et même aux États-Unis avec Amerika – Rapports de classes (1984) d'après Franz Kafka, l'œuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, le premier persévérant dans ce sens en père sévère depuis l'absence de la seconde, est fondamentalement politique parce qu'elle est fondamentalement une cosmopolitique. On pourrait alors conclure avec le titre d'une intervention de Jacques Derrida faite lors du premier congrès des villes-refuges tenu tenu au Conseil de l'Europe de Strasbourg en mars 1996 puis publiée par les éditions Galilée en 1997 : cosmopolites de tous les pays, encore un effort !

 

 

Le 26 décembre 2015


Commentaires: 0