Romero Undead

 On apprend seulement aujourd'hui le décès de George Andrew Romero.

 

D'apprendre pareille mutilation, notre cœur saigne – forcément.

 

 

On retiendra de ce dernier le coup de génie d'une révolution culturelle mondiale incarnée par la figure paradigmatique du zombie. Toilettée de ses attributs vaudous et autres colifichets ethnographiques (depuis White Zombie de Victor Halperin en 1932), le cinéaste en aura livré la modernisation raccord avec les mouvements contestataires de la fin des années 1960 (et leur prolongement contre-culturel et cinématographique avec le Nouvel Hollywood).

 

 

Non seulement le zombie incarne le symptôme du désastre bio-politique contemporain, mais il s'expose encore comme l'homo sacer (Giorgio Agamben) repliant entre ses flancs pourris le flux du consommateur cannibalisé par le consumérisme et le reflux du prolétaire identifié à la trahison de la révolution communiste dont le cadavre refroidit dans la morgue stalinienne.

 

 

A l'époque grise et intervallaire qui est la nôtre, le zombie est notre double, notre prochain. Ses exhalaisons allégoriques semblent en effet inépuisables. Il serait par exemple l'incarnation exemplaire du « jugement infini » kantien (l'affirmation d'un sujet reposant sur un prédicat négatif : le zombie l'est doublement, à la fois le non-vivant et le non-mort). Le zombie est aussi une figure du neutre qui, comme Bartleby, met la « dialectique à l'arrêt » (Walter Benjamin). Il est encore le « déchet du monde » prophétisé par saint Paul, le « sans-part » sans feu ni lieu, le désaffecté dont l'indifférence générique (il n'est plus ni homme ni femme, ni riche ni pauvre, ni noir ni blanc) expose le vide universel refoulé au cœur de la machine capitaliste.

 

 

Coup de génie de George Romero parce que le film-manifeste du genre, Night of the Living Dead – La Nuit des morts-vivants (1968), mille fois pompé et jamais égalé, est lui-même un film-zombie, film pauvre et œuvre sans droit dont le désœuvrement juridique même est absolument fidèle à la vie nue ressaisie dans sa vérité générique.

 

 

Coup de génie d'un film encore qui, porté par cette mentalité obsidionale typiquement étasunienne que l'on pourrait qualifier de « complexe d'Alamo », constitue le raccord parfait entre classicisme et modernité, les westerns de Howard Hawks et les premiers films de John Carpenter.

 

 

Cinq longs-métrages suivront (avec Dawn of the Dead – Zombie en 1978 coproduit par Dario Argento, Day of the Dead – Le Jour des morts-vivants en 1986, Land of the Dead – Le Territoire des morts en 2005, Diary of the Dead – Chronique des morts-vviants en 2008 et Survival of the Dead – Le Vestige des morts-vivants en 2009) afin de vérifier les forces de contextualité du mort-vivant. On retiendra surtout du cycle zombie les quatre premiers volets qui accentueront une veine carnavalesque soutenue par les effets spéciaux d'un ancien du Vietnam (Tom Savini). On note aussi que ces mêmes films auront marqué l'avènement progressif d'une nouvelle conscience de classe identifiée à un pompiste, à l'époque du pourrissement néolibéral des classes moyennes et des guerres du pétrole étasuniennes.

 

 

Certes l’œuvre visionnaire de George Romero lié d'affection à Pittsburg, ville ouvrière frappée de plein fouet par la crise économique et industrielle, est inégale et comporte des films moins dispensables, aux limites du nanardeux, mais également d'autres pépites inestimables. On pense en particulier à The Crazies (1973) mal vendu en France sous le titre opportuniste de La Nuit des fous-vivants. On pense surtout à Martin (1977), son film le plus émouvant, sorte de variation matérialiste et mélancolique de Cat People (1941) de Jacques Tourneur où le vampirisme n'existe plus que comme mythologie réincarnée en prophéties auto-réalisatrices. On aimerait encore citer deux réalisations romeriennes singulières, Knightriders (1981) avec sa communauté de marginaux conjuguant bikers, jeu de rôles et épopée médiévale et Monkey Shines (1988) où la puissance et l'acte se divisent dans les circuits tordus de l'animalité simienne et de l'humanité accidentée, jusqu'à faire disjoncter l'humanisme requis par le champ juridique.

 

 

On n'aura jamais vu autant de films d'horreur sur les écrans d'aujourd'hui, et si peu dignes d'intérêt. Sinon que l'infecté éclipse à l'écran le zombie et les critiques souvent incapables de distinguer les deux figures, la seconde incarnant trop souvent la trahison par l'hystérisation de la seconde (mais quelques films récents commencent heureusement à changer la donne, Dernier train pour Busan de Yeon Sang-ho et The Girl with All the Gifts – Celle qui a tous les dons de Colm McCarthy en 2016).

 

 

Tristesse d'un genre naguère si prolifique, si fortiche à l'allégorie bio-politique et la débandade organique, désormais cannibalisé par les franchises et l'industrie des jeux vidéo, tandis que les grands maîtres auront été par l'industrie réduits à un silence coupable (George A. Romero s'est dernièrement replié sur les comics, John Carpenter sur la musique et Dario Argento sur sa légende).

 

 

De la marge et de ses minoritaires l'industrie ne veut même plus, telle est une forme de l'horreur contemporaine. Mais le mal est fait, la morsure avérée, la contagion amorcée, l'infection inarrêtable : zombies de tous les pays…

 

 

Post Scriptum :

 

 

Le zombie constitue une telle inspiration qu'on avait consacré à cette figure quelques pages à l'occasion d'une réflexion générale, partagée dans l'amitié de Marie José Mondzain, portant sur ces images intriguées par ce que l'on a essayé de conceptualiser sous le terme d'in-différence.

 

 

Des images suffisamment ambivalentes, autrement dit « in-différentes », pour indexer leur régime de singularité (ou de la plus grande différence) à partir d'une indifférence aux différences abondent dans le cinéma d'horreur - mais pas seulement.

 

 

Et on en aura trouvé de fascinantes, entre autres chez Don Siegel (L'Invasion des profanateurs de sépulture), John Carpenter (La Chose) et donc George A. Romero (Zombie).

 

 

mardi 25 juillet 2017


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