"Moi et toi" (2013) de Bernardo Bertolucci

Seconde jeunesse, l’immortelle

C’est une histoire du temps différé, forcément une histoire de cinéma. Dix ans que Bernardo Bertolucci, victime de graves problèmes de dos, n'avait pas tourné de long-métrage. Et 32 ans quil n'avait pas réalisé de film dans son pays natal qui soit aussi parlé en italien (Stealing Beauty en 1995 puis Shandurai en 1998 sont des coproductions européennes respectivement tournées à Sienne en Toscane puis à Rome mais toutes les deux parlées avec l’idiome du commerce international). Pourtant, le cinéaste alors âgé de 73 ans est revenu avec un seizième film dont la modestie lui aura cependant permis de témoigner d'une belle santé retrouvée, pas loin d'être digne en effet de la « grande santé » selon Friedrich Nietzsche lorsque celui-ci évoque en 1882 « cette sorte de santé que l'on acquiert et que l'on doit acquérir sans cesse, parce qu'on l'abandonne à nouveau, qu’il faut l’abandonner… » (in Le Gai savoir, § 382, trad. Pierre Klossowski, éd. Gallimard, 1982).

 

 

Il est vrai que l'on croyait alors disparue la grande santé caractérisant le geste cinématographique de Bernardo Bertolucci depuis l’inaugural La Commare Secca (1962) d'après un scénario (et sous la houlette) de Pier Paolo Pasolini, alors le meilleur espoir d’après ce dernier de la nouvelle génération italienne du cinéma moderne, à égalité avec Marco Bellocchio (Bernardo Bertolucci a 22 ans seulement lorsqu'il tourne son premier long-métrage, Marco Bellocchio 25 ans lorsqu'il réalise trois ans plus tard Les Poings dans les poches en 1965). Et le génial Prima della rivoluzione (1964), portrait finement stendhalien d’un jeune déçu par le peuple qui manque à la révolution tant aimée, qui aura étonnamment anticipé bien des déceptions menant les renégats du marxisme-léninisme à la voie néoconservatrice du tournant des années 1970-1980, dont Guy Hocquenghem disait qu’ils étaient passés « du col Mao au Rotary Club ». C'est que le cinéaste italien aura trop longtemps cédé sur son désir de persévérer dans un cinéma exigeant, précieux et stylé sans virer encore aux coquettes arabesques d’un auteurisme mondain, branché sur la nébuleuse des obscures contradictions de la société italienne, de la période fasciste (l’ambitieux diptyque La Stratégie de l'araignée et Le Conformiste tournés tous les deux en 1970) jusqu'à l'époque contemporaine alors marquée par les « années de plomb », cet euphémisme d’une société alors au bord de la guerre civile (ainsi qu’en témoigne encore aujourd'hui le méconnu et passionnant La Tragédie d'un homme ridicule en 1981).

 

 

L’enfant terrible,

devenu précocement gâteux

 

 

La résignation a même pu largement se confondre avec le reniement, finalement prophétisé par Prima della rivoluzione et allégorisé par le pompier Novecento (1976) soldé au bénéfice du compromis historique, lorsque le cinéaste est devenu le gestionnaire bon teint de son propre académisme en se lançant dans l'entreprise d'une carrière internationale prestigieuse. Certes cotée, cette entreprise d’import-export culturel aura pourtant été particulièrement appesantie par la production de pénibles pensums décoratifs illustrant les grandes questions de l’histoire, de la littérature et du mysticisme (The Last Emperor – Le Dernier empereur en 1987, The Sheltering Sky – Un thé au Sahara en 1990 et Little Buddha en 1993). Ces films s’empressaient alors, avec un luxe ostentatoire symptomatique des dépensières années 1980, de transformer en thèmes identifiables pour les festivals et la cérémonie des Oscars des motifs personnels longtemps essentiels. Que l’on songe en effet à la question de la jeunesse comme promesse idéaliste trahie par sa conscience malheureuse ou bien à celle de l'histoire comme fabulation pour les autres et pour soi le retrait en un glorieux tombeau.

 

 

L'enfant terrible du cinéma italien, naguère représentant idéal-typique de la jeunesse artistique fonçant tête baissée dans l'effervescence politique du moment (avec le très godardien Partner en 1967) et sexuelle de son temps (malheureusement dégénérée en sexisme avec l'irrécupérable Dernier tango à Paris en 1972), aura peut-être été saisi par un gâtisme précoce qui n'avait même pas alors l'excuse de se masquer derrière les portraits lourdement fardés de l'exception juvénile (du dernier empereur chinois à la nouvelle réincarnation de Siddhartha). Les belles promesses du retour italien de Stealing Beauty et Shandurai échouaient également à passer le cap du réel, le cosmopolitisme des sujets comme des montages financiers poussant à figer en décorum chic le sens plastique et maniériste de l'auteur. Enfin, Innocents – The Dreamers (2003) semblait parachever l'impossibilité du retour de Bernardo Bertolucci dans le rouge cinématographique de ses origines, la fiction d'un triolisme sulfureux au moment de Mai 68 l'autorisant à réviser (au sens malheureusement révisionniste du terme) une histoire qui aura pourtant été la sienne. La cinéphilie représentée par lui comme un cocon incestueux replié sur son seul principe de plaisir afin d'éviter le désordre bruyant de la rue aura quand même été en réalité pour beaucoup de ses acteurs comme Jean-Louis Comolli très exactement l’inverse. C’est-à-dire le moyen d'un principe de réalité soutenant les processus d'une politisation radicale, de la défense de Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (1967) de Jacques Rivette alors menacé par la censure gaullienne à celle d'Henri Langlois limogé de la Cinémathèque française en février 1968, deux luttes en conjonction du cinéma moderne et de la révolution qui auront entre autres mené jusqu'aux États généraux du cinéma interrompant le Festival de Cannes au mois de mai suivant.

 

 

Les problèmes de dos ayant fini par clouer Bernardo Bertolucci dans un fauteuil roulant auraient-ils alors attesté, à son corps défendant mais directement dans sa chair, qu’il aura fini par en avoir plein de dos d'une gestion de carrière seulement riche en reniements successifs ? S'identifiant à sa blessure afin de la faire sienne comme l'avait dit Gilles Deleuze du poète Joë Bousquet dans sa Logique du sens (éd. Minuit, 1969), autrement dit en devenant sa blessure par contre-effectuation de l'accident dont il a été victime, c’est-à-dire encore en extrayant l'événement soutenant l'amor fati d'un renversement du destin en puissance d'agir nouvelle et insoupçonnée, Bernardo Bertolucci revient, il est revenu d’entre les morts. Il aura été le revenant revenu avec un seizième et dernier long-métrage, au fond l’un de ses plus beaux dont la simplicité plutôt que le minimalisme ne doit surtout pas faire écran au beau retour de santé dont il aura témoigné il y a cinq ans et dont il témoignera encore pour demain.

 

 

Les enfants terribles,

le retour dans le souterrain

 

 

Adapté du roman éponyme de Niccolo Ammaniti (également présent à son adaptation scénaristique), Moi et toi se présente d'abord et avant tout comme une fiction absolument bertoluccienne, qui consacre au fond d'une cave l'amour maudit d'un frère et de sa demi-sœur qui, ne s'étant pas revus depuis plusieurs années, se découvrent, s'apprivoisent mutuellement et réapprennent ensemble à vouloir désirer le monde. Le nouveau couple d'« enfants terribles », ô combien bien plus digne de Jean Cocteau que celui de Innocents, est incarné par un duo d'acteurs épatant de jeunesse et d'invention actorale, Jacopo Olmo Antinori dans le rôle de Lorenzo et Tea Falco dans celui de sa sœur aînée Olivia, le premier qui ressemble à un mixte de Malcolm McDowell et Denis Lavant, la seconde à une inattendu avatar de Daria Nicolodi, l'ancienne compagne, actrice et scénariste de Dario Argento. La cave poussiéreuse veinée de canalisations rouillées au sein de laquelle se retrouvent ces deux enfants paumés de la bourgeoisie italienne (lui souffre de problèmes psychanalytiques et elle d'une addiction à l'héroïne) devient avec une facilité déconcertante précisément ce sein, une zone intervallaire faisant coïncider la régression incestueuse avec le devenir fantomatique de la jeunesse actuelle et l'apparition de quelques spectres inactuels issus des ruines d'histoires oubliées. Le motif récurrent du retrait du monde de la jeunesse, au risque d'affronter quelques os archaïques et sacrés (la part maudite de la drogue et de l'inceste combinés apparaissent déjà dans La Luna en 1979), réitère certes l'archétype de la caverne maternelle (et quelques effets habituels de lumière jaune-orangé rappellent cette dimension utérine et placentaire). Mais, surtout, la retraite de la jeunesse en ses appartements manifeste un désir de retrait, de séparation et d'invisibilité, certes régressif mais dont la régression exprime aussi une opposition à la volonté sociale de faire de ses membres des êtres malléables, corvéables et inconsistants. C'est qu'il s'agit d'une résistance obtuse, infra-politique ou inconsciente de ces jeunes qui préfèrent à l'inconsistance sociale une forme de spectralité leur permettant de côtoyer les fantômes italiens de l'aristocratie, du fascisme et de la guerre sans être pour autant ravagés par eux. Les vêtements soyeux d'une obscure comtesse, les médailles militaires et le noir buste de Mussolini forment ainsi dans la nuit souterraine, underground, une constellation de signes nébuleux et aléatoires avec lesquels s'entretiennent par jeu Lorenzo et Olivia, sans en passer donc par l'affrontement direct ou l'énonciation consciente. A la place de l'amnésie des adultes qui feignent d'ignorer les dangers du retour du refoulé exemplifiés par les noms de Berlusconi hier et Salvini aujourd’hui, serait alors privilégiée avec la jeunesse la coexistence neutre d'éléments hétérogènes, à l’enseigne de cette animalerie où Lorenzo observe attentivement un tapir avant d'acheter une fourmilière dont les ruines, libérant le peuple de ses ouvrières, se répandent sur le sol de la cave.

 

 

Mais une histoire parmi d’autres dans les ruines du contemporain, c'est aussi celle du cinéma italien. Ainsi, l'ambiance légèrement macabre frisant un fantastique serti de quelques réminiscences du genre (la lecture de Entretien avec un vampire d'Ann Rice en 1976, le manteau en plumes de corbeau de la sœur et la sonnerie de son téléphone portable évoquant les films d'Ed Wood) manifesterait la présence insistante d'une veine troglodyte, caverneuse ou souterraine propre à un certain cinéma italien. Des pièces cachées des gialli dans les films d'horreur de Mario Bava et Dario Argento à la cave romaine et archéologique de Roma (1972) de Federico Fellini, de certaines tendances du cinéma de Luchino Visconti (les retraites dans leurs appartements des héros mélancoliques de Ludwig ou le Crépuscule des dieux en 1972 et de Violence et passion en 1974) en passant par le caveau mortel d'Aldo Moro en guise de tombeau du gauchisme italien dans Buongiorno, notte (2003) de Marco Bellocchio, nombreux sont les signes de la claustration qui devient chez Bernardo Bertolucci le principe stratégique d'un retrait opérant paradoxalement un retour sur soi, à la fois volontaire et salvateur. Alors, le cinéaste peut dialoguer aujourd'hui avec son faux jumeau d'hier, la toxicomane se réfugiant dans le sommeil afin d'éviter les douleurs de l'addiction ressemblant comme une sœur à la junkie suicidaire de Bella Addormentata – La Belle endormie (2012) de Marco Bellocchio. Alors, le cinéaste peut représenter, à l'instar de ce qu'ont fait Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval avec Low Life (2011), le retrait de la jeunesse comme une manière contemporaine de soustraction s’opposant à toute forme de retraite, comme un geste de résistance à la pauvre actualité policière plus que politique permettant ainsi de soumettre l'actualité d'une inconsistance fantomatique à l'inactualité des spectres en leur puissance souveraine et intempestive. Certes, ces jeunes ressemblent à de pâles vampires craignant la lumière du jour, mais ils n'en disposeraient pas moins, logée au cœur de leur faiblesse, d'une force caractérisant leur puissance sans âge. Ailleurs, le refus de Lorenzo de passer une semaine en vacances de neige à skier en préparant la « descente aux flambeaux » semblerait témoigner, même obscurément, même inconsciemment, d'un refus buté d'en passer par une culture de loisirs qui fut naguère appropriée et prisée par le fascisme. Et le fait aussi qu'il écoute The Power of Equality du groupe rock Red Hot Chili Peppers manifesterait, même inconsciemment, même obscurément, un désir égalitaire qui le sépare a minima de toute adhésion molle aux amnésies de la démocratie libérale italienne. La danse improvisée de la sœur et du frère sur l'enchanteresse version chantée en italien par Dawid Bowie de Space Oddity (devenu Ragazza sola, ragazzo solo dans la traduction de Mogol), en plus de marquer fermement un désir retrouvé pour la langue italienne, établit enfin pour les deux protagonistes une volonté de vivre revenue, malgré les convulsions et les risques de rechute d'Olivia, malgré les crises mentales de Lorenzo. La répétition de la chanson pop de David Bowie parachève enfin le décollement littéral d'une jeunesse qui relève la tête alors que Lorenzo regardait son menton au tout début du film dans le cabinet du psychanalyste en fauteuil roulant joué par le double du réalisateur, le metteur en scène Pippo Delbono. Cette jeunesse revitalisée sonne alors comme un regain, minimal mais bien réel, pour Bernardo Bertolucci concluant Moi et toi ainsi que toute son œuvre avec un regard-caméra de son acteur. Qui, combiné à un arrêt sur image et un agrandissement du photogramme, évoque irrésistiblement le célèbre finale des 400 coups (1959), le premier long-métrage de François Truffaut.

 

 

Moi et toi ressemblerait peut-être alors à un second premier film, celui d'un homme à la vieillesse certes blessée mais qui aura fait de sa blessure une grand occasion de relève, ragaillardi par un afflux de grande santé nietzschéenne. Et qui se serait enfin autorisé à ne plus vouloir céder sur le motif cinématographique de la jeunesse dont l'immortelle promesse, semblable à la « force faible » du messianique sans messianisme cher à Walter Benjamin, est bien ce qu'il faut impérativement sauver des effets de contamination de la mollesse bourgeoise et des amnésies historiques qu'elles promeuvent ou induisent.

 

 

Première version du texte 13 novembre 2013, repris 26 novembre 2018

 

 

N.B. : Ce texte a été repris sur le site de L'Autre Quotidien.


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