Qu’est-ce que la vérité ?

(la vérité d’Alain Badiou)

Alain Badiou dispose son geste philosophique depuis un demi-siècle qui peut aujourd’hui se ressaisir à partir de la question suivante : qu'en est-il du monde expérimenté non depuis sa loi dominante, mais depuis l'exception immanente d'une vérité ? Autrement dit, qu'est-ce qu'une vie digne de ce nom ? Qu’est-ce qu’une vie placée sous la condition de la vérité, qu’est-ce qu’une vraie vie ? 

 

 

L’idée de la vérité

comme exception immanente

 

 

La vérité, il faut en penser l’idée. La vérité comme idée, autrement dit comme ce qui constitue pour un individu déterminé la médiation subjective et singulière entre une vérité universelle et son trajet particulier dans un monde déterminé. L'idée conçoit ainsi la médiation entre la vérité et son devenir, qui se tient entre immanence et exception.

 

 

La vérité est dans le monde, elle y est immanente, mais sa construction s'accomplit en exception existentielle aux lois du monde. Idée nomme donc la position subjective qui partage les deux versants de la question. C’est une manière d'être immanente qui concerne cependant l'exception, qui ne saurait se réduire à la question de la représentation immanente d'une exception. L'idée de la vérité ou la vérité comme idée n'est pas réductible au monde existant mais elle oriente des trajets dans ce monde, à la fois interne au monde et en exception au monde. L'idée ne s'oppose donc pas au monde en ce qu’elle a la capacité d'orienter des trajets dans le monde, dans une immanence tenue à l'exception. Toute idée est ainsi dialectique, qui se tient entre l'exception de la vérité et son immanence. Ainsi, l'idée n'existe que dans sa dimension active, bien loin du cliché de l'immobilité détachée du vivant dynamique du monde.

 

 

Le primat de la pratique du point de vue du matérialisme marxiste dit le primat de l'idée en tant que pratique, non pas la subordination de l'idéel sous le matériel. De ce point de vue, il n'y a pas d'opposition sensée entre l'idéalisme et la matérialisme du point de vue de la pensée dès lors que la pensée procède toujours du monde dont la vérité est un processus déterminé et déterminant. Qu'est-ce alors que le monde examiné du point de l'idée qui rejoint le point de la pratique ? L'immanence des vérités est une immanence pratique. L'idée n'est pas une interprétation ou une représentation, mais la vie pratique de l'exception pour le sujet qui soutient le travail de la vérité universelle dans un monde donné, en tenant à distance la double impasse mimétique des errements empiristes et des subordinations transcendantales.

 

 

Une vie digne de ce nom est une vie suivie selon l'idée qui assure la médiation subjective entre la vérité et le monde, entre l'immanence et l'exception à l'immanence. Et une vie selon l'idée ou la vérité dont elle est la médiation subjective entre l'immanence de ce monde et son exception est une vie qui se pose la question de la violence car il y a comme exception immanente de la violence du vrai, interne au vrai, expliquant ainsi son intolérance aux opinions dominantes.

 

 

La vérité, une saga métaphysique en trois temps

(universalité, singularité, absoluité)

 

 

a) L'Être et l'événement (éd. Seuil, 1988). Qu'en est-il de l'être en tant qu'être comme le dirait Aristote ? L'être en tant qu'être est une multiplicité, rien d'autre. L’être est une multiplicité pure, c’est un composé de multiplicités, multiplicités de multiplicités, qui ne sont pas composées d'atomes, et dont l'arrêt n'est pas l'un (l'atome) mais le vide, autrement dit la multiplicité qui n'a plus aucun élément. Une théorie formelle des vérités pose ceci : ce sont des multiplicités, elles sont, il y a un être des vérités qui dépend d'un événement, d'une coupure engageant la possibilité d'une création. L'événement est une multiplicité surnuméraire et évanouissante, qui n'apparaît que pour disparaître et laisser une trace. L'événement n'est pas, il arrive comme infondé, sans fondement assuré dans l'être, imprévisiblement. Une théorie de l'être et des vérités est donc une théorie de l'événement qui n’a oublié ni le « matérialisme aléatoire » du maître Althusser ni l’élément aléatoire caractérisant la déviation ou clinamen propre au matérialisme atomistique d’Épicure.

 

 

b) Logiques des mondes (éd. Seuil, 2006). La question est non plus celle de l'être mais de l'apparaître des multiplicités dans des mondes déterminés et qui font relation dans ces mondes. C'est une logique quand le précédent volume est une ontologie parce qu'elle ne porte plus sur la composition de ce qui est (un multiple pur) mais sur la relation entre toutes les choses apparaissant localement dans les mondes. Une théorie non plus de l'être mais de l'être-là, dans l’héritage de Hegel ou le sillage de Heidegger. La question de la vérité est ainsi nouvellement reprise : après l'être des vérités (elles dépendent d'un événement, leur être n'est pas une multiplicité quelconque mais générique pour citer le mathématicien Paul Cohen), c'est la question des corps localement disposés dans les mondes particuliers, soit de l'apparaître des vérités. Si tout ce qui apparaît dans un monde est un corps, le corps d'une vérité dit qu'elle apparaît dans un monde particulier, composé d'éléments particuliers liés à un monde donné. La théorie des corps est aussi une théorie des vérités comme corps, comme multiplicités génériques liés après une rupture événementielle à des procédures d’incorporation (on parle alors de corps subjectivable). Vérité désigne d'abord un certain type de multiplicités (génériques) dépendant d'un événement, vérité nomme ensuite un certain type de corps particuliers (subjectivables) apparaissant après un événement survenu dans un certain monde.

 

 

c) L'Immanence des vérités (éd. Fayard, 2018). L'examen des vérités ne se fait plus du point de leur être puis de leur apparaître mais, à l'inverse, l'être et l'apparaître sont désormais examinés depuis la perspective des vérités. L'approche est renversé. En premier lieu, qu'en est-il des vérités par rapport à l'être ? Ensuite par rapport à l'apparaître ? Enfin, qu'en est-il de l'être et de l'apparaître du point de vue des vérités ? La philosophie ne produit pas des vérités, elles sont extérieures à son champ d’action, mais le concept de vérité permettant d’en identifier la survenue et la trajectoire circonscrites dans des champs catégoriques distincts. Il y a essentiellement quatre conditions ou registres des vérités (art, politique, science, amour) : que se passe-t-il donc quand le monde entier est considéré depuis le point de vue d'une vérité artistique, politique, scientifique, en amour ? C'est la question de l’effet des vérités dans le monde.

 

 

L’Être et l’événement est une théorie de l’universalité des vérités (elles sont transmondaines, autrement dit elles valent dans le monde où elles sont apparues comme dans d’autres mondes – ce qui est vrai là est contre le particulier vrai partout), Logiques des mondes une théorie de leur singularité (les vérités sont des mixtes distincts de finitude dans leurs œuvres matérielles et d’infinité dans leur relance), L’Immanence des vérités de leur absoluité (les vérités s’identifient par elles-mêmes comme vraies, leur présence comme index d’elle-même, qui se tiennent à distance des constructions valorisées par l’empirisme ou de celles placées sous la condition du transcendantal). La philosophie d’Alain Badiou propose donc une théorie de la vérité à partir de l’agencement dialectique de l’universalité, de la singularité et de l’absoluité.

 

 

Les six caractéristiques descriptives

de la vérité

 

 

1) La vérité est une construction, un processus singulier, une création, une œuvre, non pas une contemplation, une interprétation ou un jugement. C'est la dimension pratique de la vérité : la vérité procède et s'approprie. D'où des procédures de vérité qui forment leur être propre. La vérité ne se confond donc pas dans une norme de jugement qui relève de l'exactitude ou de la véridiction, par exemple dans l'adéquation d'un énoncé et d'un fait dans la confrontation entre le langage et la réalité. C'est pourquoi la vérité ne se confond pas avec un savoir, qu’elle constitue même une trouée dans l’ordre des savoirs.

 

 

2) Le processus inclut un élément hasardeux, non nécessaire, surnuméraire. L'origine qui fait césure dans le tissu des nécessités d'un monde, c'est l'interruption d'une répétition, c'est l'événement, soit la rencontre hasardeuse qui est originaire, au principe d'un processus de vérité. La vérité est une exception immanente qui relève d'une interruption localisée, d'une coupure située à partir de laquelle procède la construction d'une vérité fidèle à l’événement apparu puis disparu. La vérité ne se réduit pas absolument au monde, elle est en décalage par rapport à ses lois existantes. L'être est empiriquement un multiple pur, multiple de multiple. Moyennant quoi, l'événement ne nomme pas ce qui est mais ce qui arrive sans fondement, imprévisiblement ou aléatoirement, l’événement dit la coupure hasardeuse qui rend possible le processus et la construction d’une œuvre de vérité, possible pais pas forcément ou nécessairement. C'est pourquoi on dit que la vérité est une multiplicité non pas quelconque ou ordinaire mais générique.

 

 

3) La vérité détermine un sujet dans sa procédure, qui a deux statuts ou figures, local et global : un point local de la procédure de vérité comme une différence active (la définition est algébrique) ; un principe d'orientation globale de la procédure (la définition est topographique). Il s’agit ainsi, après la Théorie du sujet (1982), de faire retour sur la distinction entre un procès subjectif (le devenir d'un sujet quelconque) et la subjectivation (la manière dont on subjective de l'intérieur le protocole des vérités). La vérité se construit comme le sujet qui y est pratiquement et existentiellement engagé. Le sujet est l'un des acteurs de la procédure ainsi que la figure de son orientation. Le sujet n'est pas réductible à l'individu. Le sujet est autant activité que passivité, c'est sa double nature énigmatique, c'est aussi sa raison dialectique, tendue entre deux acceptions contradictoires. Le sujet dit alors la matière de la procédure, le corps d'une vérité comme l'orientation générale de la procédure. Par exemple, le militant obéit comme un exécutant au parti ou bien il figure l'une des composantes de la ligne du parti : le militant est en fait les deux, qui obéit et qui décide, il est un mixte d'héroïsme et de discipline (la discipline est à la fois active et indistincte à toute passivité). Comme la vérité est à la fois immanence et exception. Cela est valable dans tout processus de création d'une procédure de vérité selon les quatre conditions catégoriques, en politique, en science, en art, en amour.

 

 

4) La construction du processus d'une vérité est universelle, ayant valeur dans des mondes différents, dans l'espace comme dans le temps (la vérité joue ainsi à la lisière pratique du monde réel où elle se déploie et d'un autre monde virtuel ou possible, dans une sorte d'entre-deux-mondes). Il y a ainsi une universalité de toute vérité, qui ne relève pas d'un jugement logique (ce n'est pas un quantificateur), parce qu'elle est intelligible dans un autre monde que celui où elle aura surgi (la vérité est transmondaine). Se tient ici le rapport de l'exception à l'immanence. Une vérité peut ainsi être comprise d'une époque à l'autre, elle peut durer en raison même de l'exception qu'elle contient. Si elle est encore active et intelligible, c'est qu'elle est une exception en ne cessant pas d'être immanente sinon on bascule soit dans l'immanence sans vérité du démocratisme libéral soit dans la transcendance religieuse, les deux impasses polarisant l'époque actuelle sous la tutelle de l’hégémonie néolibérale. Une vérité demeure ainsi d'un monde à l'autre en se tenant comme une exception immanente. L'universalité est réelle, nous avons affaire à un universel réel concret comme l'aurait dit Hegel, ce sont non pas des valeurs mais des objets réels, des œuvres singulières qui portent l’empreinte de l’absolu et qui traversent les siècles, histoire d'amour et tragédie grecque, géométrie euclidienne ou révolution française ou communiste.

 

 

5) La vérité ressaisie dans la nature de son processus concret est infinie, intrinsèquement ou de façon inachevée. À partir d'une critique radicale de la finitude (qui ne tient qu’à composer avec l’infini de l’œuvre de vérité et cette composition assure sa singularité), une infinité s'impose comme affirmative quand elle est effective ou bien quand elle est inachevée. Une vérité peut alors être complétée après coup ou avoir d'autres conséquences que celles qui ont été expérimentées (l'infinité est objective et subjective). L'universalité se comprend alors comme non close, une vérité est ouverte et son ouverture même autorise de reprendre la question pour en continuer la dynamique procédurale et constructrice d'un monde l'autre. C'est la question de la résurrection d'une vérité, sa recréation comme le ferait un metteur en scène avec un texte classique, comme le fait la Commune de Paris pour les militants révolutionnaires qui viennent après l'événement.

 

 

6) Il y a essentiellement quatre conditions, types ou registres catégoriques d’émergence des procédures et œuvres de vérité : la condition scientifique (qui fait vérité du lien possible entre inscription ou écriture et le réel), la condition artistique (qui fait vérité de la lisière entre la forme et l'informe), la condition politique (qui fait vérité de la capacité collective) et la condition amoureuse (qui fait vérité de la différence des positions sexuées). Il n'y pas la vérité mais les vérités créées depuis chacune des ses quatre conditions extérieures à la philosophie et il y a un concept de vérité qui autorise la philosophie à en ressaisir les trajets. Il y a un pluriel constitutif des vérités comme il y a une pluralité dans les différents registres de procédures qui donnent les conditions d’apparition.

 

 

Une définition provisoire de la vérité nommerait alors un processus hasardeux quant à sa possibilité, subjectif dans sa durée orientée, particulier dans ses matériaux prélevés à partir d’un monde déterminé, universel dans son adresse et son résultat, infini dans son être et déployé selon quatre types de procédures. Plus schématiquement, une vérité est une exception immanente au monde où elle surgit, dont l'adresse et la destination peuvent être universelles. C'est la dimension dialectique d'une vérité qui n'a dès lors plus rien à voir avec une quelconque entité transcendantale.

 

 

C'est seulement ainsi que peut se concevoir l’absoluité et l'éternité des vérités, cette possibilité interne au temps, selon des moyens conceptuelles et philosophiques, autrement dit non religieux.

 

 

La vraie vie

(vivre en immortel sous le signe de l’idée)

 

 

Une vérité se compose d'incorporations individuelles dans des ensembles plus vastes. Œuvre d'art, soulèvement politique, invention scientifique, rencontre amoureuse sont des expériences qui nous relient à l'humanité toute entière. Comment les individus apparaissent depuis une procédure de vérité ? Les vérités sont infinies, elles restent après le temps de leur création en restant vraies pour toujours, qui survivent au temps (c'est l'infinité des vérités, soit leur universalité). Mais les corps sont finis, marqués de finitude (la mortalité). Il faut donc penser la relation du fini et de l'infini (autrement dit il faut penser la singularité des vérités dont les œuvres constituent l’index).

 

 

La vérité change le savoir, elle bouleverse l'ordre et l'état des savoirs, la vérité engage une transformation du champ du savoir à partir de la création d'un savoir nouveau (on retrouve l'allégorie de la caverne chère à Platon). C'est la théorie du forçage, une vérité neuve force une transformation du savoir commun. Dans une rencontre amoureuse, le savoir du monde change lui-même, le savoir du monde est forcé à devenir différent. Mais attention, ce n'est pas le « à chacun sa vérité » de Luigi Pirandello. Se pose ici la question décisive de la négation. Par exemple, dans l'écart contradictoire des perceptions d'une œuvre d'art, il y un différentiel valorisé par le scepticisme. La logique doit sortir alors des ornières de la non-contradiction : les perceptions qui diffèrent contradictoirement peuvent coexister depuis l'expérience unifiée de l'œuvre d'art ou bien d'un processus politique.

 

 

L'expérience commune de l'idée de la vérité, la coexistence possible de subjectivations différentes et la possibilité de transmettre des expériences différentes depuis l'unité de la vérité : la philosophie pense la forme, elle propose la formalisation du rapport entre l'unité universelle du vrai et la diversité des expériences de cette vérité. La philosophie est l'unité structurelle du diagnostic de l'époque (le contexte, d'une construction non dogmatique d'une idée de vérité (son concept), et d'une expérience existentielle et partagée de la vraie vie dont l'affect est le bonheur (l'orientation de l'existence). Si pensée il y a, il y a éternité d'une expérience terrestre.

 

 

Les vérités existent, le problème difficile est celui de la transmission d'une vérité dans une communauté d'expérience. Les vérités existent comme des œuvres construites entre plusieurs formes de multiplicités, accessibles à tous sans que chacun ne renonce à la singularité. Une vérité unifie sans exiger l'abandon des différences. De son côté, le dogmatique pose que s'il y a des vérités, il n'y aura pas de singularité dans les différentes expériences individuelles des vérités. Contre la conception relativiste et sceptique héritée de la vérité des sophistes qui promeut le règne de l'opinion (et la moins mauvaise serait la plus forte ou la majoritaire), la théorie non dogmatique est une philosophie des vérités universelles. Les subjectivations y sont différentes mais les différences ne créent pas la nécessité d'une scission. Ce qui est vrai et universel travaille non pas contre les différences mais à travers elles.

 

 

Le concept de vérité est enfin lié à la question de la vie humaine digne de ce nom, autrement dit de la vraie vie. La vraie vie consiste à vivre sous le signe d'une idée, dans le contact corporel des vérités, dans une sorte d'incorporation subjective des vérités. La question du rapport de la vérité à la vie est celle du rapport direct de la philosophie à la vie réelle, au « bonheur de vivre » comme l'aurait dit Platon. Sinon, la philosophie n'est qu'une discipline académique supplémentaire. C'est ainsi que la doctrine est affirmative.

 

 

La philosophie est une discipline qui part donc de la conviction des vérités universelles en voulant connaître leur partage différencié, c'est un trajet qui va de la vie (les vérités universelles) à la vie (leur expérience partagée), c'est une orientation de la vie collective et personnelle pour séparer le vrai du non vrai. Ainsi, nul besoin de miracle ou de dispositif transcendant (Dieu ou Bien). La vraie vie est l'immanence partagée sans conflit, la vie qui vaut la peine d'être vécue pour l'individu en co-appartenance à un sujet de la vérité. Aristote le dit ainsi : vivre en immortel. C'est la béatitude de Spinoza, la joie chez Pascal, surhomme chez Nietzsche, le respect chez Kant, la sainteté chez Bergson. C'est l'immanence à la vraie vie, sans composante religieuse ou sacrificielle ni recours à la négation à laquelle il faut à la fin préférer la soustraction et l’exception. Cela s'appelle, pour Alain Badiou, le bonheur.

 

 

14 février 2019


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