La révolution : une praxis impersonnelle plutôt qu'un être personnellement révolutionnaire (cinq propositions)

 

« Qu'est-ce qu'être révolutionnaire aujourd'hui ? » Si la question mérite d'être posée, c'est d'abord et avant tout pour discuter de ce qui viendrait en de tels termes la légitimer ainsi, depuis l'inscription dans ce registre de formulation particulier. Car, de la survalorisation de l'auxiliaire être (répétée deux fois) à la déclinaison adjectivale identifiant l'être de ce que révolutionnaire voudrait dire, on ferait déjà remarquer qu'à la question de la révolution aura été préférée celle de ses acteurs soucieux d'user du nom de révolution dans la perspective d'un opérateur d'identification politique. A cette question, seuls ceux qui s'envisagent en tant qu'ils s'inscrivent pratiquement dans cette perspective méritent en effet d'y répondre mais la logique légitime de présentation politique de soi sous la condition performative d'un acte d'auto-nomination ne risque guère de nous apprendre grand-chose sur ce qui mériterait peut-être plus d'attention que les révolutionnaires eux-mêmes. A savoir donc moins l'être de ceux qui s'affirment révolutionnaires que la révolution comme pratique, que la praxis (au sens d'un circuit ou d'une boucle réccursive reliant indissociablement théorie et pratique) révolutionnaire elle-même. La réduction adjectivale de la révolution à un opérateur d'identification politique (sous prétexte que seuls les révolutionnaires auto-désignés comme tels seraient légitimes à répondre au fait de savoir ce que signifie l'être révolutionnaire) risquerait d'induire la simplification des multiples questions subsumées sous le nom commun de révolution qui relèverait alors moins du régime ontologique de l'être que du régime pratique de l'activité.

 

Première proposition : il n'y a pas d'être révolutionnaire, sinon une praxis, c'est-à-dire des actes et des formes soutenues par les idées combinées d'égalité, de liberté et d'hospitalité (et cette combinaison révolutionnaire peut être nommée communisme libertaire).

 

Laissons donc les révolutionnaires à l'exégèse sociologique ou à l'identification policière s'il faut savoir qui ils sont, de quelles étoffes ils se tissent et comment les reconnaître. Et préférons poser la question de la révolution en tant que problème (du) commun(isme), autrement dit comme problème qui appartiendrait théoriquement à tous et qui se résoudra pratiquement par tous, indépendamment des actes performatifs de nomination d'une minorité (dont on nous a longtemps affirmé qu'ils étaient, les minoritaires, les révolutionnaires, de Lénine à Deleuze). «  Être révolutionnaire est-il contradictoire avec la participation au système électoral de la démocratie parlementaire bourgeoise ? L'électoralisme peut-il transformer la société d'une quelconque manière ou contribue-t-il à figer le système actuel ? » : certes, la question des élections est importante en ceci que la démobilisation caractérisée par l'abstention électorale toujours plus marquée des classes populaires bénéficie statistiquement à la droite et à l'extrême-droite dans une configuration étatique qui, il semble nécessaire parfois de le rappeler, consiste en la capture par les pouvoirs en place de la puissance des multitudes. Mais l'importance de cette question est incommensurable au fait que la révolution désigne un processus de transformation sociale qui, radicalement hétérogène à toute forme d'organisation étatique, implique corrélativement aussi la politisation radicale des abstentionnistes. Travail de longue haleine. La question électorale peut assurément intéresser des militants qui désirent, sans vouloir souffrir d'une contradiction qui se pensera alors en termes de composition (les réformes par le biais du pouvoir constitué et la révolution du côté de la puissance constituante), participer à des logiques électorales tout en persévérant dans leur auto-désignation révolutionnaire. Et cela sous le double prétexte évidemment légitime d'inscrire dans le droit des conquêtes sociales comme de prévenir l'inscription dans ce même droit de reculs sociaux. Mais cette question perd de sa légitimité en regard d'un processus dont on sait aujourd'hui, faillite des modèles d'organisation léninistes et des sociétés soviétiques oblige, qu'il ne peut plus viser la conquête et la subordination du pouvoir étatique. Si la désétatisation de l'hypothèse ou de l'idée communiste est la vérité pratique de son maintien après la chute historique du socialisme d'Etat ou du « communisme réellement existant » (qui ne désignait en fait que le stalinisme réellement existant), la révolution désigne donc la vérité du processus avérant pratiquement le maintien de l'idée communiste telle qu'une multiplicité pratique d'actions et de formes d'organisation, d'engagements et de déclarations, de luttes et de prises de position en manifeste erratiquement la très réelle vitalité. La pratique révolutionnaire engage ainsi et tout autant la mémoire des échecs du passé (l'étatisation totalitaire de la société) comme les impasses du présent (la marchandisation totalitaire de la société) dans la perspective d'une double abolition (propriété publique et propriété lucrative) consacrant le réel économique des biens communs et le réel politique de la démocratie directe.

 

Deuxième et troisième propositions : la révolution comme processus de transformation sociale au nom de quelques idées dont la combinaison ne cessera jamais de faire l'épreuve de la pratique est radicalement hétérogène à la logique de capture étatique puisqu'elle induit l'abolition de l'Etat tout autant que du capital ; en même temps que la praxis révolutionnaire, moins tactiquement abstentionniste que stratégiquement abolitionniste (il ne s'agit pas ici de prôner politiquement l'abstention mais de politiser les abstentionnistes dans le sens d'une politique révolutionnaire), ne peut pas ne pas être soucieuse des possibilités d'inscription juridique de réelles avancées sociales comme elle ne peut pas ne pas être être vigilante face aux phénomènes de radicalisation extrême-droitière électoralement ratifiés et socialement imposés par le parlementarisme républicain.

 

La révolution comme praxis se dit et s'énonce : elle s'éprouve en s'expérimentant constamment. Elle se théorise et se pratique, se pense et se vit, subjectivement comme objectivement, parfois dans des stratégies d'auto-déclaration performative recoupant heureusement des logiques organisationnelles (comme ici), parfois non (comme ailleurs). Et cela à chaque fois qu'est affirmée le postulat (qui n'est pas un horizon puisque celui-ci est comme on le sait inatteignable) d'une égalité générique, vérifiable à chaque fois que des individus la mettent collectivement en pratique et en regard de laquelle ne sont plus opératoires les rapports sociaux configurés sous les noms de capital (soit la propriété lucrative) et d'Etat (autrement dit la propriété publique). Soit les deux pôles de ce qui désigne les principaux dispositifs de capture de la puissance commune au bénéfice exclusif du pouvoir des minorités agissantes dont les agissements produisent la catastrophe actuelle. C'est pourquoi être révolutionnaire redevient pertinent dès lors que s'énoncent les formes objectives et subjectives de la révolution comme praxis : valorisation théorique de la démocratie directe sous la condition théorique de la combinaison pratique des idées de liberté, d'égalité et d'hospitalité (en lieu et place de la fraternité, vieux reste républicain et idéologique d'un familialisme masculiniste) et mise en pratique de la démocratie dans les organisations révolutionnaires. Être révolutionnaire, c'est dire et faire la révolution (et la dire c'est déjà commencer à la faire). C'est y croire (au sens d'un credo, d'un crédit attribué à cette idée qui tend et entretient notre désir, qui motive notre confiance et nous met en mouvement - littéralement qui nous é-meut). Comme c'est persévérer, à l'heure du plus grand péril que nous fait courir l'alliance mondiale des Etats et du capital, à croire en l'idée communiste telle qu'elle s'expérilente dans les pratiques organisationnelles et dans les formes de la lutte. « Comment être révolutionnaire dans le monde actuel, comment le transformer ? Quel rapport aux luttes sociales pour les révolutionnaires ? » Une lutte de travailleur-se-s sans-papiers, un combat pour défendre une bourse du travail dont on a supprimé la subvention municipale de fonctionnement, un engagement à faire respecter dans les lieux de travail le droit syndical, un soutien matériel apporté à des expulsés, une manifestation pour la défense des services publics, la promotion continuelle de l'égalité des droits et le refus non moins continuel de la discrimination quelle qu'elle soit, la déconstruction des opinions tramant idéologiquement la bêtise hégémonique du néolibéralisme et le travail en relation avec d'autres organisations sur le plan national comme international : que les occasions soitent petites ou grandes, ponctuelles ou s'inscrivant structurellement dans la longue durée, elles sont en toute égalité un terrain propice à la praxis révolutionnaire.

 

Quatrième proposition : dès lors qu'il y a manifestation conflictuelle de la contradiction sociale, et s'il y a possibilité de le faire, l'investissement dans le sens théorique et pratique de la démocratie directe ou radicale dans le registre de l'auto-organisation du mouvement social et sous la triple condition de l'égalité, de la liberté et de l'hospitalité imprime a minima une orientation révolutionnaire entretenant la vitalité de sa praxis.

 

« Comment faire vivre la radicalité révolutionnaire sans sombrer dans le sectarisme ? Une alliance des révolutionnaires au sein d'un front anticapitaliste est-elle possible ? Quel ''programme'', quel projet de société révolutionnaire ? ». Le sectarisme représente effectivement l'un des obstacles les plus sérieux et sa puissance de tristesse et de démotivation (je voudrais en témoigner) contrarie lourdement le désir subjectif pour la praxis révolutionnaire. Dès lors que l'obstacle du sectarisme est levé (encore que cette levée mériterait une analyse beaucoup plus dense), s'envisagerait de manière peut-être moins obscure l'alliance des révolutionnaires qui sera, imaginons-le, circonstanciellement la résultante d'une situation tendanciellement révolutionnaire. Le sectarisme se comprendrait en ce cas comme une sorte de « narcissisme des petits différences » d'autant plus accentuée lorsque le champ de la praxis révolutionnaire apparaîtrait contracté. Quant au programme, l'institution de la démocratie radicale sous la triple condition de la combinaison structurelle de l'égalité, de la liberté et de l'hospitalité, ainsi que l'engagement politique dans la neutralisation des formes dominantes de propriété (publique et lucrative) au nom de la promotion économique des biens communs représentent deux principes pouvant amplement en orienter la base rédactionnelle.

 

Cinquième proposition synthétique : il n'y a pas d'être révolutionnaire, sinon une praxis investissant partout où c'est possible les foyers de la conflictualité sociale et cela en radicale hétérogénéité avec toute volonté de prise de pouvoir étatique, d'une part dans la défense de la dissolution des formes dominantes de propriété publique et lucrative au nom des biens communs, d'autre part dans la promotion politique de la démocratie radicale ou directe impliquant moins de prôner l'abstention que de militer pour la politisation des abstentionnistes, également sous la triple condition de la combinaison des idées d'égalité, de liberté et d'hospitalité, et enfin dans la mesure d'une vigilance tactique des possibilités d'avancées sociales ou de reculades inscrites dans le droit consécutivement aux mobilisations électorales.

 

23 mai 2014


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