En 2018, onze événements plus un de cinéma

L'Héroïque Lande (la frontière brûle) de Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz


A Calais, le pas se fait à la charge. La jungle s'y divise en effet tout du long d'une ligne de faille séparant le camp où l'État des Droits de l'Homme relègue les parias de la terre, de la forme-de-vie bricolée avec des riens par les multitudes d'ailleurs pour réinventer ici la vraie vie. Le poème épique qui en porte haut le témoignage, pour personne comme pour n'importe qui, dépose ses archives grésillantes sur le seuil opalin du futur. Qu'elles témoignent alors des origines constituantes de l'avenir, où l'épopée des sans aura été vécue comme une fugue diagonale, impersonnelle et dysphonique. Comme une sculpture dansante qui fuguerait sur place, dans la figuration persévérante en surface désertique d'un paysage de glace qui ne vous désire pas. L'incarnation pratique de l'en-commun dispose avec l'archipel des parias épiques d'une seule promesse à la fois messianique et océanique. La promesse constituante de conjuguer le repeuplement de l'abîme avec la destitution des États-nations qui s'enfoncent dans les sables d'un naufrage identitaire.

Témoigner pour le migrant qui ne témoignera pas, faire fiction depuis le récit documentaire faisant défaut, c'est cultiver la figuration jusqu'à l'hallucination. C'est délirer, trancher l'œil andalou. C'est faire qu'un se divise en deux en rejouant l'essentielle dyade psychique, du documentaire qui manque jusqu'à la hantise à son supplément imaginaire qui jamais ne comblera ce manque. Doubler le pas du factuel du pas de l'allégorie, déchirer les cartes et détraquer les boussoles, faire boiter la robinsonnade apparente pour ouvrir depuis une Tunisie hors de ses gonds l'entre-mondes d'une presqu'île atopique, cela consiste à laisser s'écouler plus forte une écume blanche dédiée à la naissance d'un Éros noir. En jaillissent des feux, lampe-torche trouant la nuit violente de l'exil, soleil, brasier comme une prière muette dédiée à l'ami parti qui a tout appris de la survie comme la vraie vie. En jaillissent des bulles, une bâche qui bat comme une paupière, un œil engorgé comme un œuf par la déchetterie marchande, l'écriture graphique qui pleut dans la béance de la parole absente, une sphère mystérieuse en ami Pierrot brillant comme le projecteur à la fois lunaire et placentaire éclairant la nuit magnétique du cinéma.

Atlal de Djamel Kerkar

Le désastre sidère, arbres et pierres. Rien n'échappe au travail du négatif que nomme la ruine. Pas mêmes les images qui en préservent l'archive, ruinées de consigner la ruine, vestiges de vestiges. C'est depuis d'improbables archives que l'impossible qui dure depuis vingt ans se documente, dans une considération qui s'arrache héroïquement des effets de pétrification de la sidération. Au milieu des herbes folles dont le vert revient d'entre les gravats toujours là, entre un cheval fou d'apocalypse et l'éventrement géant d'un château d'eau. Dans l'oratorio des pierres qui retiennent une parole muette et des homme qui parlent pour l'indicible. Plan par plan, le film se compose ainsi comme une urne cinéraire sous la lune. Y brûlent des feux divisés, l'un qui alimente la dialectique des travaux et des jours nécessaires à la reconstruction, l'autre feu qui est celui de l'autre nuit qui dure pour que le jour suivant ne vienne pas, plus jamais. La première nuit est celle de la vaillante petite porteuse de lumière, étoile luciférienne qui guide l'effort paternel dans la reconstruction nationale algérienne. L'autre nuit n'a aucun souci pour cette rengaine sisyphéenne. Sa durée se tient dans le désœuvrement de ses veilleurs se chauffant au feu partagé des premiers récits originaires, où la reconstruction nationale cède le pas devant la garde de l'immémorial secret de l'humanité recommencée.

Le Livre d'image de Jean-Luc Godard

Penser la révolution se fait avec les mains. Pour chaque main tournant les pages du livre où l'on peut lire ce qui n'a jamais été écrit, il y faut à chaque fois cinq doigts dont les tissages rhapsodiques arrachent à la dilution digitale des images une sensibilité manuelle inouïe. C'est ainsi que les révolutions s'apparentent tantôt à des remakes réussis, tantôt à des trains qui en cachent d'autres dans la collision ferroviaire des contre-révolutions. C'est ainsi que les images sont tantôt des fleurs qui poussent entre les rails de l'Histoire, tantôt des plantes saxifrages qui font éclater le ballast. L'Égypte et la Tunisie continuent ainsi d'écrire l'histoire de l'impératif révolutionnaire dont l'un des plus beaux chapitres aura été donné par la Russie, tandis que Daesh répète la guerre divine contre-révolutionnaire de Joseph de Maistre. Et celle des croisés d'hier et d'aujourd'hui, de Saint-Louis mourant devant la tunisienne Carthage au clown du Puy-du-Fou qui croit entretenir la mémoire de la tragédie vendéenne quand il n'en incarne que la farce. Entre l'index levé de Saint Jean-Baptiste et le visage rond et mutique de Bécassine, il y a un silence nécessaire à Jean-Luc Godard pour toucher du doigt, tel celui posé sur la bouche du dieu égyptien Harpocrate nommant la jeunesse de Horus, la qualité d'or d'enfance et de mystère propre à tout événement révolutionnaire.

Samouni Road de Stefano Savona

Il y a des actes aux conséquences irréparables. Une famille de paysans palestiniens qui habite Gaza depuis de nombreuses générations en aura éprouvé l'horrible réalité, avec le massacre d'une vingtaine de ses membres à la suite d'une énième opération militaire israélienne en 2009. De cela, il n'y a pas d'images quand manqueraient par ailleurs celles où le souci de la reconstruction l'emporterait sur les rengaines habituelles et mimétiques de la victimologie médiatique et de la martyrologie islamiste. L'agression israélienne, Stefano Savona en avait documentée sur le mode de la chronique journalière la stratégie coloniale consistant à faire des Palestiniens de Gaza un peuple de réfugiés à l'intérieur de ses propres territoires. Il y revient pourtant presque dix ans après, mais cette fois-ci dans l'original vis-à-vis des images d'animation témoignant du faux-raccord abyssal entre le vécu palestinien et la vision stratégique israélienne. La question à la fin n'est pas celle de la résilience mais de la résistance, hors toute affiliation partisane cependant, quand une famille de Palestiniens sait comme les Samouni disposer de cette culture paysanne lui faisant préférer à l'occasion d'un joyeux mariage entre cousins la vie qui continue aux affects réactifs du ressentiment. Cette culture de résistance pacifique est une common decency à laquelle rend justice un film qui, imprévisiblement, redonnerait alors du sens à l'exigence messianique du tikkun olam judaïque qu'Israël ne finit pas de trahir.

Paul Sanchez est revenu ! de Patricia Mazuy

Patricia Mazuy revient, avec un film plus revêche que jamais. Le fait divers d'ici s'y voit en effet malmené par l'esprit cinéphile du genre outre-atlantique, polar classique westernien à la Raoul Walsh ou bien lorgnant vers le grotesque postmoderne des frères Coen. L'auteur introuvable d'un massacre familial se présente ainsi comme un drôle de revenant, qui sert à la fois de mythe local et d'enveloppe vide pour toutes les rancœurs sociales (un vendeur de piscines dépressif se fait passer pour le tueur afin de rendre public son malaise) et toutes les ambitions professionnelles (une jeune gendarmette le traque en croyant avoir trouvé l'affaire qui boostera sa carrière). Dans le Var, le rocher de Roquebrune n'est plus un paradis touristique mais le site infernal du retour des pulsions originaires et le venin de la prophétie autoréalisatrice y ressemble alors furieusement à un serpent qui s'appellerait Ouroboros. Rarement le cinéma français avait tiré un portrait aussi effrayant de monsieur Tout-le-monde (à deux visages, celui pâteux de Laurent Lafitte et celui plus animal et électrique de Zita Henrot), d'autant plus soumis l'appel du vide d'impulsions névrotiques, aux limites du schizophrénique, que leurs sirènes mimétiques sont amplifiées par la chambre d'écho médiatique.

Pastorales électriques de Ivan Boccara

Atlas aura donc été par deux fois foudroyé. Par Zeus durant la titanomachie racontée par Hésiode qui lui a permis de dominer l'Olympe après avoir vaincu Chronos et ses alliés. Et par l'électricité qui autorise l'État marocain, sous prétexte de désenclavement de la province rurale d'Azilal située entre le moyen et le haut Atlas, à prolétariser la culture pastorale de la minorité berbérophone qui l'habite. Ce foudroiement est pourtant une longue histoire. C'est une agonie patiemment documentée durant vingt années par un marcheur doublé d'un sismographe, qui porte sur son dos le devoir cinématographique de consigner les archives témoignant d'un paysage humain bouleversé, au dehors comme dans un western de John Ford, au dedans comme dans un film de Yasujiro Ozu. Ici, un peuple est déjà en train de manquer, un monde est en cours d'être démantelé. Ici toute une sagesse populaire s'étiole aux quatre vents, dans des rires qui céderont le pas devant le silence, dans des respirations qui seront les dernières. Une forme-de-vie évacuée du champ qu'elle cultivait, à la fin sortie du cadre désormais bouché par le ventre des constructions urbaines avides en anciens bergers devenus manouvriers à surexploiter. On n'avait peut-être jamais compris ce que dépaysement voulait au fond vraiment dire, en regardant les plans de celui qui compose l'élégie dédiée au paysage en cours de disparition, le pays perdu alors devenu le dépays atopique que tous les exilés portent dans leur cœur moins nostalgique que mélancolique.

Les Bonnes manières de Juliana Rojas et Marco Dutra

La fable l'aura anticipé : il y a des crises de lycanthropie qui, quand elles viennent, attestent en fait qu'elles reviennent de loin. Pour voir en effet le mal qui vient et qui, toujours remontent à plus loin, il faudra alors savoir bricoler dans l'hybridité afin de rendre grâce à une créolité forclose. La fable est donc un conte bigarré pour ces temps postmodernes qui voient la vieille dictature revenir au Brésil sous les habits vertueux du libéralisme et de la démocratie. Le film est bien de sang-mêlé affirmé, écrit et tourné à quatre mains avec dedans de vrais morceaux de mélodrame lesbien, de film d'horreur des années 1980, d'animation et musical. L'enfant qui en naît est certes monstrueux, il est l'enfant-loup dont les pulsions lunaires sont retenues par la nounou noire qui s'en occupe jusqu'au bout. Jusqu'à prendre sur soi le destin d'une maladie blanche issue des flancs de l'arrière-pays encore marqué par l'époque de l'esclavage et la vieille économie latifundiaire. La nounou noire n'est pas pour rien alors l'une des figures privilégiées par le nouveau cinéma brésilien, puisqu'elle est la gardienne des pires secrets de la société raciale, reléguée en périphérie par cette même société afin de n'y mettre pas le nez qui ressemble en effet tellement à un museau allongé.

Football infini de Corneliu Porumboiu

Du football, on peut rejouer le match ou alors on peut tout aussi bien en réécrire les règles. C'est ainsi que l'ami d'enfance aura fait d'une blessure l'ayant empêché durant sa jeunesse de devenir le footballeur rêvé la relève d'un destin, chèrement caressé à l'ombre d'un poste de fonctionnaire gris d'une administration préfectorale. Puisque le football ne peut être joué, ses règles habituelles en seront déjouées pour être rejouées à l'occasion de plusieurs essais qui peuvent laisser sceptiques ceux qui préféreront rester sur le banc de touche. Il se trouve pourtant que de pareilles tentatives, aussi absurdes et délirantes paraissent-elles, se tiennent cependant au plus près de l'histoire du communisme telle qu'elle s'est jouée notamment en Roumanie. Autrement dit, dans la dialectique effectivement serrée de l'imagination créatrice dont l'utopie consiste à réinventer les règles du jeu et du règlement nécessaire dont l'administration rigoureuse risque au nom de la vertu des principes d'étouffer toute la liberté nécessaire au déploiement du jeu. L'ami qui rêve d'un autre football, il faut le regarder en effet pour ce qu'il est, à savoir l'égal des super-héros dont les blessures fondent des destins en exception et le représentant idéal-typique du désarroi roumain qui ne veut plus du soviétisme mais peut-être pas davantage de la démocratie libérale existante qui asphyxie tout désir utopique.

Demons in Paradise de Jude Ratnam

Dans la rue, un garçon parle innocemment sa langue maternelle. Son père prend peur et c'est ce fond de terreur qui serait la catalyse allumant le désir d'un film dont la réalisation exigea pratiquement un tournage étalé sur dix ans. Car le tamoul est non seulement une langue minoritaire parlé dans la plus grande île du sous-continent indien peuplée à 70 % de cinghalais, mais aussi l'idiome du groupe qui s'est soulevé contre sa minorité sociale en faisant de sa culture notamment linguistique un principe identitaire de soulèvement, du pogrom de 1958 à la guérilla des années 1970. Le conflit inter-ethnique dit mal une guerre civile profonde qui s'est accentuée en 1983 avec l'hégémonie politique des Tigres tamouls et leur défaite militaire actée en 2009. Une guerre fratricide si profonde qu'elle aura livré les Tamouls à la mâchoire répressive de l'État cinghalais comme des Tigres dont l'hégémonie politique s'est durement payée de l'extermination des rivaux politiques. Que peut alors le cinéma, sinon constituer dans le geste généreux du film un site ouvert à l'autre qui peut être n'importe qui ? Le site dont l'hospitalité est en exception aux ravages identitaires comme à l'amnésie étatique est une zone procédant d'une longue et patiente enquête documentaire où, autour d'un feu nocturne, les anciens ennemis politiques se retrouvent pour tenter de partager un peu de la chaleur d'une mémoire commune malgré les blessures réciproquement infligées. Les zonards de la mémoire collective qui manque y entretiennent peut-être le feu d'un espoir de reconnaissance, semblable à cet arbre gigantesque dont les épaisses racines auront en poussant transpercé le blindage d'un wagon abandonné.

Zama de Lucrecia Martel

Comme le colonel du roman de l'écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, don Diego de Zama est ce corrégidor imaginé par le romancier argentin Antonio Di Benedetto, qui attend vers la fin du 18ème siècle la lettre signée du vice-roi du Rio de la Plata qui le délivrerait de ses fonctions de représentant du pouvoir royal espagnol dans la province du Gran Chaco. Mais la lettre ne vient. La promesse de la mutation à Buenos Aires se diluant alors progressivement dans la dynamique entropique puis onirique d'une dégénérescence strictement coloniale, où l'indigène et l'animal se confondraient dans l'indiscernabilité sonore caractérisant la délirante sensibilité du colon. Avec la colonisation espagnole, l'Europe aura en effet importé en Amérique du sud une pourriture qui lui est propre, dont la corruption est un poison qui infecte la chair du monde indigène des Guaranis, en proie à une déréliction qu'il ne connaissait alors pas. Cette esthétique de la pourriture coloniale comme corruption organique et comme hallucination psychique exigeait de tels plans plans, cadrés au cordeau et indexés sur la vue de taupe bornée du maître colonisateur (Rui Poças a fait l'image comme celle des Bonnes manières). Et elle méritait autant une riche matière sonore dont la crépitante densité conjoint la forêt réelle avec la jungle mentale de qui à la fin préfère s'y perdre plutôt que de pourrir sur place. Les esprits deviennent alors fous d'oiseaux peut-être disparus depuis leur recensement historique par le naturaliste Félix de Azara, dont le corrégidor aura été le double malade et imaginaire.

Bonus : Thanos dans Avengers 3 : Infinity War de Anthony et Joe Russo

Osons l'écrire, Thanos est un super-vilain perversement kantien. C'est pourquoi il arrive à fasciner, vérifiant par ailleurs l'adage hitchcockien selon lequel meilleur est le méchant et plus réussi sera le film. La motivation de Thanos n'est pas le mal pour le mal, ce n'est pas le pouvoir absolu, la jouissance suprême ou la domination totale comme le prescrit l'habituel manichéisme hollywoodien. Son aiguillon consiste seulement à bien faire ce en quoi il croit et dont la nécessité corrélée à l'abstraction des principes est ce sur quoi il ne faut pas céder. C'est en raison d'un mélange d'environnementalisme radical et de malthusianisme extrême que Thanos accumule les pouvoirs cosmiques lui permettant de détruire une espèce vivante sur deux dans tout l'univers afin de le sauver d'une surpopulation fatale. La destruction est à la fois égalitaire et aléatoire, son impératif catégorique ne vise personne en particulier. C'est une décision souveraine et irrévocable qui réduit la moitié du casting des super-héros à quelques poignées de cendre dispersée. Une fois son mandat accompli, Thanos s'évanouit, retiré dans une solitude qui abrite après tant de puissances accumulées non pas la jouissance de cette accumulation mais l'impuissance finalement acceptée. Dans le paysage normalisé du blockbuster, est vraiment remarquable le sourire si léger, à peine esquissé de qui croit avoir accompli le plus grand bien. Justifier d'une raison du pire, l'Histoire l'a montré, c'est bien incarner le mal radical.


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