La passion de la raison

La Condition anarchique de Frédéric Lordon

(éd. Seuil-coll. « L'ordre philosophique », 2018)

Aux Gilets Jaunes

« Mais tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare. »

(Spinoza, Éthique, V, 42 scolie)

 

« (...) rien, jamais, ni pour la société humaine, ni pour l'homme,

n'a été plus insupportable que la liberté ! »

(Fédor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, tome I)

 

« Je me suis bâti sur une colonne absente. »

(Henri Michaux, « Je suis né troué » in Ecuador)

 

« (...) ce qui vaut vraiment, c'est ce qui nous rend plus raisonnable. »

(Frédéric Lordon, La Condition anarchique, p. 19)

 

 

Le champ de recherche dans lequel Frédéric Lordon s'est engagé depuis une dizaine d'années est ce qu'il nomme un « structuralisme des passions ». Les ouvrages les plus importants qui y sont consacrés sont L'Intérêt souverain : essai d'anthropologie économique spinoziste (éd. La Découverte, 2006), Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza (éd. La Fabrique, 2010), La Société des affects : pour un structuralisme des passions (éd. Seuil, 2013), Imperium : structures et affects des corps politiques (éd. La Fabrique, 2015) et Les Affects de la politique (éd. Seuil, 2016). C'est ainsi que l'économiste critique de la financiarisation du capitalisme et philosophe chargé de recherches au CNRS travaille à conjoindre la théorie des structures du marxisme et de la sociologie critique avec la philosophie des affects de Spinoza. C'est ainsi que la structure nomme la fixation institutionnelle des affects, les rapports sociaux résultant alors des investissements passionnels, contradictoires ou partagés de la multitude.

 

 

Mais alors, l'anarchie, de quoi est-elle la condition ? Pour Frédéric Lordon, anarchie ne nomme pas une politique qui devrait à proprement parler se dire plutôt comme « acratie » en suivant Jean-Pierre Duteil, soit la visée politique d'un monde commun organisée sans domination. L'anarchie ressaisie depuis son fondement étymologique (arkhè nomme le principe premier, le fondement, l'origine) soutient désormais le concept d'une « axiologie critique », autrement dit une théorie de la valeur dans une société qui, rigoureusement parlant, ne tient fondamentalement à rien (p. 11). Le lecteur assidu de Spinoza rejoint ainsi le lecteur d'Émile Durkheim qui pensait déjà les phénomènes sociaux comme « des systèmes de valeurs » et celui de Cornelius Castoriadis rappelant à l'ordre de l'institution imaginaire du social-historique un fond radical d'insensé, d'insignifiance ou d'indétermination.

 

 

Valeur au sens restreint (économique),

au sens général (anthropologique)

 

 

Valeur au sens général et anthropologique et non restreint comme y prescrit l'économie ou l'économisme. C'est que nous ne cessons de juger, Spinoza y insiste en évoquant le fait que le jugement est un automatisme du corps. Et le sol de tout jugement est plissé d'affects, les conditions de possibilité du jugement sont en fait des conditions passionnelles (p. 13). S'ensuit que la théorie de la valeur est une théorie de la lutte (makhia) pour les valeurs – c'est une « axiomachie » qui consiste à capter des courants d'affects et en soumettre le « pouvoir axiogénique » pour le bénéfice de sa propre pente assertive ou assertorique (p. 15). La double nature du désir, mimétique et associatif, est un affect qui s'acquiert par médiations sociales, par imitations et liaisons. C'est l'un des trois affects primaires avec la joie et la tristesse avérant le pouvoir axiogénique de l'affect. C'est depuis ce pouvoir que l'on comprend que le monde est insensé, au sens où il est sans signification, insignifiant, qui ne dit rien que ce que l'on y met. « La société est un affect commun » (p. 23). La valeur y est sans substance, entièrement relationnelle, qui doit dès lors se comprendre comme un processus de valorisation : « Rien ne vaut, tout est valorisé. Il n'y a pas de valeur, il n'y a que des processus de valorisation. » (p. 119).

 

 

En passant, insister sur la qualité non-substantielle de la valeur permet de voir l'étrange consensus étonnamment partagé par les économistes marxistes et néoclassiques qui assignent une substance à la valeur, travail abstrait pour les uns ou son utilité marginale pour les autres (seule la théorie du fétichisme de la marchandise remet du social nié dans l'extraction du temps de travail abstrait décrétée comme la substance cachée de la valeur d'échange). Certes, « le capitalisme est cette formation sociale, historique, où un nombre immense de choses se laissent abréger sous l'argent » (p. 84). Sauf que l'on sait déjà, et Bernard Friot y insiste, que la comptabilité nationale (le PIB) inclut dans son calcul des valeurs économiques non marchandes, par exemple les services publics. On comprendra bien ici que la question de la valeur économique est une question radicalement politique. Les valeurs d'échange se produisent à l'intersection sociale d'intensités désirantes et réactionnelles, « dans la convergence des désirs » qui explique qu'un produit griffé du logo d'une marque coûtera plus cher qu'un produit fabriqué dans des conditions semblables (p. 114).

 

 

La tâche aveugle de l'économie tient à ne penser la valeur que sous la condition stricte du nombre quand il existe des équivalences sans avoir besoin de la médiation d'une mesure explicite ou d'un calcul, ce que Frédéric Lordon nomme Timesis (c'est, exemplairement, le « tabou du calcul » de l'amour selon Pierre Bourdieu). L'être humain est un automate spirituel qui dispose ainsi d'un calculateur caché qui produit des calculs sans calcul, niché dans les plis de son ingenium. Comme une sorte d'« affectométrie » (p. 81).

 

 

Le pouvoir de dire le vrai

(des luttes pour véridire)

 

 

L'affect de Spinoza est égal alors à l'imagination de Pascal ou l'opinion de Durkheim. Ce qui caractérise les affections du corps consiste à ce qu'elles augmentent ou diminuent ses puissances d'agir et de pâtir en même temps que les idées accompagnant ces affections, toutes choses fondant sa complexion (ou ingenium). L'affect commun est celui de la puissance de la multitude, de la « potentia multitudinis », dont l'état général, son « imperium », est une force générique de nature passionnelle dont les normes sont instituées pour faire autorité. « La banque centrale de la valeur » (p. 204). Il y a donc toujours déjà du social comme force passionnelle distribuée dans un ensemble de normes soutenues par des affects communs qui font institution.

 

 

La multitude se ressaisit donc dans son imperium qui dit aussi son auto-affection. La multitude est bien sûr toujours structurée et différenciée, institutionnalisée et conflictuelle, jamais pure et compacte, à considérer dans ses composantes et ses parties, depuis sa fragmentation : « En réalité, le fractionnement de la multitude est la loi » (p. 123). Mais, historiquement, la plus grande partie de la multitude s'organise dans l'État, « capture majuscule de potentia multitudinis » (p. 38), « prêteur axiologique en dernier ressort » (p. 203). Ses investissements se fixent sur des porteurs institués qui en bénéficient sur le mode de ce que Pierre Bourdieu appelle le capital symbolique. Le capital symbolique est du « nombre cristallisé » (p. 109), c'est un pouvoir qui ne relève à la fin que du dehors, donné par la multitude créditrice en dernier ressort. Par conséquent, ce pouvoir comme celui de la monnaie « n'existe qu'à l'état institutionnalisé », l'institution étant « l'autre nom du tiers » (p. 100). L'institution, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski posent que sa prérogative, à l'instar de celle du pouvoir symbolique, consiste à « dire ce qu'il en est de ce qui est » (p. 192). Il y a dès lors identité de fond entre fait véridictionnel et fait institutionnel (p. 198).

 

 

Les luttes sont des luttes de valeurs. Ce sont des luttes véridictionnelles à visée assertorique, visant à asserter la valeur, à dire sa vérité et l'imposer comme vérité – à « véridire ». Et ces luttes de valeurs recoupent en fait des « guerres de reconnaissance » (p. 113). Dit encore autrement : « Le champ axiologique est nécessairement un champ de bataille. » (p. 119). Comme on est loin alors de l'idéalisme communicationnel cher aux théoriciens habermassiens comme Axel Honneth (p. 143).

 

 

L'effet Münchhausen

(le social comme auto-sustentation)

 

 

On en revient à l'autorité, au phénomène social du faire-autorité qui relève des rapports de forces au principe de la captation institutionnelle de l'affect commun. La vieille antienne de la « crise de l'autorité » doit dès lors se comprendre avec plus de précision comme une « crise des doxocrates installés », ces « professionnels de la véridiction » comme les appelle encore Paul Veyne. La crise des instances de la doxa, « des instances doxocratiques officielles », appelle en conséquence au « déclassement des autorités instituées » (p. 144). Ce déclassement des autorités habituelles, qui ne cesse pas de s'observer avec les réseaux sociaux et la défiance envers les médias traditionnels, rappelle tout le monde à l'ordre d'une « incertitude axiologique fondamental» (p. 146). Pascal a d'ailleurs pour cette question indiqué dans ses Pensées le « fondement mystique [de toute] autorité », tout en montrant l'impasse du « demi-habile » qui perçoit l'arbitraire des valeurs sans y voir l'occasion de dépasser le stade réactif du jugement critique critique.

 

 

Il est à cet égard bien certain que la raison est faible, qu'il y a une impuissance de la raison face à la puissance passionnelle de la multitude et de ses affects communs. La méconnaissance est heureuse, l'adhésion sans réserve, qui permettent bien sûr d'expliquer les fondements religieux et sacrés des sociétés qui expulsent sans les questionner les forces secrètes qui la soutiennent et qui n'appartiennent au fond qu'à elle-même. C'est l'auto-affection des multitudes en leurs médiations et institutions qui, dans la méconnaissance, s'apparente donc à une forme d'« auto-transcendance du social » (p. 187). C'est pourtant la raison qui permet de voir que la société ne tient en dernière instance qu'à son « auto-sustentation axiologique » (p. 181). Et de voir pareillement que la condition anarchique ne nomme rien d'autre que « l'arbitraire de la culture » (p. 173).

 

 

Quand y a-t-il crise alors, sinon dans le passage risqué d'un agencement à un autre de valeurs et de croyances ? Spinoza y tient, les affects se composent toujours d'idées, la base même, le sol de toute croyance. Les automates spirituels que nous sommes sont aussi des « automates herméneutiques » qui donnent aux choses le sens qu'elles ne possèdent pas par elles-mêmes tout en croyant cependant que le sens en émane directement (p. 191). Impossible pour nous de ne pas penser ici à The Leftovers. La destitution d'un ordre institué de véridiction est au principe d'une crise des autorités institutionnelles et véridictionnelles et ces crises sont toujours « des crises de crédit » (p. 204). C'est d'ailleurs à l'occasion de telles séquences qu'ont lieu d'historiques « démédiatisations exceptionnelles », certes toujours ponctuelles et relatives (p. 35).

 

 

De la condition anarchique

à la raison démocratique

 

 

Ce qu'il reste, c'est la connaissance du bien et du mal, la première qui augmente dans la joie et l'amour les puissances d'agir et de pâtir, la seconde qui les diminue dans la tristesse et la haine. Ce qu'il faut, c'est mieux que la connaissance préférentielle du bien et du mal, c'est la raison comme « méta-valeur » dont la conduite substitue aux affects passifs et réactifs des affects actifs (p. 225). Sous la conduite difficile de la raison, les connaissances et jugements adéquats peuvent produire de la joie. Avec la raison, les passions sont moins éteintes qu'elles soutiennent la puissance de la raison, habituellement si impuissante face à la puissance des affections. Ce qu'il faut, à la fin, c'est désirer et donner à désirer la raison, la raison vécue comme une joie, « en tant qu'elle développe ses propres affects – actifs » (p. 258). Spinoza appelle cet état la « béatitude ».

 

 

C'est également reconnaître à l'art « une possibilité d'empuissantisation » (p. 233). Parce que la puissance est « le pouvoir de faire quelque chose » (p. 237), elle est liée à l'aptitude à lier et l'art qui affecte les corps de plusieurs manières à la fois les entraîne à faire plus de liaisons et percevoir plus de choses simultanément. Les films de Jean-Luc Godard en donnent l'un des meilleurs exemples pour le cinéma. A l'aptitude des corps à lier beaucoup d'affections simultanément répondra l'aptitude des esprits à lier en même temps plusieurs idées. Frédéric Lordon mobilise à cet égard plusieurs exemples littéraires : c'est le Caligula d'Albert Camus comme figure tyrannique de la condition anarchique, c'est « l'homme des foules » d'Edgar Allan Poe jamais aussi bien que rendu imperceptible dans les grands courants de la multitude. C'est encore le « Grand Inquisiteur » dostoïevskien des Frères Karamazov qui s'oppose à l'émancipateur Jésus en prenant sur lui l'insupportable liberté dont la tristesse fonde la vérité tragique de la condition humaine. C'est enfin la Jérusalem pour le William Faulkner des Palmiers sauvages qui est le nom biblique de la liberté ressaisie cette fois-ci comme joie, synonyme de la béatitude spinoziste.

 

 

Pour cela, deux conditions doivent être impérativement remplies, instituées : la survie matérielle et la paix civile. Pour cela, le meilleur régime politique est la démocratie, « omnino absolutum imperium » (p. 243). Ce qui reste à la fin, une fois dissoutes les valeurs et le sens évanoui, ce n'est rien que la condition anarchique, rien que les êtres humains ne mettent entre eux dans des conditions déterminées pour faire société. Rien sinon ce qui leur appartient en dernière instance pour faire advenir depuis le sol de notre condition anarchique la raison démocratique, ce projet politique radical redonnant à la multitude l'égal pouvoir de décider des affaires communes.

 

 

16 février 2019


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