Le Capital version manga : du chinois traduit en japonais ou du gruyère ?

 

« Si on croit que Le Capital de Marx est du chinois, peut-être que son adaptation en manga japonais va alors nous convaincre du contraire » écrit en substance l'ancien porte-parole du NPA, Olivier Besancenot, dans la préface de la bande dessinée en question. La maison d'édition de mangas tokyoïte East Press, spécialisée dans l'adaptation en bande dessinée de classiques de la littérature (Guerre et paix de Tolstoï, Le Roi Lear de Shakespeare), a également entrepris en 2008 d'intégrer à son catalogue Le Capital de Marx (mais aussi Mein Kampf de Hitler au nom, selon le directeur de collection Kosuke Maruo, d'un souci de pédagogie – ah bon ?). Ce sont donc en France deux tomes d'environ 190 pages chacun, publiés au début de l'année 2011 par Soleil Manga et Démopolis, et censés mouler dans l'esthétique manga l'ouvrage (inachevé) de Marx le plus difficile et et le plus conceptuel (installé à Londres en 1850, Marx achève le Livre I du Capital en 1867, les trois livres suivants étant des montages de manuscrits réalisés après sa mort en 1883, par Engels puis par Kautsky). Comment faciliter l'appropriation des concepts marxiens de fétichisme de la marchandise et de plus-value, de capital constant et de capital variable, de baisse tendancielle du taux de profit et de rotation du capital, tout en les inscrivant dans un régime représentatif soucieux de respecter les règles dramaturgiques et les codes figuratifs et narratifs propres à la littérature populaire manga ? C'est donc la gageure relevée par les éditeurs qui, au travers de l'histoire du jeune artisan fromager Robin découvrant les impératifs logistiques du capitalisme et les contradictions d'un régime économique fonctionnant structurellement par crises, disent vouloir rendre lisible et attractive une oeuvre victime d'une opacité résultant de son haut niveau de scientificité. Hélas, on va voir avec cet exemple précis comment le souci de vulgarisation sera ici moins synonyme de popularisation que d'affaiblissement, d'affadissement, voire de trahison de l'oeuvre originale. Vérifiant ainsi comment le capitalisme dispose d'une toujours aussi grande capacité idéologique à récupérer ses critiques tout en en neutralisant la puissance subversive.

 

Dans le premier volume, on découvre donc le personnage de Robin, un jeune homme qui travaille avec son père dans sa petite fromagerie artisanale. L'absence de la mère décédée du héros le mine, ainsi que son père. Mais la satisfaction commune du travail bien fait et des produits vendus au marché faisant la joie des acheteurs habituels subliment tout. Robin, secrètement amoureux de l'amie de Daniel, fait ainsi la connaissance de ce dernier, et découvre toutes les potientialités que lui fait miroiter un rentier souhaitant investir dans ses fromages. Ce qui permettra aussi au héros de s'éloigner de l'ombre paternelle écrasante, et peut-être de convaincre l'amie de Daniel de se rapprocher sentimentalement de lui. A partir de là, tout s'enchaîne : Daniel mobilise ses capitaux pour permettre à Robin de mettre en branle son entreprise de fromages, et lui adjoint la compagnie d'un nervis, véritable kapo qui institue une discipline d'usine digne des débuts du capitalisme industriel, mais qui permet aussi à Daniel de surveiller de plus près son poulain Robin en l'empêchant de s'écarter du droit chemin capitaliste. Dans le second volume, plus didactique, Engels apparaît en personne pour expliquer régulièrement au lecteur les mécanismes contradictoires de l'accumulation du capital dont l'ultime fondement repose sur l'exploitation de la force de travail (Marx survient en conclusion, une auréole autour du crâne, pour terminer la leçon avant de repartir dans l'éther paradisiaque des idées éternelles). Le travail est donc le seul paramètre à autoriser la mise en valeur des capitaux à partir de laquelle le salaire rémunérateur du travail accompli ne paie en fait que la moitié de la journée de travail. Le surtravail converti en survaleur détermine corrélativement les taux d'exploitation et de profit. Le capital comme rapport social mystificateur induit le renversement de la réalité de l'exploitation de la force de travail par la classe des capitalistes en autonomie fantasmagorique des marchandises, comme si elles étaient animées d'une vie propre. Produit d'un long processus historique d'expropriation, le fétichisme de la valeur a alors abouti à faire de l'argent une marchandise représentant l'équivalence générale de toutes choses ainsi en puissance destinées au marché, à faire du travail vivant une abstraction mesurable, et du capital une accumulation gigantesque de travail mort (cf. Relectures de Marx : Démanteler le capital par Tom Thomas ; Relectures de Marx (II) : La logique méconnue du "Capital" par Alain Bihr). En conséquence, les crises surviennent cycliquement, témoignant toujours d'une discordance généralisée des capitaux (le capital constant représenté par les machines qui augmentent la productivité en faisant baisser le taux de profit, le capital variable représenté par le travail dont la rémunération coûte cher au patron puisqu'elle amoindrit ses profits, et le capital-argent de prêt temps des usuriers, rentiers et banquiers ponctionnant sur tous leurs intérêts) et des temps (de production et de circulation, de circulation et de rotation du capital).

 

Tout cela serait alors passionnant et réussi s'il n'y avait pas ces trois restrictifs, imposés par cette adaptation du Capital en manga, et qui diminuent considérablement la force de cette entreprise culturelle. La bonne idée (a priori la seule, mais on verra qu'elle pose également problème), c'est l'intemporalité du récit, qui semble se passer dans une époque étrange qui serait à la fois la nôtre et celle des débuts du capitalisme industriel : il est effectivement juste d'exprimer que, structurellement, rien n'a beaucoup changé sous le ciel de plomb du capital ! On passera du coup sur le schématisme des personnages, archétypes servant à la mécanique narrative et démonstrative. On évoquera en premier lieu la personne du banquier, évidemment méchant et cynique, et qui sera victime d'un assassinat dont on se demande s'il n'est pas mérité au fond tant le personnage est présenté comme un parasite maléfique vampirisant la sueur et le sang des travailleurs. Avec son nez crochu, ses petits yeux plissés, son sourire mesquin, et puis son nom qui est « Gold »... Comme Goldmann ou Goldstein ! C'est à ne pas y croire : la figure du banquier semble quasiment tout droit issu des représentations antisémites de l'entre-deux-guerres, et qui n'ont d'ailleurs jamais appartenu à Marx. Même son texte intitulé Sur la question juive interrogeait en 1843, malgré les tentatives ultérieures de relecture moins critiques que révisionnistes et fallacieuses (du style de Robert Misrahi), la distinction bourgeoise entre les personnes concrètes repliées dans l'espace privé et l'abstraction juridique d'une citoyenneté valable uniquement dans le domaine public (la « société civile » comme le disait Marx qui reprenait la terminologie de son maître Hegel à l'époque où il disait vouloir passer des questions théologiques aux questions profanes). Pour reprendre la formule de l'historien Isaac Deutscher, Marx était ce « Juif non-juif » qui affirmait alors préférer sortir des particularismes culturels (tel le judaïsme dont sa famille est originaire) pour s'appuyer sur l'universalisme abstrait du droit bourgeois afin d'en extirper un universalisme concret (autrement dit le communisme) remis sur ses pieds par la théorie matérialiste et la pratique révolutionnaire. Ce n'est certes pas le sujet du manga, mais ce n'est pas une raison pour ne pas frémir devant la bêtise représentative déterminant la figuration du personnage du banquier (et on frémit encore plus quand on a rappelé plus haut que la même maison d'édition a adapté en manga Mein Kampf !). Le deuxième problème sérieux posé par Le Capital version manga se détermine par rapport au personnage de Robin, capitaliste clivé entre son souci de préserver et même d'améliorer le sort de ses ouvriers et ses obligations commerciales de rentabilité, et qui finit, fatigué par les contradictions de ce système économique, par revenir, la mine contrite et la queue entre les jambes, dans la petite fromagerie artisanale de son père. Son désir, plusieurs fois répété tout au long des pages des deux tomes, est enfin satisfait : « mener une vie tranquille de classe moyenne » comme le lui avaient toujours dit son père, et surtout sa mère dont le tendre souvenir le titille aux pires moments. Nouveau symptôme de cette « moyennisation de la société » fantasmée par tous les Henri Mendras de la terre, ces intellectuels qui sont aussi des idéologues dont la croyance scientifique se révèle être un leurre venant buter sur les murs de la réalité sociale. Alors qu'il faut définitivement, au vu de la situation économique et sociale actuelle, dire « adieu à la classe moyenne » (pour reprendre le titre d'un ouvrage éponyme de Jean Lojkine paru en 2005 aux éditions La Dispute). On rappellera seulement que la théorie du capital doit déboucher sur son abolition, ou du moins sur l'abolition de la division de la société en classes distinctes dont les unes dominent les autres. Les classes moyennes n'existent pour autant que les processus historiques de différenciation et de complexification des sociétés ont déterminé l'existence de classes d'individus indirectement exploités comme force de travail à partir de laquelle extraire le surtravail nécessaire à la production de la plus-value, mais directement mobilisés à satisfaire les besoins sociaux nécessaires à la reproduction sociale générale (trois fonctions publiques, secteur associatif et social, certaines professions libérales). On voit d'ailleurs à quel point aujourd'hui « les classes moyennes [sont] à la dérive » (pour reprendre le titre de l'ouvrage éponyme de Louis Chauvel paru en 2006 aux éditions du Seuil, dans la collection « La République des idées »), parce qu'elles n'échappent pas elles-mêmes à un régime d'accumulation du capital reposant sur la baisse relative des salaires, le chômage de masse, et l'endettement généralisé. Rêver de la classe moyenne afin d'échapper à la classe ouvrière, c'est seulement oublier un vaste mouvement de prolétarisation duquel personne n'est exclus afin de satisfaire la rente financière mondialisée.

 

 

La dernière réserve, de taille, à opposer à cette adaptation en manga du Capital appartient à tout ce qui concerne le personnage de Karl, ouvrier dans l'usine de Robin, qui s'insurge contre ses conditions de travail, et qui est victime des coups de matraque du nervis chargé par Daniel de faire respecter l'ordre usinier. Alors qu'on s'attendait à voir Karl devenir syndicaliste militant pour une révolution sociale des rapports sociaux de production, le pauvre bonhomme finit par tirer quelques billets de la mallette du banquier assassiné, et disparaît définitivement du champ. C'est bien simple, s'il est question de capitalisme dans les deux tomes du manga, il n'est à l'inverse absolument jamais question de syndicalisme et de communisme. Même Engels et Marx, lorsqu'ils interviennent « en personne » pour peaufiner les leçons tirées de l'analyse matérialiste du capital, ne soufflent mot sur tout un pan de la question communiste : la lutte des classes tout de même ! Tout ce que l'on aura pu constater pendant la lecture de quasiment 400 pages de cette bande dessinée, ce sont les atermoiements psychologiques et affectifs d'un petit patron qui préfère au final l'artisanat au capitalisme industriel, et d'un ouvrier qui préfère un peu d'argent plutôt que militer pour l'appropriation ouvrière de l'usine où il travaille. Au mieux, le manga consisterait en fait à torpiller le marxisme au bénéfice de l'idéal économique de l'anarchisme proudhonien (du style : tous petits artisans propriétaires !). Au pire, il s'agit d'une mutilation volontaire au nom de laquelle la critique marxienne du capitalisme ne peut et ne doit pas déboucher sur la visée politique, émancipatrice et transformatrice, d'une société égalitaire débarrassée de la domination de classe. Du coup – c'est d'ailleurs là l'ultime étrangeté de cette entreprise de vulgarisation de la pensée de Marx – le manga donne paradoxalement raison à l'un des critiques principales adressées par Cornelius Castoriadis à l'analytique marxienne (cf. Le spectre de Castoriadis). Le paradoxe voulant que ce manga, préfacé par l'ancien porte-parole du NPA, véhicule sans le savoir l'expression des limites du Capital telle que Castoriadis s'est appuyée dessus pour s'éloigner du marxisme, la position de l'ancien militant trotskyste ayant été quant à elle durement critiqué par le philosophe organique de l'ancienne LCR, Daniel Bensaïd (dans un article intitulé « Politiques de Castoriadis » paru dans le numéro 21 de la revue ContreTemps). Que dit précisément Castoriadis ? « Le capitaliste n’achète pas en fait une heure [de travail] ; […] en réalité il achète du rendement effectif qui est précisément indéterminé, qu’il va essayer de déterminer par l’introduction de nouvelles machines, par les chronos, etc., et que les ouvriers, eux, essaieront de déterminer autrement en roulant les chronos, en trichant sur les cotes, en s’organisant entre eux, etc. » (in Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, éd. Seuil, coll. « La couleur des idées », 2004, p. 46-47). Lorsque les capitalistes paient pour faire l'acquisition des matières premières et des machines qui entreront dans la composition du capital variable afin d'augmenter leur productivité, ils ne rencontrent aucune difficulté pour les mettre en valeur. La difficulté vient de l'appropriation de la force de travail qui n'est pas une marchandise identique aux autres. Parce que sa valeur est en dernière instance déterminée par le niveau d'intensité des luttes sociales et syndicales. La critique de Castoriadis s'adresse en réalité au grand niveau d'abstraction et de conceptualité développé par Marx dans son analyse an-historique du capital, au point qu'il en oublierait la question primordiale de la lutte des classes (qu'il traite bien sûr ailleurs, mais pas à cet endroit-là de son travail). Le capital selon Marx est un concept qu'il élève au rang d'une abstraction modélisable, et dont l'élévation s'effectuerait donc par-delà l'historicité des luttes et la manière dont elles influent constamment sur le partage de la valeur ajoutée. La critique de Castoriadis est forte, et mérite discussion (par exemple dans un article de Pierre Khalfa paru dans la nouvelle revue Contretemps et qui s'oppose aux critiques de Bensaïd concernant la lecture par Castoriadis du Capital de Marx : cf. http://www.npa2009.org/content/peut-critiquer-marx-propos-d%E2%80%99un-article-de-daniel-bensa%C3%AFd-sur-castoriadis-1-pierre-khalfa-co). Si le débat est donc loin d'être clos sur le sujet, le manga apporte à son corps défendant de l'eau au moulin à la position de Castoriadis.

 

En tout cas, le récit idéal-typique et intemporel de l'usine à fromages de Robin se trouve tranquillement expurgé de toute dialectique : pas de trace d'affrontements ici, pas de luttes ouvrières, pas de combats syndicaux. Pas d'histoire ! Dommage, il y avait poutant à apprendre du fonctionnement du capital comme des luttes contre son joug. On pense d'ailleurs ici à d'autres réussites dans un genre semblable, mais lorgnant davantage esthétiquement vers les détournements "situ"  : déjà Le Capital de Marx pour débutants aux éditions François Maspero publié en 1982 et qu'il faudrait du coup vraiment rééditer, ou bien encore le Walter Benjamin de Howard Caygill, Alex Coles et Richard Appignanesi (avec des illustrations d'Andrzej Klimowski) publié par les éditions Payot & Rivages en 2010. Si Le Capital version manga était un fromage, ce serait en fin de compte du gruyère pas très goûteux, et avec plein de trous dedans !

 

11 août 2011


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