Jusqu'à quand ? Pour en finir avec les crises financières

L’économiste Frédéric Lordon est l'auteur de nombreux ouvrages (dont le livre qui donne son titre à notre article, publié aux éditions Raisons d’agir en novembre 2008). Directeur de recherche au CNRS et chercheur au Centre de Sociologie Européenne, l’économiste hétérodoxe anime également un blog accueilli par le site du Monde diplomatique (http://blog.mondediplo.net/La-pompe-a-phynance)qui lui permet d’élargir la réception de ses travaux qui brossent à rebrousse-poil un tableau captivant de la crise actuelle du capitalisme.

1/ L’homme est prolixe, son exposé brillant.

_ Il sait allier le ton incisif et polémiste qui l’autorise à ferrailler contre les orthodoxies économiques, et l’analyse détaillée des mécanismes qui ont déterminé l’effondrement mondial du système financier dont les prémisses remontent au moins à 2007. Lordon a d’ailleurs rappelé malicieusement que lors de la dernière élection présidentielle Nicolas Sarkozy a vanté les mérites des « subprimes » auprès des petits épargnants quelques mois seulement avant la déroute de ceux-ci qui, partie des États-Unis, allait amorcer la crise systémique présente.

2/ Lordon subordonne son analyse sur ce qu’il nomme un « capitalisme de basse pression salariale » qui repose sur trois facteurs :

_ L’intensification du taux d’exploitation d’une part, une compression salariale corrélative entraînant la spirale de l’endettement d’autre part, et enfin la déréglementation internationale des marchés de capitaux concomitante d’un régime concurrentiel mondialisé. L’article 63 du Traité de Lisbonne signé par les 27 États membres de l’Union Européenne le 13 décembre 2007 insiste bien sur « la concurrence libre et non faussée » des capitaux, des biens et des services. Nous constatons aujourd’hui les conséquences sociales ruineuses d’un marché libre et sans entraves.

 

_ Ce régime d’accumulation a, depuis les années 80, entraîné la baisse de 10 points de PIB de la part revenant aux salaires dans la valeur ajoutée, (soir la coquette somme de 200 milliards d’euros), la stagnation de l’investissement productif, et la valeur général des encours boursiers supérieure à l’ensemble de la valeur produite par le travail subordonné par le capital.

 

_ La crise actuelle est, selon l’économiste, à la fois spécifique, générique, et singulière. Spécifique parce que, contrairement à l’éclatement de la bulle Internet en 2000-2002, elle concerne d’abord le marché immobilier puis s’est étendue à l’ensemble du secteur bancaire. Cette crise est générique parce qu’elle manifeste le caractère structurel d’un régime d’accumulation conduit à la crise systémique (depuis 20 ans, c’est en moyenne un crise de grande ampleur tous les deux ans). Enfin, cette crise est singulière puisque l’interconnexion mondiale du secteur bancaire et la relation étroite qu’il a noué avec le monde entrepreneurial peut, lors d’un risque systémique avéré, détruire tout le système financier et entraîner en conséquence la faillite de l’économie productive.

3/ En quoi, demande Lordon, le sauvetage des banques, tantôt par les Etats, tantôt par les banques fédérales, est-il à la fois un scandale et vital ?

_ C’est un scandale parce que le principe capitaliste bien connu de la privatisation des bénéfices et de la socialisation des pertes se vérifie à nouveau avec une ampleur inédite (ce sont plusieurs centaines de milliards de dollars qui ont été injectés afin d’éviter la banqueroute mondiale) qui démontre l’hypocrisie des gouvernements. Ces gouvernements qui n’ont pas cessé de nous seriner au sujet de caisses d’État prétendument vides, le trou de la sécurité sociale qui ne n’arrête pas de s’élargir, et de la quasi-faillite du système de financement des retraites par répartition. Ce sur quoi il faut bien insister, c’est sur le collectivisme pratique dont bénéficie la classe capitaliste qui sait, selon l’adage « to big to fail » (trop gros pour faire faillite), que seront mis à sa disposition des fonds publics nécessaires à leur sauvetage afin d’enrayer l’engrenage infernal.

 

_ C’est pourquoi, en régime capitaliste (puisqu’il n’en existe pas d’autre pour le moment), ce sauvetage est vital. Si le système bancaire s’effondre, ce sont les entreprises qui en subiront les conséquences. Elles ne pourront plus contracter de crédit pour investir, manqueront de liquidités pour entretenir leur solvabilité, verront leurs carnets de commande s’amoindrir, licencieront, ou bien seront tout bonnement entraînées dans la faillite totale parce que certains de leurs fonds auront été volatilisés à la suite d’une ivresse spéculative, déconnectée de la production de la valeur réelle parce que dopée aux innovations de la « finance structurée ».

4/ C’est la combinaison des « subprimes » et de la titrisation qui a provoqué la crise systémique actuelle.

_ Le « prime » désigne le standard à partir duquel une banque prête de l’argent à un contractant. Le « sub » du « prime », c’est ce qu’il y a en dessous du standard, là où les risques de non remboursement du crédit contracté sont très élevés.

 

_ La titrisation, ce montage gigantesque de crédits de ce type découpés en tranches afin de les échanger sur des marchés de crédits, et ventilés à l’ensemble du système bancaire, est cette dynamique qui à la fois fond dans la plus totale abstraction financière cette logique créancière, et indexe celle-ci sur une toxicité impossible à maîtriser et localiser. Au moindre retournement de tendance (les contractants de « subprimes » ne peuvent plus rembourser des dettes dont le montant est démultiplié par des taux d’intérêt usuraires), c’est le système financier – et ici particulièrement bancaire – qui, préférant spéculer plutôt que favoriser le crédit productif, se met à vaciller. Alors volent à son secours les États qui s’endettent et les banques fédérales qui créent ex nihilo de la liquidité afin de sauver ce qui peut encore l’être. Au risque de l’inflation.

 

_ Lordon, qui plaide pour une interdiction de la titrisation, a rappelé cet épisode historique qui date de l’époque de l’hyper-inflation allemande au début des années 20. Un homme qui se croyait riche parce qu’il possédait la somme de 63.000 marks a un jour reçu un courrier de son banquier lui expliquant que, en raison de la surévaluation de la monnaie, ce capital ne valait plus rien. Impossible à valoriser, la banque s’engagea alors à lui reverser une somme dérisoire qui s’élevait désormais à 1.000.000 de marks. Le timbre de cette lettre coûtait alors 5.000.000 ! Exemple paradigmatique de ce que les économistes régulationnistes André Orléan et Michel Aglietta ont appelé la « violence de la monnaie » pouvant entraîner la ruine des systèmes symboliques sur lesquels repose une société. Ses membres désorientés se croyaient alors autorisés à désirer un rappel brutal à l’ordre et à la discipline auquel a répondu à cette époque le nazisme.

5/ Voilà dévoilée l’ultime contradiction du capitalisme à basse pression salariale :

_ Alors que le salariat absorbe 70 % de la consommation finale, et qu’il est victime d’un régime d’accumulation en sa défaveur, il est contraint à s’endetter. En France l’endettement des ménages a été multiplié par deux en vingt ans. La dette publique étasunienne dépasse les 10.000 milliards de dollars, un peu en dessous de son PIB. Elle représente cinq fois le PIB français !

 

_ En contractant des crédits à la consommation, hypothécaires ou autres, les salariés sont rendus captifs d’institutions financières, imitées par des mutuelles dévoyées, et qui se sont ingéniées à combiner et triturer crédits classiques et crédits pourris pour un résultat désormais sans appel.

 

_ Enfin, la double contrainte concurrentielle et actionnariale a fini par déboucher, au-delà d’une compression des salaires affaiblissant la demande, à un régime de suraccumulation du capital pour lequel les taux de profit n’arrivent plus à suivre. Alors que la croissance était, à l’époque précédant l’actuelle récession, de 2 %, les retours sur investissement exigés par le pouvoir actionnarial frôlaient les 15 %, et la profitabilité du secteur bancaire approchait quant à elle les 50 % ! Et puis un beau jour, comme le disait Simone de Beauvoir dans Les Mandarins, « ça a finir par finir ».

6/ L’exposé de Lordon est virtuose, l’envolée analytique enivrante. Mais le risque est de provoquer le sentiment d’une impuissance face au descriptif de mécanismes financiers qui dépassent parfois l’entendement.

_ Or, au cours de l’intervention, le constat de l’horreur financière ne se suffit plus, et oblige à ne pas le dissocier d’une horreur économique plus globale avec laquelle elle a partie liée. Cette non dissociation du capitalisme financier et du capitalisme productif est nécessaire à l’heure où la doxa des économistes dominants ne traite que du premier volet d’un ensemble qui en compte deux. Mais Lordon va encore plus loin, affirmant que l’horreur économique est, pour parler comme l’économiste Jacques Généreux, d’abord et en premier lieu une horreur politique.

 

_ C’est à ce moment-là de son intervention que Lordon évoque son propre plan de relance au sein duquel la nationalisation du secteur bancaire se taille une place de choix. Du côté du public, certains critiques ne se font pas attendre et fusent. Nul n’ignore que les nationalisations sont aussi un excellent moyen pour initier de grands projets industriels lourds en infrastructure, sauver de la banqueroute ou recapitaliser un secteur privé responsable de sa faillite, en attendant de futures privatisations qui sont bel et bien advenues.

 

_ C’est alors que l’économiste distingue nationalisation et étatisation, alors que trop souvent on subordonne le premier terme au second, préférant plutôt envisager une autre voie concernant le secteur bancaire qui serait celui de sa socialisation, de son appropriation sociale qui ne serait pas subsumée sous les fourches caudines de l’appareil d’Etat.

7/ Nous approchons de la conclusion d’une intervention toujours plus passionnante. Lordon évoque alors le travail qu’il a entrepris autour de la figure de Spinoza (ce dont témoigne notamment son ouvrage L’Intérêt souverain paru aux éditions de la Découverte en 2006).

_ A partir d’une pensée qui s’est constituée à une époque (le 17ème siècle) où la distinction entre philosophie et sciences sociales n’était pas encore définie et cristallisée, l’économiste fait la critique d’un manque théorique propre au marxisme, malgré ses grandes et toujours actuelles qualités analytiques. Ce dont souffre cette approche est l’absence d’une anthropologie pour laquelle les questions de violence et de passion, d’affect et de désir auraient une importance heuristique fondamentale. Quels affects augmentent notre puissance d’agir ? Quels autres la diminuent ? Quels sont les moyens d’une forme de sublimation sociale de nos pulsions afin de constituer une société juste qui ne ferait pas l’économie, sous prétexte d’idéalisme ou d’humanisme, d’une violence structuralement anthropologique ?

 

_ On peut contester cette vision « fondamentaliste » ou « structuraliste » de la violence. On peut aussi rester stupéfait devant le comportement grégaire, loin des prophéties libérales sur l’individu libre et autonome, des spéculateurs boursiers qui repose principalement sur cet affect qu’est la peur. Peur de rater le prochain train de l’innovation financière. Peur de ne pas se conformer aux nouveaux critères de la profitabilité. En attendant le prochain krach. Jusqu’à quand ?

 

_ La peur est déterminée par cette logique sociale qu’est l’obéissance. Au-delà de l’obéissance des rentiers au seul motif de la pompe à profit, c’est aussi l’obéissance telle qu’elle structure les relations de travail. Que dit le Code du Travail à ce sujet ? Un salarié échange sa subordination contre du salaire, le temps de travail échangé étant indexé sur l’obéissance au cadre professionnel requis. La peur, toujours la peur, au travail cette fois-ci, et à laquelle jamais ne peut se substituer la joie de travailler lorsque règnent les rapports de domination réifiés dans la division hiérarchisée de la sphère de la production.

8/ Après l’analyse « financiaro-financière », la considération selon laquelle la crise financière relève d’un cadre plus global appartenant à un régime d’accumulation du capital à basse pression salariale, l’affirmation que les responsabilités sont politiques, et la mise en avant de la question des nationalisations distinctes d’une étatisation stricte, Lordon conclut heureusement sur cette distinction, mais en la reliant originalement à la philosophie spinozienne. Soudain, le spectre de l’autogestion revient rôder.

_ C’est parce qu’il est tout aussi critiquable de placer entre les mains d’une si grande puissance sociale qu’est l’État la puissance capitalistique elle-même (puisque l’État sert structurellement de garantie à la perpétuation du capitalisme remis sur ses rails après ses excès systémiques), que Lordon envisage sérieusement une politique non pas d’étatisation mais de socialisation du secteur bancaire, non pas sur le seul territoire français mais au niveau européen, qu’il aimerait logiquement élargir à l’ensemble des moyens de production.

 

_ C’est le terme d’autogestion qui au bout du compte triomphe lors de la conclusion de l’exposant (un autre économiste hétérodoxe, Thomas Coutrot, insiste sur l’avenir d’une telle option économique). Et ce triomphe est justifié au nom d’une conception élargie de la démocratie qui ne saurait être réduite aux seuls rendez-vous électoraux, et qui ne pourrait jamais être effective si se perpétuait l’obligation à obéir requise aujourd’hui pour travailler, tant dans les entreprises privées que dans les administrations publiques.

 

_ La démocratie, qui induirait au sein des décisions économiques l’égalité des représentants des salariés, des usagers et des pouvoirs locaux et nationaux, est ce principe politique à partir duquel à la fois rompre avec la logique générale de la subordination (du capital productif au capital financier, du travail au capital), et permettre aux individus de reconquérir leur puissance d’agir dont ils ont été dépossédés au profit d’une confiscation intéressée par les institutions étatiques et capitalistes. C’est l’épilogue de son dernier ouvrage paru il y a deux semaines aux éditions Fayard, La Crise de trop ? Reconstruction d’un monde failli où une conception élargie de la démocratie, des services et de l’appropriation sociale débouche sur ce qu’il nomme la « récommune ». Non pas (ou plus seulement) la chose publique dont tous les citoyens débattent, mais la chose commune dont tous les agents économiques s’emparent.

 


 

Cette politique de la « récommune », radicalement démocratique et anticapitaliste, recoupe en bien des points ce sur quoi nous travaillons depuis plusieurs décennies, et que nous défendons sous le nom de communisme libertaire.

 

Mercredi 10 juin 2009


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