Le "Manifeste" des chercheur-se-s en sciences sociales

« Champ libre aux sciences sociales »,

Manifeste. La connaissance libère

(éd. Croquant / La Dispute, 2013)

 

 

 

En juin dernier, a été lancé un appel à l’initiative de plusieurs chercheur-se-s en sciences sociales visant à donner ou redonner à leurs disciplines respectives une place de premier plan dans le débat public : celle de critique de l’existant dévolu à la reproduction des inégalités. A la suite de la fondation Copernic, du Réseau salariat et du groupe des « économistes atterrés », « Champ libre aux sciences sociales » représente ainsi le nouvel effort des intellectuels pour constituer l’« intellectuel collectif » imaginé par Pierre Bourdieu après les grandes grèves de 1995. Loin de vouloir répéter les contradictions sartriennes de l’intellectuel universellement engagé et aujourd’hui dégradé en intellectuels médiatiques parlant sur tout et racontant souvent n’importe quoi, les scientifiques engagé-e-s dans cette aventure sont animé-e-s par le notable souci de restituer aux citoyen-ne-s les résultats de leurs enquêtes afin qu’ils servent de ressources symboliques permettant ainsi de parer aux mauvais coups justifiant la règle de la domination. Il ne s’agira donc pas ici de sacrifier la rigueur scientifique à la cause politique ou aux engagements militants circonstanciés, mais bien au contraire de réaffirmer le caractère fondamentalement émancipatoire de la science résultant généralement des processus de civilisation et plus particulièrement en France de constitution de l’Etat-providence, alors qu’elle n’échappe pas elle aussi à des pressions idéologiques toujours plus accentuées. Entre rappels à l’ordre économique et mises au pas politiques, les sciences (et particulièrement les sciences sociales) souffrent ainsi d’être les otages de l’ordre néolibéral qui les dépossède de plus en plus de leur autonomie et qui, se faisant, les empêche de représenter une force rationnel de progrès et d’émancipation. C’est donc l’une des raisons pour lesquelles s’est constitué cet intellectuel collectif qui regroupe aujourd’hui une soixantaine de chercheur-se-s dont le « manifeste » déclare d’emblée le refus de l’hypocrisie de la « neutralité axiologique » (Max Weber) au nom de l’urgence sociale à prouver qu’« il n’est pas de pouvoir qui ne doive une part – et non des moindres – de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent » (Pierre Bourdieu).

 

 

La connaissance scientifique libère des clichés (médiatiques)

 

 

Sociologues et historien-ne-s, ethnologues et anthropologues, politistes et économistes, pour certain-e-s connu-e-s au-delà du champ de leur discipline (Frédéric Lordon et Stéphane Beaud) proposent ainsi, en deux temps, d’abord de poser les bases d’une analyse des principaux éléments concourant à asseoir le socle de la domination, pour ensuite réfléchir aux conditions particulières déterminant l’affaiblissement moins conjoncturel que structurel du poids des sciences sociales dans l’espace public. Si les sciences sociales ont pour mission d’armer la critique sociale en lui apportant les arguments affûtés découlant d’enquêtes de terrain solides, c’est afin de montrer qu’il n’y a ni destin ni fatalité, et encore moins une nature immuable du monde dévolue à l’assujettissement du plus grand nombre par une minorité. De la question des formes de légitimation et de perpétuation de la domination masculine à celle de la stigmatisation des classes populaires en passant par la naturalisation du modèle occidental de la famille mononucléaire et hétéro-patriarcal et le « rapt politique » de l’immigration, nombreuses sont les études et les analyses qui aident à déconstruire le tissu d’opinions et de prénotions – autrement dit de clichés – tramant le sens commun. On notera ce fait que le « manifeste » débute par la nécessaire entreprise de dénaturalisation des rapports sociaux de sexe rapportés au concept de genre. En passant, on pourra aussi reconnaître derrière les passages (non signés) consacrés à telle ou telle problématique les chercheur-se-s les plus en pointe sur ces sujets, de « l’ivresse des sondages » (Alain Garrigou) à la « croyance économique » au fondement de l’hégémonie néolibérale et des institutions européennes (Frédéric Lebaron), en passant par le nécessaire « retour à la condition ouvrière » (Stéphane Beaux et Michel Pialoux) et les origines du « creuset français » (Gérard Noiriel). On y apprendra par exemple, si on l’ignorait, que la première chasse aux immigrés moderne date de 1881 et qu’elle a été impulsée par la rage de quelques nationaux à l’égard de travailleurs italiens ayant sifflé la Marseillaise. Ce qui a entraîné deux conséquences remarquables, d’une part le signalement administratif des immigrés par le biais de papiers d’identité qui finiront par s’étendre à l’ensemble de la population nationale, d’autre part l’imposition en 1889 de la nationalité française à leurs enfants né-e-s en France sous prétexte de subordonner le droit du sol à l’obligation du service militaire. On l’aura compris, l’immigration n’est un problème que pour l’État qui le constitue comme tel afin d’intensifier la concurrence intrinsèque au marché du travail national, tout en travaillant à faire oublier aux citoyen-ne-s l’histoire longue de cette problématisation. De la même manière, la critique argumentée des inégales dispositions (matérielles et symboliques) à devenir un-e professionnel-le de la politique comme des lectures compactes et biaisées identifiant une supposée « personnalité autoritaire » des classes populaires derrière le vote frontiste informe autant des apories de la démocratie parlementaire (le peuple vote mais n’y est pas représenté sociologiquement) que des erreurs des politologues médiatiques qui, croyant en analyser sérieusement les mécanismes, reproduisent symboliquement l’exclusion des classes populaires du champ politique.



 

Le retour de bâton des médias :

la presse et l’édition aux ordres de la domination financière

 

 

Mais la compréhension des facteurs déterminant historiquement et sociologiquement les logiques présidant aux rapports de domination est ici inséparable de celle qui permet d’expliquer pourquoi les sciences sociales sont aujourd’hui happées par la même dynamique néolibérale de progressif démantèlement des conquêtes sociales dont elles forment un pan non-négligeable. Il se trouve que « l’insupportable dimension critique des sciences sociales » (du point de vue des dominant-e-s quand les dominé-e-s s’en soucieraient peu du fait même de la domination à laquelle elles et ils sont assujetti-e-s) est depuis quelques années consciemment affaiblie par un certain nombre de politiques, de la mise en concurrence des universités sous prétexte d’autonomie au financement par projet couplé à l’évaluation permanente sous prétexte d’efficacité. Si l’on ajoute à ce paysage après la bataille contre la loi LRU-Pécresse de 2007 la « révolution conservatrice » dans les mondes de la presse et de l’édition toujours plus subordonnés à la concentration financière et au joug actionnarial de la rentabilité immédiate, on ne pourra alors que constater les ravages que cette situation entraîne sur les conditions objectives de validation des recherches scientifiques (du temps long aux multiples débats internes aux disciplines requis). De quelque côté donc que l’on se place, le règne du « fast-thinking » des essais écrase la visibilité des enquêtes pendant que l’entreprise idéologique de délégitimation de la parole scientifique est relayée par toute la cohorte (« monoforme » dirait Peter Watkins) d’experts et d’intellectuels de salon ou d’éditorialistes et de journalistes-vedettes frottés aux contraintes du temps court de l’exposition médiatique (quand elles et ils ne sont pas purement et simplement soudoyé-e-s par les grands groupes de presse). Dans tous les cas, l’espace public accordé aux sciences sociales se réduit comme peau de chagrin. D’où l’institution de « Champs libre aux sciences sociales » dont le « manifeste » (qui ne craint de s’affirmer comme tel à la différence de la récente Déclaration de Toni Negri et Michael Hardt) conclut qu’il ne saurait y avoir ni preuve sérieuse sans enquête de terrain, ni neutralité axiologique d’un « je » scientifique soumis comme n’importe quel-le citoyen-ne aux mêmes forces sociales (domination masculine et origines bourgeoises). 



 

Si la question sociale est un bon début,

il faut surtout continuer le combat de la lutte des classes

 

 

Une fois rappelé que la critique scientifique possède de réels effets politiques, suit l’invitation à passer d’un informel « on » à un « nous » de combat incluant le partage et la circulation des savoirs avec toutes les personnes qui, scientifiques ou non, incarnent le mouvement social. Cette entreprise de politisation relative (parce que non-inféodée à un parti ou une organisation) de la recherche en sciences sociales est éminemment légitime, notamment au nom du fait (rappelé par une citation de Luc Boltanski mais énoncé un siècle et demi avant lui par Karl Marx) que les théories politiques non-adossées à l’expérience d’un collectif sont inconsistantes. Il faudra pourtant lui opposer, de notre point de vue communiste et libertaire, deux critiques radicales. La première concernant le programme a minima d’une contestation formelle ou citoyenne du néolibéralisme, là où l’urgence (sociale comme écologique, culturelle comme démocratique) exige de sortir du capitalisme. La seconde concernant le rappel de l’origine durkheimienne de l’identification française des sciences sociales à la constitution de l’Etat-Providence dans le déni de l’entreprise idéologique que cette origine recèle et qui est fondatrice de la substitution de la problématique communiste et révolutionnaire de la lutte des classes par la thématique plus consensuelle de la « question sociale » au cœur du solidarisme républicain. Renvoyant ici aux analyses hétérodoxes du sociologue Jean-Pierre Garnier, nous invitons modestement les auteur-e-s du « manifeste » vantant à juste titre le risque de l’auto-analyse et le retour épistémologique sur soi-même d’y inclure la critique radicale de l’étatisation républicaine de la question sociale sous prétexte de neutralisation de la lutte des classes. Si celle-ci ne doit pas être oubliée au bénéfice d’autres formes de luttes (des places ou de classements) qui étaient hier écrasées par la suprématie marxienne de la lutte des classes, elle ne l’est vraiment pas pour des milliers de salarié-e-s menacé-e-s tous les jours de licenciement ou d’endettement et auxquel-le-s souhaitent honnêtement s’adresser les actrices et acteurs de « Champ libre aux sciences sociales ». 

 

 

« Champs libre aux sciences sociales », Manifeste. La Connaissance libère (éd. Croquant-La Dispute, 2013, 63 p.)

 

http://www.champlibre.org/

 

20 juillet 2013


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