Ecce Homo Franco Citti Pier Paolo Pasolini

Franco Citti, c'est, avant l'ange Ninetto Davoli, le premier homme du cinéma de Pier Paolo Pasolini. Franco Citti est le porteur du premier regard d'innocence profanée qui aura frontalement visé notre condition de spectateur en la transfigurant à jamais.

Force antique, force critique

 

 

 

 

Franco Citti, c'est, avant l'ange Ninetto Davoli, le premier homme du cinéma de Pier Paolo Pasolini. Franco Citti est le porteur du premier regard d'innocence profanée qui aura frontalement visé notre condition de spectateur en la transfigurant à jamais.

 

 

 

Franco Citti, c'est l'inoubliable Accattone, le premier visage, tantôt joyeux, tantôt douloureux, inconséquent jusqu'au tragique, jusqu'à l'antique, de ragazzi non plus racontés en mots mais en plans tournés, non plus sur papier imprimé mais sur pellicule impressionnée. Lui, Franco Citti ou Accattone – on ne sait d'ailleurs plus tant avec lui, depuis lui, les images de l'autre dans la fiction et de l'un dans le documentaire se superposent en d'impressionnantes surimpressions –, lui le ragazzo d'une vie de chagrin et de mauvais coups, vie qui valait si peu et qui depuis compte infiniment pour pas mal d'entre nous, vie violente et sincère accouchée des flancs les plus en profondeur du peuple italien – ces couches dégoûtantes et inassimilables, ces restes sédimentés qui auront si peu intéressé le parti communiste italien d'alors en ayant préféré capitaliser sur les profits symboliques de la prometteuse classe ouvrière organisée par les syndicats dans les usines.

 

 

 

Accattone, un frère, un mythe. Pier Paolo Pasolini l'ayant imaginé et Franco Citti l'ayant incarné, Accattone est l'annonciateur, le porteur brûlé d'une annonce, proche et lointaine : Ecce homo.

 

 

 

Cette vie-là, faite de ces haillons dont Karl Marx disait avec mépris qu'ils habillaient la nudité d'un sous-prolétariat susceptible de se vendre pour le pire de la bourgeoisie réactionnaire, brille à jamais d'une lumière fossile – cette force du passé dont l'image de Franco Citti, sa figure, conserve la garde en cinéma. Luit aussi sa force antique, luciole venue d'une glaise méritant le pétrissage de ses mythes comme d'augustes récits gréco-latins sont devenus d'universelles mythologies. Elle aura été rêvée par le poète du dialecte frioulan comme force critique, dans la croyance, immense et désespérée, que ses puissances immémoriales entretiendraient longtemps – toujours ? rien n'est moins sûr – des promesses de résistance. Comme du chiendent qui pousse, proliférant en contrariant toutes les machines de subordination et d'assujettissement.

 

 

 

 

Œdipe un frère

 

 

 

 

Cette vie-là, celle du lumpen-prolétariat, vie qui fut brutalisée par le fascisme italien qui voulut en cantonner les miasmes dans les borgate, n'était pas encore fascinée et subjuguée, pas encore capturée par les mirages du nouveau fascisme qui, alors, venait sous les auspices du boom économique et de l'embourgeoisement sous la culture du consumérisme. Dans l'intervalle, Franco Citti se sera présenté devant nous et l'homme demeure pour nous, et pour tous les temps présents comme à venir, une survivance du passé : une revenance populaire en forme de luciole, forcément. Quelques images papillonnantes de cinéma ayant été faites pour que son éphémère luminescence puisse durer jusqu'à ce qu'elle puisse transpercer l'obscure nuit de l'actuel, chez Pier Paolo Pasolini donc, chez le grand frère Sergio Citti, chez Francis Ford Coppola aussi (The Godfather I et III). Chez le premier, Franco Citti a notamment joué les cannibales dans Porcherie (1969) et le diable dans Les Contes de Canterbury (1972) puis Les Mille et Une Nuits (1973).

 

 

 

On n'oubliera pas encore ce regard frontal et paradoxal, retenu et éploré, ce regard qui marque en pliant la fin de Œdipe roi (1967) d'après Sophocle. Ce regard est celui d'un homme accompagné par l'angélique Ninetto Davoli, celui du poète maudit en errance aveugle dans la Rome contemporaine. Le temps moderne est celui d'un deuil interminable, celui d'une sortie du mythe que ne remédie pas la logique. Le savoir ne vient qu'après, une fois la disparition du mythe avérée. Sa quête est une volonté parfois irascible (Œdipe est un adolescent qui en veut à ses parents qui en savent plus long que lui sur sa généalogie), une requête désespérée de savoir ce qu'il sait déjà : on n'est aveugle que sur ce que l'on ne veut pas voir. Savoir est un voir différé.

 

 

 

Ce regard, donc, est plié en coin du regard de Pier Paolo Pasolini, les yeux rougis pour tant s'épuiser à faire qu'une mélodie flûtée puisse arriver jusqu'aux oreilles d'ouvriers, autrement occupés ou préoccupés en ce printemps précédant l'automne chaud italien. Il fallait bien savoir organiser la rencontre improbable entre un corps documentaire de sous-prolétaire, la convocation d'un personnage à dimension tout à la fois mythologique, littéraire et psychanalytique, ainsi que le désarroi réel du poète imaginairement transfiguré, pour oser pareillement figurer le faux-raccord entre l'art et la politique, leur dé-liaison, la dis-jonction de leurs rapports. Une esthétique.

 

 

 

Franco Citti a ainsi accueilli de tels passages, qui sont déphasage et hybridité, impureté. Son visage en restera la membrane, ses yeux aveugles en garde d'une antique diaphanéité rendant possible la possibilité même de penser tout ce qui, esthétiquement, se noue et se dénoue entre l'art et la politique – jamais réconciliés, si tant est qu'ils l'aient un jour été ou un autre le seront.

 

 

 

20-27 janvier 2016

 

 

 

Post-scriptum : "Le rebut : soit ce qui a toujours fait honte à toute révolution. La révolution : soit ce qui serait capable de faire sienne même ce qui lui rebute" (Michel Surya, Capitalisme et djihadisme. Une guerre de religion, éd. Lignes, 2016, p. 41).


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