Le visage même de l'image (Ingmar Bergman, II)

L'ouverture de "Persona" (1966)

« Moi, je vis dans l’image »

 (Ingmar Bergman)

 

 

« Persona : l’histoire de deux femmes dont l’une est si forte qu’elle finit par déverser dans l’autre la maladie de son âme, au point qu’elles deviennent indistinguables. » (Jacques Aumont, Ingmar Bergman : « Mes films sont l’explication de mes images », éd. Cahiers du cinéma-coll. « Auteurs », 2003, p. 177). « (…) l’une est si forte qu’elle finit par déverser dans l’autre la maladie de son âme » : oui mais, précisément, laquelle des deux femmes ? S’agit-il d’Elizabeth Vogler (Liv Ullmann), la comédienne de théâtre qui s’est figée sur scène au milieu d’une représentation de Électre de Sophocle pour ne plus sortir depuis de son mutisme ? Ou bien est-ce son infirmière Alma (Bibi Andersson), chargée de prendre soin d’elle et de lui tenir compagnie au point de puiser dans la retraite silencieuse de la malade la matière miroitante et narcissique d’une confession impudique ?

 

 

Électrochoc thérapeutique

 

 

C’est qu’il aura fallu à Ingmar Bergman, impressionné d’avoir découvert qu’une jeune comédienne d’origine norvégienne et née à Tokyo, Liv Ullmann, ressemble particulièrement à Bibi Andersson qu’il fait jouer dans son cinéma depuis Sourires d’une nuit d’été (1955), deux femmes différentes pour déployer une même énergétique en guise de brutale mais impérative remise sur pied. Persona fut probablement le nécessaire électrochoc thérapeutique dont avait alors besoin le cinéaste après une double pneumonie contractée en conséquence d’un grand épuisement professionnel bordé d’un côté par la nomination en janvier 1963 à la tête du Théâtre dramatique royal de Stockholm et de l’autre par l’échec artistique de son premier long-métrage tourné en couleurs, Toutes ses femmes (1964).

 

 

Deux femmes en miroir se voient donc requises pour être postées de part et d’autre de l’image, dans la garde réciproque de l’image comme seuil du semblable (le visage connu d’une habituée) et du dissemblable (le visage moins connu d’une nouvelle venue qui pourtant lui ressemble tant) afin de soutenir les flux moléculaires et photoniques d’une énergétique qui en traverserait l’épiderme sensible, en électriserait la membrane pelliculaire. De la caresse à la brûlure. De l’enfant espéré à celui qui ne viendra pas. Des mains qui soignent aux mots qui blessent et au silence qui tue. De l’archive télévisuelle de l’auto-immolation d’un bonze s’opposant à la guerre étasunienne contre le Vietnam à l’embrasement fou de la pellicule elle-même, le film ne pouvant dès lors plus continuer à être projeté une fois sa matière imaginale entièrement consumée (on en retrouvera la situation moderne en point limite du cinéma lui-même, entre autres dans Le Départ de Jerzy Skolimowski en 1967 et Two-Lane Blacktop Macadam à deux voies de Monte Hellman en 1971). Comme un arc électrique tendu entre ces deux pôles d’une féminité duelle et déchirée, ambivalente et clivée (entre la patiente et la soignante, entre la gardienne du silence et la bavarde garde-malade, entre la représentante de l’art si lointaine et la figure du care si proche au contraire, entre la bourgeoise hautaine et l’employée assignée à son service – entre l’épouse légitime en la personne de la pianiste estonienne Käbi Laretei et l’amante que deviendra sur le tournage de Persona Liv Ullmann). Soit une grande puissance schizo, tout à la fois psychique et machinique, et dont les intensités, hallucinées par un cinéaste rongé par les faux-raccords dissociatifs de l’identité, seraient dès lors capables de soumettre tout le film, ses figures ainsi que le récit dont elles soutiennent le déroulement, à des phénomènes inédits de polarisation extrême, de troublantes indistinctions et des réversibilités fulgurantes, aussi primordiales que fatales.

 

 

« La force de Persona, c’est d’avoir seulement deux personnages, et que chacun soit le démon de l’autre ; deux personnages aussi proches l’un de l’autre que des doubles virtuels, soumis l’un à l’autre comme vampire et vampirisé ; et en outre, deux femmes. » (Jacques Aumont, opus cité). La réciprocité des élans vampiriques, inspirés par Friedrich W. Murnau et Carl T. Dreyer, établirait ainsi une réversibilité des forces démoniques, seulement déchaînées par la machine cinéma agencée par Ingmar Bergman dans la conception déroutante d’un dispositif qui marquera à jamais le cinéma (de Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette en 1973 à Sils Maria d’Olivier Assayas en 2014 en passant par Nahla de Farouk Beloufa en 1979 et Mulholland Drive de David Lynch en 2001, sans compter l’influence déterminante exercée sur certains films de Jean-Luc Godard, Week-end en 1967, Passion en 1982 et Notre musique en 2004).

 

 

En court-circuitant toutes les oppositions catégoriques ou les séparations formelles (qu’il s’agisse des différences de classe ou bien des distinctions personnelles à telle enseigne que le mari de la comédienne la confonde symptomatiquement avec son infirmière), le cinéma ainsi saisi pour être happé dans la double dimension d’un inconscient à la fois psychique et machinique travaillerait donc à diaboliser la logique des complémentarités symboliques. Et, ce faisant, autoriserait que la persona et l’alma, ces concepts issus de la psychologie analytique jungienne qui intéressait alors le cinéaste afin de marquer la distinction entre la personnalité sociale (persona nomme originellement le masque porté par les comédiens du théâtre antique) et le moi profond et authentique (alma nomme l’âme et, outre que le terme latin est associé à la Vierge Marie dans une prière qui lui est dédiée, il est aussi le prénom de la grand-mère paternelle du cinéaste), ne soient plus que les deux faces d’une même réalité jamais identique à elle-même – le visage en ce qu’il se superpose et se confond avec l’image, le visage comme une image-affect privilégiée de l’image.

 

 

Il aura fallu en effet en faire des images pour Ingmar Bergman (mais des images qui lui auront littéralement sauté au visage comme le « Facehugger » de Hans Ruedi Giger et faire des films aurait alors consisté pour lui à s’en donner la possible explication ainsi qu’il l’aura lui-même admis dans une formule reprise comme titre secondaire de la monographie de Jacques Aumont). Il aura donc fallu multiplier durant plus d’un demi-siècle de cinéma des images (évidemment le sublime regard-caméra de Un été avec Monika en 1953). Particulièrement des images de visage opposables à tout théâtre pratiqué par ailleurs le reste de l’année (c’est, à côté du « théâtre embellissant de la vie » et « l’opération rivalisante de la magie », « l’antithéâtre spirituel des visages » tel que le releva Gilles Deleuze à partir de sa lecture des textes de Serge Daney, « Optimisme, pessimisme et voyage », préface à Ciné journal. Volume I / 1981-1982, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1998 [1986 pour la première édition], p. 24). Des images de visage afin de plier, déplier et replier le visage même de l’image détournée de ses captures signifiantes (même s’il y a chez le cinéaste une lourdeur symbolique qui parfois revient pointer son nez – cf. Jacques Aumont, op. cit., p. 184) et retournée en son « ambivalence native » (Marie-José Mondzain), avec ses qualités affectives et intensives, notamment en termes de duplicité et d’indiscernabilité.

 

 

On se demande alors si la mémorable ouverture hallucinatoire de Persona ne constituerait pas le grand moment sublime de toute l’œuvre cinématographique bergmanienne. « L’image de film, après Persona, ne s’en remettra jamais, ni chez Bergman, ni chez ses héritiers ; pourtant, personne jamais n’atteindra à un état aussi incandescent de la relation des images aux affects – pas même Bergman. » (ibid., p. 181). Cette acmé est celle où l’image surgit de la nuit (de la salle) pour surgir et foudroyer (de l’écran de projection physique à celui mental niché dans le cerveau du spectateur), dans une incandescence et une irradiation dignes d’une déflagration nucléaire. Les images s’imposent alors comme fondues en une décharge imaginale irrépressible, à l’origine indiscernable mais dans un élan énergétique digne de Georges Bataille, celui d’une libido cataclysmique ou d’un orage séminal. Sublime car excessive, aussi enivrante que cauchemardesque, monstrueuse que vertigineuse, l’ouverture éjaculatoire et orgastique, dionysiaque, de Persona laisse en effet échapper de pures visions impérieuses, souverainement déliées de toute justification ou explication, déchargées depuis la fente d’abîmes qui sont des blessures aussi réelles qu’impossibles à localiser.

 

 

Et ces visions ne surgissent que depuis l’arc à charbons d’un vieux projecteur, avatar expressionniste de la vieille « lanterne magique » mythique de l’enfance du cinéaste dont, grâce aux effets de contraste photographique saisissants obtenus par le magicien Sven Nykvist (l’opérateur complice d’Ingmar Bergman depuis La Nuit des forains en 1953 jusqu’à Fanny et Alexandre en 1982), les deux bouts se mettent à brûler et brillent toujours plus jusqu’à un fondu au blanc incendiaire, l’embrasement de l’image. Des visions qui ne sont donc possibles qu’en raison pratique de la machine cinématographique et des investissements psychiques de l’artiste qui en mobilise les puissances chamaniques et médiumniques dans une solitude au risque de l’incommunicabilité, déployée dans le petit royaume insulaire de Fårö découvert à l’occasion du tournage de A travers le miroir (1961) et qui deviendra à partir de Persona le centre géophysique de son cinéma (Ingmar Bergman y consacrera d’ailleurs deux documentaires pareillement intitulés Fårö-dokument – Mon île Få, en 1969 et 1979).

 

 

Des visions surexposées et exaspérées comme des oiseaux empêtrés dans le battement de leurs propres ailes qui, à l’instar du corbeau de L’Heure du loup (1967), seraient devenus fous au point de donner des coups de bec et vouloir crever nos yeux (Vogler est le nom d’Elizabeth, c’est un patronyme à l’instar de quelques autres comme Egerman ou Vergerus récurrent de l’œuvre du cinéaste qui désigne en allemand l’oiseleur, il est notamment celui du magicien joué par Max von Sydow dans Le Visage en 1958). Des visions saturées d’affects et expressives d’une subjectivité indistinctement psychique et machinique, l’artiste ne l’étant en effet qu’en vertu des agencements permis par la machine cinématographique avec laquelle il compose – et alors Ingmar Bergman happé par son délire figuratif afin de sortir de sa nuit des images à forte valeur fantasmatique et les ramener à la surface scintillante d’un visage (féminin) désiré pense authentiquement en cinéma en se faisant ainsi l’un des plus héritiers parmi les plus légitimes d’un Jean Epstein : « Que l’image cinématographique procède par figures, et reconstitue une sorte de pensée primitive, se retrouve chez beaucoup d’auteurs, notamment Epstein : même quand le cinéma européen se contente du rêve, du fantasme et de la rêverie, il a pour ambition de porter à la conscience les mécanismes inconscients de la pensée» (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, éd. Minuit-coll. « Critique », 1985, p. 208).

 

 

Le sommeil perdu de l'enfant

 

 

Avec l’ouverture de Persona rythmée des dissonances modernistes composées par Lars Johan Werle, la bobine de film tourne comme une roue de torture ou un soleil, la pellicule tremble comme des nerfs titillés sous la peau excitée et des flashs volcaniques et aveuglants crépitent depuis l’œil du projecteur éjaculateur. Jusqu’à même se demander si l’on n’a pas halluciné l’image subreptice d’un pénis en érection qui s’intercale entre deux plans concentrés sur les mécanismes de la projection dans un mouvement d’interpolation foudroyant-enculant toute censure. Telle l’image intervallaire et subliminale des puissances libidinales de la machine cinéma elle-même, montée-démontée contre elle-même (Ingmar Bergman bande alors et il n’est franchement pas le seul). Apparaît ensuite un vieux dessin animé datant peut-être des années 1920 ou 1930, dont l’image en projection renversée donne cependant à reconnaître une femme rondouillarde en train de se laver dans un ruisseau en se soutenant avec les mains ses généreux seins, le renversement autorisant alors d’extraire diaboliquement d’une image a priori innocente de l’enfance une incongrue saillie raccord avec l’image freudienne de l’enfant comme pervers polymorphe, imparablement érotique.

 

 

Puis ce sont des menottes d’enfant qui surgissent et s’agitent comme les mains d’un prestidigitateur, la conjonction manifeste de la magie, de l’enfance et de ses manipulations établissant alors que, pour paraphraser Jean-Luc Godard, le cinéma se tiendrait à mi-distance en effet de la technique et du mystère (Léos Carax saura particulièrement se souvenir d’une pareille convergence, de Mauvais sang en 1987 à Holy Motors en 2012). Après un plan cramé car livré à la plus complète blancheur, surgissent dans un cadre inséré dans le cadre les marionnettes sautillantes d’un vieux film muet qu’Ingmar Bergman avait en fait tourné à l’occasion de l’un de son sixième long-métrage intitulé La Prison (1949), l’un de ses tout premiers films importants. Il s’agit d’une sorte de pantalonnade burlesque mettant en scène le diable qui apparaît et disparaît en vertu des trucs et escamotages inventés dans la caméra par Georges Méliès qui témoigne de la persistance depuis l’enfance et celle du cinéma (l’infans dit en latin celui qui n’est pas encore entré dans la parole et le mutisme d’Elizabeth Vogler possède quelque chose d’une mutinerie enfantine) de hantises marquées du fer religieux, malgré leur reprise caricaturale et pervertie, leur parodie grotesque et diabolique.

 

 

Un bestiaire effrayant succède ensuite aux gesticulations mécaniques de la farce, avec une araignée gigantesque vue du dessous puis un mouton égorgé et saigné à mort (le motif reviendra dans Une passion en 1969), son œil attirant celui de la caméra comme le fit l’organe oculaire tranché au tout début mythique du surréaliste Un chien andalou (1928) de Luis Buñuel et Salvador Dali. Les mains du jeune magicien sont ainsi devenues celle du boucher déballant dans la foulée toute une série d’organes et de viscères, avant qu’elles ne finissent clouées à l’image de la crucifixion du Christ, une constellation de mains rayonnant par ailleurs en cercle autour du motif central et obscur de l’araignée (comme le disait Hegel peut-être inspiré par une réminiscence du pharmakon platonicien, la main qui tue est aussi celle qui soigne, la main qui trouve le remède est aussi celle qui invente le poison).

 

 

Au bout de ces deux premières minutes hallucinantes, l’ouverture de Persona change quelque peu de braquet, s’apaise un peu (la musique cesse pour ne plus laisser entendre que le tintement de cloches lointaines, des sons plus prosaïques comme des bruits de portes et de pas, une sonnerie de téléphone – mais personne ne semble ici devoir répondre –, ainsi que la ponctuation régulière de gouttes d’eau, échos d’un tic-tac fatal scandant toute l’œuvre bergmanienne). Vient alors l’amorce d’une petite narration abstraite et minimaliste, toujours mutique mais pas silencieuse, annoncée par le lent fondu-enchaîné d’un mur de briques et de l’allée d’un parc en hiver (un parc semblable et réchauffé d’une lumière plus automnale ouvrira Cris et chuchotements en 1972). Il s’agirait bien d’une antique institution protégée par un grille et des barreaux en forme de pointes, avec ses entassements de neige pour en dégager les entrées. Ce serait un hospice ou un mouroir puisque deux plans montrent sur un fond blanc la bouche et le visage de vieilles personnes peut-être endormies, peut-être défuntes. Ce serait aussi un dispensaire ou un hôpital avec ce jeune garçon recouvert d’un drap blanc et visiblement en train de dormir dans un étrange espace amorphe et dénudé, gris et neutre (cet adolescent, on le reconnaît, c’est Jorgen Lindström qui interprétait le petit Johann dans Le Silence en 1963, double lointain du petit Edmund de Allemagne année zéro de Roberto Rossellini en 1947).

 

 

Les sept plans suivants reviennent sur le caractère précisé de mouroir plutôt que d’hospice de l’endroit, comme autant de fragments de mains, de pieds, de bouches et de visages composant le blason de la décomposition entamée de corps appartenant à des vieillards trépassés (ou pas, une vieille dame le visage filmé en plongée et à l’envers nous adresse en effet et de façon là encore subliminale un regard-caméra de sorcière foudroyant). Puis l’on revient au jeune homme qui s’extrait doucement de son sommeil en tournant sa tête vers le spectateur. Il se retourne, le drap est chiffonné, remonté trop haut pour pouvoir recouvrir désormais les pieds. Le sommeil est troublé et le garçon qui l’a perdu est alors bien obligé de se lever. C’est un drame apparemment quelconque, il est pourtant décisif : avec le sommeil perdu de l’enfant, s’imposent la fin de l’apaisement et l’éveil troublé à des réalités troublantes, terribles et traumatiques. N’y suffira pas la lecture exigeant de chausser ses lunettes de Un héros de notre temps (1840) de Mikhaïl Lermontov (l’unique roman du « poète du Caucase » est un chef-d’œuvre de la littérature russe sur les désabusements de la génération romantique qui aurait été au fondement du duel où il perdra la vie en 1841).

 

 

La peau brûlée des images

 

 

La musique de Lars Johan Werle fait alors son retour, elle revient lancinante puis menaçante, grondante puis dissonante. Soudain, le garçon regarde la caméra en passant sa main devant l’objectif puis, en contrechamp, un immense visage féminin apparaît comme projeté sur une toile qu’il caresse tendrement, l’image ne cessant alors en passant progressivement du flou au net d’échanger le visage de Bibi Andersson contre celui de Liv Ullmann. La musique enfle et craque sur un mode éjaculatoire semblable à l’ouverture, le générique technique de Persona défilant en proposant dans ses interstices et le raffut de sa musique percussive l’interpolation d’autres images subliminales. Le bonze auto-immolé, l’enfant qui regarde à plusieurs reprises la caméra, une bouche filmée verticalement et donnant l’impression d’être un vagin, des vagues brûlées par le soleil, un vieil arbre en hiver, le visage respectif des deux actrices regardant plusieurs fois la caméra, une surface grise et indiscernable puisque on ne sait en effet s’il s’agit d’un paysage recouvert d’arbustes ou un torse recouvert de poils, des roches probablement trouvées sur les bords accidentés de l’île Fårö, la reprise de la pantalonnade comique et muette. Jusqu’à ce que la photographie habituée aux brûlures de la surexposition diminue sensiblement son régime de luminosité en révélant une porte ouverte par l’infirmière Alma qui sera informée par sa supérieure hiérarchique du cas d’Elizabeth Vogler, une patiente récemment admise qui est une comédienne ayant subitement cessé de parler au beau milieu d’une représentation scénique de Électre et n’ayant plus renoué depuis avec la parole.

 

 

En deçà de la conscience qui se manifeste en mots, il y a des images comme des visages qui nous regardent et nous dévisagent, tramées de fantômes (l’enfant qui ne naîtra pas caresse dans quelques limbes l’imago de deux mères virtuelles et confondues) et de fantasmes (une seule femme ne suffit pas, il en faut dans cette perspective indécrottablement masculine partagée par Alfred Hitchcock et Luis Buñuel toujours au moins deux, il faut qu’une femme se divise et se dédouble pour en révéler une autre, certes plus désirable mais plus diabolique aussi), superposant des épouvantes intimes (l’archétype du vagin arachnéen, l’obsession de la femme duplice et la hantise de la dissociation masculine) avec les horreurs du temps (l’auto-immolation et la guerre du Vietnam).

 

 

L’image bergmanienne est une peau brûlée par un napalm de cauchemar produit par les usines de l’inconscient. C’est une mutinerie éjaculatoire de visages dont l’envers grotesque vous dévisage indiciblement en un dénudement jusqu’à la honte. C’est un paysage de guerre retourné par des ravages de douleurs et jonché des cadavres d’êtres aimés et jamais sauvés. Un dépaysement qui est un dévisagement dont le secret, éclairé par quelque « laterna magica », ne pouvait venir que de l’enfance (du cinéma muet) : « Vous me demandiez quelles ont été mes premières influences, il y a eu La Charrette fantôme [de Victor Sjöström, acteur principal des Fraises sauvages en 1957], qui a été tourné en 1921, je l’ai vu quand j’avais treize ans, et je suis aujourd’hui propriétaire d’une très belle copie. Chaque année, j’ai besoin de le voir une fois parce que c’est l’un des plus beaux films que j’aie vu de ma vie. Le visage humain dans le cinéma muet... un visage, une ombre sur l’écran, qui soudain se tourne et vous regarde... C’est la chose la plus importante dans l’art cinématographique. » (Olivier Assayas et Stig Björkman, Conversation avec Bergman, éd. Cahiers du cinéma-coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 2006 [1990 pour la première édition], p. 39).

 

 

lundi 26 décembre 2016


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