A quoi rêve Nanouk ?

La fin de "Nanouk l'esquimau" (1922) de Robert Flaherty

A quoi rêve Nanouk ? La question est impérieuse, aussi sérieuse que celles préoccupées ailleurs dans l'histoire du cinéma de percer le secret de quelques coffres-forts imprenables, entre autres du « Rosebud » lâché au début de Citizen Kane (1940) d'Orson Welles, du monolithe noir revenant par quatre fois dans 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick en passant par la boîte bleue assurant le passage et la torsion dans le récit en forme de ruban de Moebius de Mulholland Drive (2001) de David Lynch.

 

 

Sauf qu'en ce cas le secret résulterait moins de l'imagination baroque d'un cinéaste désireux de soumettre la requête de signification du spectateur aux circonvolutions infinies du sens qu'il exposerait un fait réel (Nanouk est endormi) filmé au carrefour de son enregistrement documentaire (le personnage dort vraiment) et de sa recréation fictionnelle (il joue à dormir dans un film qui consiste dans le remake amélioré d'une première tentative partie en fumée dans les flammes de la pellicule flambée par le mégot d'une cigarette en 1914). Là où s'entrecroisent sans rien démêler les dynamiques respectives de l'interrogation anthropologique (jusque dans ses errements, sinon ses erreurs – esquimau est une désignation exogène, employée par les Français au 17ème siècle qui la reprenaient des Algonquins moquant des « mangeurs de viande crue » et remplacée depuis par la dénomination endogène Inuit signifiant « êtres humains » en inuktitut) et du suspens poétique (c'est pourquoi Nanouk l'esquimau ne représente pas tant le premier documentaire de l'histoire du cinéma mais, après maints travelogues filmés, la première « fiction du réel » rétablissant après La Sortie de l'usine Lumière à Lyon en 1895 les conjonctions-disjonctions du documentaire et de la fiction qui impressionneront parmi tant d'autres les gestes respectifs de Lionel Rogosin et Jean Rouch, Michel Brault et Pierre Perrault, et puis Jean-Louis Comolli).

 

 

A quoi rêve en effet Nanouk endormi avec sa famille à l'intérieur de l'igloo gardé au dehors par quelques huskys, dans le dernier plan bouleversant d'un film réussissant à ce que la nuit blanche du blizzard recouvrant de neige la fourrure des chiens entre en indistinction avec le fondu au blanc restituant au spectateur d'antan comme de maintenant la blancheur virginale de l'écran de projection ? Sur le versant strictement documentaire, la nuit tombe mais dans la continuité arctique du jour, le noir pris dans la glace permanente du blanc (qui deviendra vagues gorgées d'écume dans Man of Aran - L'Homme d'Aran en 1934). Mais, sur le versant fictionnel, la nuit blanche qui s'installe dans la longue durée induit une autre temporalité, si aisément allégorique, ouvrant droit aux êtres filmés à un avenir autre – pour une vie autre que celle seulement déductible des rapports contradictoires entre ce monde-ci et celui des Blancs s'imposant toujours plus à eux.

 

 

Comment ne pas y voir en effet, comment ne pas y halluciner aussi l'image de la fin du film – la fin de tout film dès lors que son terme se conclut avec l'arrêt paradigmatique du faisceau de la projection sur le retour des lumières éclairant le vide blanc de l'écran ? Et comment ne pas y voir enfin la fin même de ce monde, de son évanouissement terminal dans le fondu au blanc des Blancs, mais donc aussi de ce que l'on pourrait appeler un « cinémonde » pour reprendre le concept d'abord employé par Jean-Luc Nancy à propos du cinéma d'Abbas Kiarostami puis par Peter Szendy au sujet des fictions apocalyptiques produites par Hollywood ?

 

 

Les gardiens du secret de l'immortel

 

 

A quoi peut donc bien rêver Nanouk, s'il ne s'agit pas d'un cauchemar (l'ethnocide programmé, déjà engagé avec le commerce de fourrures) redoublé d'une hallucinante prophétie (tourné entre 1919 et 1920, le film produit par la société de fourreurs Revillon Frères n'est sorti que deux ans plus tard et quelques mois après la mort de son héros tragiquement rattrapé par la faim et le froid de la banquise), mais encore retourné en un bien étrange rêve (le héros rêve de sa vie d'immortel en cinéma d'ailleurs préfigurée par le gramophone que Robert Flaherty lui-même tend à l'ami Nanouk au tout début de son film) ?

 

 

A quoi rêve Nanouk dans l'amicale complicité de l'homme qui le filme, lui dont le nom vernaculaire dit qu'il est idéalement accordé avec la nomination occidentale de cette région du monde (la côte orientale de la Baie d'Hudson dans l'Arctique canadien où l’on trouve encore des ours polaires – árktos signifie ours en grec, comme Nanouk en inuktitut qui était le surnom de celui qui sera en fait appelé Allakarialuk ainsi que l'indique le film de Claude Massot, Saumialuk le grand gaucher tourné en 1988 et consacré à l'aventure du film de Robert Flaherty) ? L'image du grand dehors, indexation cosmique et venteuse du noir de la nuit sur le blanc de l'Arctique, se retournerait-elle aussi pour nous offrir l'hallucinante vision d'un grand dedans, sorte de paysage intérieur à la fois minéral et mental, tableau en mouvement onirique appartenant à un homme aussi lié au milieu environnant qu'il en affronte quotidiennement, physiquement et psychiquement, les forces hostiles ? Le plan du visage de l'homme qui dort (mais dort-il ou bien fait-il seulement semblant ? Et puis rêve-t-il vraiment, sinon du rêve qu'y projette aussi le spectateur ?), c'est encore un peu de lignes et quelques nœuds, des contrastes et du contour configurant la présence d'une figure opaque car pliée ou duelle se distinguant encore du vide blanc du milieu. Cette figure joueuse et rieuse jusqu'à la duplicité dont Robert Flaherty aura documenté la complicité, régulièrement soulevée par le souffle du sommeil réel ou simulé, présente également une concentration de plis charbonneux formellement opposable au tout blanc fondant l'image de la banquise avec celle de l'écran.

 

 

Non seulement Nanouk est le héros même de la survie simple et élémentaire en raison d'une somme de gestes divers (savoir pêcher et chasser le morse et le phoque, savoir découper les chairs et dresser les huskys, savoir se repérer dans le paysage en y repérant un renard sous la neige et se déplacer en kayak et en traîneau, savoir respecter et entretenir les formes de la socialité inuit et construire un igloo) dont le nouage individuel garantit la particularité culturelle de son habitus.

 

 

Mais l'homme immortalisé par le film de Robert Flaherty, après l'essai fondateur du photographe et ethnologue Edward Sheriff Curtis intitulé In the Land of Head Hunters (1914), incarne aussi l'image d'une survivance dont Nanouk l'esquimau aurait eu alors comme l'impossible prescience. Au plus près d'une tradition vivante à consigner pour demain (le film est une trace du présent, comme déjà l'archive de ce qui ne sera plus) autant qu'à réinventer (le film est une fiction élaborée jour après jour en compagnie d'acteurs non professionnels rejouant un semblant de leur vie et discutant chaque prise de vue dans un studio de cinéma improvisé sur place et confiné dans le plus grand igloo du monde). Une tradition inventée et réinventée, prise sur le vif et reprise (les gestes d'alors incluent aussi la réitération de gestes, comme ceux de la chasse au phoque avec le harpon, qui ne sont déjà plus en appartenant aux générations d'avant) : autrement dit, une tradition dialectisée (la distance supposée neutre du regard ethnographique se retrouve ici comme tirée du côté de cette vieille « observation participante » chère à Bronislaw Malinowski, et même excédée, brouillée par les jeux troubles d’une fiction à dimension collective où les fantasmes du cinéaste, explorateur et cartographe se seraient vus tranquillement subvertis par la force gentiment critique des sourires amicaux). Une tradition à la fois vivante (y compris dans la réinvention avec la participation amusée des autochtones de certaines de ses pratiques) et mourante (car vouée à une agonie toujours déjà promise par la grande capture occidentale dont le cinéma aura techniquement et idéologiquement représenté aussi l'une des manifestations ambivalentes, prise de forme et déformation, information et transformation), à la fois survivante et immortelle (Nanouk et les siens nous regarderont toujours, ils nous regardent aujourd’hui comme ils en regarderont d’autres demain et après-demain).

 

 

Dès qu'il y a cinéma, le mort et le vif entreraient en effet dans une danse de l'indiscernabilité (Nanouk va mourir, il est déjà mort, il aura toujours été immortel) et le sommeil de Nanouk serait comme la zone onirique où l'homme réel rencontrerait alors son double imaginaire, le premier accordant au second le soin et la promesse de prendre le relais dans les imaginations à venir. A quoi rêve Nanouk, exemple de l'homme imaginaire rêvé par Edgar Morin mais aussi l'un des géants immortels dont le cadavre couché configurerait la géographie et la cosmogonie de la Baie d'Hudson considérée depuis l'autre rive et plus au nord encore par Nawna (Je ne sais pas...) (2007) de Nazim Djemaï ? A quoi rêve Nanouk, sinon à tous les spectateurs qui viendront après lui pour entretenir le rêve de son immortalité ?

 

 

A quoi rêve-t-il, sinon de nous qui, à l'image des huskys au dehors, seraient comme les gardiens d'un secret – ce foyer de cinéma qu'il nous faut persévérer à rêver ?

 

 

24 septembre 2016

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