Du réveil de l'Histoire et de la Déclaration de ceux qui se sont réveillés (Alain Badiou, Toni Negri et Michael Hardt)

On l'a dit, la pensée d'Alain Badiou placée sous la condition philosophique de la survenue de l'événement faisant exception au compte réglé des situations et réclamant fidélité des sujets qui en procèdent politiquement a beau insister sur la « désidentification » (comme le dirait Jacques Rancière) de l'émancipation révolutionnaire et la prise de pouvoir étatique comme sur la fin historique du modèle léniniste de la « forme-parti ». L'intégration théorique de ces deux principes commandant par exemple le communisme en sa variante libertaire, si elle témoigne chez ce dernier d'un éloignement certain du marxisme-léninisme de sa formation maoïste, n'induit pas pour autant l'inclusion des vocables de libertaire ou d'anarchiste encore subsumés sous l'idéologie néolibérale et sa valorisation d'un individualisme de marché parce que, héritier immobile de Platon, Alain Badiou pose l'équivalence pseudo-parfaite de la démocratie et du capitalisme. En conséquence, son système philosophique hanté par le motif de l'événement souffre de sous-estimer, malgré une critique poursuivie depuis Mai 68 de la représentation parlementaire, tant les questions pratiques relatives aux formes de la démocratie directe que la stratégie à adopter en regard d'un contexte politique plus favorable aujourd'hui au camp de la conservation, voire de la réaction, qu'aux forces sociales minoritaires et hétérogènes acquises au postulat de l'égalité. « L'événement badiousien est créateur de causalité, mais il ne procède lui-même d'aucune causalité assignable. Un inconvénient majeur de cette thèse est qu'elle rend toute réflexion stratégique impossible en conclut Razmig Keucheyan. Si incertaine soit-elle, la stratégie suppose le choix d'une ligne de conduite sur la base du processus en cours. Or, dans la mesure où l'événement est surnuméraire, tout choix de ce genre est par principe infondé. La théorie de l'événement de A. Badiou est un exemple supplémentaire d'une caractéristique des pensées critiques contemporaines déjà évoquée, à savoir la faiblesse ou l'absence en leur sein de pensée stratégique » (in Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, éd. La Découverte-Zones, 2010, p. 214). La critique est-elle valable pour les auteurs de ces bréviaires des militants altermondialistes que sont Empire (2000) et Multitudes (2004) ? « Quelle attitude la Multitude adopte-t-elle face à l'Empire ? L'un des reproches fréquemment adressés à M. Hardt et T. Negri est l'absence chez eux de réflexion stratégique. Ce reproche est justifié, mais il pourrait être adressé à l'écrasante majorité des théoriciens critiques contemporains (la réflexion stratégique requiert des conditions conjoncturelles particulières) » (Razmig Keucheyan, opus cité, p. 112). S'il est vrai que la question de la stratégie ne constitue pas, là encore, le point fort de la pensée de l'ancien militant opéraïste et philosophe italien et du professeur de littérature étasunien (preuve en est que le premier avait appelé quand même à voter oui en mai 2005 au Traité Constitutionnel Européen sous le prétexte fallacieux que l'intégration bureaucratique et communautaire allait nous débarrasser de cette « merde d’État-nation »), la sortie toute chaude de Déclaration (sous-titré Ceci n'est pas un manifeste) semble tomber à pic puisque son désir consiste précisément à proposer aux nouveaux mouvements de résistance populaire « des principes d'action en rupture avec les modes traditionnels de conquête du pouvoir » (quatrième de couverture).

 

Déclaration de Toni Negri et Michael Hardt :

Viv(r)e le commun

 

http://3.bp.blogspot.com/-gWt34SH8TO4/UZsnXsW57SI/AAAAAAAAJL0/CyCeTt3QHEw/s320/declarationG.jpg

 

 

1/ « L'année 2011 a débuté tôt » (p. 8) écrivent ainsi les deux auteurs dont l'objet d'analyse est le nouveau cycle de luttes internationales engagé selon eux depuis l'immolation de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid en Tunisie le 17 décembre 2010. Et, à la différence des mouvements altermondialistes caractérisés par leur nomadisme (« ils se déplaçaient d'un sommet à l'autre », p. 9), les mouvements de ces trois dernières années, malgré leur hétérogénéité, sont marqués par un certain sédentarisme. « Leur immobilité est en partie liée au fait qu'ils sont profondément structurés autour de questions sociales locales et nationales » (idem). Cette caractérisation recoupe l'analyse en terme de « localisation » d'Alain Badiou, comme l'insistance sur les « formes d'organisation horizontales » (p. 10) pourrait rejoindre la « dictature populaire » ne s'autorisant d'après le philosophe français que d'elle-même (même si l'on imagine qu'il n'y a pas non plus de solution de continuité directe entre la refondation populiste de l'antienne marxienne et engelsienne de la dictature du prolétariat et la célébration des multitudes agissantes horizontalement chères à Michael Hardt et Toni Negri). La sédentarité des multitudes qui luttent en Tunisie et en Égypte, en Espagne et en Grèce, en Israël et aux États-Unis en passant par l'Angleterre n'empêche nullement l'apparente diversité des revendications (contre le despotisme au Maghreb et au Machrek, contre la dette à Madrid et à Athènes et pour un meilleur « welfare » à Tel-Aviv, contre la finance à New York et contre le racisme et la répression policière à Londres). Mais ces revendications plurielles sont toutes traversées par une commune préoccupation ou aspiration : le commun. « Les luttes pour le commun contestent la loi de la propriété privée tout autant qu'elles s'opposent à celle de la propriété publique et au pouvoir de l’État » (p. 13). L'opposition aux formes d'appropriation de la richesse sociale, qu'elles soient capitalistes et privatives ou étatiques, est donc ce qui unit les émeutiers de Sidi Bouzid et de la Place Tahrir, de Londres et de la Puerta del Sol, de la Place Syntagma et du Capitole du Wisconsin, du boulevard Rothschild et de Zuccotti Park. Tous soulevés contre la main basse (sous la forme du totalitarisme de marché ou du despotisme dictatorial) des intérêts étatiques-capitalistes, tous rassemblés sous la bannière sociale d'un commun distinct tant du public que du privé. Tous communistes (libertaires) sans le savoir, à l'instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière ? En tous les cas, il est assez difficile pour les auteurs de qualifier ces mouvements de socialistes, notamment parce que les organisations socialistes traditionnelles y seraient assez peu représentées. Toni Negri doit alors se réjouir d'un nouveau cycle de luttes moins inféodé comme l'était le mouvement altermondialiste à l'agenda des organisations inter-étatiques (G7 et G8) et capitalistes (OMC et FMI) internationales, lui qui avait tout récemment souhaité bon vent à un vieux socialisme introuvable ni dans l'un ni dans l'autre (Goodbye Mister Socialism, éd. Seuil, 2007).

 

 

2/ Le problème alors posé par l'objet d'analyse des auteurs de Déclaration étant moins l'analyse transversale leur permettant de rassembler sous le sceau conceptuel des multitudes et du commun des luttes disparates qu'une vision sympathique dont la compacité apologétique peut dépolitiser des mouvements animés par tout un tas d'individus, dont aussi et dans des proportions évidemment très variables des acteurs politiques souvent « multipositionnés » (autrement dit présents dans des organisations, des associations et des syndicats). Alors que ce point n'était pas soumis à discussion par Alain Badiou, il est explicitement écarté d'un revers de la main sous prétexte que les multitudes feraient directement de la politique sans en passer par les médiations habituelles du positionnement politique. Tous les soulevés ne sont certes pas encartés, et il est certes plus que probable que les acteurs de l'« émeute immédiate » ne sont pas des militants professionnels. Mais on doit bien en trouver dans les « émeutes latentes » (Alain Badiou évoque d'ailleurs la question des syndicats et de leur nécessaire débordement), et davantage encore dans les « émeutes historiques ». Quoi ? Mais des socialistes et des libéraux, des républicains et des communistes, des syndicalistes et des anarchistes, des féministes et des militants des droits humains, des musulmans progressistes et des islamistes réactionnaires. Michael Hardt et Toni Negri ne sont pas de grands sociologues des multitudes, mais au jeu de la caractérisation idéal-typique, ils ne sont pas mauvais non plus, proposant ici quatre figures de la subjectivité appauvrie, séparées de leur puissance d'agir sociale par la domination qu'elle soit politique et économique, qu'elle se représente sous les formes despotique ou financière ou sous les figures du racisme policier, de l'affaiblissement de l’État social et de la dette publique. C'est l'endetté, « une conscience malheureuse qui est condamné à faire du sentiment de culpabilité une forme de vie » (p. 20). Cette figure subjective appauvrie serait alors la preuve que les rapports de production capitalistes se seraient transformés, l'hégémonie de l'exploitation et du profit accompagnant l'époque moderne ayant laissé sa place à celle, propre à notre époque postmoderne, de l'endettement et de la rente consécutive à l'abstraction toujours plus poussée des processus d'accumulation du capital qui vont jusqu'à rendre indistincts le temps de travail et le temps de vie tout court. L'hypothèse du travail immatériel et du capitalisme cognitif, appropriée pour les fractions fragilisées des couches moyennes et intellectuelles, bute malgré tout sur le constat matérialiste qu'Alain Badiou établissait lui-même contre les critiques que lui avait une fois adressées Toni Negri : « La crise économique que l'on vient de traverser n'est rien de moins qu'une crise de la surproduction classique. Et elle constitue la preuve que le capitalisme que l'on nomme immatériel, avec Internet, le Web et ainsi de suite, demeure absolument marginal face à la matérialité de la construction de logements ou d'automobiles, face à la production militaire et aux échanges colossaux d'énergie et de matières premières » (« Le socialisme est-il le réel dont le communisme est l'idée ? » in L'Idée du communisme, volume 2 Berlin 2010 [sous la direction d'Alain Badiou et Slavoj Zizek], éd. Lignes, 2011, p. 15).

 

 

3/ C'est encore, aux côtés de l'endetté, le « médiatisé » qui souffre du « trop-plein d'information, de communication et d'expression » (p. 25). La fragmentation et la dissémination de l'attention sont induites par une dynamique de médiatisation sollicitant constamment l'attention de ses cibles afin d'en capturer « le temps de cerveau disponible » et de les fondre en audiences commercialisables pour les grandes entreprises consuméristes. La médiatisation, qui est également « un facteur essentiel dans l'effacement sans cesse croissant de la distinction entre travail et temps libre » (p. 26), détermine des sujets saturés d'informations mortes et dès lors incapables de produire cette « information vivante » (p. 27) que les analyses opéraïstes décelaient dans les collectifs ouvriers résistant au management des usines italiennes des années 1960. Il faudra pourtant que ces mêmes sujets, assujettis aux mécanismes culpabilisants de la dette et soumis aux courtes et frelatées excitations médiatiques, trouvent le moyen d'être disponibles à cette « construction d'affects politiques » (Alain Badiou évoquait pour sa part une « intensification de l'énergie subjective ») résultant des diverses occupations propices à un « être-ensemble des corps » comme « communication incarnée » (p. 28). C'est encore le « sécurisé », « créature qui vit et s'épanouit dans l'état d'exception, là où le fonctionnement normal de la loi ainsi que les habitudes et les liens sociaux traditionnels ont été suspendus par un pouvoir supérieur » (p. 31) écrivent les auteurs en s'inspirant ici des thèses de Giorgio Agamben. L'augmentation (à tendance raciste) de la population incarcérée, le développement de lois sécuritaires avec les marchés qui en accompagnent la dynamique et la militarisation de sociétés qui se disent libérales tout en ne cessant de mener des opérations de gendarme impérial gardienne des intérêts du capital transnational (à l'instar des États-Unis dont le pourcentage d'individus emprisonnés rapportés à l'ensemble de sa population est le plus élevé au monde) sont les signes principaux établissant le sujet sécurisé contemporain, paralysé par le pire affect, le plus culpabilisant et le plus dépolitisant. A savoir la peur également relevé par Alain Badiou à l'époque de son ouvrage De quoi Sarkozy est-il le nom ?. Enfin, le « représenté » désigne le sujet qui « assiste à l'effondrement des structures de la représentation mais il n'entrevoit aucune alternative et se trouve renvoyé à sa peur » (p. 38). Mystifié par sa croyance dans la légitimité de l'ordre électoral et parlementaire, il ne se résout pas à admettre que les règles se décident moins au niveau des gouvernements nationaux qu'au niveau international de la gouvernance mondial des capitaux. La critique de la représentation politique est juste, et recoupe d'ailleurs celle d'Alain Badiou en prenant prétexte (et congé) du concept de « volonté générale » avancé naguère par Jean-Jacques Rousseau alors que celui-ci ne témoigne que de « la volonté de ceux qui ont été sélectionnés par tous mais qui n'ont de compte à rendre à personne » (p. 40). Le problème là encore consiste en ce que les deux philosophes réinventent l'eau chaude dont la fontaine n'avait pourtant jamais cessé d'être entretenue depuis presque deux siècles par les anarchistes et autres communistes libertaires. Il faudra bien qu'un jour ou l'autre prochain, le gotha de la pensée critique contemporaine qui dresse à bon escient l'éloge des minorités populaires et des multitudes du commun se défasse de ses dernières scories léninistes et de ses a priori anti-anarchistes en apprenant ou réapprenant dans la foulée à lire Mikhaïl Bakounine et Daniel Guérin.

 

 

4/ Si les figures subjectives de l'endetté, du médiatisé, du sécurisé et du représenté incarnent donc quatre manière de se vivre comme « une force séparée de ce qu'elle peut » (p. 46-47) ainsi que le disent les auteurs en citant Gilles Deleuze, l'émancipation hors des rets de la domination économico-politique prendra moins le chemin de l'habituelle dialectique de la prise de conscience qu'elle résultera de la fulgurance « d'un événement, d'un kaïros » (p. 45). Ici, Michael Hardt et Toni Negri semblent se rapprocher de la théorie de l'événement professée par Alain Badiou, mais l'événement créateur de causalité paraît, pour l'un comme pour les deux autres, toujours dépourvu de toute « causalité assignable » (Razmig Keucheyan, op. cit.). Ce qui est sûr, c'est que les subjectivités appauvries par l'hégémonie néolibérale devront tout à la fois inverser la dette, produire la vérité, pratiquer l'évasion comme la constitution de soi si leur souci est bien celui de l'auto-émancipation. Inverser la dette, c'est-à-dire reconnaître que la seule dette légitime est moins économique que sociale, que « la coopération et l'interdépendance productives sont les conditions du "commun" (…) qui constitue aujourd'hui le soubassement de la production sociale » (p. 48). Produire la vérité, autrement dit « devenir des singularités » (p. 52) dont la communication réticulaire et chorale, rhizomatique et horizontale, vise « un acte collectif de créativité linguistique » (p. 53) conforme aux affects politiques de leur être-ensemble (comme le prouvent par exemple les communiqués de l'EZLN). Pratiquer l'évasion, c'est-à-dire refuser l'armée et la prison dont les conséquences en termes de ségrégation ethno-raciale et de reproduction de la délinquance comme de virilisme et de sadisme, « dégradent les subjectivités et empoisonnent les relations sociales » (p. 57). Quant à la constitution de soi, elle désigne ici l'importance des processus constituants dans l'organisation politique et la production de singularités subjectives, « non pas pour mettre fin à la révolution mais pour la continuer » (p. 61). La problématique constitutionnelle occupe les pages suivantes de Déclaration qui prescrivent que constituantes sont « les luttes qui se placent sur le terrain du commun et qui ne se contentent pas d'exprimer un besoin urgent » (p. 69). Même si aujourd'hui les luttes apparaissent davantage « destituantes » (p. 70) que constituantes, c'est le processus constitutionnel qui légitime d'après Toni Negri et Michael Hardt un changement de paradigme politique, au-delà des balises classiques de la représentation.Et ce processus dispose d'une temporalité dont la relative lenteur et l'autonomie se distinguent de l'urgence et de l'hétéronomie dont étaient victimes les mouvements altermondialistes le nez collé au calendrier des sommets de l'oligarchie mondiale. Ce processus peut encore favoriser l'émergence de contre-pouvoirs visant notamment les questions d'environnement (avec la remunicipalisation de l'eau comme à Cochabamba en Bolivie il y a dix ans) et de logement (avec l'occupation d'appartements vides sous prétexte de flambée des prix de l'immobilier) qui réitèrent le mot d'ordre, partagé par Alain Badiou, de refus de prise de pouvoir de l’État (articulé ici avec la production d'un commun distingué de la propriété publique étatique). Cette pression des contre-pouvoirs permettant de faire d'une pierre deux coups, préserver un monopole public des appétits privés et amorcer le débat concernant le passage du public au commun : Michael Hardt et Toni Negri l'ignorant sûrement, mais les communistes libertaires nomment depuis un bon moment maintenant des « services publics sans État ». L'absence commune aux trois prestigieux intellectuels de toute référence anarchiste ou communiste libertaire concernant la critique du pouvoir étatique couplée au désir politique de son abolition atteste vraiment de l'affaiblissement (auquel ces derniers prennent part de par leur pratique même) du concept politique d'anarchie comme de la méconnaissance du projet communiste libertaire.

 

 

5/ L'usage communicationnel des réseaux sociaux, significatifs de l'existence d'un « précariat cognitif » (p. 80) victime de l'appropriation des savoirs par le capitalisme, favoriserait ainsi l'horizontalité de mouvements « multitudinaires» (p. 79) qui, tels les campements Occupy et les « indignados » de la Puerta del Sol, privilégient à la transcendance de la représentation l'immanence d'une effectivité par ailleurs sensible à la question de « la protection et de l'expression des minorités » (p. 81). C'est qu'il s'agit pour Michael Hardt et Toni Negri de valoriser une « ontologie plurielle de la politique » (p. 85) composant à partir d'une structuration organisationnelle de type fédéraliste (p. 86) innervées d'assemblées constituantes On est là encore heureux que la forme fédéraliste ait les faveurs des auteurs. Mais on est malheureux qu'ils oublient que le fédéralisme, aussi vieux que Proudhon, est la pratique organisationnelle quotidienne de milliers d'anarchistes et de communistes libertaires de par le monde dont beaucoup d'entre eux, encartés ou non, se trouvent et se retrouvent dans les rues tunisiennes, madrilènes et athéniennes pour participer aux mouvements de résistance populaires. Le souci des rédacteurs de Déclaration consistant surtout à renforcer la légitimité de la problématique constitutionnelle s'exerçant dans les domaines environnementaux (par exemple le référendum sur l'eau en Italie en 2011) et bancaires (avec l'idée post-léniniste – en tous les cas pas plus développée que cela – d'une « planification démocratique », p. 93). Au risque d'indexer la créativité politique des multitudes sur un nouveau juridisme qui, s'il se distingue du juridisme étatique, pourrait induire l'institution d'une nouvelle classe d'experts en droit. C'est pourquoi les auteurs n'oublient pas de mentionner le garde-fou de « l'éducation [qui] est toujours, par définition, de l'autoéducation » (p. 97) en tant que justement « démonstration de l'égalité des singularités dans le commun » opposée au modèle éducatif et individualiste de l'Émile (1762) de Jean-Jacques Rousseau (p. 98). C'est pourquoi les mêmes insistent par ailleurs, en prenant appui sur les expériences sud-américaines des dernières années, sur l'importance stratégique « l'extériorité » (p. 104) des mouvements sociaux qui peuvent composer avec des gouvernements de gauche (au Brésil et plus encore au Vénézuela, en Bolivie et en Équateur), sans pour autant perdre leur autonomie ni de leur capacité critique. Par ailleurs, la tenue d'assemblées constituantes inscrite dans une dynamique fédéraliste est confrontée aux critiques justifiées des limites sérieuses concernant tant l'assembléisme que le conseillisme historique (p. 113-114), les réseaux sociaux étant censées fournir partiellement les formes communicationnelles nécessaires à main-tenir les multitudes disséminées dans les divers lieux de luttes, de travail et de vie (mais tous se confondent virtuellement avec l'avènement supposé du capitalisme cognitif et du travail immatériel). Après les risques de la vision compacte et apologétique puis du juridisme apolitique, voici dorénavant celui du technicisme grâce auquel remédier aux défauts de communication des multitudes agissantes afin que « l'homme du commun "commune", c'est-à-dire [produise] du commun » (p. 129).

 

 

Alors, oui pour dire avec Michael Hardt et Toni Negri que « l'homme du commun est (…) une personne ordinaire qui s'acquitte d'une tâche extraordinaire : ouvrir la propriété privée à l'accès et au bénéfice de tous ; transformer la propriété publique contrôlée par l’État en commun ; et, dans chaque cas de figure, découvrir des mécanismes permettant d'administrer, de développer et de soutenir la richesse commune à travers la participation démocratique » (p. 129-130). Et d'accord évidemment aussi pour ne pas, contrairement à Alain Badiou, jeter le bébé de la démocratie avec l'eau du bain parlementaire. Mais il n'en demeure pas moins que « l'action de "communer" » (p. 130) se fera moins avec l'homme du commun (trop abstraitement viril) qu'avec les singularités également communes qui fabriquent à leur mesure les luttes décrites par les auteurs, les têtes et les mains chargées des généreuses et inventives formes idéelles et matérielles, organisationnelles et communicationnelles, héritées de plusieurs décennies de pratique anarchiste et communiste libertaire. Le non-questionnement de l'anarchisme politique comme du communisme libertaire, tant par Alain Badiou que par Michael Hardt et Toni Negri, représente le point aveugle de leur entreprise théorique respective. Et, malgré de notables progrès par rapport au marxisme-léninisme de leur début (notamment concernant la question étatique), la persistance du point aveugle, anarchiste ou communiste libertaire, signale autant un mépris intellectuellement stérile qu'une mésestimation des forces qui, parmi d'autres, font les soulèvements populaires que ces derniers célèbrent à juste titre.

 

 

Première partie : Le Réveil de l'histoire d'Alain Badiou (ici).

 

11 juillet 2013


Écrire commentaire

Commentaires: 0