"Simone Barbès ou la Vertu" (1980) de Marie-Claude Treilhou

Dans la solitude de la gardienne de la vie souterraine parisienne

Des trois panneaux constitutifs de Simone Barbès ou la Vertu, ce si beau triptyque presque quarantenaire dont l'insondable mélancolie revient comme document exceptionnel archivant les rituels des sous-sols d'une époque révolue, le premier demeure encore le plus connu, qui reconnaît dans la silhouette gracieuse de deux ouvreuses d'un cinéma porno du Montparnasse de la fin des années 1970 les gardiennes paradoxales d'un temple urbain pratiquement consacré à l'ordinaire profanation du sexe, mais expérimenté à partir de la coexistence de ses dimensions cachées.

 

 

Les ouvreuses ne le sont en effet qu'à ne pas fermer la possibilité d'un seuil ouvrant droit à un retrait effectif, l'entrée autorisant l'accès dans l'alcôve où le sexe s'affiche alors génialement retournée par soustraction et neutralisation en outre-monde impénétrable. La garde fonde – mieux elle refonde la limite membraneuse d'une séparation, qui ne signifie pas tant la sacralisation du sexe qu'elle réinscrirait pour le domaine des affaires sexuelles une discrétion et une intimité de fait profanées à coup d'excrétions surdimensionnées au nom d'une extimité spectaculaire dont le règne s'exhibe frontalement jusqu'à l'obscénité. L'accès aux représentations ambivalentes du sexe, chair à la fois non simulée et non simulée (l'exhibition des organes s'accompagne en effet des maladresses de l'interprétation), devient ainsi celui d'une inattendue inaccessibilité ou impénétrabilité. L'accomplissement de ce déplacement décisif veut qu'en un lieu où la fantasmagorie marchande promet la jouissance en la désublimant par confusion avec les plaisirs vains de la compulsion, le plus important se joue effectivement sur le seuil plutôt que de l'autre côté, l'intervalle du sas préféré aux ressassements machinaux de la mécanique pornographique. C'est ainsi que Marie-Claude Treilhou, à l'occasion d'un premier long-métrage riche d'expériences vécues et produit par Paul Vecchiali dans le sillage de la constellation des productions Diagonale (ce sont les films de Jean-Claude Biette et Jean-Claude Guiguet, Jacques Davila et Gérard Frot-Coutaz), tient fermement le site d'un espace intermédiaire qui relève à la fois de la scène d'un petit théâtre pour une comédie humaine en son versant nocturne et de l'espace dédié au ballet chorégraphié des allers et venues des clients entre la rue et la caisse, entre les salles et les toilettes. L'une en cuir noir et regard sévère et l'autre en robe jaune et yeux mouillés, Simone Barbès (Ingrid Bourgoin) et sa camarade Martine (Martine Simonet) assurent ainsi la garde à deux têtes de la zone transitoire d'une « hétérotopie » ainsi que l'aurait qualifié Michel Foucault, soit un espace à la fois banalisé et périphérique de consommation pornographique surgi au mitant des années 1970 dans les marges de l'industrie cinématographique à la suite de l'institutionnalisation du X et investi comme la poche hétérogène nichant dans l'un des interstices de la société homogène, comme un lieu de plaisir offert en fallacieuse contrepartie des peines du travail salarié, des porteurs d'attaché-case aux travailleurs émigrés-immigrés.

 

 

Et, y occupant théâtralement le seuil en retenant les pressions redoublées du dedans (la salle et son petit peuple) comme du dehors (la rue animée de sa faune), les deux gardiennes sont telles les personnages d'un western hawksien ou carpenterien qui tiennent la position consistant à préserver l'intégrité d'un lieu, ici en reléguant précisément dans le hors-champ le spectacle pornographique en tant que tel, de fait réduit aux miasmes sonores d'une obscénité caricaturale, ridicule à force d'être surjouée.

Espace bipolaire, hétérotopie, îlot utopique

 

 

L'opération esthétique est en toute simplicité alors celle d'un génial désœuvrement, la désactivation des procédures de la représentation pornographique ouvrant droit à l'expression drôle et empathique – une sorte d'ethnographie du proche digne de Marc Augé – d'une solitude urbaine peuplée de mâles qui défilent à la queue-leu-leu et se ressemblent sans jamais être identiques pour autant, entre les hétéros en situation de misère sexuelle et les homos qui finalement le seraient moins en faisant du cinéma un lieu activement réapproprié de drague, plus constituant qu'institué évidemment. Une triste remarque sexiste faite à l'adresse de Simone Barbès par un client choqué par la vue de scènes gay contractera idéalement les paradoxes du lieu : le cinéma porno est un espace plié, bipolaire ou duplice, qui déçoit programmatiquement les hétéros y reconduisant l'absence littéralement criante de l'autre sexe, qui réjouirait bien davantage aux homos y tenant une ronde qui tourne et dont la ritournelle nourrira nostalgiquement Jacques Nolot à l'occasion de La Chatte à deux têtes (2002).

 

 

Le désœuvrement est en effet accordé à la misère symbolique de l'hétérosexualité captive de la salle de cinéma porno appareillant la libido masculine sur le programme frustrant d'une incessante compulsion de répétition, dont le dispositif expose l'impasse réelle d'une utopique libération sexuelle confondue avec sa libéralisation économique, trahie par les leurres de sa marchandisation (toutes choses dont aura exemplairement témoigné La Maman et la putain de Jean Eustache en 1973). Et c'est ce même désœuvrement, c'est cette débandade qui aura autorisé Marie-Claude Treilhou à positionner les acquis esthétiques de l'héritage de la Nouvelle Vague en antichambre tardive de l'industrie pornographique d'avant ses métamorphoses historiques, avant l'arrivée de la vidéo qui aura liquidé dans le courant des années 1980 le dispositif de la salle et son extension virale comme fait social total avec l'avènement actuel des télé-technologiques, d'internet et des réseaux sociaux. Le critique Noël Simsolo joue à ce titre un truculent réalisateur belge de films porno dont l'ambition artistique se heurte aux piteuses conditions imposées par les chaînes de la distribution, réduite en caricature par une industrie qui se moque éperdument de pareilles lubies. Et l'on comprendrait alors que la métaphore vaudrait également pour le cinéma d'auteur qui rejoindrait ainsi dans les marges infernales de l'industrie le cinéma porno, son semblable maudit, son frère mal vu et dont il voudrait retenir les excès comme pour le soulager de sa consubstantielle bêtise ontologique. Mais ce désœuvrement au sens d'une désertification du sexe dont l'idéologie désolante, si elle est conforme à l'intégration consumériste générale, se voit déjà contrarié par toute une vie populaire qui flue et reflue en écumant dans ses bordures, avec son économie symbolique faite d'anecdotes et d'histoires drôles (celle du lapin), avec ses figures rituelles ou habituelles (celle du marquis), avec une tendresse modeste et infinie, pour rien et pour tout le monde. Ce même désœuvrement se trouve aussi et surtout contredit par la vitalité si peu visible alors de sexualités minoritaires ou marginalisées qui fourbissent leurs rituels au service de leur propre mode de sociabilité, depuis la réappropriation pratique et alternative des lieux existants. C'est un monde parallèle, caché ou insoupçonné car sous-exposé, qui pourrait d'ailleurs faire écho avec les « scènes de la vie parallèle » alors mises en scène par Jacques Rivette (on pensera en particulier ici à Duelle en 1975).

 

 

L'hétérotopie foucaldienne se comprendra désormais aussi comme « utopie concrète » (Ernst Bloch) avérée avec le deuxième panneau de Simone Barbès ou la Vertu qui montre l'héroïne partir à minuit de la salle de cinéma porno pour rejoindre son amie qui travaille dans un cabaret. La foule solitaire des mâles interchangeables de la première partie, parfois laborieusement canalisée par Simone et Martine, disparaît pour laisser place désormais à un lieu davantage marqué par des liens communautaires, caractérisé par une communauté de destin. Le cabaret constitue en effet un espace englobant, îlot ou abri d'artifices autant partagés par les artistes qui s'y produisent que par leurs spectateurs (et parmi eux on reconnaîtra Pascal Bonitzer alors critique des Cahiers du cinéma). C'est un lieu dès lors non plus saisi comme un sas ou espace transitoire, non plus comme le produit d'un détournement pratique mais comme un milieu partagé à l'ombre ou l'écart des normes sexuelles, un monde en soi codifié et dont la lisibilité des codes peut échapper à la grille de perception des hétéros, un monde fréquenté par ses membres qui en partagent les codes intériorisés, lesbiennes jouant avec les signes de la masculinité, homosexuels avec ceux de la féminité, qui tous s'appliquent à exposer la facticité théâtralisée des identités sexuelles, à brouiller les frontières dures de la « matrice hétérosexuelle » (Monique Wittig). Dans cet espace queer et coloré dans lequel les performances ne sont pas seulement le fait d'artistes de variétés mais le lot varié de ses membres s'y côtoyant, et où se succèdent des chansons comme revenues des années 1930, des combats d'amazones sororales saluant Monique Wittig et la mémorable chanson féministe de Josse, inoubliable « nana mec », Simone attend au comptoir l'aimée qui officie en garçon de café (Josse, cette version rock de Colette Mars jouant Nichette dans La Garçonne de Jacqueline Audry en 1957 d'après le roman de Victor Margueritte). Et son attente l'obligera d'ailleurs à occuper les marges d'un espace lui-même marginal, mais institué et s'assumant comme tel, et dont le gestus impose ici une manière subtile d'indistinction entre les mises en scène imaginaires de la fiction et les scènes réelles du documentaire.

 

 

La marge est bien faite alors de mille plis, qui se déplie de multiples façons depuis les lieux autorisés de la solitude hétérosexuelle jusqu'aux espaces communautaires habités par les minorités sexuelles, des lieux de drague homo improvisés jusqu'à l'attente de la fille solitaire que ne rejoindra pas l'être aimée, et qui fait de sa solitude même une zone de retranchement face aux habitudes sexuelles minoritaires et sous-exposées, différemment retirées dans les salles des cinémas pornos et les cabarets. Et Simone Barbès ou la Vertu de persévérer dans sa singularité en dépliant son troisième et ultime panneau, en guise de prolongement et terme d'un voyage dans la nuit parisienne dont on retrouvera de vibrants restes, mieux qu'avec L'Homme blessé (1983) de Patrice Chéreau, dans le court-métrage Habibi (1983) de Franssou Prenant.

La garde silencieuse des larmes

 

 

On a soudain la vive impression d'un seul, d'un long et unique plan-séquence tourné depuis l'extérieur du pare-brise d'une voiture qui appartient à un croupier se faisant passer du côté de Strasbourg-Saint-Denis pour un baron, et conduite par Simone qui n'accepte de monter et de conduire ce dernier qu'à la seule condition d'un partage indicible dissipant toute idée de drague ou de transaction prostitutionnelle, à la seule mesure, bouleversante, d'une communauté quasi-silencieuse et improvisée de solitudes urbaines qui, autrement, ne se seraient jamais rencontrées. L'impression est si forte de n'avoir jamais vu scène semblable, sauf peut-être dans Je, tu, il, elle (1974) de Chantal Akerman. Le film de Marie-Claude Treilhou, qui aime la musique et en a filmé à plusieurs reprises le travail collectif (En cours de musique et Au cours de musique en 2000, Les Métamorphoses du chœur en 2004, Couleurs d'orchestre en 2007), tient ainsi, après le sérialisme de la première partie et l'opéra-bouffe de la deuxième partie, une note plus fragile et ténue, une drôle de mélodie bordée par deux silences, l'un qui appartient à une femme fatiguée par le travail et l'abandon amoureux, l'autre qui tient au célibataire vieillissant dont le petit théâtre de la séduction hétéro s'évanouit comme sa fausse moustache se décolle dessous son nez.

 

 

Le dernier artifice levé comme le jour se lève, les yeux se brouillent sans aucune autre forme d'explication et, à côté, Simone qui conduit a la vertu de le savoir sans rien en dire, gardienne du sacré des larmes, ces sécrétions qui autrement que les effusions porno méritent cependant une manière forte et subtile de discrétion. Michel Delahaye qui joue cet homme et qui a coécrit le film de Marie-Claude Treilhou est à ce moment-là un immense acteur en plus d'être alors un critique cinéphile qui à l'écran succède significativement à Noël Simsolo et Pascal Bonitzer.

 

 

Deux silences réciproques, rehaussés par la Sérénade toscane de Gabriel Fauré, à peine bousculés par les quelques mots d'aveu du second et une charade enfantine de la première, configurent alors un ultime intervalle, une zone de passage déterminante, un vide qui n'est pas un creux de l'être mais son noyau ou son cœur au contraire, un écartement entre les pleins différenciés du porno et du cabaret, un écart qui est désormais le désœuvrement communément désiré, qui est la dernière marge partagée avant que le jour ne pointe le nez en brûlant ce qui reste d'une nuit moins fauve que glauque, filmée par Jean-Yves Escoffier. C'est l'aurore aux doigts de rose, le « matin vermeil » du poème de Romain Bussine dans la sérénade de Gabriel Fauré, faisant de la fin de Simone Barbès ou la Vertu une variation inattendue du finale de Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau. L'homme sauvé du vampirisme ordinaire de la misère urbaine et sexuelle l'aura été par la femme qui n'aura seulement fait qu'accomplir sans jamais que personne ne le lui ait rien demandé son beau mandat allégorique.

 

 

Ce mandat de gardienne vertueuse des souterrains de la vie parisienne, entre malice et austérité, aura ainsi été tenu jusqu'au bout de la nuit, en retenant tous les seuils de l'intimité et du secret de sauter face au déversoir obscène des excès secrétés par la marchandisation de l'extimité.

 

 

3 juillet  2018



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