"Pourquoi ? Conte avec mort inopinée de son auteur"

de Marc Scialom (Artdigiland, 2018)

Loin de Bizerte, à jamais si proche

  « Les étoiles sont éclairées

 pour que chacun puisse un jour retrouver la sienne. »

 (Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

 in Œuvres, éd. Gallimard-coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 464)

 

 

Per monstra ad astra : c’est plus qu’un jeu de mots ou une facétie d’Aby Warburg, qui aura mis l’histoire de l’art à l’épreuve des montages de son atlas Mnémosyne jusqu’à la folie. Per monstra ad astra est une formula magica, un précieux sésame qui, comme l’a rappelé Georges Didi-Huberman, sert à caractériser la dialectique monstrueuse de la culture. Et ses chemins escarpés, entaillés par les coups du réel, ne mènent aux étoiles qu’à la seule condition, ombilicale, de les relier à leurs jumeaux mal nés, à tous ces monstres mal famés dont il nous faut pourtant accoucher pour tirer de leur délivrance la chair prometteuse des nouveaux-nés.

 

 

Le livre, de la surface de ses pages

à la profondeur imaginaire de sa chair

 

 

Pourquoi ? Conte avec mort inopinée de son auteur est une autre aventure littéraire de Marc Scialom, autrement dit une expérience intérieure recommençant l’épuisement de l’identité. Soit encore une nouvelle naissance nécessaire à faire de l’écriture l’acte privilégié de penser l’inachèvement engagé par l’abîme humain-inhumain du défaut originaire de l’origine, et dont les développements contingents sont mieux connus sous le terme générique d’hominisation. Et le roman de l’hominisation non seulement est inachevé mais sans fin il devient en se poursuivant depuis la frappe inaugurale de l’élan de l’indéfini, dont l’humain parmi les vivants est le gardien de la possibilité d’en tirer plus d’un récit. L’ambition est effectivement immense, elle brille pourtant dans l’œil de l’auteur exactement comme la lueur vive du regard malicieux d’un enfant mutin qui, pour reprendre une image mémorable de 80000, l’un des trois contes de Invention du réel (Artdigiland, 2016) s’amuse à pisser en riant de viser une étoile. L’enfant mutin et rieur a déjà eu un nom méditerranéen, celui de l’insistante figure démonique de Ch'hâ, « figure comique protéiforme, omniprésente depuis des siècles dans tout le Bassin Méditerranéen et au delà, personnage mi-fou mi-sage, parfois cruel, comparable à Panurge ou à Renart ou à Till Eulenspiegel ou à Lazarillo de Tormes » ainsi qu’elle est décrite dans Les Autres étoiles (Artdigiland, 2013). Il peut prendre encore la figure de Yok-Yok, lutin-poète jailli de l’imagination du peintre Étienne Delessert, qui vient et revient entre les trois contes de Invention du réel. Pour les lecteurs qui se sont déjà frottés à l’imagination débridée du précédent triptyque, ils reconnaîtront sans forcer les territoires paradoxaux d’un imaginaire joyeusement anarchique et bordélique, tout un « gai savoir imaginaire » (Georges Didi-Huberman) dont les plaques tectoniques participent à dynamiser l’étagement des pages ainsi que leur mobilité. Depuis leurs strates feuilletées s’y tracent des écritures suffisamment réversibles pour que la peau de la fiction puisse être en effet retournée, non seulement pour être lue des deux côtés de la page mais encore pour soumettre les deux faces de l’épiderme s’offrant à la pigmentation des phrases aux battements de l’indiscernable. La baroquisme devra alors se comprendre ici comme un vitalisme, l’écriture ressaisie dans l’élan d’un passage entre les plis pour les déplier à l’infini jusqu’à toucher à l’éclat décisif de la vie intensément vécue comme « dépli » (Gilles Deleuze). C’est pourquoi l’on y expérimentera d’autres fulgurances stellaires ou des myriades constellées, le brassage écumeux de nouvelles germinations pulvérulentes et moléculaires, des contorsions et des disséminations, des dislocations et des embardées – tout un kaléidoscope dédaléen s’assumant au point de s’énoncer comme tel, en permettant à la gigogne des mises en abyme d’ouvrir la surface épidermique des pages sur la profondeur de chair de l’imaginaire.

 

 

Le sentiment est alors tenace que Marc Scialom serait au fond le premier spectateur des peuples, meutes et hordes qui grouillent et s’agitent en lui. Et sa prodigalité (narrative et imaginative, référentielle et figurative) est une générosité qui trouverait sa lointaine origine dans le rayonnement fossile d’un dehors incommensurable, celui qui notamment donne la capacité d’entendre, y compris derrière chaque raidissement brutal de l’actualité que peut exemplifier n’importe quelle contracture néofasciste, le battement de cœur du Big Bang. Il s’agit toujours donc d’être en présence de multitudes, de créatures multiples et disparates affluant et refluant en un mouvement brownien, de foultitudes aléatoires ou imprévisibles au milieu desquelles émergent entre saturation et évidement quelques singularités fantasques, tantôt fugaces, tantôt métamorphiques, comme en surgissent depuis les pages comme des plages striées de Henri Michaux. Parmi ces figures improbables glissant dans une manière fantaisiste, à la fois bouffonne et picaresque, ponctuée de pas de côtés comme chez Raymond Roussel réinventant avec son art des parenthèses digressives l’ekphrasis homérique, on aura précisément affaire ici à un personnage qui change plusieurs fois de nom sans jamais épuiser son obsession en laquelle consiste la quête de son auteur, ce Graal effectivement gardé par un avatar du Roi pêcheur. Et les vies multiples de cette étrange créature se distribueront en notes s’accordant jusqu’à la dissonance sur la portée musicale de mondes parallèles à l’image des tréteaux emboîtés de Luigi Pirandello.

 

 

Commençons ainsi à considérer déjà la toute première partie de Pourquoi ?. Il y est question durant trois chapitres d’Andromède, sœur de Sirius et fille de Onuphre et Pélagie Ptôme, leurs parents régnant au milieu de cageots beckettiens, mais aussi de la création enfantine d’un poupon chimique (avec l'aide décisive de l'alchimie poétique d’Arthur Rimbaud), mais encore du kaléidoscope décomposant-recomposant des miettes du passé de l'humanité, l'Utérus aux miroirs intérieurs brisés (pp. 23 et 35). Il est donné au poupon un prénom, c’est le premier, il en aura d’autres, « il vient… », « il vit... », il s'appellera Vivien et une phrase étrange insiste en lui, comme l’obscure promesse d’un peu de consistance réelle comme une poignée de matière élémentaire : « ... cailloux souillés d'une terre moussue encore humide » (p. 81). A chaque fin de chapitre, et par trois fois donc (pp. 21, 27 et 38), des notules rieuses mais systématiques fichent la pagaille dans quelques icônes ou fétiches culturels, dédoublées en reflets imaginaires de ce qu’ils sont en réalité et en autre chose encore et de drôlement plus prosaïque : Dagobert (qui nomme aussi un liquide pour machine à laver), Ivan le Terrible (qui nomme aussi des produits en tablettes pour lave-vaisselle), Ubu roi (qui nomme aussi un désodorisant pour cuvettes), Lucifer (qui nomme aussi un cirage à chaussures) et Jésus (qui nomme aussi une bombe anti-moustiques), Caligula et Néron (qui nomme aussi un duo d’humoristes de music-hall), Gobineau (qui nomme aussi un danseur de tango), Hitler (qui nomme aussi un pétomane illustre), Thomas de Quincey (qui nomme aussi un acrobate de cirque), Zeus (qui nomme aussi un alcool digestif), Bouddha (qui nomme aussi une pâtisserie aux trois poivres), Moïse (qui nomme aussi un potage au piment fort) et Mahomet (qui nomme aussi un plat à base de champignons). Les rayonnages de la bonne culture encyclopédique tombent ainsi mais moins comme des mouches que comme des dominos avec lesquels s’amuserait un cancre qui en a fini depuis longtemps avec l’enseignement scolaire et universitaire, voyant dans tout bon foutoir ou capharnaüm le moyen de rire, d’un rire qui vient de l’enfance, des contingences dont l’Histoire avec sa grande hache aura fait de terribles nécessités. Et rire de telles nécessités engagerait peut-être une pédagogie originale, littéraire et libertaire à la fois, dans l’apprentissage heurté mais recommencé de nos difficiles humanités.

 

 

L’excès pour un accès

(un désastre au cœur d’une pluie d’étoiles)

 

 

Il faudra pourtant marquer ceci : Pourquoi ? est en réalité beaucoup plus en proximité des Autres étoiles que de Invention du réel. Ou bien alors, et plus précisément, c’est comme si le nouveau livre proposait l’agencement provisoire de ses deux prédécesseurs tout en réécrivant peut-être un premier livre maintenant cinquantenaire, intitulé Loin de Bizerte. Ce qu’on peut lire en effet dans Les Autres étoiles, par exemple ce qui suit, vaudrait fondamentalement en effet à l’enseigne de Pourquoi ? : « (...) le lecteur serait plus ou moins perdu tout au long de mon livre, perdu mais accroché, avec le sentiment croissant de frôler une chose intense, de l'entrevoir dans un brouillard (...) – puis tout à coup il comprendrait : rétrospectivement sa lecture indécise lui deviendrait claire parce qu'il découvrirait, lovée au cœur de la spirale et hors littérature, la scène première dont le livre est sorti ». S’avancer dans le livre, c’est alors remonter le courant de l’effusion et la prodigalité tous azimuts, c’est en passer par l’excès pour nécessairement creuser un accès, c’est franchir le rideau d’une pluie d’étoiles pour accéder à l’embouchure d’un désastre réel, hors littérature – la césure, la tmèse comme Marc Scialom aime en écrire précieusement le mot comme un trésor parmi d’autres caché dans la moisson stellaire ou la pluie d’or des Autres étoiles.

 

 

Il y a une « tache aveugle » au principe des Autres étoiles, il y en a une autre qui ne l’est pas moins et qui est au fondement de Pourquoi ?. Et l’on comprendra désormais, dans l’après-coup des regards rétrospectifs, que son ombre fuyait déjà plus ou moins virtuellement dans l’interstice des pages de Invention du réel et Les Autres étoiles. Plus d’une tache aveugle hors littérature et dont écope la littérature. Plus d’un feu follet pour pigmenter la peau du livre des chromatophores de l’écriture : c’est donc la hantise d’une autre étoile chue d’un désastre obscur, dont la lumière fossile est la source d’énergie cosmique qui électrise les inventions littéraires et alimente les machines de l’imagination fictionnelle, et qui autorise aussi le franchissement de la frontière de la contingence et de l’essentielle nécessité pour faire du hasard l’autre nom du destin et de l’événement le nouveau nom de l’accident. Du destin qu’il faut comme il faut le défaut d’origine, et de l’événement qu’il faut pour en constituer après coup la relève. Du destin comme événement qu’il faut aimer d’un amour comme l’amour qui meut le soleil et les étoiles – l’amor fati des stoïciens qui se dit dans la langue de Dante, en touche finale de l’apprentissage raconté dans La Divine Comédie et en secret hérité par Les Autres étoiles : « l'amor che move il sole e l'altre stelle ».

 

 

Contes et paraboles sont évidemment des jeux mais pas que – ou bien alors les plus sérieux. Contes et paraboles sont des jeux de masques dont la desquamation se comprend en relève de l’enfance, qui offre à l’enfant que l’adulte n’est plus la possibilité de dire depuis l’impossibilité de parler avec littéralité. Walter Benjamin l’aura rappelé, l’allégorie déploie ses ailes mais seulement au milieu des ruines accumulées à ses pieds et en tournant le dos au paradis, son angélisme soumis aux bourrasques soufflées par l’Histoire. L’allégorisme appartient au baroquisme qui est un vitalisme, parce que le baroque n’est pas un vain démonstratif mais un vrai pudique ne vivant que pour la vergogne parce qu’il sait qu’elle est nécessaire à la possibilité rédemptrice de la justice. Parler en parabole est alors ce qui reste à l’adulte qui, vieillissant, renoue cependant toujours plus avec l’enfant qu’il n’est plus, pour toucher du bout de ses doigts qui en ont vu ce noyau d’indicible logé dans la langue, qui fait bégayer la langue et que la langue ne peut pas ignorer sans pour autant pouvoir le regarder. Tache aveugle encore, toujours. L'imagination qui pleut en abondant dans les contes, les paraboles et les allégories se pose alors en désir de rupture avec tous les héritages, toutes les nécessités, toutes les naissances de chair. La fiction s’impose alors à retourner la peau de tout commencement pour fourbir des recommencements en les peaufinant, la ritournelle de la différence en préférence aux vieilles rengaines du même. Et l’existant homogène de s'ouvrir alors au multiple d'existences parallèles, où la vie de l’autre devient l’ombre virtuelle de la sienne, où le drame des uns devient par réversibilité la tragédie des autres. Le livre se vit alors de la façon la plus polarisée qui soit, de part et d’autre des pôles respectifs de la lecture et de l’écriture, comme une interface membraneuse ajointant respectivement les esprits de l’auteur et du lecteur. Le livre est le réel d'une ouverture – la surface d’un miroir confondue avec la profondeur d’un tunnel – par laquelle il s'altère à l’épreuve renouvelée de l'infinie multitude des possibilités imaginables, son hypothétique supériorité déchue dans l’égale pluralité des mondes possibles – mondes compossibles s’ils convergent à l’intérieur d’une même sphère qui les englobe, mondes incompossibles si les mondes forment des séries divergentes actant qu’il y a moins un univers que du multivers.

 

 

On pouvait lire ceci dans Invention du réel : « Le monde est perpétuelle invitation à vivre l’infini des possibles et à y tisser les liens les plus inattendus ». Pourquoi ? est donc une parabole qui expérimente le sens de toute parabole, qui consiste étymologiquement à jeter les récits côte à côte afin de les rapprocher et de les comparer. Le livre déploie alors ses pages comme des ailes striées pour que batte l’immanence pliée des possibles, pour que page après page autrement dit pli après pli s’accomplisse l’aplanissement du « palais des destinées » cher à Leibniz. Et l’auteur de confier ce secret que dissiperait toute littéralité, ce secret incompressible dont écope la littérature, que la vie de l’autre n’est pas seulement une variation possible de la sienne, mais sa propre vie autrement vécue dans un autre monde parallèle, possible – compossible – incompossible.

 

 

Des trous (de mémoire)

et des bosses (sur la tête)

 

 

Mais retournons aux palpitations du récit et avançons en pérégrinant dans ses marais et ses méandres. Avec la deuxième partie de Pourquoi ?, on découvre l'auteur se retourner sur lui-même en se retrouvant dans la peau de Gilles l'interné, le fou reclus dans sa prison asilaire qui arrache de ses monstres « une pluie d'étoiles filantes » (p. 45). Parmi ces monstres intercalés dans un ondoiement d’or dont la métaphore stellaire caractérise un motif dantesque récurrent, il y a donc Vivien, une autre créature de Frankenstein, un avatar du Pinocchio de Gepetto. On dira aussi que Vivien figure pour l’auteur comme le daïmôn de Socrate, la petite voix intérieure du porteur luciférien de l’énigme qu’est toute existence. Dans l'intervalle Vivien est devenu son contraire, le faux Vivien alias Dank qui est le grand orphelin et le vrai exilé, le nouveau-né moins procréé qu’incréé, le gardien fantasmé d'un désir de déterritorialisation et d'arrachement des mauvaises racines familiales, généalogiques et historiques. Apparaît pour lui un ami : Brin au bras gauche en forme de parapluie ou d'aile de chauve-souris. Puis un troisième, Rafiot. Et même un renard comme on en trouve un dans Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry auquel on pensera ici beaucoup (la version originale de ce texte était illustrée et les illustrations signées Marcel Delmas ont cette vitalité enfantine, brute et organique qui fait signe avec l’imaginaire du peintre Mélik Ouzani, compagnon de création de Marc Scialom depuis le temps des premiers courts-métrages). Avec ces trois ou quatre-là, la conversation intérieure se dédouble, se ramifie, se démultiplie, son rhizome permettant d’examiner notamment deux bornes qui polarisent l'existence humaine : « Je nais : l'univers aussitôt prend conscience de lui-même d'une manière extrêmement ponctuelle, en une personne infime et provisoire qui est moi. Puis je meurs : l'univers cesse d'avoir conscience de lui-même en cette personne infime. Mais il lui reste évidemment la multitude des autres. Provisoires. Clignotantes. Un chatoiement de consciences » (pp. 56-57). Plus loin encore : « Naître, comme c'est irréel ! C'est mourir à l'envers ! » (p. 64). C'est alors que rayonne une étoile chère à l'auteur : comme l’est Virgile pour Dante, Gilles est un hétéronyme de Marc, il est le double portant le masque de « j'il » (p. 58). Dans la contraction poétique du je et du il, j’il dit le nom de l'autre qu'il est lui-même depuis qu'il sait avec Rimbaud que je est un autre (on y insistera une nouvelle fois, on ne peut pas ne pas penser ici à la « quatrième personne du singulier » de Lawrence Ferlinghetti et Jean-Michel Maulpoix).Vivien-faux Vivien-Dank est devenu désormais Chercheur et tombe par hasard sur Andromède qui entre-temps a bien mal vieilli en devenant une dictatrice, qu'il n'hésite pas contre tout protocole à appeler malicieusement Dédée (p. 85). Un groupe de résistants s'oppose à elle, le groupe Résurrection qui inclut Brin, Rafiot et leur renardeau qu’il avait perdus de vue et qu’il retrouve dans la foulée. Le voyage a déjà bien commencé sur une Terre rapportée à la bruyante cacophonie de son infernal Tohu-Bohu et la référence swiftienne parmi d’autres fera pour s’y retrouver une excellente rose des vents. Règne en effet l’épuisante guerre des uns contre les autres et des autres contre les uns, à la fois crise mimétique généralisée et mauvaise boucle récursive de l'identité et de l'altérité où l'actualité s'y taille des pans entiers comme des pièces de boucher (« donalde » « trunpe », pp. 71-72 ; plus tard il sera encore question d’une certaine « Hitlérine », la « fille du charcutier », p. 163). C'est encore un temps reculé qui pourrait encore mille ans durer, même dix mille ans, voire 80.000 ans, c’est une époque dont nous ne sommes toujours pas sortis, des flancs de laquelle nous n’avons toujours pas été délivrés et accouchés : « nous sommes des hommes préhistoriques. » (p. 91).

 

 

Avec la troisième partie, le poupon incréé dont les mues suivent ses intempestifs changements de nom est devenu désormais Tombeur parce qu’il tombe et fait tomber (p. 97). Et il se demande avec ses amis (lui-même s'appellera justement encore ainsi, Ami) quelles marges de liberté non seulement leur auteur leur concède mais celles qu'ils sont en capacité de le lui arracher (p. 99). La liberté des personnages n’est certes pas un fait nouveau, Marc Scialom en faisait déjà la bienveillante remarque dans l’un des contes de Invention du réel : « J’aime que mes créations m’échappent, j’apprécie qu’elles m’étonnent. Mettons que je l’ai prémédité (…) Mes personnages sont en train de devenir autonomes (...) ». Ce « glissement inter-individuel », ce « transvasement » doit se comprendre aussi comme la protection, indistinctement symbolique et diabolique, de l’homme qui est l'otage de la psychiatrie. Et les violences imposées par la captivité asilaire lui feraient croire qu'il a perdu la tête seulement depuis son internement. Ce qui entraînerait ce fait relevant d’un étrange rapport de causalité imaginaire que gicle la tête du poupon hors de son corps pour la faire rouler sur le sol, le nouveau Pinocchio ne la retrouvant que pour adopter un nouveau nom, Révélateur contracté en Rev. Comme gicle une tête de poupon, crépitent aussi quelques diamants issus du versant russe de la cinéphilie de l’auteur : c'est d'abord la référence faite à Solaris mais ressaisie ici dans une perspective dantesque, consistant à sauver l'image rédemptrice de la défunte aimée ; c’est ensuite la révolte des matelots du Cuirassé Potemkine quand apparaît l'ennemi d'Andromède, l'empereur Orion Ktonk, au cours d’une épique bataille navale. Vivien-Faux Vivien-Dank-Chercheur-Tombeur-Ami-Révélateur-Rev se repose donc la question du nom de ses origines : Andromède ou bien Gilles Antonetti ? A l'hôpital Montfavet près d'Avignon (celui-là même où Camille Claudel décéda après trente années d’internement), Rev apprend la mort de son auteur, Gilles Antonetti, de la part de Souad Ben Krim, exilé syrien travaillant à l'hôpital devenu le gardien discret du secret du défunt. Il n'empêche, ses « fictions fabuleuses » sont les bulles d’un pullulement qui continue à écumer sans lui (p. 141), notamment en prescrivant aux êtres humains « qu'ils sont condamnés à ne pas se haïr » (p. 130). On s’amusera ici de la reprise bouffonne du thème de la mort de l'auteur chère à Maurice Blanchot, Michel Foucault et Roland Barthes. La Tunisie d'hier, la Syrie d'aujourd'hui : l’exil, toujours l'exil, est également partagé par la créature qui au fond en hériterait de son créateur. L’exil, Dante en aura eu le secret, il en est devenu l’un des grands noms en littérature, qui l’aura rapporté à la question de l’amour : « Or Dante n'est pas du tout je ne sais quel solennel auteur en menton en galoche, au nez busqué de Peau-Rouge, portant sur son bonnet pointu une couronne de lauriers : c'est l'exilé indéfini qui est au fond de moi, de toi, de n'importe quel humain, monstre ou non. J'ajoute qu'il aime d'amour une femme morte. » (p. 89).

 

 

Vient enfin le temps de la quatrième et ultime partie de Pourquoi ?. Le mystère des origines de Rev qui, toujours accompagné de Brin, Rafiot et du renardeau, s’appelle désormais Follet se poursuit en s’éclaircissant sans jamais se dissiper pour autant. La référence dantesque s’accentue, avec la citation d’un fragment de la Divine Comédie (« le seul bouquin inépuisable », « le plus beau rêve écrit que je connaissance (…). Sur le thème de l’amour », p. 156), où la fin de la catabase infernale se conclut ainsi : « (…) d’où nous revîmes – dehors – les étoiles. » (p. 156). La profondeur verticale de la catabase dantesque qui se dira encore boyau ou trou de ver se voit ensuite ramenée à la surface des miroirs carrolliens confondant les côtés face et pile (p. 164). C’est alors qu’une lèpre étrange comme un lupus en forme de taches gris-argent aux reflets moirés commence à recouvrir progressivement la peau du trio des créatures, qui fait écho avec les chromatophores comme écriture du mal fatal dont aura été victime l’aimée morte et immortelle des Autres étoiles. Apparaît enfin l’ancêtre à moustaches grises, autre avatar de l’auteur (il porte d’ailleurs son nom), avec dans sa camionnette de quoi faire un film, La Vita Nova dans la boîte à gants et des colères académiques concernant la question grammaticale de la féminisation des noms. Avec Gilles décédé, restent des piles de carnets dont l’un d’entre eux s’intitule Dislocation tous azimuts, composé de notes fragmentaires tombées en peaux mortes d’un esprit délabré, fracturé par le massacre auquel il fut forcé de participer à Bizerte en 1961. Les bribes d’une insondable culpabilité sont des mines répondant à la fois aux trous noirs de la mémoire (« trou, trou, trou, trou... », p. 195 ; « Je suis moi-même un trou », p. 199) comme aux bosses de l’irresponsabilité militaire. Mais le dernier trou restant à creuser est un meurtre symbolique, celui de l’alter égo qu’est pour lui ce qu’il est pour Marc Scialom, autrement dit son hétéronyme : « Mais bon. Il me reste qu’à tuer Marc Scialom. » (p. 200). Les amnésies, trous et bosses de Gilles, tout autant que le mystère des trois premiers chapitres qu’il aurait désavoués marquent le refus des filiations, l’effacement des liens ombilicaux, l’exil non pas comme contingence mais comme hasard, comme destin et condition ontologique, le nombril comme trou noir ou étoile morte (on regrette cependant ici que quelques explications forcent l’écriture du mystère, pp. 204 et 226). Désormais Brin et Rafiot sont morts, mais étrangement à retardement, tandis que Follet continue à persévérer dans l’énigme de son être. Comme derniers compagnons, il ne lui reste plus que Souad et Marc, et la biographie de ce dernier insiste à tracer ses sillons dans la chair aux mille plis de l’imagination : « Dixièmes Rencontres Cinématographiques de Béjaïa, 9-15 juin 2012. » (p. 217), ses filles Bérengère et Chloé, un immense film sauvé de l’oubli à la suite d’un contretemps de quarante années (Lettre à la prison) et un nouveau film en préparation auquel participera l’ami syrien. Celui-là sera particulièrement dédié à l’un des très grands enthousiasmes esthétiques de Marc Scialom avec Dante, à savoir Jérôme Bosch et son Jardin des délices dont la « farandole humano-animale » (p. 219) s’épanouit dans un exil mélangé et joyeux qui est peut-être une image utopique et prophétique de notre avenir post-historique, lorsque l’après-histoire succédera à la préhistoire (si le deuxième conte de Invention du réel intitulé Ébauche d’une prairie racontait l’échec d’un projet cinématographique consacré à ce tableau ainsi que sa relève littéraire, la littérature promet désormais qu’il y a encore un avenir possible pour le rêve et sa concrétisation en cinéma).

 

 

De l’écriture cryptique

à la crypte du livre

 

 

Dans un extrait des Souvenirs de jeunesse du peintre Paul Gauguin placé en ouverture du livre, un ami par hasard retrouvé se révèle être l'un des assassins versaillais ayant sans vergogne exécuté un enfant de la Commune. L’exergue aura bel et bien prévenu de ceci : toujours déjà rôdait Gilles Antonetti, le copain croisé deux fois entre la Tunisie et la France, l’ami perdu depuis et seulement retrouvé en littérature, l’alter égo de pure littérature à l’amitié aussi virtuelle que fatale, le double placentaire devenu l’hétéronyme déjà furtivement rencontré comme ombre trouble dans Les Autres étoiles, le fou retenu dans un asile psychiatrique qui a vécu ce qu'aurait pu vivre son autre qui est l’auteur, l’accompagnateur originel qui est le porteur singulier de l'énigme universelle héritée par Marc Scialom. Parce qu’il y a événement et qu'il en va de son destin, le destin hasardé d’une question sans réponse charriée dans le courant long et sinueux de l’hominisation : « Est-ce que nous sommes tout à fait des humains ? » (pp. 11, 181) dont l’une des variantes serait : « Est-ce que nous sommes des monstres ? » (p. 107). Et puis aussi : « (...) tous les hommes sont des monstres. Mais certains ne le savent pas. Ou refusent de le savoir. (...) D'autre part tous les monstres ne sont pas affreux. » (pp. 111-112). Et encore ceci : « Peut-être que… nous sommes tous des personnages de fiction. » (p. 185).

 

 

L'énigme est cryptique, par exemple dans la hantise des syntagmes décomposés, leur ritournelle se recomposant ainsi : « médecins psychiatres », « manifestants sans armes », « char d'assaut », « meurtres involontaires », « décolonisation » (pp. 34, 43, 48, 134, 181). Mais l’énigme n’est cryptique qu'à indiquer pour l’auteur qu’il est le porteur luciférien d'une crypte, dont l’œuvre conjoint désormais au trou noir de la mort de l’aimé l’autre trou noir de la mort de l’innocence dans le massacre des innocents et son récit se résume encore deux fois ici (pp. 142 et 186-191). Paraboles, contes et allégories sont donc des masques de pudeur cryptiques que pour autant que le livre est une crypte offerte aux massacre des civils de Bizerte en 1961 et dédiée à la mort symbolique de Gilles Antonetti, le professeur humaniste et l'homme du pacifisme et de l'anticolonialisme ayant été à son corps défendant enrôlé dans le char d’assaut du colonialisme français pour participer à un massacre au cours duquel périrent notamment quatre de ses élèves (« des gavroches lance-cailloux », p. 189). Les Autres étoiles nous avait bien prévenu de l’existence de « ces artistes compliqués qui jouent avec leurs monstres, qui en tremblent d'horreur et qui en rigolent (…) ». Et Invention du réel avec sa belle citation de l’anarchiste ukrainien Nestor Makhno : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, trouvez-y la vérité, créez-la... ».

 

 

La question sans réponse de Pourquoi ? s’énonçait déjà dans Invention du réel ainsi : « Sommes-nous des animaux inaccomplis ? ». Et puis encore de cette façon-là, à la manière beckettienne : « Pas nés, pas à naître » ; « Ne nous méprisez pas parce que nous ne sommes pas nés ». C’est que l’hominisation continue, elle aurait de toutes les façons à peine commencé. Nous sommes les brouillons de l’humanité à venir, le poupon aux mille noms en figurerait l’étoile du matin, la lueur démonique et aurorale qui permet à Marc de se reconnaître en Gilles et Gilles réciproquement en Marc. A la question du pourquoi indiqué par le titre, ne vaudrait alors comme seule et unique réponse celle qui dit parce que et rien d’autre. Parce qu’il n’y a rien après parce que, sinon toute une littérature désireuse d’en finir avec les démons de la nécessité historique. Être soi-même sa propre cause ou « quasi-cause » comme le disait Gilles Deleuze dans ses relectures des penseurs stoïciens, être soi-même l’événement au principe de la réinvention du monde qui engage la rupture avec tous les héritages, voilà ce dont hérite la littérature, voilà ce qui est au principe d’un grand geste artistique, littéraire ou cinématographique. C’est aussi l’inhumain, la grande part inhumaine qui voue l’humain à ne pas se suffire de ce qu’il y a, parce qu’il est un être de désir davantage que de besoin au risque de la bêtise. L’un de ses plus brûlants démons, c’est la question de la liberté. La liberté dont croyait jouir Gilles jusqu’à voir son idéalisme consumé dans le massacre auquel il participa. La liberté que voudrait avoir Marc qui tient à l’idée comme on tient un cap dans la tempête qu’il n’aurait pas cédé à l’endroit où céda son double. La liberté qui anime un écrivain croyant si fort à l’autonomie de ses créatures que celles-ci rêvent de le rencontrer mais à la seule condition qu’il soit comme eux et en toute égalité un personnage de fiction aux vies multiples.

 

 

Le monstre est le porteur luciférien de la promesse d’une étoile, si lointaine et si proche comme Bizerte. Une étoile pointe la relève délivrant du monstre qui n’est, comme nous l’enseigna Homère, personne d’autre que « Personne » (p. 236).

 

 

Personne que, sans exception, tous nous sommes.

 

 

18 novembre 2018


Commentaires: 1
  • #1

    Gilles Antonetti (samedi, 30 mars 2019 22:27)

    Bonjour
    je vous avais déjà demandé de ne pas publier mon nom sur votre blog
    Vos explications ne m'avaient pas convaincu
    Cela m'a causé de nombreux désagréements
    D'avance merci
    Gilles

Réponse Des nouvelles du Front

(samedi, 30 mars 2019 22:47)

Bonsoir

Nous vous avons déjà expliqué que Gilles Antonetti est un personnage de fiction, inventé par l'écrivain Marc Scialom. Notre texte est une recension critique du conte qu'il a écrit et qui relève de sa fantaisie littéraire, il n'y a aucune ambiguïté à ce sujet.

Si cet homonyme de fiction vous pose cependant un problème, nous vous suggérons à nouveau de vous adresser à l'auteur.

Bien à vous,

L'équipe des Nouvelles du Front