Contre l'envers du cinéma, le cinéma contraire

"Daech, le cinéma et la mort" (éd. Verdier, 2016) de Jean-Louis Comolli

Le désir de savoir ce qui arrive de pire au voir à l'époque du terrorisme spectaculaire a motivé Jean-Louis Comolli à aller au charbon, en descendant profond dans la mine qui n'est pas loin de ressembler à une forge infernale : Daech. Là où se fabrique, avec les moyens mêmes de la « cinématographie générale », la négation de la dignité du cinéma en tant que son art est celui d'un art de vivre et d'être au monde.

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1) On sait le bonhomme aussi curieux qu'infatigable, actif sur les multiples fronts caractérisant les dimensions à la fois théorique et pratique de son travail (les documentaires se suivent à un rythme soutenu, non moins que l'écriture d'ouvrages entrelacée des interventions données aux Ateliers Varan comme à l'occasion des séminaires de Lussas et Lagrasse). On le voit tenir dans un coin du viseur l'œuvre d'André Bazin et dans l'autre celle de Guy Debord afin de protéger cette distinction décisive entre le cinéma (encore préoccupé de la poursuite du monde depuis la vérité de son inscription documentaire) et le spectacle (convertissant le réel en hyper-réalité programmable à des fins de calculabilité idéologique et économique). Sauvegarder cette différence relève d'un effort (celui de cette « action parlée » tant estimée depuis l'amitié et l'enseignement décisif de Pierre Perrault) dont il ne faut hésiter à souligner ni la vaillance ni l'urgence. S'il est bien question de militantisme ici, il faudra cependant rappeler l'évidence qu'il est moins soumis à l'emprise du parti qu'intéressé à la prise de position, celle qui consiste à soutenir la nécessité éthique et politique du cinéma à une époque catastrophique de déprise pulsionnelle et fusionnelle de la pensée, de saturation des visibilités et d'exaspération des sensibilités. Il faudrait ainsi revoir Cinéma documentaire, fragments d'une histoire (2015) ou Marseille entre deux tours (2015) comme relire Cinéma contre spectacle (éd. Verdier, 2009) ou Cinéma, mode d'emploi (avec Vincent Sorrel, éd. Verdier, 2015). Il le faudrait pour y reconnaître la cohérence d'un geste et l'outillage d'une pensée soucieuse d'un partage du sensible peaufinée sous la condition partagée d'une idée du cinéma aussi minoritaire que nécessaire (cette idée se dirait encore « cinéma contraire. Très minoritaire, c'est un fait, mais à la mesure de son indépendance, très combattant » : p. 109).

 

 

 

2) Le désir de savoir ce qui arrive au voir aujourd'hui aura ainsi motivé Jean-Louis Comolli à aller au charbon, en descendant très profond dans la mine (qui n'est pas loin de ressembler ici à une forge infernale). Là où se fabrique, avec les moyens mêmes de la « cinématographie générale » (p. 17), la négation de la dignité de cet art du cinéma en tant qu'il dit spécifiquement un art de vivre et d'être au monde. Une éthique dont l'auteur de Daech, le cinéma et la mort aura été avec d'autres l'un des grands partisans, notamment au sein de la revue des Cahiers du cinéma à partir de la fin des années 1960. Aller au charbon ou descendre dans la mine sont les métaphores circonstanciées d'une entreprise que beaucoup d'entre nous se refusent à faire tant elle oblige à se salir les yeux en confrontant notre condition de spectateur avec les dispositifs spectaculaires qui l'assujettissent et la pervertissent – quand ils n'y mettent pas un brutal coup d'arrêt. La confrontation consiste rien moins ici qu'à mener l'analyse, relancée en une quarantaine de fragments courts distribués sur une centaine de pages auxquels s'ajoutent trois annexes plus techniques, des productions audiovisuelles de l'Organisation de l'État islamique ou Daech – cette « cinématographie de la mort » (p. 25). L'analyse devra alors s'approcher du noyau qui en fonde la légitimité tout en menaçant dangereusement l'intégrité de celui qui, en vertu de ce courage de la vérité dont Michel Foucault retrouvait du côté de Diogène le concept (la parrêsia), l'entreprend en raison des courts-circuits électrisant sa biographie. Un souvenir personnel évoqué par Jean-Louis Comolli, né en 1941 à Skikda anciennement Philippeville, s'inscrit aussi dans l'histoire de la guerre d'indépendance des Algériens (p. 60-62). Le risque est encore celui du dégoût de soi : « La pulsion de mort exaltée dans les clips de Daech est un élément puissant de mon désir de voir » (p. 49).

 

 

 

3) D'un côté, les films commandés et réalisés par une organisation meurtrière à vocation totalitaire prospérant sur les ruines post-coloniales des ambitions impérialistes occidentales en Irak et en Syrie (jusqu'au Nigeria et au Cameroun du côté de son vassal Boko Haram) relèvent d'une volonté aveuglante de propagande. Il se trouve qu'elle est homogène aussi avec les techniques et les technologies qualifiant l'extension planétaire de la fantasmagorie de la marchandise et de la sphère (du) spectaculaire. A cet égard, et à juste titre, « Daech n'est pas l'ennemi du Capital » (p. 83). Il est même, comme le dirait Michel Surya, le symptôme d'une guerre des fondamentalismes rivaux et mimétiques prospérant sur l'éclipse d'une alternative à la mondialisation capitaliste et d'une politique de l'émancipation universelle. De l'autre, et dans l'héritage directe d'Al-Qaïda (avec l'évocation de l'assassinat filmé du journaliste Daniel Pearl, p. 17), Daech promeut sa spécificité en proposant la médiatisation des exécutions que ses tortionnaires mettent en scène afin de produire une « horreur [dont ils savent qu'elle sera] reproduite à grande échelle » (p. 107), en déraison d'une sorte de « complicité furieuse entre le spectacle de l'horreur et l'organisation spectaculaire de l'horreur » (p. 105). L'alliance organisée de l'horreur spectaculaire et de son horrible spectacle vise à terroriser la cohorte des ennemis désignés qui, comme il est rappelé à bon droit ici, inclut, outre les juifs et les mécréants ou apostats de tout bord, la majorité des musulmans ciblés s'ils sont rétifs au projet de restauration du califat islamique aboli en 1924 (pp. 16-18 et 78). On précisera que cette restauration fantasmatique d'un califat mythifié, synonyme de dissolution de la politique dans la charia, est ce que Fethi Benslama nomme islamisme. Et, contrairement à ce que prétendent les visions essentialistes ayant pignon dans les médias d'opinion, c'est une nouveauté historique. Celle-ci participe de la confusion présente (« J'appelle donc confusion ce moment où les mots et les faits se démentent mutuellement », p. 21). Elle exerce aussi ses effets de dislocation dans la guerre des subjectivités ravageant l'islam (cf. Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman, éd. Seuil, 2016).

 

 

 

4) Les grandes organisations criminelles – et parmi elles le nazisme en figure le paradigme historique – redoublent la perpétration du crime par ce crime consistant en l'effacement des traces du crime. La nouveauté consisterait pour Daech à filmer les crimes perpétrés et à mettre leurs vidéos en ligne sur internet et les réseaux dits sociaux (p. 26). Les grands médias se chargeront d'en relayer des fragments et, sous couvert d'information, la terreur se répandra dans la contagion virale et la circulation infinie des images spectaculaires de l'horreur (« Par cette seule synchronisation, Daech apparaît comme maître du temps, régleur de calendrier », p. 35). L'impensable est donc ce qu'il faudra malgré tout s'efforcer de penser. Al-Hayat Media Center est le studio de Daech, héritier d'une culture déjà vieille d'un quart de siècle – 1991 est l'année de la première guerre néo-impérialiste contre l'Irak et celle de la création du premier site web djihadiste. Ce studio propose de relayer la mise en scène de la mort réelle par des images enregistrées, cadrées, montées et diffusées sur les canaux électroniques et numériques de l'audiovisuel mondial. Son travail de propagande hérite ainsi d'une histoire qui, avant d'être celle des médias, aura été celle du cinéma, mais qui est devenue depuis l'histoire des visibilités à l'ère du numérique. Dire que Daech fait du cinéma – et même l'un des pires – ne signifie évidemment pas que l'un des nouveaux noms de la terreur contemporaine ne se réduit qu'à la propagation spectaculaire d'un imaginaire pervers et sadique, terriblement homogène par ailleurs avec celui des tortionnaires étasuniens de la prison irakienne d'Abou Ghraib. Symptomatiquement, leurs homologues de Daech en reprennent les combinaisons oranges dont ils habillent leurs prisonniers (p. 70). Dire cela (« Cela me choque avouera d'ailleurs Jean-Louis Comolli, bouscule ce qui me reste de ma jeune cinéphilie, mais c'est un fait », p. 12) autorise d'insister sur le fait que ses exécuteurs soumettent le réel de la mort qu'ils infligent à un régime de discours et de représentation impliquant de réfléchir entre autres aux conséquences exercées sur ce que nous nommons cinéma et sur le désir que ce nom soutient encore. Et penser cet état désastreux des choses du monde, tel qu'il est et ne va pas, impose l'exigence de prendre ses responsabilités. C'est-à-dire comprendre ce qui arrive au visible quand il est à ce point enrégimenté – embedded – dans la célébration audiovisuelle d'un pouvoir de mise à mort sachant compter sur la mécanique de ses infinies répercussions médiatiques (p. 107).

 

 

 

5) Que reste-t-il à faire, dans ce cas précis, pour sauver le cinéma du naufrage spectaculaire qui l'emporte en imposant l'intoxication des sensibilités qui s'attachent encore à une pratique dont ils savent et expérimentent aussi les effets pharmacologiques ? « Les productions d'Al-Hayat Media Center attentent à la dignité intime du cinéma en tant qu'art, dont la responsabilité est de sauver la dignité de ceux qu'il filme, quels qu'ils soient, misérables ou puissants – tout le contraire de ce qui est fait par Daech, soucieux d'abord qu'on méprise ses victimes avant de les tuer » (p. 107-108). « Qu'est-ce que tu vois ? » est, dans le sillon socratique de la pensée de Marie-José Mondzain, la question que le lecteur de Daech, le cinéma et la mort est alors en droit de poser à Jean-Louis Comolli, qui, à sa manière, y répondrait en reposant à nouveaux frais la célèbre question bazinienne, exemplaire de son souci ontologique : « Qu'est-ce que le cinéma ? ». La « cinématographie générale » à laquelle se plie Daech bute sur l'exigence éthique et politique caractérisant le cinéma. Et particulièrement depuis la fracture ouverte par la Seconde Guerre mondiale, la relève du néoréalisme italien et dans la continuité le surgissement de la modernité cinématographique. Soit la préservation de la dignité des sujets filmés et de leurs spectateurs. Après avoir regardé bon nombre des clips produits par Al-Hayat, Jean-Louis Comolli y aura vu la négation du cinéma (notamment dans la « récusation du montage », p. 35). Il y aura vu aussi « l'envers du cinéma » (p. 71) qu'il oppose au « cinéma contraire ». Certes minoritaire, le cinéma contraire est celui qui persévère à entretenir la grandeur du cinéma incluant la sensibilité et l'intelligence de ses spectateurs. L'envers du cinéma impose déjà l'inféodation stricte du spectateur (puisqu'un spectateur est de fait requis et visé par les productions audiovisuelles de Daech) à une figure ou bien de dégoût ou bien de voyeur susceptible de jouir perversement des images de l'horreur réellement infligée. En conséquence de quoi, la place du spectateur se retrouve verrouillée et, avec ce blocage, c'est sa liberté de se déplacer qui s'en trouve niée. A l'impuissance de la victime suppliciée répondrait alors l'impuissance du spectateur face au spectacle du supplice. Indignité pour tout le monde. « Il y a une certaine symétrie entre la soumission des futures victimes, qui savent qu'elles ne peuvent plus rien pour se sauver, et l'indignation ou la révolte du spectateur condamné à constater sans fin son impuissance. Les clips de Daech veulent à la fois terrifier et paralyser le spectateur : en faire un mauvais spectateur » (p. 34).

 

 

 

6) Ce que Jean-Louis Comolli aura également perçu, c'est le mimétisme des formes de représentation proposées, empruntant parfois explicitement aux modèles canoniques de cet empire de la culture (du) spectaculaire dont l'industrie hollywoodienne est demeurée l'un des fleurons. Moyennant quoi, si le passage à l'acte meurtrier (qui est la négation d'un « passage à l'autre », p. 106) différencie Al-Hayat de Hollywood, le premier ne cesse pourtant pas de s'inspirer des procédures du second quand il s'acharne à réduire le spectateur à un « montage de sensations » (p. 32). Ce que ces industries si différentes partagent cependant, c'est une même inconnaissance quant aux conséquences catastrophiques qu'elles exercent sur le visible comme sur l'image : « Pas plus que Hollywood et les cinéastes de films catastrophe qui occupent les écrans, Daech ne sait que ce qu'il produit est l'image même du monde tel qu'il est devenu » (p. 27). A l'époque actuelle de « phase Google du capital » (p. 23), l'intensification des vitesses de circulation des images à l'époque des flux numériques exerce une pression sur les industries de l'information et de la communication qui, sous prétexte d'assurer leurs missions d'intérêt général, se font souvent le relais, parfois involontaire et toujours irresponsable, des images de la propagande de Daech. Il faut insister ici sur ce fait d'importance, industriel et technologique mais aussi anthropologique, voulant que « filmer, enregistrer, montrer, diffuser, mettre en ligne, [soient] devenues une même opération que seul ''le numérique'' réalise » en reproduisant mondialement « l'aventure solitaire du filmeur-montreur vécue par les premiers opérateurs Lumière » (p, 72). Comme si Daech savait pouvoir miser sur l'inconscience générale d'une dynamique irresponsable et impersonnelle, démultipliée sur tous les écrans, les ordinateurs et les téléphones portables du monde entier. « Daech absorbe, condense et restitue ce que nous, en Occident, avons fait de notre propre rapport au visible : le long chemin de la représentation de la figure humaine par des humains pour des humains trouve ici son acmé, qui est aussi son point d'arrêt » (p. 108). Ce qui peut se dire encore autrement : « Or, nous sommes cousins. En cercle. Les armes sont les mêmes, les financements sont voisins, les styles s'imitent les uns les autres. Peut-être que le tragique du moment est que l'Occident n'a pas d'autre, ou plutôt préfère croire qu'il n'en a pas – ce que suppose le terme même de mondialisation » (p. 23). Daech serait-il, parmi d'autres, un accidenté de l'occident qui se dirait encore « occidenté » (Jacques Lacan) ?

 

 

 

7) C'est pourquoi il faudra à Jean-Louis Comolli rappeler qu'au cinéma, en tous les cas dans ce « cinéma contraire » qui n'est pas le contraire du cinéma, qu'il aime et promeut, qu'il défend et pratique, « flotte toujours cet air d'ambiguïté dont [il fait] l'une des mailles de [son] tricot analytique » (p. 79). C'est ainsi qu'il lui faudra soutenir que « la force du non-montré au cinéma consiste en ce qu'il nous fait sentir qu'il y aurait encore à voir, à voir mieux ou plus loin » (p. 49). Et dès lors renchérir sur une essentielle ambiguïté (on parlera pour notre part d'ambivalence puisqu'il s'agirait moins d'interprétations contradictoires et discutables des faits que des images en ce qu'elles composent avec des valeurs simultanées et opposées), celle du cinéma ouvert aux inconnues de « la relative illisibilité de toute image et [de] la subjectivité de toute durée » (p. 41). Face aux « forces unies du Calcul et du Capital » auxquelles se soumet aussi l'entreprise Daech, la mesure du cinéma consiste à ne pas céder sur cet « indéfinissable principe d'incertitude à partir de quoi il s'agit d'inventer l'apparaître et le disparaître, l'unicité et la spécificité de toute choses. C'est ce que fait le cinéma, machine à produire des singularités » (p. 81). Dans cette perspective critique, le cinéma comme art est moins une machine de guerre et de mort qu'il s'offre comme « lieu et temps de la vie des morts », en relève de ce « pouvoir quasi résurrectionnel de l'image » dont parlait, cité par l'ami Jean Narboni, Roland Barthes (p. 74). Jean-Louis Comolli compare encore le mouvement des photogrammes aux « pulsations de la vie » (p. 55) en ce que leur succession trace « un chemin d'avenir » offrant au « passé avéré » la poussée d'un « non encore là », d'un « futur potentiel » (p. 56). Et c'est pourquoi est nécessaire l'aide apportée par le legs de quelques œuvres exemplaires de l'art aimé du cinéma afin d'extraire de leur historicité des puissances d'actualité contestant les compromettantes confusions des exécuteurs et de leurs relayeurs. Sur le versant du classicisme, de John Ford à Samuel Fuller en passant par Fritz Lang et Jacques Tourneur. Sur celui de la modernité avec Jean-Luc Godard et Pier Paolo Pasolini, Robert Kramer et Claudio Pazienza. D'un côté, Jean-Louis Comolli sait mettre à profit une séquence des Contes de la lune vague après la pluie (1952) de Kenji Mizoguchi afin d'attester l'hypocrisie des médias qui citent les clips de Daech en en coupant les passages sanglants, sans comprendre que cette censure participe d'un pouvoir autoritaire livrant perversement la liberté du spectateur à l'imaginaire de la terreur (p. 86-89). De l'autre, il peut faire l'éloge des jeunes réalisateurs syriens qui, regroupés dans le collectif Abounaddara, font les ciné-tracts nécessaires dans l'héritage d'une référence aussi théorique que pratique au cinéma de Jean-Luc Godard, qui « n'est pas ici seulement le nom d'un grand artiste : c'est le nom d'une éthique et d'une politique cinématographiques (…) A la rhétorique guerrière et flamboyante de Daech s'oppose une mise en scène sans effets, sans grandiloquence, nette et sèche, et qui ne craint ni la fixité ni la durée des plans. On me permettra de trouver cela réconfortant : la guerre des images est de plus en plus centrale et ce n'est pas une guerre de ''contenus'', mais de formes » (pp. 93-94).

 

 

 

8) La « minoration des effets visuels » (p. 39) dont Jean-Louis Comolli rappelle les grands exemples hollywoodiens, et qu'il valorise en soulignant l'actualité de leurs forces critiques, l'autorise enfin à faire le constat suivant : « Une école du moins s'est à Hollywood affrontée à une école du plus – et elle a perdu la partie » (p. 39). Si les réflexions de l'auteur de Daech, le cinéma et la mort sont d'une pertinence avec laquelle il faudra savoir compter dans la guerre en cours opposant les formes de la civilité à celles de la destruction et de la décivilisation, on aimerait seulement contredire la dernière assertion afin de diviser autrement le champ cinématographique que nomme Hollywood. On vérifiera alors qu'il y a moyen de défendre une vision plus moléculaire et attentive aux inventions d'un cinéma souvent spectaculaire, mais que Jean-Louis Comolli réduit de manière un peu trop molaire à cette « école du plus » qu'il décrie tant – à raison, mais seulement le plus souvent. On aimerait ainsi citer l'exemple proprement visionnaire et vertigineux de Videodrome (1982) de David Cronenberg qui aura proposé de penser le rapport entre l'extension de la sphère spectaculaire, ses soubassements libidinaux et pulsionnels, et les processus de déréalisation qu'elle induit. L'histoire que ce grand film raconte est celle d'un petit entrepreneur de programme télévisé racoleur qui, en comprenant que le mal se trouve moins là-bas en Orient qu'ici en Occident, se retrouve progressivement converti en terroriste programmable à l'envi – à l'image, littérale, d'un magnétoscope. A la même époque, Le Loup-garou de Londres (1981) de John Landis montre un déni de responsabilité criminelle qui surgit dans l'enceinte d'une salle de cinéma pornographique. La boucherie sexuelle projetée sur l'écran s'y complète en effet de l'apparition, parmi les rangées de fauteuils, des cadavres mutilés par celui qui ignore la maladie contagieuse s'étant emparée de lui. Sur un mode plus auteuriste, continental et clinique, induisant par ailleurs une confrontation explicite avec l'imaginaire hollywoodien, le réalisateur autrichien Michael Haneke propose avec Benny's Video (1992) un film défendu en son temps par Dominique Païni et qui, si l'on met provisoirement de côté les effets pénibles d'autorité caractéristique d'un geste en forme de magistère, retrace l'histoire d'un enfant ceinturé d'écrans et fasciné par les images de la violence spectaculaire. Il en ira à produire lui-même la vidéo consignant le crime qu'il aura commis et dont son père s'efforcera d'en effacer les images, dans l'ignorance symptomatique des nouvelles modalités d'enregistrement vidéographique des traces.

 

 

 

9) Jean-Louis Comolli évoque rapidement la question du « snuff-movie » (p. 80) dont on pouvait croire qu'il relevait de la légende urbaine. Jusqu'à ce que les exécutions filmées par Al-Qaïda et Daech, en passant par les exemples d'assassins filmant leurs meurtres en caméra GoPro comme Mohammed Merah et Amedy Coulibaly, nous obligent à admettre le noyau obscène logé dans la sphère du spectaculaire qui invite à la pente du « devenir lycanthrope » menaçant le spectateur. On conclura sur le souvenir moins ambigu qu'ambivalent d'un film mineur de John Carpenter réalisé en 2006 pour la télévision. Intitulé Cigarette Burns (en français La Fin absolue du monde), ce téléfilm témoigne du déclassement d'un cinéaste ayant persévéré à entretenir dans le cinéma de genre des années 1970 un rêve de cinéma classique (avec la référence inconditionnelle à Howard Hawks). Il témoigne aussi d'une compréhension relativement lucide de la situation d'indignité faite au cinéma. La quête marchande d'un film mythique, car interdit pour sa violence confondant celle du représenté avec celle de la représentation elle-même, détermine des processus de confusion mentale, d'indistinction morale et de déréalisation débouchant sur deux images. D'un côté, le commanditaire passionné de « snuff-movies » éprouve la vérité viscérale de son désir, ses intestins se substituant horriblement à la pellicule enroulée dans l'appareil de projection (on pense à nouveau à Videodrome). De l'autre, la subsomption généralisée de tout le cinéma sous le « snuff » trouve à s'incarner dans la figure singulière d'un ange mutilé, aux ailes coupées. Un ange troublant aussi en ressemblant physiquement à John Carpenter lui-même. L'ange aux ailes coupées pourrait allégoriserait le cinéma placé sous la coupe infamante et mutilante de cette extension du spectaculaire dont Daech représente aujourd'hui l'un des pires symptômes. Seuls les anges ont des ailes disait il y a longtemps le titre d'un grand film de Howard Hawks. Et si, comme le cinéma le serait aujourd'hui, les anges sont mutilés et privés de leurs ailes, cela ne suffit ni à rendre les armes ni à abandonner le champ de bataille. Car les ailes, après tout, ça se gagne aussi comme s'y emploie l'ange Clarence dans It's a Wonderful Life La Vie est belle (1946) de Frank Capra. Ainsi se fonderait le mixte (selon la formule résumée par Gramsci) de pessimisme de la lucidité et d'optimisme de la volonté battant dans le cœur de Jean-Louis Comolli.

 

 

 

 

3 août 2016


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