"Kommunisten" (2014) de Jean-Marie Straub

Une touche, de l'amour au communisme

A la gauche du cadre, sur un seuil partageant le dedans sombre d'un appartement de son dehors lumineusement ouvert sur un coin de campagne, un hommes en manteau beige, se tient, debout. A la droit, assise sur une chaise, une femme en rouge, Anna, la compagne de Kassner, héros d'un roman assez court et peu connu d'André Malraux, Le Temps du mépris (1935), dont la fille, Florence Malraux (ancienne assistante d'Alain Resnais, elle est depuis 2009 présidente de la commission de l'avance sur recettes du CNC), est vivement remerciée en générique-fin. Le couple est filmé de dos et, dans leur dos, l'expérience du militantisme communiste comme de sa répression organisée ici par l'État hitlérien. On aura reconnu, dans la séquence qui précède ce plan, la voix tonitruante de Jean-Marie Straub dans le rôle ironique du fonctionnaire jugeant hors-cadre (« On verra ça, on verra ça » martèle ce dernier en frappant du poing une table) des activités de deux militants voués à l'incarcération dans un camp de concentration.

 

 

La voix-off s'appuyant sur un long plan noir suturant la séquence du jugement avec celle des retrouvailles du second militant en compagnie de son aimée, si elle évacue le grand moment du roman d'André Malraux inspiré du récit du communiste allemand Willy Bredel concernant la communication arrachée des murs du dispositif carcéral entre les deux détenus, aura par ailleurs insisté, exemple de Mikhaïl Bakounine à l'appui (mais l'on pourrait citer aussi Rosa Luxembourg), sur les puissances de l'imagination convoquées pour restituer à l'esprit du sujet captif la rigueur mentale d'une discipline valant comme forme de résistance intérieure. « Il est difficile d'être un homme » pose l'écrivain antifasciste en préface de son roman écrit dans la foulée du congrès des écrivains soviétiques de Moscou de 1934 et cette difficulté, alors exprimée par celui dont Paul Nizan disait à cette époque qu'il était « l'écrivain le plus inquiet de la littérature française contemporaine », sera deux fois vaincue. La première fois lorsque Kassner raconte comment un autre militant arrêté par les nazis s'est fait passé pour lui afin de lui permettre de sortir au plus vite et de continuer à assumer d'importantes responsabilités au sein du parti. La seconde fois quand, suite à un raccord a priori curieux, le même axe de filmage du couple sur le seuil est conservé à ceci près que la hauteur du cadrage est descendue d'un cran, la tête de l'homme désormais coupée et celle de la femme atteignant pour sa part le haut du cadre.

 

 

Le bon plan du moment consiste aujourd'hui en ce raccord qui prépare à la survenue au centre du plan d'un événement si simple, et si simplement touchant, qu'il bouleverse au plus haut point. Cet événement, c'est la décision intempestive d'Anna de se saisir de la main droite de Kassner pour la poser sur sa joue. Dans l'exposition de la droiture infiniment straubienne du sujet militant, posé sur le seuil de ce qui départage la violence obscure dans son dos et la promesse de lendemains lumineux promis devant lui, la fidélité à l'idée communiste comme politique émancipatrice se double ainsi en une touche de la fidélité amoureuse. Et, dans les deux cas, se déclinerait différemment la question du Deux, lutte de classe substituée à la guerre des races du côté communiste et antinazi, vérité assumée avec l'autre de la différence (sexuelle) en excès à tout repli narcissique sur le versant amoureux. Avec ce geste affectueux, se vérifierait, circonstancié, le consentement à la touchante beauté commune de l'amour (l'égalité expérimentée à deux) et du communisme (l'égalité expérimentée dans la perspective de son universalité et de sa généricité).

 

 

Ce qui persévère

 

 

« Originé dans l'événement d'une rencontre (ce ''soudain" sur lequel déjà Platon insiste avec force), l'amour trame l'expérience infinie, ou inachevable, de ce qui de ce Deux constitue déjà un excès irrémédiable à la loi de l'Un » écrit Alain Badiou (in Manifeste pour la philosophie, éd. Seuil-coll. « L'ordre philosophique », 1989, p. 64). Kommunisten, c'est alors le plus beau film de Jean-Marie Straub depuis la blessure sans remède de la mort de Danièle Huillet en 2006, parce qu'il a fait de cette blessure un destin assumé (plus aucun film long n'aura été réalisé et les courts tournés le sont en numérique) à la hauteur des blessures historiques en lesquelles auront consisté la trahison étatique de l'idéal égalitaire et l'éradication historique de la mémoire de ses praticiens fidèles. Et ce film est beau parce qu'il est sensible à la multiplicité des formes d'être communiste dans une manière combinant l'actuel (l'adaptation successive de récits de Jean Sandretto pour La Guerre d'Algérie et du Temps du mépris d'André Malraux) et l'inactuel (ce sont ensuite cinq blocs extraits respectivement de Ouvriers, paysans en 2001, Trop tôt/Trop tard d'après Mahmoud Hussein en 1982, Fortini/Cani d'après Franco Fortini en 1976, La Mort d'Empédocle en 1987 et Noir péché en 1989 tous les deux d'après Friedrich Hölderlin). 

 

 

Et le film l'est d'autant plus en raison d'un effort rétrospectif indexé sur le vécu de son auteur survivant et arrachant le traçage des formes circonstanciées du sujet communiste hors toute clôture testamentaire. Entre celui (comme Jean-Marie Straub lui-même) qui a dit non à l'incorporation de la guerre coloniale et celui (comme Kassner) qui est renforcé dans ses convictions en conséquence de la découverte du sacrifice d'un camarade comme de l'affection spontanée de sa compagne. Entre celui (comme Mahmoud Hussein) qui essaie de donner à voir la continuité des luttes de classe en Égypte depuis une sortie d'usine où le pouvoir ouvrier devient une réalité indiscernable et celui (comme Franco Fortini) qui veut penser le rapport entre la violence nazie (consacrée dans les monuments de l'antifascisme) et la violence anti-ouvrière et coloniale (vouée au « monumanque » comme l'aurait dit Jacques Derrida). Entre celui (Empédocle) qui demande à ce que les vieilles leçons de l'histoire héritée soient oubliées au profit du vieux rêve d'une chose dont parlait Karl Marx, le « vert de la terre » commun à tous et celle (Danièle Huillet dans le tout dernier plan) qui clame en conséquence de ce vieux rêve de l'humanité « Nouveau monde » (avec sa robe et ses sandales, ses cheveux longs et noirs et son rapport d'intimité avec la nature environnante, sans compter le motif du geste amoureux, c'est incroyable, elle préfigure la Pocahontas de The New World de Terrence Malick en 2005). Entre ceux (les personnages d'Elio Vittorini) qui se souviennent de l'expérience agricole, communautaire et autogestionnaire et ceux (les mêmes) qui ont expérimenté subjectivement l'émancipation comme une forme de transfiguration amoureuse. Entre tous ceux-là, c'est la même persévérance, en la multiplicité de ses formes d'expression (hier et avant-hier, en France et en Italie, en Grèce et en Allemagne, en Égypte aussi et il y aurait avec le fragment tiré de Trop tôt/Trop tard comme un signe à l'adresse des révolutionnaires du Maghreb et du Machrek), en dépit de toutes les discordances et interruptions (trop tôt, trop tard).

 

 

Ce qui persévère, c'est le communisme en tant qu'il est un idéal aussi concret que la relation amoureuse constituée, aussi simple et touchant que la caresse d'une main sur le visage de l'aimé. Ce qu'il faut continuer, malgré tout, (« (...) il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer », les derniers mots, inoubliables, de L'Innommable de Samuel Beckett en 1949), c'est le communisme en tant qu'il est une idée, aussi éternelle que Danièle Huillet, décédée, est l'immortelle de celui qui, toujours vivant, lui demeure absolument fidèle. Alors, on réalise, dans un différé qui fait trembler, que ce raccord permettant l'accueil et l'expression la plus appropriée de l'intensité du geste amoureux disparaît comme possibilité dans la solitude d'Empédocle se préparant hors-champ à son suicide du haut de l'Etna à laquelle succède la présence solitaire de Danièle Huillet.

 

 

Ce geste d'une intimité partagée, Jean-Marie Straub ne le vivra plus jamais. Mais, vécu et ressouvenu, le geste garde en mémoire la nécessité étroitement articulée de l'au-delà de tout narcissisme comme de toute appropriation lucrative : amour et communisme, en une touche liés à jamais.

 

 

Le 02 avril 2015


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